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auteur qui n’a paradoxalement jamais caché sa méfiance à l’égard de l’épreuve que
constitue, pour un texte dramatique, un passage sur la réalité d’une scène1. Il revient à
Pierre Piret d’avoir montré que si Maeterlinck se propose d’élargir le langage en
intégrant des catégories extérieures au champ linguistique – l’image et le son –, c’est
bien parce qu’il reste dans la logique interne d’une démarche de nature poétique2. Le
dépouillement des archives et l’édition critique des carnets de Maeterlinck révèlent à
quel point ce dernier a pensé, écrit, conçu un théâtre où l’image prenant corps dans le
cube scénique se voit dotée d’un rôle signifiant qui lie indéfectiblement le lisible au
visible3. Cette volonté de sortir d’un périmètre strictement littéraire pour inscrire
l’écriture dans une perspective visuelle, tout en restant dans la logique interne d’un projet
poétique, se fonde sur une critique radicale de la langue, et plus particulièrement, de la
langue française. Sur cette base, la présente contribution voudrait soulever la
problématique du dispositif utilisé par un écrivain pour donner une dimension visuelle à
une littérature forcément immatérielle par son contenu. Autrement dit, dans les pages
qu’on va lire, le théâtre est abordé non pas comme une institution, ni comme un genre
littéraire, mais plutôt en tant que structure offrant à un homme de lettres la possibilité de
se livrer à l’installation d’un texte dans un lieu.
Cette démarche n’est pas restée lettre morte. Elle entraîne aujourd’hui encore des
réactions contrastées. La polémique suscitée au Festival d’Avignon en 2005 autour de la
contribution de Jan Fabre en témoigne. D’aucuns ont vu dans les expériences scéniques
de cet artiste belge le symptôme d’un transfert pour le moins inquiétant « des belles-
lettres vers les beaux-arts ». Tout se passe comme si, à l’origine de cette polémique, se
trouvait une dérive du théâtre vers une forme « bâtarde », hybride, affirmant la
suprématie de l’image sur le texte. Ce débat est ancien. Maurice Maeterlinck y fut lui
aussi confronté à l’occasion de la création parisienne de sa pièce Pelléas et Mélisande en
1893. Le rapport inédit à la langue dans ce théâtre fait de peu de mots, affirmant la
prédominance du visuel sur la parole, suscita des réactions mitigées parmi le public
parisien.
La presse artistique et littéraire de l’époque est émaillée de formules qui expriment
ce transfert du littéraire vers le visuel. « Sensibilité picturale », « culture de l’image »,
« prédestination merveilleuse » des écrivains belges pour les arts plastiques : telles sont
quelques-unes des expressions utilisées par bien des critiques belges et étrangers attachés
1 Sur ce point, voir les essais suivants : P. Aron, La mémoire en jeu. Une histoire du théâtre de
langue française en Belgique (XIXe-XXe siècle), Bruxelles, Théâtre de la Communauté française de Belgique
/ La Lettre volée, 1995 ; P. McGuinness, Maurice Maeterlinck and the making of modern theatre, Oxford,
Oxford University Press, 2000 ; G. Dessons, Maeterlinck, le théâtre du poème, Paris, Laurence Teper, 2005 ;
D. Laoureux, Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image. Les arts et les lettres dans le symbolisme en
Belgique, Anvers, Pandora, coll. « Cahiers », 2008.
2 P. Piret, « La genèse de la révolution dramaturgique maeterlinckienne », in Vives Lettres
(Passerelles francophones. Pour un nouvel espace d’interprétation), vol. I, n° 10, 2e semestre, 2000, p. 37-
53 ; P. Piret, « Postérité de la révolution dramaturgique maeterlinckienne », in M. Quaghebeur (dir.),
Présence / Absence de Maurice Maeterlinck, actes du Colloque organisé à Cerisy-la-Salle du 2 au 9
septembre 2000, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur », 2002, p. 415-431.
3 Voir M. Maeterlinck, « Le Cahier bleu », texte établi, annoté et présenté par J. Wieland-Burston, in
Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. 22, 1976, p. 7-184 et M. Maeterlinck, Carnets de travail
(1881-1890), édition établie et annotée par F. van de Kerckhove, 2 vol., Bruxelles, Labor, coll. « Archives du
futur », 2002.