CHAPITRE 1 : DANS LES OBJETS MAURICE MÆTERLINCK ET L’INVENTION D’UN THÉÂTRE DE L’IMAGE Denis Laoureux Un des mérites de la recherche menée ces dernières années sur l’histoire culturelle de la Belgique est d’avoir fait apparaître que la relation entre la peinture et l’écriture fut particulièrement investie sur le plan identitaire1. Bien sûr, ni la Belgique ni l’époque contemporaine n’ont le monopole des pratiques mixtes. Il est exact, en revanche, que le croisement des arts et des lettres revient avec une récurrence qui pose tout de même question. Comment comprendre la régularité, sinon l’obsession, avec laquelle les poètes francophones de Belgique s’efforcent d’inscrire le lisible dans le visible, sans pour autant rejeter leur ancrage dans le champ littéraire ? Théâtre et image Force est de constater que dans l’œuvre de Maeterlinck, le passage du vers libre au théâtre, et donc de la poésie à un genre littéraire appelé à s’incarner visuellement sur scène, s’est fait sans transition, comme si l’écriture dramatique était de la poésie mise en page autrement. En 1889, Maeterlinck publie son premier drame, La Princesse Maleine, immédiatement après les Serres chaudes, son premier recueil de poésie. En quelques années à peine, l’essentiel du corpus des pièces est écrit. On sait que celui-ci a eu pour conséquence d’offrir au symbolisme la scène qui lui faisait défaut, et dès lors, il est compréhensible que la critique universitaire ait cherché à saisir les motivations d’un 1 La fortune critique consacrée à cette question en témoigne. Voir : P. Aron, « Quelques propositions propositions pour mieux comprendre les rencontres entre peintres et écrivains en Belgique francophone », in Écritures 36, Lausanne, 1990, p. 82-91 ; Cl. Sarlet, Les Écrivains d’art en Belgique 1860-1914, Bruxelles, Labor, coll. « Un livre, une œuvre », 1992 ; Les mots et les images dans l’art belge de a à z, Anvers, MUKHA, 1992 ; L. Brogniez & V. Jago-Antoine (dir.), La Peinture (d)écrite, Textyles, n° 17-18, Bruxelles, Le Cri, 2000 ; V. Jago-Antoine, « Littérature et arts plastiques », in Ch. Berg & P. Halen (dir.), Littératures de langue française (1830-2000). Histoire et perspectives, Bruxelles, Le Cri, 2000, p. 626-658 ; M. Draguet, « Les incertitudes de l’écriture. Le mot entre image, objet et concept », in F. Bex, L’Art en Belgique depuis 1975, Anvers, Fonds Mercator, 2001, p. 114-135 ; P. Aron, « L’art des rencontres. Les relations entre peintres et écrivains en Belgique à la fin du XIXe siècle », in Les Passions de l’âme : les symbolistes belges, Budapest, Musée des Beaux-Arts, du 12 octobre 2001 au 6 janvier 2002, p. 17-23 ; D. Laoureux, « Langage et représentation dans l’art moderne et contemporain en Belgique », in Le Livre & l’estampe, n° 166, 2006, p. 9-90 ; L. Brogniez (dir.), Écrit(ure)s de peintres belges, Bruxelles, Peter Lang, coll. « Comparatisme et Société », 2008 ; D. Laoureux (dir.), Écriture et art contemporain, Textyles, n°39, à paraître en 2010. 113 auteur qui n’a paradoxalement jamais caché sa méfiance à l’égard de l’épreuve que constitue, pour un texte dramatique, un passage sur la réalité d’une scène1. Il revient à Pierre Piret d’avoir montré que si Maeterlinck se propose d’élargir le langage en intégrant des catégories extérieures au champ linguistique – l’image et le son –, c’est bien parce qu’il reste dans la logique interne d’une démarche de nature poétique2. Le dépouillement des archives et l’édition critique des carnets de Maeterlinck révèlent à quel point ce dernier a pensé, écrit, conçu un théâtre où l’image prenant corps dans le cube scénique se voit dotée d’un rôle signifiant qui lie indéfectiblement le lisible au visible3. Cette volonté de sortir d’un périmètre strictement littéraire pour inscrire l’écriture dans une perspective visuelle, tout en restant dans la logique interne d’un projet poétique, se fonde sur une critique radicale de la langue, et plus particulièrement, de la langue française. Sur cette base, la présente contribution voudrait soulever la problématique du dispositif utilisé par un écrivain pour donner une dimension visuelle à une littérature forcément immatérielle par son contenu. Autrement dit, dans les pages qu’on va lire, le théâtre est abordé non pas comme une institution, ni comme un genre littéraire, mais plutôt en tant que structure offrant à un homme de lettres la possibilité de se livrer à l’installation d’un texte dans un lieu. Cette démarche n’est pas restée lettre morte. Elle entraîne aujourd’hui encore des réactions contrastées. La polémique suscitée au Festival d’Avignon en 2005 autour de la contribution de Jan Fabre en témoigne. D’aucuns ont vu dans les expériences scéniques de cet artiste belge le symptôme d’un transfert pour le moins inquiétant « des belleslettres vers les beaux-arts ». Tout se passe comme si, à l’origine de cette polémique, se trouvait une dérive du théâtre vers une forme « bâtarde », hybride, affirmant la suprématie de l’image sur le texte. Ce débat est ancien. Maurice Maeterlinck y fut lui aussi confronté à l’occasion de la création parisienne de sa pièce Pelléas et Mélisande en 1893. Le rapport inédit à la langue dans ce théâtre fait de peu de mots, affirmant la prédominance du visuel sur la parole, suscita des réactions mitigées parmi le public parisien. La presse artistique et littéraire de l’époque est émaillée de formules qui expriment ce transfert du littéraire vers le visuel. « Sensibilité picturale », « culture de l’image », « prédestination merveilleuse » des écrivains belges pour les arts plastiques : telles sont quelques-unes des expressions utilisées par bien des critiques belges et étrangers attachés 1 Sur ce point, voir les essais suivants : P. Aron, La mémoire en jeu. Une histoire du théâtre de langue française en Belgique (XIXe-XXe siècle), Bruxelles, Théâtre de la Communauté française de Belgique / La Lettre volée, 1995 ; P. McGuinness, Maurice Maeterlinck and the making of modern theatre, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; G. Dessons, Maeterlinck, le théâtre du poème, Paris, Laurence Teper, 2005 ; D. Laoureux, Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image. Les arts et les lettres dans le symbolisme en Belgique, Anvers, Pandora, coll. « Cahiers », 2008. 2 P. Piret, « La genèse de la révolution dramaturgique maeterlinckienne », in Vives Lettres (Passerelles francophones. Pour un nouvel espace d’interprétation), vol. I, n° 10, 2e semestre, 2000, p. 3753 ; P. Piret, « Postérité de la révolution dramaturgique maeterlinckienne », in M. Quaghebeur (dir.), Présence / Absence de Maurice Maeterlinck, actes du Colloque organisé à Cerisy-la-Salle du 2 au 9 septembre 2000, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur », 2002, p. 415-431. 3 Voir M. Maeterlinck, « Le Cahier bleu », texte établi, annoté et présenté par J. Wieland-Burston, in Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. 22, 1976, p. 7-184 et M. Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), édition établie et annotée par F. van de Kerckhove, 2 vol., Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur », 2002. 114 à souligner cette singularité, permettant du même coup aux auteurs belges de s’exporter et de se créer une identité aux yeux du public international. On en déduira que la peinture a joué un rôle déterminant dans l’émergence de la littérature belge. Le prestige afférent à la tradition picturale flamande a en effet installé un rapport particulier à la langue au point de voir naître une représentation spécifique de l’écrivain belge en tant que peintre qui écrit1. Ceci explique, au moins en partie, l’investissement de Maeterlinck dans le théâtre, c’est-à-dire dans une discipline intrinsèquement liée au visible, et qui lui permet, dès lors, de transposer dans le champ de l’écriture des éléments issus du monde de l’art sans évacuer la logique d’un projet littéraire. Le corpus des textes dramatiques publiés par Maeterlinck dans les années 1890 tend en effet à « picturaliser » le théâtre en s’inspirant de l’art qui lui est contemporain. C’est de cette invention d’un théâtre pictural qu’il va être question ici, à travers la mise en scène d’un texte fameux, Pelléas et Mélisande, le 7 mai 1893 à Paris, au Théâtre des Bouffes-Parisiens. Histoire de l’art et dramaturgie Cette notion d’image scénique, ou de théâtre pictural, est une notion qui ne va pas de soi, et qui pose d’abord un problème d’ancrage disciplinaire dont il faut rendre compte. Sous l’emprise de la scène, l’écrit cesse d’être exclusivement un fait de langage. Le théâtre n’est littéraire que dans l’espace du livre. Projeté sur un plateau de jeu, le texte devient image puisque le spectacle est visuel. Maeterlinck est conscient du processus qui métamorphose l’écriture dramatique en « tableau vivant qui parle »2. Cet emprunt au vocabulaire artistique place le théâtre sous le signe de la peinture. Très vite, avant même qu’il ne publie son premier drame, Maeterlinck s’interroge sur les conséquences et les modalités du passage de la page au plateau. En témoigne cet extrait d’une lettre de 1890 : Au moment où j’ai lu vos frappantes et neuves pensées sur le théâtre – écrit-il à son correspondant Albert Mockel –, je venais tout juste d’achever, pour la Jeune Belgique, une brève étude sur le théâtre où j’éprouvais le même mécontentement organique du spectateur depuis que le théâtre existe, et qui me faisait soupçonner que le théâtre est un art mort.3 Cette lettre illustre un malaise éprouvé par bien des poètes devant une scène perçue comme un lieu mortifère où viennent s’éteindre les plus fameux poèmes scéniques au premier rang desquels notre homme de théâtre place Hamlet et Le Roi Lear. Et pourtant, un lien se tisse entre l’écriture d’un drame et la perspective de voir ce drame porté sur scène. Pour le dire vite, Maeterlinck écrit pour la scène. C’est pourquoi il serait fructueux de compléter l’analyse textuelle du corpus de pièces par l’étude de la mise en scène de 1 Voir la contribution excellente de Laurence Brogniez : « Nés peintres : la “prédestination merveilleuse” des écrivains belges », in N. Aubert, P.-Ph. Fraiture & P. McGuinness (dir.), La Belgique entre deux siècles. Laboratoire de la modernité 1880-1914, Oxford, Peter Lang, 2007, p. 85-105. 2 Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), op. cit., p. 1110. Il est à noter que l’expression « tableau vivant » est entrée dans le vocabulaire théâtral pour désigner, précisément, une image scénique inspirée de la peinture. 3 M. Maeterlinck, lettre à Albert Mockel, Oostacker, 24 août 1890. Gand, Cabinet Maeterlinck, B LXXXIII 5. L’étude à laquelle Maeterlinck fait allusion est la suivante : « Menus propos. Le théâtre », in La Jeune Belgique, septembre 1890, p. 331-336. 115 ces dernières. Autrement dit, l’expression scénique est liée aux options esthétiques de la dramaturgie qui lui est contemporaine, et dès lors on aurait tort de couper les textes de leur création. Ce postulat se révèle particulièrement stimulant lorsqu’il est question d’auteurs prenant part à l’expression scénique de leurs propres pièces. C’est le cas de Maeterlinck. Suivant ce questionnement, il apparaît que la démarche de Maeterlinck repose sur un paradoxe. L’auteur de Pelléas et Mélisande émet les plus sérieuses réserves sur le bien-fondé de la mise en scène, et en même temps, il charge sa dramaturgie d’effets visuels élaborant un théâtre qui aspire à la scène. Pour sortir de ce paradoxe, Maeterlinck se consacre à la définition de nouvelles modalités d’expression scénique. En s’inspirant du modèle que lui offre la peinture. En cela, la théorie dramaturgique de Maeterlinck soulève la question, centrale pour l’époque, des relations entre la pensée théâtrale et les avancées de la peinture. Nul doute que le travail de promotion de la peinture moderne à Bruxelles par le groupe des XX ait contribué à ce genre de rapprochement. Le succès rencontré par un peintre comme Fernand Khnopff, ou par le sculpteur George Minne, dans les salons des XX comme dans la critique d’art progressive, a sans doute encouragé Maeterlinck à puiser dans les arts visuels des éléments pour régénérer une discipline dramatique qu’il juge régressive. Cette hypothèse de la « picturalité du théâtre » n’est pas nouvelle. Elle a cependant été longtemps prisonnière d’un propos littéraire essentiellement attaché aux aspects rhétoriques, sans percevoir à quel point le travail sur les formes de l’écriture va de pair avec la recherche d’une image scénique. Il faut dire que cette « picturalité du théâtre » n’est une évidence ni pour un spécialiste de la littérature, ni pour un historien de l’art. Pour plusieurs raisons. D’abord, le théâtre se divise en scènes dont la succession tranche avec l’unité spatiale de l’œuvre d’art. Ensuite, la fixité de la peinture contraste avec le mouvement des acteurs dans le spectacle théâtral. Enfin, la planéité intrinsèque de la surface peinte s’oppose à la profondeur du cube scénique. Il est remarquable que la dramaturgie maeterlinckienne s’inscrive précisément à l’endroit de ces différences qu’elle entend réduire, comme pour aligner le tableau scénique sur la peinture en vue d’élaborer un autre théâtre que celui du texte. Vers un autre théâtre Les historiens du théâtre voient dans le dernier tiers du XIXe siècle un temps de mise en question, non pas du spectacle théâtral en tant que tel, mais bien des modalités de la représentation. Durant la fin de siècle, le théâtre de divertissement connaît un indéniable succès populaire. La scénographie relative à ce type de spectacle mise son efficacité sur ce qu’on a appelé la « machinerie théâtrale »1. Celle-ci a pour principe de camper le décor réel du lieu où se situe le spectacle. Elle doit surtout donner au spectateur l’illusion que la scène se passe « dans le milieu même où l’auteur a placé ses 1 G. Moynet, La Machinerie théâtrale. Trucs et décors. Explication raisonnée de tous les moyens employés pour produire les illusions théâtrales, Paris, La Librairie illustrée, s. d. 116 personnages »1. De spectaculaires effets de scène et des décors dessinés selon les lois de la perspective géométrique donnent à la scénographie le rôle d’une fonction descriptive. Plusieurs hommes de lettres proches du milieu théâtral réagissent à cette situation. C’est dans ce contexte que Maeterlinck formule sa vision théorique de la représentation. Pour cerner celle-ci, on dispose de sources variées : des articles publiés en revue, une correspondance abondante, des manuscrits et, surtout, des carnets de travail. L’ensemble permet de saisir les enjeux d’un théâtre de l’image appelé à rémunérer les lacunes d’un théâtre du texte. C’est que, face à la réalité de la scène, Maeterlinck, on l’a dit, ne dissimule pas sa perplexité. Dès la parution de ses premiers drames, il s’interroge sur les limites du réalisme dans la mise en scène : En somme – lit-on par exemple dans le carnet de 1890 –, le théâtre d’aujourd’hui est une chose absolument contraire à l’art, parce que c’est la production de l’artificiel par la nature même, c’est à dire l’inverse de ce qu’il faudrait, comme le serait une statue en chair ou en graisse – un paysage où les arbres auraient de vraies feuilles, et les toits des chaumières seraient en vraie paille – de là le dégoût que tout artiste éprouve instinctivement au lever du rideau comme d’une chose contre nature.2 À cet état de fait, Maeterlinck oppose un théâtre qui soit un « temple du rêve ». Dans ce contexte, on peut comprendre qu’il se soit moins méfié de la scène en soi que des pratiques chères au milieu du vaudeville. Cela va l’amener à contribuer activement à la création de Pelléas et Mélisande en 1893 sur la scène parisienne. Un décor fait de presque rien Ces éléments seraient restés purement théoriques si Pelléas et Mélisande n’avait servi de prototype à la redéfinition d’un espace théâtral dans lequel le dispositif scénographique se réduit à quelques panneaux mobiles conçus, en l’occurrence, par le peintre Paul Vogler. Le dépouillement des archives et de la presse d’époque montre que Maeterlinck suit de très près la conception de la création de Pelléas et Mélisande dont la mise en scène est attribuée à Aurélien Lugné-Poe. À cette création, qui a lieu le 7 mai 1893, assistent notamment Claude Debussy et Constantin Stanislavski. Il convient d’insister sur le caractère interventionniste de l’auteur du drame dans le travail de Lugné-Poe. Car ce qui se met en place d’essentiel lors de cet événement découle en grande partie de la réflexion menée en amont par Maeterlinck. La critique, qui s’est appuyée sur les ouvrages fondateurs de Jacques Robichez pour attribuer à Lugné-Poe l’essentiel des innovations faites lors de cette création, n’a pas suffisamment insisté sur ce fait3. Si la création de Pelléas et Mélisande est considérée à bon droit par les commentateurs comme une étape majeure dans l’histoire de la théâtralité, c’est bien parce que, d’une part, l’auteur du texte s’implique personnellement dans la mise en 1 J. Moynet, L’Envers du théâtre. Machines et décorations, Paris, Hachette, 1875, p. 2. 2 M. Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), op. cit., p. 1112-1113. 3 J. Robichez, Le Symbolisme au théâtre. Lugné-Poe et les débuts de l’Œuvre, Paris, L’Arche, 1957 ; et du même auteur : Lugné-Poe, Paris, L’Arche, coll. « Le Théâtre et les Jours », 1955. 117 scène1, et que d’autre part, cette implication résulte d’une pensée théâtrale marquée par la volonté d’affranchir la représentation de son code descriptif. Lugné-Poe et Maeterlinck opposent à la machinerie théâtrale un dispositif scénographique réduit à un nombre restreint de toiles montées sur des châssis légers et mobiles. Lors d’un entretien, Maeterlinck présente lui-même ceux-ci comme des « décors d’imprécision » pouvant se réduire, dit-il, « à presque rien »2. Ce « presque rien » a du sens. Il substitue une esthétique de l’imprécision suggestive au réalisme historique surchargé de pièces de mobiliers. Dans Pelléas et Mélisande, le décor encadre l’espace de jeu plus qu’il ne cherche à représenter les lieux du drame. Un soin particulier est accordé aux costumes, à la demande de Maeterlinck. Les lettres que celui-ci écrit au metteur en scène renseignent des sources picturales – Hans Memling et Walter Crane – et fourmillent d’indications chromatiques. Pour Maeterlinck, la polychromie des vêtements doit être conçue de sorte à établir une relation chromatique avec les éléments du décor. Il s’agit de composer une image scénique pensée comme une globalité, et non plus comme une accumulation d’éléments disparates. Les accords de couleurs naissent de la simple présence de l’acteur devant les plans composant le décor. La couleur repose sur deux principes de base issus, en fait, de la peinture symboliste. Le monochrome d’atmosphère est un premier point. Il s’agit de donner l’impression que les teintes sont uniformisées, comme si elles étaient filtrées par un voile. C’est là un effet qui contribue à déréaliser le plateau de jeu pour inscrire la scène dans la sphère de l’idéal au même titre que certains pastels de Khnopff, retranchés derrière leur passe-partout, sont exposés derrière des vitres teintées elles-mêmes placées derrière de lourds cadres monumentaux chargés de maintenir le spectateur à distance. L’assourdissement des tons est un second élément. Il a pour objectif de donner l’impression que les couleurs sont passées, éteintes, dépouillées de leur intensité, un peu comme si l’image scénique avait le côté diffus d’un vieux souvenir qui affleure à la conscience au terme d’une longue et pénible remontée dans la psyché. C’est ce que Maeterlinck appelle le « ton neutre ». Stéphane Mallarmé a parlé de « significative coloration » pour désigner ces principes3. Cette « significative coloration » est incompatible avec un théâtre du mouvement. Elle exige l’immobilité des acteurs. Précisons que cette immobilité dans le jeu des acteurs n’est pas tant une exigence du metteur en scène qu’un principe qui découle du théâtre statique conçu par Maeterlinck sur base du modèle offert par la peinture. Le résultat tranche avec une scène de vaudeville : le corps de l’acteur se fige devant un fond dépouillé sur lequel il se détache pour composer un tableau scénique. Ce dernier prend ainsi un côté virtuel, artificiel. Or, qu’est-ce qu’un artifice sinon un 1 « Je reviens de Paris – écrit-il à Gérard Harry, le directeur du Petit bleu – où j’ai fait répéter pendant une quinzaine de jours Pelléas et Mélisande dont l’interprétation s’annonce vraiment parfaite ». M. Maeterlinck, lettre à Gérard Harry, s.l.n.d. Gand, Cabinet Maeterlinck, XLVIII 25. 2 « Conversation avec Maurice Maeterlinck » [1893], repris in Introduction à une psychologie des songes (1886-1896), textes réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur », 1985, p. 158-159. Le dispositif scénographique est constitué de deux toiles de fond auxquelles s’ajoutent plusieurs panneaux mobiles en papier montés comme des frises sur des châssis. 3 S. Mallarmé, « Pelléas et Mélisande », in Le Réveil, septembre 1893, p. 163. 118 détournement de la réalité ? Pour maintenir une distance et créer cet effet de monochrome obtenu par assourdissement des teintes, Maeterlinck et Lugné-Poe imaginent un système qui va avoir un impact fort sur l’histoire de la scénographie. Ils interposent un tulle devant le plateau de jeu. « En nuances très frêles et fanées »1 Il s’agit là d’un élément majeur. Ce dispositif utilisé par Lugné-Poe fut, en fait, imaginé par Maeterlinck en 18902. On peut mesurer ici l’intérêt d’une source jusqu’ici peu utilisée : les carnets de travail. Il y a fort à parier que l’implication de Maeterlinck dans la préparation du spectacle est à l’origine de cette option scénographique qui rappelle d’ailleurs la tradition du théâtre d’ombres autant qu’elle se rapproche des recherches picturales de la fin de siècle. Le tulle situe la scène dans une atmosphère onirique. Il voile les personnages qui apparaissent au spectateur sous la forme d’ombres lointaines, de silhouettes floues, répondant à la conception maeterlinckienne de l’acteur comme une marionnette, c’est-à-dire comme un être délesté de sa présence corporelle. Le tulle est la solution imaginée par Maeterlinck pour installer une distance entre le lieu virtuel de la scène et la réalité de la salle. Un tel dispositif n’est pas sans conséquences. On remarquera, tout d’abord, que le regard du spectateur ne porte plus sur les acteurs qui se trouvent sur le plateau de jeu, mais sur le dessin des silhouettes entrevues à travers le tulle, vaporeuses et immatérielles. C’est dire à quel point le tulle fonctionne comme un écran. Il n’est pas une trouée sur l’au-delà, mais une surface de projection sur laquelle des personnages désincarnés se dessinent. La scène n’est plus un lieu où la réalité se recompose, c’est un champ d’apparition où chaque figure voilée, lointaine, inaccessible, est le signe d’une vérité supérieure qui la dépasse. Tout se passe comme si le cube scénique voyait sa profondeur rabattue dans le plan formé par le tulle pour constituer une image volontairement plate. Nous y reviendrons. On remarquera ensuite que le tulle conduit à repenser la lumière. La salle est plongée, selon le vœu de Maeterlinck, dans une obscurité appelée à rendre le spectateur complice du poème3. La rampe fixe est supprimée. Un éclairage électrique projette, au départ des cintres, une lumière blafarde qui affadit les teintes et uniformise les tons afin de créer l’atmosphère monochrome, voilée, délavée, voulue par Maeterlinck. Ce que le spectateur regarde n’est donc pas des acteurs dans un cube, mais une sorte de tableau qui se constitue dans le tulle, un peu comme si ce spectateur était derrière un écran à travers lequel il devine une réalité qui se dérobe en même temps qu’elle apparaît. Le tissu fait office d’écran sur lequel l’image scénique vient prendre corps. Visuellement, on est face 1 Cette citation liée à la mise en scène de Pelléas et Mélisande est issue de : Camille Mauclair, lettre à Léopold Lacour, Paris, Bibliothèque nationale, Fonds Rondel, Re. 16.762 I. 2 « Interposition de tulles de gaze d’un ton neutre atmosphère indifférente ». Voir M. Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), op. cit., p. 1236. Notons que, sous l’Ancien Régime, le Théâtre des Délassements-Comiques, très en vogue en 1788, avait suscité la jalousie des Grands Théâtres de Paris, qui lui imposèrent de limiter son répertoire aux pantomimes et de séparer l’espace de jeu de celui du public par un rideau de gaze. Lorsqu’il apprit la prise de la Bastille, Valcour, son directeur, s’empressa de déchirer ce rideau en criant : « Vive la liberté ! ». 3 M. Maeterlinck, lettre à Aurélien Lugné-Poe, s.l., 18 novembre 1891. Gand, Cabinet Maeterlinck, B LXXII 3. 119 à un tableau de scène qui découle de ce processus de « picturalisation » recherché par Maeterlinck. Il reste à préciser la nature des emprunts à la peinture. La planéité est un emprunt qui appelle un développement. L’abandon de la machinerie théâtrale au bénéfice d’une scénographie constituée de simples toiles peintes et montées sur des châssis constitue un changement radical dans la conception de l’espace de jeu. Nul doute que ce changement est lié à la contribution des peintres nabis. La figure du peintre-scénographe qui émerge dans la dernière décennie du XIXe siècle se substitue à celle du décorateur-machiniste1. D’une part, la boîte scénique, naguère encombrée de mobilier et utilisée au maximum de sa capacité, voit sa profondeur se réduire au point de n’être plus qu’une surface étroite qui aspire aux deux dimensions du signe pictural. La réduction de la profondeur de l’espace de jeu correspond, en peinture, au principe de rabattement de l’image dans le plan dont La Danse et La Musique peintes par Henri Matisse en 1910 constituent des exemples d’autant plus significatifs qu’ils s’inscrivent à la croisée des arts. D’autre part, l’effet d’assourdissement chromatique est un emprunt évident à la peinture symboliste dans laquelle les formes perdent l’évidence de leur tracé, et les couleurs la force de leur éclat. L’écran prend une charge onirique où les formes, tel un pastel en demi-teintes, apparaissent sur scène avec la pâleur d’un souvenir lointain. L’écran formé par le tulle est un dispositif révélateur d’une façon de penser la représentation théâtrale sur un mode pictural marqué par la résurgence fin de siècle de la notion d’icône. L’image scénique, on l’a dit, se compose au niveau du tulle interposé entre la salle et le plateau de jeu. Cet écran est un dispositif ambivalent. Il occulte tout en rendant visible. Cette ambiguïté toute poétique est volontaire, car, pour Maeterlinck, la représentation est nécessairement oblique. Selon lui, il est impossible de montrer l’inconnu, le mystère des choses, les lois invisibles qui infléchissent les destinées humaines. C’est pourquoi la représentation doit être oblique, sous peine de prendre une charge allégorique à laquelle Maeterlinck, attaché au symbole, ne peut se résoudre2. Elle doit nécessairement faire apparaître en voilant ce qui, par nature, se voile en apparaissant. L’infini ne peut descendre dans la réalité de l’image que par une voie détournée. Il exige le support d’une médiation. D’où le recours au tulle auquel songe Maeterlinck. Car le tulle se superpose à la scène pour voiler ce qui s’agite derrière lui. Les choses prennent forme de façon limitée. Ce que le spectateur voit sur l’écran n’est pas tout. L’essentiel se trouve derrière, ailleurs, au-delà du temps. Le spectateur n’assiste pas aux choses, mais à leur apparition, comme des ombres projetées. La nuance est fondamentale. L’écran n’est pas le support d’une recomposition mimétique du réel, mais 1 Le Théâtre de l’Œuvre (1893-1900), Paris, Musée d’Orsay, du 12 avril au 3 juillet 2005. 2 Cette question a fait couler d’autant plus d’encre que le débat sur la nature du symbole constitue probablement une des contributions majeures des auteurs belges au développement européen du symbolisme. Voir, entre autres : la contribution de Christian Berg in A. Mockel, Esthétique du Symbolisme, Académie royale de Langue et de Littérature françaises, Bruxelles, Palais des Académies, 1962 ; Ch. Angelet, « Symbole et allégorie chez Albert Mockel. Une réthorique honteuse », in Études de littérature française de Belgique offertes à Joseph Hanse pour son 75e anniversaire, Bruxelles, Jacques Antoine, 1978, p. 139-150 ; P. Gorceix, « La notion de symbole chez Albert Mockel et Maurice Maeterlinck », in Le Symbolisme en Belgique. Études de textes, Heidelberg, Université d’Heidelberg, Studia Romanica, 45, 1982, p. 139-163. 120 bien celui d’une projection : « ce que l’on voit n’est qu’une image projetée sur un écran d’une autre manifestation cachée qui doit se dérouler dans l’âme du spectateur »1. On comprend que la représentation n’est plus une finalité en soi, mais le support visuel d’une médiation avec une transcendance. C’est précisément ici que le théâtre maeterlinckien s’articule avec la résurgence fin de siècle du principe d’icône, lui-même lié à la réhabilitation de la peinture flamande du XVe siècle. Il s’agit d’inscrire l’inconnu dans le quotidien pour ériger l’image en arche reliant l’homme à l’infini. Les forces mystérieuses qui guident l’univers – l’amour, la destinée, l’instinct, la fatalité, le hasard – s’invitent sur scène, en quelque sorte. En substituant l’apparition de l’inconnu à la représentation du réel, ce dispositif sert une visée poétique centrale dans la dramaturgie maeterlinckienne : amener l’invisible, l’indicible sur scène, mais toujours de façon oblique, voilée, obscure. Car le théâtre doit obscurcir ce qu’il montre, s’il veut avoir quelque chance de montrer ce qui est obscur. La notion d’apparition est centrale dans ce processus. Elle relie le théâtre maeterlinckien à la peinture symboliste. 1 V. Gille, « Pelléas et Mélisande, par Maurice Maeterlinck », in La Société nouvelle, 1892, p. 799- 801. 121