Dieu n`est pas l`être : la Révélation comme récit du temps

Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Dieu n’est pas l’être : lavélation comme récit du
temps
Quelques réflexions croisées sur la philosophie de Schelling, Rosenzweig
et Levinas
Danielle Cohen-Levinas
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1450
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 171-185
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Danielle Cohen-Levinas, « Dieu n’est pas l’être : la Révélation comme récit du temps », Revue
germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10 octobre 2016, consulté le 30
décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1450 ; DOI : 10.4000/rgi.1450
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CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 171
Dieu n’est pas l’être :
La Révélation comme récit du temps
Quelques réflexions croisées sur
la philosophie de Schelling, Rosenzweig
et Levinas
Danielle Cohen-Levinas
Nous aimerions montrer ceci : comment penser la question du temps chez
Schelling à partir d’une compréhension hétérodoxe de la Révélation telle qu’elle
se pose chez Franz Rosenzweig et chez Emmanuel Levinas ? Cette question, pour
autant qu’il soit légitime de la solliciter et de la corréler de facto avec la brisure
de l’identité de l’être et de l’essence, n’est déjà plus tout à fait un problème relevant
de la métaphysique, ni une valence relevant stricto sensu de l’histoire de la philo-
sophie. Chez Schelling cependant, la dimension spéculative qui, dans Le plus
ancien programme systématique de l’idéalisme allemand visait à une réconciliation
de la philosophie, de la poésie et de l’art, n’est pas absente de sa philosophie
narrative en vigueur dans Les Âges du monde. Le concept « d’existant » cher à
Schelling lui permet d’inverser les occurrences, de ne plus déduire l’existence de
Dieu depuis Dieu lui-même, d’en finir avec le mouvement immanent des concepts,
avec la réflexion spéculative sur le sens et la signification du sujet et, plus fonda-
mentalement encore, sur le lien insécable entre sujet et prédicat qui fit dire à
Hegel : « Dieu est l’Être »1. À l’instar du travail du concept, dialectique de bout
en bout, Schelling prend ses distances avec la philosophie négative, avec l’idée
que le point de départ serait le concept de Dieu, de son essence et de sa nature.
Nous relevons deux passages dans Philosophie de la révélation qui montrent
combien il était urgent pour le dernier Schelling d’abandonner le concept de Dieu,
d’en faire l’argument Posterius, alors que l’existence devait prendre la place de
l’argument Prius :
1. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, traduction française Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1939,
p. 54.
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Dieu n’est certes pas, comme beaucoup se l’imaginent, le transcendant, il est le
transcendant rendu immanent (c’est-à-dire devenu le contenu de la raison). C’est dans
la méconnaissance de ce fait que repose le grand malentendu de notre temps2.
Le Dieu auquel se réfère Schelling ne réside pas à la pointe ultime du savoir
ou d’une substance, pas plus qu’il ne cède à sa liberté et que sa parole est une
médiation de l’Esprit. Le Dieu qui « sera » ce qu’il « sera » domine sa propre
nature et, le faisant, il accomplit, dans un incessant processus d’effectuation, sa
liberté, à savoir, non plus ce qu’il « sera », mais ce qu’il « est » de toute éternité.
Toujours dans Philosophie de la révélation, Schelling porte l’accent sur une démons-
tration ontologique qui consiste à dire que Dieu est l’existant nécessaire, c’est-
à-dire, un étant primordial. C’est pourquoi l’existence pourrait se substituer à
l’essence.
(…) Il me faut laisser tomber ce concept même, le concept Dieu, pour partir du
pur et simple existant, en lequel n’est rien d’autre que le seul exister – et voir si, en
commençant par lui, on peut parvenir à la divinité. Je ne peux donc pas à proprement
parler prouver l’existence de Dieu (en partant, en quelque sorte, du concept Dieu), mais
ce qui m’est donné à sa place, c’est le concept de ce qui existe avant toute puissance,
donc de ce qui existe indubitablement. Je le nomme l’indubitablement existant3.
Dès lors que l’Existence, tendue vers le désir de connaître Dieu, aspire à une
réconciliation avec l’essence, du moins, qu’elle aspire à réduire la béance qui la
sépare de Lui, la philosophie se voit sommée d’opérer toute une série de déductions
qui, de l’Existence à l’essence, traversent notre compréhension de l’Unvorden-
klisches, que nous traduisons à dessein par Immémorial comme figure de l’impen-
sable. Comment déduire Dieu de la vérité de l’Être ? Comment dire qui est Dieu,
comment s’annonce-t-il, comment se manifeste-t-il dans le cours de l’histoire,
comment se révèle-t-il et se déploie-t-il ? L’Existence, ce Prius primordial qui
s’excède en Dieu, qui prétend combler l’abime qui le sépare de Dieu, peut-elle
concevoir un savoir positif de l’existence de Dieu sans courir le risque de replier
Dieu sur l’Être ? Comme si Schelling avait pour projet de renverser la doctrine
des essences, de montrer, par une critique implicite de la philosophie négative et
de la Logique, que cette doctrine était parvenue à son terme, qu’elle ne pouvait
rendre justice à l’Immémorial et qu’elle était par conséquent réduite à se taire.
Comment sortir de la voix mutique et muette de la philosophie négative ?
L’extraordinaire de cette pensée est d’avoir su dissocier la compréhension du savoir
du savoir lui-même ; d’avoir maintenu un écart irréductible entre l’Existence et
l’Essence tout en déduisant l’Existence du concept et en interrogeant vigoureuse-
2. SW., XIII, 170 ; Nous citerons les références des œuvres de Schelling dans l’édition de K.F.A.
Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph von Schellings sämmtliche Werke , (SW), 14 volumes, Stuttgart/
Augsburg 1856-1861 ; œuvres reprises en partie dans F.W.J. Schelling, Ausgewählte Werke, 10 volumes,
Darmstadt, WBG, 1966 sq. Traduction française de la RCP Schellingiana (CNRS), sous la direction
de Jean-François Courtine et Jean-François Marquet ; Philosophie de la révélation, traduction française
sous la direction de Jean-François Courtine et Jean-François Marquet, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1989, livre II, p. 106.
3. Schelling, Philosophie der Offenbarung, SW., XIII, p. 158 ; Philosophie de la révélation, p. 184.
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ment l’argument ontologique de l’identité de Dieu avec l’étant et non pas avec
l’Existence4. Il y va d’un véritable retournement de l’argument ontologique lui-
même, qui n’aura pas échappé au jeune Rosenzweig. Aussi, ce qui vient prendre
la place du Grund originel n’est rien d’autre que la conséquence de ce retourne-
ment, ce que Schelling nomme dans Philosophie de la Révélation « l’antipodique
de toute idée »5, autrement dit, ce qui n’est pas traductible en termes conceptuels.
Mais quoi de ce partage de l’Existence et consiste à montrer que si Dieu est l’étant,
cela ne signifie pas pour autant que Dieu est l’essence. Dans Contributions à
l’histoire de la philosophie moderne6, Schelling déconstruit l’argumentation onto-
logique, ne lui accordant d’autre intérêt que celui qui consiste à démontrer que
Dieu coïncide avec l’étant. Mais pour Schelling, cette coïncidence ne va pas jusqu’à
prouver que Dieu est l’essence des essences dont le corollaire est une existence
chargée de sa propre effectivité. De là, « le malentendu d’où procède l’argument
ontologique »7que Schelling impute à la proximité linguistique et syntaxique des
expressions, « Gott ist das nothwendig Seyende » (Dieu est nécessairement étant),
et « Gott ist nothwending das Seyende » (Dieu est nécessairement l’étant)8. Entre
les deux, un glissement s’est produit, une torsion du « das » qui libère le savoir
des normes restrictives et renforce ce qui échappe à la raison et lui demeure
inconnaissable et inconcevable, à savoir la transcendance même.
La sensibilité littéraire est un des traits caractéristiques de l’écriture philoso-
phique schellingienne. Elle est particulièrement patente dans le dialogue intitulé
« Bruno » (1803), dans lequel les questions de vérité sont envisagées dans leur
rapport à la beauté. Si La Philosophie de l’art9avait pour vocation de différencier
d’un côté, le monde païen du monde chrétien et, de l’autre, le monde grec du
monde moderne, ce dernier montre comment l’art se constitue en réplique à la
philosophie qui n’expose pas directement le divin comme tel, mais le pressent par
l’objectivation de l’Idéal dans le Réal. La philosophie narrative se préoccupe quant
à elle de temporalité humaine, de sorte que le principe trinitaire sur lequel se
4. Giusi Strummiello, dans un remarquable article auquel je renvoie, « Dieu, l’être et l’étant, le
renversement de l’argument ontologique au seuil de la philosophie positive » (in Schelling, sous la
direction de Jean-François Courtine, Paris, Les éditions du Cerf, coll. Les Cahiers d’Histoire de la
Philosophie, 2010), montre comment le dernier Schelling tente d’articuler les philosophies positive et
négative en termes d’ontothéologie, et discute le rapport de Dieu à l’être et à l’étant.
Citons également le texte de Miklos Vetö, « Le rôle des recherches dans le déploiement de la
philosophie de Schelling : perspectives métaphysiques » (in Schelling en 1809 : La liberté pour le bien
et pour le mal, sous la direction d’Alexandra Roux, Paris, Vrin, 2010).
5. p. 167.
6. Texte cité dans l’article de Giusi Strummiello, ibidem, p. 463. Je renvoie également au texte de
Jean-François Courtine, « La critique de l’ontothéologie II : Le renversement de l’argument ontologi-
que au seuil de la philosophie positive », dans Extase de la raison, Paris, Galilée, 1990, pp. 291-311.
7. Schelling, Zur Geschichte der neueren Philosophie, SW., X, p.66, Schröter V, p.136 ; Contribu-
tions à l’histoire de la philosophie moderne, p.81.
8. Ibid.
9. F.W.J. Schelling, Philosophie de l’art, traduction française S. Sulzeret et A. Pernet, Grenoble,
J. Millon, 1999, p. 121.
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déploient les trois temps que Schelling nomme précisément « les âges du monde »
– passé/présent/ avenir – avec pour corollaire les trois modalités d’ouverture au
monde (savoir/connaître/ pressentir), est pensé par Schelling comme ce qui, dans
la succession et la différenciation des temps, vient progressivement au jour. Loin
de tout Aufhebung, c’est le passé lui-même qui se fait récit et qui, dans la logique
de la concordance des temps, dénoue un antagonisme originaire, un Grund, que
le présent expose et que l’avenir prophétise. Aucune dialectique n’est à l’œuvre
dans ce processus où l’existence ainsi exposée, qui n’est déjà plus objet de méta-
phore, exige une autorévélation du divin à laquelle seule la forme du récit pourrait
prétendre accéder. La Révélation n’est pas la réduction métaphorique au germe
initial dont les potentialités obéissent à une logique de développement, comme
c’est le cas chez Hegel, ou encore chez Goethe avec sa théorie de la plante primor-
diale dans son essai sur La Métamorphose des plantes paru pour la première fois
en 1790. Elle n’est pas non plus l’aboutissement d’un processus téléologique dont
le but serait l’affirmation d’une humanité dévouée à Dieu, même si, comme le
montre le Père Tilliette10, la conscience de la mythologie est un des fils conducteurs
privilégiés d’une lecture de la dernière philosophie de Schelling. Si en effet la
philosophie de la mythologie peut être considérée comme étant avec la philosophie
de la Révélation un des ressorts les plus puissants de la philosophie positive présen-
tée en 1827 à Munich, il n’en demeure pas moins vrai que Schelling insiste sur la
nécessité de l’homme vis-à-vis de Dieu de se libérer d’une conscience aliénée par
les représentations mythologiques, par une fatalité qui a pour conséquence la
métamorphose du Dieu unique en une multiplicité de dieux dont les caractéris-
tiques sont de revêtir les formes et les actions humaines. Schelling dit de la
conscience comme destin ou fatalité11 qu’elle est « théoplectos,théoblabès »12, autre-
ment dit, elle est comme geschlagen, frappée de stupéfaction, d’un étonnement qui
confine à l’étourdissement, à la fois possédée et dépossédée d’elle-même : « Stupe-
facta quasi attonita », écrit Schelling. Ce qui signifie qu’en elle-même et par elle-
même, cette conscience, aux prises avec une puissance réale, vit sous l’emprise
d’une saisie, avant toute pensée effective. Sa pente naturelle est donc le polythéisme,
dont le moment grec représente sans aucun doute, avant le moment chrétien,
l’apogée libératrice de cette emprise extatique dont la conscience est l’otage. Toute-
fois, en dépit de cette allégeance de la conscience à « l’extase mythologique », dont
on peut dire qu’elle constitue une véritable hantologie de l’histoire même de cette
conscience, Schelling se refuse à laisser cette extase aux mains de la seule allégorie.
Si l’histoire immémoriale de Dieu a un sens, ce dernier est requis par une autre
extase, qui se confond avec la temporalité même de l’existence, en rapport avec
la positivité de Dieu :
10. La Mythologie comprise. L’interprétation schellingienne du paganisme, ed. Bibliopolis, Naples,
1984, p. 13.
11. La question du destin reviendra dans notre exposé lorsque nous confronterons la pensée de
Schelling avec celle d’Emmanuel Levinas.
12. SW XI, 193, Introduction à la philosophie de la mythologie, sous la direction de Jean-François
Marquet et Jean-François Courtine, 1998.
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