maurice mæterlinck et l`invention d`un théâtre de l`image

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CHAPITRE 1 : DANS LES OBJETS
MAURICE MÆTERLINCK
ET L’INVENTION D’UN THÉÂTRE DE L’IMAGE
Denis Laoureux
Un des mérites de la recherche menée ces dernières années sur l’histoire culturelle
de la Belgique est d’avoir fait apparaître que la relation entre la peinture et l’écriture fut
particulièrement investie sur le plan identitaire1. Bien sûr, ni la Belgique ni l’époque
contemporaine n’ont le monopole des pratiques mixtes. Il est exact, en revanche, que le
croisement des arts et des lettres revient avec une récurrence qui pose tout de même
question. Comment comprendre la régularité, sinon l’obsession, avec laquelle les poètes
francophones de Belgique s’efforcent d’inscrire le lisible dans le visible, sans pour autant
rejeter leur ancrage dans le champ littéraire ?
Théâtre et image
Force est de constater que dans l’œuvre de Maeterlinck, le passage du vers libre au
théâtre, et donc de la poésie à un genre littéraire appelé à s’incarner visuellement sur
scène, s’est fait sans transition, comme si l’écriture dramatique était de la poésie mise en
page autrement. En 1889, Maeterlinck publie son premier drame, La Princesse Maleine,
immédiatement après les Serres chaudes, son premier recueil de poésie. En quelques
années à peine, l’essentiel du corpus des pièces est écrit. On sait que celui-ci a eu pour
conséquence d’offrir au symbolisme la scène qui lui faisait défaut, et dès lors, il est
compréhensible que la critique universitaire ait cherché à saisir les motivations d’un
1
La fortune critique consacrée à cette question en témoigne. Voir : P. Aron, « Quelques propositions
propositions pour mieux comprendre les rencontres entre peintres et écrivains en Belgique francophone », in
Écritures 36, Lausanne, 1990, p. 82-91 ; Cl. Sarlet, Les Écrivains d’art en Belgique 1860-1914, Bruxelles,
Labor, coll. « Un livre, une œuvre », 1992 ; Les mots et les images dans l’art belge de a à z, Anvers,
MUKHA, 1992 ; L. Brogniez & V. Jago-Antoine (dir.), La Peinture (d)écrite, Textyles, n° 17-18, Bruxelles,
Le Cri, 2000 ; V. Jago-Antoine, « Littérature et arts plastiques », in Ch. Berg & P. Halen (dir.), Littératures
de langue française (1830-2000). Histoire et perspectives, Bruxelles, Le Cri, 2000, p. 626-658 ; M. Draguet,
« Les incertitudes de l’écriture. Le mot entre image, objet et concept », in F. Bex, L’Art en Belgique depuis
1975, Anvers, Fonds Mercator, 2001, p. 114-135 ; P. Aron, « L’art des rencontres. Les relations entre
peintres et écrivains en Belgique à la fin du XIXe siècle », in Les Passions de l’âme : les symbolistes belges,
Budapest, Musée des Beaux-Arts, du 12 octobre 2001 au 6 janvier 2002, p. 17-23 ; D. Laoureux, « Langage
et représentation dans l’art moderne et contemporain en Belgique », in Le Livre & l’estampe, n° 166, 2006,
p. 9-90 ; L. Brogniez (dir.), Écrit(ure)s de peintres belges, Bruxelles, Peter Lang, coll. « Comparatisme et
Société », 2008 ; D. Laoureux (dir.), Écriture et art contemporain, Textyles, n°39, à paraître en 2010.
113
auteur qui n’a paradoxalement jamais caché sa méfiance à l’égard de l’épreuve que
constitue, pour un texte dramatique, un passage sur la réalité d’une scène1. Il revient à
Pierre Piret d’avoir montré que si Maeterlinck se propose d’élargir le langage en
intégrant des catégories extérieures au champ linguistique – l’image et le son –, c’est
bien parce qu’il reste dans la logique interne d’une démarche de nature poétique2. Le
dépouillement des archives et l’édition critique des carnets de Maeterlinck révèlent à
quel point ce dernier a pensé, écrit, conçu un théâtre où l’image prenant corps dans le
cube scénique se voit dotée d’un rôle signifiant qui lie indéfectiblement le lisible au
visible3. Cette volonté de sortir d’un périmètre strictement littéraire pour inscrire
l’écriture dans une perspective visuelle, tout en restant dans la logique interne d’un projet
poétique, se fonde sur une critique radicale de la langue, et plus particulièrement, de la
langue française. Sur cette base, la présente contribution voudrait soulever la
problématique du dispositif utilisé par un écrivain pour donner une dimension visuelle à
une littérature forcément immatérielle par son contenu. Autrement dit, dans les pages
qu’on va lire, le théâtre est abordé non pas comme une institution, ni comme un genre
littéraire, mais plutôt en tant que structure offrant à un homme de lettres la possibilité de
se livrer à l’installation d’un texte dans un lieu.
Cette démarche n’est pas restée lettre morte. Elle entraîne aujourd’hui encore des
réactions contrastées. La polémique suscitée au Festival d’Avignon en 2005 autour de la
contribution de Jan Fabre en témoigne. D’aucuns ont vu dans les expériences scéniques
de cet artiste belge le symptôme d’un transfert pour le moins inquiétant « des belleslettres vers les beaux-arts ». Tout se passe comme si, à l’origine de cette polémique, se
trouvait une dérive du théâtre vers une forme « bâtarde », hybride, affirmant la
suprématie de l’image sur le texte. Ce débat est ancien. Maurice Maeterlinck y fut lui
aussi confronté à l’occasion de la création parisienne de sa pièce Pelléas et Mélisande en
1893. Le rapport inédit à la langue dans ce théâtre fait de peu de mots, affirmant la
prédominance du visuel sur la parole, suscita des réactions mitigées parmi le public
parisien.
La presse artistique et littéraire de l’époque est émaillée de formules qui expriment
ce transfert du littéraire vers le visuel. « Sensibilité picturale », « culture de l’image »,
« prédestination merveilleuse » des écrivains belges pour les arts plastiques : telles sont
quelques-unes des expressions utilisées par bien des critiques belges et étrangers attachés
1
Sur ce point, voir les essais suivants : P. Aron, La mémoire en jeu. Une histoire du théâtre de
langue française en Belgique (XIXe-XXe siècle), Bruxelles, Théâtre de la Communauté française de Belgique
/ La Lettre volée, 1995 ; P. McGuinness, Maurice Maeterlinck and the making of modern theatre, Oxford,
Oxford University Press, 2000 ; G. Dessons, Maeterlinck, le théâtre du poème, Paris, Laurence Teper, 2005 ;
D. Laoureux, Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image. Les arts et les lettres dans le symbolisme en
Belgique, Anvers, Pandora, coll. « Cahiers », 2008.
2
P. Piret, « La genèse de la révolution dramaturgique maeterlinckienne », in Vives Lettres
(Passerelles francophones. Pour un nouvel espace d’interprétation), vol. I, n° 10, 2e semestre, 2000, p. 3753 ; P. Piret, « Postérité de la révolution dramaturgique maeterlinckienne », in M. Quaghebeur (dir.),
Présence / Absence de Maurice Maeterlinck, actes du Colloque organisé à Cerisy-la-Salle du 2 au 9
septembre 2000, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur », 2002, p. 415-431.
3
Voir M. Maeterlinck, « Le Cahier bleu », texte établi, annoté et présenté par J. Wieland-Burston, in
Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. 22, 1976, p. 7-184 et M. Maeterlinck, Carnets de travail
(1881-1890), édition établie et annotée par F. van de Kerckhove, 2 vol., Bruxelles, Labor, coll. « Archives du
futur », 2002.
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à souligner cette singularité, permettant du même coup aux auteurs belges de s’exporter
et de se créer une identité aux yeux du public international. On en déduira que la peinture
a joué un rôle déterminant dans l’émergence de la littérature belge. Le prestige afférent à
la tradition picturale flamande a en effet installé un rapport particulier à la langue au
point de voir naître une représentation spécifique de l’écrivain belge en tant que peintre
qui écrit1. Ceci explique, au moins en partie, l’investissement de Maeterlinck dans le
théâtre, c’est-à-dire dans une discipline intrinsèquement liée au visible, et qui lui permet,
dès lors, de transposer dans le champ de l’écriture des éléments issus du monde de l’art
sans évacuer la logique d’un projet littéraire.
Le corpus des textes dramatiques publiés par Maeterlinck dans les années 1890
tend en effet à « picturaliser » le théâtre en s’inspirant de l’art qui lui est contemporain.
C’est de cette invention d’un théâtre pictural qu’il va être question ici, à travers la mise
en scène d’un texte fameux, Pelléas et Mélisande, le 7 mai 1893 à Paris, au Théâtre des
Bouffes-Parisiens.
Histoire de l’art et dramaturgie
Cette notion d’image scénique, ou de théâtre pictural, est une notion qui ne va pas
de soi, et qui pose d’abord un problème d’ancrage disciplinaire dont il faut rendre
compte. Sous l’emprise de la scène, l’écrit cesse d’être exclusivement un fait de langage.
Le théâtre n’est littéraire que dans l’espace du livre. Projeté sur un plateau de jeu, le texte
devient image puisque le spectacle est visuel. Maeterlinck est conscient du processus qui
métamorphose l’écriture dramatique en « tableau vivant qui parle »2. Cet emprunt au
vocabulaire artistique place le théâtre sous le signe de la peinture. Très vite, avant même
qu’il ne publie son premier drame, Maeterlinck s’interroge sur les conséquences et les
modalités du passage de la page au plateau. En témoigne cet extrait d’une lettre de 1890 :
Au moment où j’ai lu vos frappantes et neuves pensées sur le théâtre – écrit-il à son
correspondant Albert Mockel –, je venais tout juste d’achever, pour la Jeune Belgique,
une brève étude sur le théâtre où j’éprouvais le même mécontentement organique du
spectateur depuis que le théâtre existe, et qui me faisait soupçonner que le théâtre est
un art mort.3
Cette lettre illustre un malaise éprouvé par bien des poètes devant une scène perçue
comme un lieu mortifère où viennent s’éteindre les plus fameux poèmes scéniques au
premier rang desquels notre homme de théâtre place Hamlet et Le Roi Lear. Et pourtant,
un lien se tisse entre l’écriture d’un drame et la perspective de voir ce drame porté sur
scène. Pour le dire vite, Maeterlinck écrit pour la scène. C’est pourquoi il serait fructueux
de compléter l’analyse textuelle du corpus de pièces par l’étude de la mise en scène de
1
Voir la contribution excellente de Laurence Brogniez : « Nés peintres : la “prédestination
merveilleuse” des écrivains belges », in N. Aubert, P.-Ph. Fraiture & P. McGuinness (dir.), La Belgique entre
deux siècles. Laboratoire de la modernité 1880-1914, Oxford, Peter Lang, 2007, p. 85-105.
2
Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), op. cit., p. 1110. Il est à noter que
l’expression « tableau vivant » est entrée dans le vocabulaire théâtral pour désigner, précisément, une image
scénique inspirée de la peinture.
3
M. Maeterlinck, lettre à Albert Mockel, Oostacker, 24 août 1890. Gand, Cabinet Maeterlinck, B
LXXXIII 5. L’étude à laquelle Maeterlinck fait allusion est la suivante : « Menus propos. Le théâtre », in La
Jeune Belgique, septembre 1890, p. 331-336.
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ces dernières. Autrement dit, l’expression scénique est liée aux options esthétiques de la
dramaturgie qui lui est contemporaine, et dès lors on aurait tort de couper les textes de
leur création. Ce postulat se révèle particulièrement stimulant lorsqu’il est question
d’auteurs prenant part à l’expression scénique de leurs propres pièces. C’est le cas de
Maeterlinck.
Suivant ce questionnement, il apparaît que la démarche de Maeterlinck repose sur
un paradoxe. L’auteur de Pelléas et Mélisande émet les plus sérieuses réserves sur le
bien-fondé de la mise en scène, et en même temps, il charge sa dramaturgie d’effets
visuels élaborant un théâtre qui aspire à la scène. Pour sortir de ce paradoxe, Maeterlinck
se consacre à la définition de nouvelles modalités d’expression scénique. En s’inspirant
du modèle que lui offre la peinture. En cela, la théorie dramaturgique de Maeterlinck
soulève la question, centrale pour l’époque, des relations entre la pensée théâtrale et les
avancées de la peinture. Nul doute que le travail de promotion de la peinture moderne à
Bruxelles par le groupe des XX ait contribué à ce genre de rapprochement. Le succès
rencontré par un peintre comme Fernand Khnopff, ou par le sculpteur George Minne,
dans les salons des XX comme dans la critique d’art progressive, a sans doute encouragé
Maeterlinck à puiser dans les arts visuels des éléments pour régénérer une discipline
dramatique qu’il juge régressive.
Cette hypothèse de la « picturalité du théâtre » n’est pas nouvelle. Elle a cependant
été longtemps prisonnière d’un propos littéraire essentiellement attaché aux aspects
rhétoriques, sans percevoir à quel point le travail sur les formes de l’écriture va de pair
avec la recherche d’une image scénique. Il faut dire que cette « picturalité du théâtre »
n’est une évidence ni pour un spécialiste de la littérature, ni pour un historien de l’art.
Pour plusieurs raisons. D’abord, le théâtre se divise en scènes dont la succession tranche
avec l’unité spatiale de l’œuvre d’art. Ensuite, la fixité de la peinture contraste avec le
mouvement des acteurs dans le spectacle théâtral. Enfin, la planéité intrinsèque de la
surface peinte s’oppose à la profondeur du cube scénique. Il est remarquable que la
dramaturgie maeterlinckienne s’inscrive précisément à l’endroit de ces
différences qu’elle entend réduire, comme pour aligner le tableau scénique sur la
peinture en vue d’élaborer un autre théâtre que celui du texte.
Vers un autre théâtre
Les historiens du théâtre voient dans le dernier tiers du XIXe siècle un temps de
mise en question, non pas du spectacle théâtral en tant que tel, mais bien des modalités
de la représentation. Durant la fin de siècle, le théâtre de divertissement connaît un
indéniable succès populaire. La scénographie relative à ce type de spectacle mise son
efficacité sur ce qu’on a appelé la « machinerie théâtrale »1. Celle-ci a pour principe de
camper le décor réel du lieu où se situe le spectacle. Elle doit surtout donner au
spectateur l’illusion que la scène se passe « dans le milieu même où l’auteur a placé ses
1
G. Moynet, La Machinerie théâtrale. Trucs et décors. Explication raisonnée de tous les moyens
employés pour produire les illusions théâtrales, Paris, La Librairie illustrée, s. d.
116
personnages »1. De spectaculaires effets de scène et des décors dessinés selon les lois de
la perspective géométrique donnent à la scénographie le rôle d’une fonction descriptive.
Plusieurs hommes de lettres proches du milieu théâtral réagissent à cette situation.
C’est dans ce contexte que Maeterlinck formule sa vision théorique de la représentation.
Pour cerner celle-ci, on dispose de sources variées : des articles publiés en revue, une
correspondance abondante, des manuscrits et, surtout, des carnets de travail. L’ensemble
permet de saisir les enjeux d’un théâtre de l’image appelé à rémunérer les lacunes d’un
théâtre du texte. C’est que, face à la réalité de la scène, Maeterlinck, on l’a dit, ne
dissimule pas sa perplexité. Dès la parution de ses premiers drames, il s’interroge sur les
limites du réalisme dans la mise en scène :
En somme – lit-on par exemple dans le carnet de 1890 –, le théâtre d’aujourd’hui est
une chose absolument contraire à l’art, parce que c’est la production de l’artificiel par
la nature même, c’est à dire l’inverse de ce qu’il faudrait, comme le serait une statue en
chair ou en graisse – un paysage où les arbres auraient de vraies feuilles, et les toits des
chaumières seraient en vraie paille – de là le dégoût que tout artiste éprouve
instinctivement au lever du rideau comme d’une chose contre nature.2
À cet état de fait, Maeterlinck oppose un théâtre qui soit un « temple du rêve ». Dans ce
contexte, on peut comprendre qu’il se soit moins méfié de la scène en soi que des
pratiques chères au milieu du vaudeville. Cela va l’amener à contribuer activement à la
création de Pelléas et Mélisande en 1893 sur la scène parisienne.
Un décor fait de presque rien
Ces éléments seraient restés purement théoriques si Pelléas et Mélisande n’avait
servi de prototype à la redéfinition d’un espace théâtral dans lequel le dispositif
scénographique se réduit à quelques panneaux mobiles conçus, en l’occurrence, par le
peintre Paul Vogler. Le dépouillement des archives et de la presse d’époque montre que
Maeterlinck suit de très près la conception de la création de Pelléas et Mélisande dont la
mise en scène est attribuée à Aurélien Lugné-Poe. À cette création, qui a lieu le 7 mai
1893, assistent notamment Claude Debussy et Constantin Stanislavski.
Il convient d’insister sur le caractère interventionniste de l’auteur du drame dans le
travail de Lugné-Poe. Car ce qui se met en place d’essentiel lors de cet événement
découle en grande partie de la réflexion menée en amont par Maeterlinck. La critique,
qui s’est appuyée sur les ouvrages fondateurs de Jacques Robichez pour attribuer à
Lugné-Poe l’essentiel des innovations faites lors de cette création, n’a pas suffisamment
insisté sur ce fait3. Si la création de Pelléas et Mélisande est considérée à bon droit par
les commentateurs comme une étape majeure dans l’histoire de la théâtralité, c’est bien
parce que, d’une part, l’auteur du texte s’implique personnellement dans la mise en
1
J. Moynet, L’Envers du théâtre. Machines et décorations, Paris, Hachette, 1875, p. 2.
2
M. Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), op. cit., p. 1112-1113.
3
J. Robichez, Le Symbolisme au théâtre. Lugné-Poe et les débuts de l’Œuvre, Paris, L’Arche, 1957 ;
et du même auteur : Lugné-Poe, Paris, L’Arche, coll. « Le Théâtre et les Jours », 1955.
117
scène1, et que d’autre part, cette implication résulte d’une pensée théâtrale marquée par
la volonté d’affranchir la représentation de son code descriptif.
Lugné-Poe et Maeterlinck opposent à la machinerie théâtrale un dispositif
scénographique réduit à un nombre restreint de toiles montées sur des châssis légers et
mobiles. Lors d’un entretien, Maeterlinck présente lui-même ceux-ci comme des
« décors d’imprécision » pouvant se réduire, dit-il, « à presque rien »2. Ce « presque
rien » a du sens. Il substitue une esthétique de l’imprécision suggestive au réalisme
historique surchargé de pièces de mobiliers. Dans Pelléas et Mélisande, le décor encadre
l’espace de jeu plus qu’il ne cherche à représenter les lieux du drame. Un soin particulier
est accordé aux costumes, à la demande de Maeterlinck. Les lettres que celui-ci écrit au
metteur en scène renseignent des sources picturales – Hans Memling et Walter Crane – et
fourmillent d’indications chromatiques.
Pour Maeterlinck, la polychromie des vêtements doit être conçue de sorte à établir
une relation chromatique avec les éléments du décor. Il s’agit de composer une image
scénique pensée comme une globalité, et non plus comme une accumulation d’éléments
disparates. Les accords de couleurs naissent de la simple présence de l’acteur devant les
plans composant le décor. La couleur repose sur deux principes de base issus, en fait, de
la peinture symboliste. Le monochrome d’atmosphère est un premier point. Il s’agit de
donner l’impression que les teintes sont uniformisées, comme si elles étaient filtrées par
un voile. C’est là un effet qui contribue à déréaliser le plateau de jeu pour inscrire la
scène dans la sphère de l’idéal au même titre que certains pastels de Khnopff, retranchés
derrière leur passe-partout, sont exposés derrière des vitres teintées elles-mêmes placées
derrière de lourds cadres monumentaux chargés de maintenir le spectateur à
distance. L’assourdissement des tons est un second élément. Il a pour objectif de donner
l’impression que les couleurs sont passées, éteintes, dépouillées de leur intensité, un peu
comme si l’image scénique avait le côté diffus d’un vieux souvenir qui affleure à la
conscience au terme d’une longue et pénible remontée dans la psyché. C’est ce que
Maeterlinck appelle le « ton neutre ».
Stéphane Mallarmé a parlé de « significative coloration » pour désigner ces
principes3. Cette « significative coloration » est incompatible avec un théâtre du
mouvement. Elle exige l’immobilité des acteurs. Précisons que cette immobilité dans le
jeu des acteurs n’est pas tant une exigence du metteur en scène qu’un principe qui
découle du théâtre statique conçu par Maeterlinck sur base du modèle offert par la
peinture. Le résultat tranche avec une scène de vaudeville : le corps de l’acteur se fige
devant un fond dépouillé sur lequel il se détache pour composer un tableau scénique. Ce
dernier prend ainsi un côté virtuel, artificiel. Or, qu’est-ce qu’un artifice sinon un
1
« Je reviens de Paris – écrit-il à Gérard Harry, le directeur du Petit bleu – où j’ai fait répéter
pendant une quinzaine de jours Pelléas et Mélisande dont l’interprétation s’annonce vraiment parfaite ». M.
Maeterlinck, lettre à Gérard Harry, s.l.n.d. Gand, Cabinet Maeterlinck, XLVIII 25.
2
« Conversation avec Maurice Maeterlinck » [1893], repris in Introduction à une psychologie des
songes (1886-1896), textes réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du
futur », 1985, p. 158-159. Le dispositif scénographique est constitué de deux toiles de fond auxquelles
s’ajoutent plusieurs panneaux mobiles en papier montés comme des frises sur des châssis.
3
S. Mallarmé, « Pelléas et Mélisande », in Le Réveil, septembre 1893, p. 163.
118
détournement de la réalité ? Pour maintenir une distance et créer cet effet de
monochrome obtenu par assourdissement des teintes, Maeterlinck et Lugné-Poe
imaginent un système qui va avoir un impact fort sur l’histoire de la scénographie. Ils
interposent un tulle devant le plateau de jeu.
« En nuances très frêles et fanées »1
Il s’agit là d’un élément majeur. Ce dispositif utilisé par Lugné-Poe fut, en fait,
imaginé par Maeterlinck en 18902. On peut mesurer ici l’intérêt d’une source jusqu’ici
peu utilisée : les carnets de travail. Il y a fort à parier que l’implication de Maeterlinck
dans la préparation du spectacle est à l’origine de cette option scénographique qui
rappelle d’ailleurs la tradition du théâtre d’ombres autant qu’elle se rapproche des
recherches picturales de la fin de siècle. Le tulle situe la scène dans une atmosphère
onirique. Il voile les personnages qui apparaissent au spectateur sous la forme d’ombres
lointaines, de silhouettes floues, répondant à la conception maeterlinckienne de l’acteur
comme une marionnette, c’est-à-dire comme un être délesté de sa présence corporelle.
Le tulle est la solution imaginée par Maeterlinck pour installer une distance entre
le lieu virtuel de la scène et la réalité de la salle. Un tel dispositif n’est pas sans
conséquences. On remarquera, tout d’abord, que le regard du spectateur ne porte plus sur
les acteurs qui se trouvent sur le plateau de jeu, mais sur le dessin des silhouettes
entrevues à travers le tulle, vaporeuses et immatérielles. C’est dire à quel point le tulle
fonctionne comme un écran. Il n’est pas une trouée sur l’au-delà, mais une surface de
projection sur laquelle des personnages désincarnés se dessinent. La scène n’est plus un
lieu où la réalité se recompose, c’est un champ d’apparition où chaque figure voilée,
lointaine, inaccessible, est le signe d’une vérité supérieure qui la dépasse. Tout se passe
comme si le cube scénique voyait sa profondeur rabattue dans le plan formé par le tulle
pour constituer une image volontairement plate. Nous y reviendrons.
On remarquera ensuite que le tulle conduit à repenser la lumière. La salle est
plongée, selon le vœu de Maeterlinck, dans une obscurité appelée à rendre le spectateur
complice du poème3. La rampe fixe est supprimée. Un éclairage électrique projette, au
départ des cintres, une lumière blafarde qui affadit les teintes et uniformise les tons afin
de créer l’atmosphère monochrome, voilée, délavée, voulue par Maeterlinck. Ce que le
spectateur regarde n’est donc pas des acteurs dans un cube, mais une sorte de tableau qui
se constitue dans le tulle, un peu comme si ce spectateur était derrière un écran à travers
lequel il devine une réalité qui se dérobe en même temps qu’elle apparaît. Le tissu fait
office d’écran sur lequel l’image scénique vient prendre corps. Visuellement, on est face
1
Cette citation liée à la mise en scène de Pelléas et Mélisande est issue de : Camille Mauclair, lettre
à Léopold Lacour, Paris, Bibliothèque nationale, Fonds Rondel, Re. 16.762 I.
2
« Interposition de tulles de gaze d’un ton neutre atmosphère indifférente ». Voir M. Maeterlinck,
Carnets de travail (1881-1890), op. cit., p. 1236. Notons que, sous l’Ancien Régime, le Théâtre des
Délassements-Comiques, très en vogue en 1788, avait suscité la jalousie des Grands Théâtres de Paris, qui
lui imposèrent de limiter son répertoire aux pantomimes et de séparer l’espace de jeu de celui du public par
un rideau de gaze. Lorsqu’il apprit la prise de la Bastille, Valcour, son directeur, s’empressa de déchirer ce
rideau en criant : « Vive la liberté ! ».
3
M. Maeterlinck, lettre à Aurélien Lugné-Poe, s.l., 18 novembre 1891. Gand, Cabinet Maeterlinck,
B LXXII 3.
119
à un tableau de scène qui découle de ce processus de « picturalisation » recherché par
Maeterlinck. Il reste à préciser la nature des emprunts à la peinture.
La planéité est un emprunt qui appelle un développement. L’abandon de la
machinerie théâtrale au bénéfice d’une scénographie constituée de simples toiles peintes
et montées sur des châssis constitue un changement radical dans la conception de
l’espace de jeu. Nul doute que ce changement est lié à la contribution des peintres nabis.
La figure du peintre-scénographe qui émerge dans la dernière décennie du XIXe siècle se
substitue à celle du décorateur-machiniste1. D’une part, la boîte scénique, naguère
encombrée de mobilier et utilisée au maximum de sa capacité, voit sa profondeur se
réduire au point de n’être plus qu’une surface étroite qui aspire aux deux dimensions du
signe pictural. La réduction de la profondeur de l’espace de jeu correspond, en peinture,
au principe de rabattement de l’image dans le plan dont La Danse et La Musique peintes
par Henri Matisse en 1910 constituent des exemples d’autant plus significatifs qu’ils
s’inscrivent à la croisée des arts. D’autre part, l’effet d’assourdissement chromatique est
un emprunt évident à la peinture symboliste dans laquelle les formes perdent l’évidence
de leur tracé, et les couleurs la force de leur éclat. L’écran prend une charge onirique où
les formes, tel un pastel en demi-teintes, apparaissent sur scène avec la pâleur d’un
souvenir lointain.
L’écran formé par le tulle est un dispositif révélateur d’une façon de penser la
représentation théâtrale sur un mode pictural marqué par la résurgence fin de siècle de la
notion d’icône. L’image scénique, on l’a dit, se compose au niveau du tulle interposé
entre la salle et le plateau de jeu. Cet écran est un dispositif ambivalent. Il occulte tout en
rendant visible. Cette ambiguïté toute poétique est volontaire, car, pour Maeterlinck, la
représentation est nécessairement oblique. Selon lui, il est impossible de montrer
l’inconnu, le mystère des choses, les lois invisibles qui infléchissent les destinées
humaines. C’est pourquoi la représentation doit être oblique, sous peine de prendre une
charge allégorique à laquelle Maeterlinck, attaché au symbole, ne peut se résoudre2. Elle
doit nécessairement faire apparaître en voilant ce qui, par nature, se voile en
apparaissant. L’infini ne peut descendre dans la réalité de l’image que par une voie
détournée. Il exige le support d’une médiation. D’où le recours au tulle auquel songe
Maeterlinck. Car le tulle se superpose à la scène pour voiler ce qui s’agite derrière lui.
Les choses prennent forme de façon limitée. Ce que le spectateur voit sur l’écran n’est
pas tout. L’essentiel se trouve derrière, ailleurs, au-delà du temps. Le spectateur n’assiste
pas aux choses, mais à leur apparition, comme des ombres projetées. La nuance est
fondamentale. L’écran n’est pas le support d’une recomposition mimétique du réel, mais
1
Le Théâtre de l’Œuvre (1893-1900), Paris, Musée d’Orsay, du 12 avril au 3 juillet 2005.
2
Cette question a fait couler d’autant plus d’encre que le débat sur la nature du symbole constitue
probablement une des contributions majeures des auteurs belges au développement européen du symbolisme.
Voir, entre autres : la contribution de Christian Berg in A. Mockel, Esthétique du Symbolisme, Académie
royale de Langue et de Littérature françaises, Bruxelles, Palais des Académies, 1962 ; Ch. Angelet,
« Symbole et allégorie chez Albert Mockel. Une réthorique honteuse », in Études de littérature française de
Belgique offertes à Joseph Hanse pour son 75e anniversaire, Bruxelles, Jacques Antoine, 1978, p. 139-150 ;
P. Gorceix, « La notion de symbole chez Albert Mockel et Maurice Maeterlinck », in Le Symbolisme en
Belgique. Études de textes, Heidelberg, Université d’Heidelberg, Studia Romanica, 45, 1982, p. 139-163.
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bien celui d’une projection : « ce que l’on voit n’est qu’une image projetée sur un écran
d’une autre manifestation cachée qui doit se dérouler dans l’âme du spectateur »1.
On comprend que la représentation n’est plus une finalité en soi, mais le support
visuel d’une médiation avec une transcendance. C’est précisément ici que le théâtre
maeterlinckien s’articule avec la résurgence fin de siècle du principe d’icône, lui-même
lié à la réhabilitation de la peinture flamande du XVe siècle. Il s’agit d’inscrire l’inconnu
dans le quotidien pour ériger l’image en arche reliant l’homme à l’infini. Les forces
mystérieuses qui guident l’univers – l’amour, la destinée, l’instinct, la fatalité, le hasard –
s’invitent sur scène, en quelque sorte. En substituant l’apparition de l’inconnu à la
représentation du réel, ce dispositif sert une visée poétique centrale dans la dramaturgie
maeterlinckienne : amener l’invisible, l’indicible sur scène, mais toujours de façon
oblique, voilée, obscure. Car le théâtre doit obscurcir ce qu’il montre, s’il veut avoir
quelque chance de montrer ce qui est obscur. La notion d’apparition est centrale dans ce
processus. Elle relie le théâtre maeterlinckien à la peinture symboliste.
1
V. Gille, « Pelléas et Mélisande, par Maurice Maeterlinck », in La Société nouvelle, 1892, p. 799-
801.
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