CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 172
Dieu n’est certes pas, comme beaucoup se l’imaginent, le transcendant, il est le
transcendant rendu immanent (c’est-à-dire devenu le contenu de la raison). C’est dans
la méconnaissance de ce fait que repose le grand malentendu de notre temps2.
Le Dieu auquel se réfère Schelling ne réside pas à la pointe ultime du savoir
ou d’une substance, pas plus qu’il ne cède à sa liberté et que sa parole est une
médiation de l’Esprit. Le Dieu qui « sera » ce qu’il « sera » domine sa propre
nature et, le faisant, il accomplit, dans un incessant processus d’effectuation, sa
liberté, à savoir, non plus ce qu’il « sera », mais ce qu’il « est » de toute éternité.
Toujours dans Philosophie de la révélation, Schelling porte l’accent sur une démons-
tration ontologique qui consiste à dire que Dieu est l’existant nécessaire, c’est-
à-dire, un étant primordial. C’est pourquoi l’existence pourrait se substituer à
l’essence.
(…) Il me faut laisser tomber ce concept même, le concept Dieu, pour partir du
pur et simple existant, en lequel n’est rien d’autre que le seul exister – et voir si, en
commençant par lui, on peut parvenir à la divinité. Je ne peux donc pas à proprement
parler prouver l’existence de Dieu (en partant, en quelque sorte, du concept Dieu), mais
ce qui m’est donné à sa place, c’est le concept de ce qui existe avant toute puissance,
donc de ce qui existe indubitablement. Je le nomme l’indubitablement existant3.
Dès lors que l’Existence, tendue vers le désir de connaître Dieu, aspire à une
réconciliation avec l’essence, du moins, qu’elle aspire à réduire la béance qui la
sépare de Lui, la philosophie se voit sommée d’opérer toute une série de déductions
qui, de l’Existence à l’essence, traversent notre compréhension de l’Unvorden-
klisches, que nous traduisons à dessein par Immémorial comme figure de l’impen-
sable. Comment déduire Dieu de la vérité de l’Être ? Comment dire qui est Dieu,
comment s’annonce-t-il, comment se manifeste-t-il dans le cours de l’histoire,
comment se révèle-t-il et se déploie-t-il ? L’Existence, ce Prius primordial qui
s’excède en Dieu, qui prétend combler l’abime qui le sépare de Dieu, peut-elle
concevoir un savoir positif de l’existence de Dieu sans courir le risque de replier
Dieu sur l’Être ? Comme si Schelling avait pour projet de renverser la doctrine
des essences, de montrer, par une critique implicite de la philosophie négative et
de la Logique, que cette doctrine était parvenue à son terme, qu’elle ne pouvait
rendre justice à l’Immémorial et qu’elle était par conséquent réduite à se taire.
Comment sortir de la voix mutique et muette de la philosophie négative ?
L’extraordinaire de cette pensée est d’avoir su dissocier la compréhension du savoir
du savoir lui-même ; d’avoir maintenu un écart irréductible entre l’Existence et
l’Essence tout en déduisant l’Existence du concept et en interrogeant vigoureuse-
2. SW., XIII, 170 ; Nous citerons les références des œuvres de Schelling dans l’édition de K.F.A.
Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph von Schellings sämmtliche Werke , (SW), 14 volumes, Stuttgart/
Augsburg 1856-1861 ; œuvres reprises en partie dans F.W.J. Schelling, Ausgewählte Werke, 10 volumes,
Darmstadt, WBG, 1966 sq. Traduction française de la RCP Schellingiana (CNRS), sous la direction
de Jean-François Courtine et Jean-François Marquet ; Philosophie de la révélation, traduction française
sous la direction de Jean-François Courtine et Jean-François Marquet, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1989, livre II, p. 106.
3. Schelling, Philosophie der Offenbarung, SW., XIII, p. 158 ; Philosophie de la révélation, p. 184.
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