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LA SYNTHÈSE SELON SAMUELSON
1950-1979
La Seconde Guerre mondiale a été à tous égards encore plus catastro-
phique que la première. Outre les morts et les destructions massives de
biens et d’usines, l’inflation s’est généralisée : en France, les prix ont été
multipliés par 17 entre 1938 et 1946. En Hongrie, en décembre 1945,
les prix doublent toutes les 48 heures1. En Allemagne, la monnaie a
pratiquement disparu et a été remplacée dans les échanges au quotidien
par la cigarette américaine. L’économiste américain J.K. Galbraith, par-
lant de cette période, dit que la cigarette américaine s’est révélée la
meilleure monnaie possible. En effet, quand sa quantité est trop abon-
dante et que les prix montent, sa thésaurisation devient moins intéres-
sante si bien que ses détenteurs fument une partie de leur stock. La
quantité de cigarettes disponible diminue, ce qui, vu le rôle joué par
lesdites cigarettes, signifie que la masse monétaire se contracte, mettant
ainsi un terme à l’envolée des prix.
Cette inflation a un avantage que Keynes et les keynésiens mettent
systématiquement en avant. Elle lamine les dettes publiques. Et celles-
ci sont à des niveaux sans précédent. Le Royaume-Uni a une dette
publique de 300 % de son PIB, un niveau qui dépasse celui de 1815, à
1. Ce record n’a été battu depuis qu’au Zimbabwe en 2008.
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la fin des guerres contre Napoléon. Mais cette fois, le gouvernement
travailliste de Clement Attlee, élu au printemps 1945, a bien l’intention
de s’en défaire par l’inflation.
Pour les économistes, l’inflation est installée dans le paysage. Elle
devient l’élément central des théories, combinée avec une réflexion sur
la croissance à long terme. Le personnage emblématique de cette période
est un élève de Schumpeter (voir chapitre 7), Paul Samuelson. Son
objectif est avant tout de redonner à la science économique une certaine
cohérence pour éviter que les débats ne viennent anéantir la crédibilité
même de ce concept.
1. Paul Samuelson (1915-2009) et la synthèse
Paul Samuelson est un économiste complet, le dernier même aux dires
de certains historiens de la pensée économique. Pour lui, être écono-
miste requiert une large palette de qualités allant de la capacité à nour-
rir une réflexion abstraite à celle de se faire entendre des responsables
politiques, en passant par la participation au débat public.
Paul samuelson
Paul Samuelson est le 15 mai 1915 aux États-Unis, à Gary
(Indiana). Après des études d’économie à Chicago puis à Harvard
(où il obtient son doctorat), il devient en 1940 professeur au Massa-
chusetts Institute of Technology (MIT). À Harvard, il est l’élève de
Schumpeter et surtout d’Alvin Hansen, le conseiller économique de
Truman et l’introducteur de Keynes aux États-Unis (voir chapitre 7).
Samuelson est une figure reconnue de Belmont, cette banlieue de
Bostonrésident nombre d’enseignants et que Galbraith a moquée
en en faisant le symbole du rassemblement des beaux esprits décon-
nectés du réel. Ce reproche ne concerne pas Samuelson, qui a su
développer une méthode alliant rigueur scientifique et analyse
concrète des faits.
Il maîtrise parfaitement la théorie économique qu’il a abondamment
enrichie, ce qui lui vaut en 1970 le prix Nobel d’économie ; enseignant
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respecté, il est l’auteur d’un manuel illustre (Economics) qui, depuis sa
première parution en 1948, a connu vingt éditions2 ; démocrate, il
devient l’un des conseillers de Kennedy. Cet attachement à une gauche
américaine modérée le conduit à s’engager gulièrement lors des élec-
tions présidentielles aux États-Unis (il participe notamment à la cam-
pagne de John Kerry, le candidat démocrate en 2004) ; auteur de près
de 400 articles publiés dans les revues scientifiques, il a également été,
de 1960 à 1981, un des chroniqueurs réguliers de Newsweek. Eu égard
à cette universalité, Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie en 1972,
l’a qualifié de meilleur économiste de l’histoire.
Il est mort en décembre 2009, sans avoir eu le temps de commenter
la grave crise économique qu’a connue le monde à partir de 2008.
Trois phrases célèbres de Samuelson
Les profits sont le sang vital du système économique, l’élixir magique
sur lequel repose tout progrès. Mais le sang d’une personne peut être
le cancer pour une autre.
La croissance des années 1960 fut une sorte de miracle économique ;
la véritable question n’est pas de savoir pourquoi les choses vont si
mal aujourd’hui, mais comment elles ont pu aller si bien à l’époque.
Les économistes sont comme les Esquimaux qui dorment à huit dans
un même lit et couchent tous du même côté, lorsque l’un d’eux se
retourne, les huit se retournent.
En termes de méthode, son approche scientifique s’inspire, comme
celle de ses prédécesseurs néoclassiques, de la physique. La thermody-
namique le fascine et son maître à penser revendiqué fut en tout domaine
Willard Gibbs, un physicien et chimiste américain de la fin du xixe siècle
particulièrement fécond. Il expose ses réflexions en 1947, dans un livre
reprenant en partie sa thèse de doctorat et intitulé Fondements de l’ana-
lyse économique, il défend l’usage des mathématiques. L’intérêt des
mathématiques est de fournir un langage qui permet d’éviter la confusion
des idées. Mondialement partagées, les mathématiques sont le mode
d’expression naturel des sciences.
2. Economica, 2005 (dernière édition française).
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Par-delà la méthode, Samuelson a principalement abordé trois
domaines : la politique économique, la croissance et le commerce exté-
rieur.
1.1  Sur la politique économique
Alors que les visions classique (qui lie le chômage à des salaires élevés)
et keynésienne (qui associe chômage et faible demande) reposent sur
la notion statique d’équilibre, Samuelson propose de centrer toute
démarche théorique sur la notion de cycle. Il reprend les travaux
d’Hansen et leur donne une version mathématique stable, l’oscillateur
d’Hansen-Samuelson.
Dans ce modèle, on décrit l’économie sans secteur extérieur et sans
État, puisque le but est de montrer que le cycle n’est ni au commerce
international, ni à des maladresses dans la conduite de la politique éco-
nomique, mais qu’il est endogène et le résultat du fonctionnement de ce
que l’on appelle « la sphère réelle de l’économie ». Le cycle n’est donc
en rien monétaire.
On écrit quatre équations, deux équations comptables traditionnelles
et deux équations théoriques, chacune correspondant à des moments
divers du processus économique 3 :
1. Égalité comptable entre l’offre et la demande : Y(t) = C(t) + I(t),
où t désigne la période de référence.
2. Version comptable de la loi de Say (voir chapitre 3) : Y(t) = R(t).
3. Équation théorique sur la fonction de consommation :
C(t) = c R(t – 1).
4. Équation théorique sur les mobiles de l’investissement :
I(t) = a[R(t – 1) – R(t – 2)].
L’équation d’investissement (4) fait dépendre exclusivement le
niveau d’investissement des débouchés prévus par l’entreprise à partir
de la croissance constatée du revenu global. Elle nie l’impact du taux
d’intérêt sur l’investissement et fait de l’égalité entre l’épargne et
3. Rappelons que, selon les notations usuelles, Y est la production, R le revenu, C la consom-
mation, I l’investissement.
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l’investissement un simple constat. Elle donne ainsi une vision stricte-
ment keynésienne de l’investissement (voir chapitre 7).
En combinant les quatre équations, on trouve que l’évolution de la
production en fonction du temps doit satisfaire :
Y(t) – (c+a) Y(t – 1) + a Y(t – 2) = 0.
Ce problème mathématique se résout en étudiant ce qu’on appelle
« l’équation caractéristique associée », qui est de la forme x2 (c+a)
x + a = 0.
Si le discriminant (c+a)2 – 4a de cette équation du second degré est
négatif, la solution est une ligne trigonométrique du temps si bien que
la production peut s’exprimer selon une fonction périodique. La réso-
lution du modèle donne comme solution une production pouvant
s’écrire sous la forme :
Y(t) = Y0 a t
2 cos(wt).
Ce modèle est évidemment excessif car, poussé à sa logique ultime,
il donne une vision du cycle dans laquelle l’économie passerait par des
phases de production négative ! Pour Samuelson, il s’agit encore de
raisonner comme en physique : on isole un élément des événements et
on regarde comment il agit sur l’ensemble. De même que la loi de la
gravitation ignore les forces de frottement, de même l’oscillateur ignore
certains déterminants de l’investissement et concentre sa démarche sur
une explication du cycle.
Par-delà la formulation matmatique, l’oscillateur trouve son origine
dans le fait que les entreprises ont tendance à surinvestir. Lorsqu’elles
prennent conscience de leurs capacités de production excessives, elles
contractent leurs achats en biens d’équipement. C’était déjà la logique
d’Aftalion (voir chapitre 7). La baisse de la demande qui suit provoque
une crise qui dure jusqu’à ce qu’elles se remettent à investir.
Une fois fournie l’interprétation théorique du cycle, Samuelson
délivre une recommandation de politique économique. Ainsi, le déficit
budgétaire sert à soutenir l’activité pendant la phase de contraction de
la demande, tandis que la période d’emballement doit apporter excédent
budgétaire et donc réduction de la dette publique. Samuelson relie cette
logique à celle de la courbe de Phillips (voir section 3.1), selon laquelle
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