Dieu n`est pas l`être : la Révélation comme récit du temps

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Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Dieu n’est pas l’être : la Révélation comme récit du
temps
Quelques réflexions croisées sur la philosophie de Schelling, Rosenzweig
et Levinas
Danielle Cohen-Levinas
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1450
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 171-185
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Danielle Cohen-Levinas, « Dieu n’est pas l’être : la Révélation comme récit du temps », Revue
germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10 octobre 2016, consulté le 30
décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1450 ; DOI : 10.4000/rgi.1450
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CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 171
Dieu n’est pas l’être :
La Révélation comme récit du temps
Quelques réflexions croisées sur
la philosophie de Schelling, Rosenzweig
et Levinas
Danielle Cohen-Levinas
Nous aimerions montrer ceci : comment penser la question du temps chez
Schelling à partir d’une compréhension hétérodoxe de la Révélation telle qu’elle
se pose chez Franz Rosenzweig et chez Emmanuel Levinas ? Cette question, pour
autant qu’il soit légitime de la solliciter et de la corréler de facto avec la brisure
de l’identité de l’être et de l’essence, n’est déjà plus tout à fait un problème relevant
de la métaphysique, ni une valence relevant stricto sensu de l’histoire de la philosophie. Chez Schelling cependant, la dimension spéculative qui, dans Le plus
ancien programme systématique de l’idéalisme allemand visait à une réconciliation
de la philosophie, de la poésie et de l’art, n’est pas absente de sa philosophie
narrative en vigueur dans Les Âges du monde. Le concept « d’existant » cher à
Schelling lui permet d’inverser les occurrences, de ne plus déduire l’existence de
Dieu depuis Dieu lui-même, d’en finir avec le mouvement immanent des concepts,
avec la réflexion spéculative sur le sens et la signification du sujet et, plus fondamentalement encore, sur le lien insécable entre sujet et prédicat qui fit dire à
Hegel : « Dieu est l’Être »1. À l’instar du travail du concept, dialectique de bout
en bout, Schelling prend ses distances avec la philosophie négative, avec l’idée
que le point de départ serait le concept de Dieu, de son essence et de sa nature.
Nous relevons deux passages dans Philosophie de la révélation qui montrent
combien il était urgent pour le dernier Schelling d’abandonner le concept de Dieu,
d’en faire l’argument Posterius, alors que l’existence devait prendre la place de
l’argument Prius :
1. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, traduction française Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1939,
p. 54.
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Dieu n’est certes pas, comme beaucoup se l’imaginent, le transcendant, il est le
transcendant rendu immanent (c’est-à-dire devenu le contenu de la raison). C’est dans
la méconnaissance de ce fait que repose le grand malentendu de notre temps2.
Le Dieu auquel se réfère Schelling ne réside pas à la pointe ultime du savoir
ou d’une substance, pas plus qu’il ne cède à sa liberté et que sa parole est une
médiation de l’Esprit. Le Dieu qui « sera » ce qu’il « sera » domine sa propre
nature et, le faisant, il accomplit, dans un incessant processus d’effectuation, sa
liberté, à savoir, non plus ce qu’il « sera », mais ce qu’il « est » de toute éternité.
Toujours dans Philosophie de la révélation, Schelling porte l’accent sur une démonstration ontologique qui consiste à dire que Dieu est l’existant nécessaire, c’està-dire, un étant primordial. C’est pourquoi l’existence pourrait se substituer à
l’essence.
(…) Il me faut laisser tomber ce concept même, le concept Dieu, pour partir du
pur et simple existant, en lequel n’est rien d’autre que le seul exister – et voir si, en
commençant par lui, on peut parvenir à la divinité. Je ne peux donc pas à proprement
parler prouver l’existence de Dieu (en partant, en quelque sorte, du concept Dieu), mais
ce qui m’est donné à sa place, c’est le concept de ce qui existe avant toute puissance,
donc de ce qui existe indubitablement. Je le nomme l’indubitablement existant3.
Dès lors que l’Existence, tendue vers le désir de connaître Dieu, aspire à une
réconciliation avec l’essence, du moins, qu’elle aspire à réduire la béance qui la
sépare de Lui, la philosophie se voit sommée d’opérer toute une série de déductions
qui, de l’Existence à l’essence, traversent notre compréhension de l’Unvordenklisches, que nous traduisons à dessein par Immémorial comme figure de l’impensable. Comment déduire Dieu de la vérité de l’Être ? Comment dire qui est Dieu,
comment s’annonce-t-il, comment se manifeste-t-il dans le cours de l’histoire,
comment se révèle-t-il et se déploie-t-il ? L’Existence, ce Prius primordial qui
s’excède en Dieu, qui prétend combler l’abime qui le sépare de Dieu, peut-elle
concevoir un savoir positif de l’existence de Dieu sans courir le risque de replier
Dieu sur l’Être ? Comme si Schelling avait pour projet de renverser la doctrine
des essences, de montrer, par une critique implicite de la philosophie négative et
de la Logique, que cette doctrine était parvenue à son terme, qu’elle ne pouvait
rendre justice à l’Immémorial et qu’elle était par conséquent réduite à se taire.
Comment sortir de la voix mutique et muette de la philosophie négative ?
L’extraordinaire de cette pensée est d’avoir su dissocier la compréhension du savoir
du savoir lui-même ; d’avoir maintenu un écart irréductible entre l’Existence et
l’Essence tout en déduisant l’Existence du concept et en interrogeant vigoureuse2. SW., XIII, 170 ; Nous citerons les références des œuvres de Schelling dans l’édition de K.F.A.
Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph von Schellings sämmtliche Werke , (SW), 14 volumes, Stuttgart/
Augsburg 1856-1861 ; œuvres reprises en partie dans F.W.J. Schelling, Ausgewählte Werke, 10 volumes,
Darmstadt, WBG, 1966 sq. Traduction française de la RCP Schellingiana (CNRS), sous la direction
de Jean-François Courtine et Jean-François Marquet ; Philosophie de la révélation, traduction française
sous la direction de Jean-François Courtine et Jean-François Marquet, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1989, livre II, p. 106.
3. Schelling, Philosophie der Offenbarung, SW., XIII, p. 158 ; Philosophie de la révélation, p. 184.
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ment l’argument ontologique de l’identité de Dieu avec l’étant et non pas avec
l’Existence4. Il y va d’un véritable retournement de l’argument ontologique luimême, qui n’aura pas échappé au jeune Rosenzweig. Aussi, ce qui vient prendre
la place du Grund originel n’est rien d’autre que la conséquence de ce retournement, ce que Schelling nomme dans Philosophie de la Révélation « l’antipodique
de toute idée »5, autrement dit, ce qui n’est pas traductible en termes conceptuels.
Mais quoi de ce partage de l’Existence et consiste à montrer que si Dieu est l’étant,
cela ne signifie pas pour autant que Dieu est l’essence. Dans Contributions à
l’histoire de la philosophie moderne6, Schelling déconstruit l’argumentation ontologique, ne lui accordant d’autre intérêt que celui qui consiste à démontrer que
Dieu coïncide avec l’étant. Mais pour Schelling, cette coïncidence ne va pas jusqu’à
prouver que Dieu est l’essence des essences dont le corollaire est une existence
chargée de sa propre effectivité. De là, « le malentendu d’où procède l’argument
ontologique »7 que Schelling impute à la proximité linguistique et syntaxique des
expressions, « Gott ist das nothwendig Seyende » (Dieu est nécessairement étant),
et « Gott ist nothwending das Seyende » (Dieu est nécessairement l’étant)8. Entre
les deux, un glissement s’est produit, une torsion du « das » qui libère le savoir
des normes restrictives et renforce ce qui échappe à la raison et lui demeure
inconnaissable et inconcevable, à savoir la transcendance même.
La sensibilité littéraire est un des traits caractéristiques de l’écriture philosophique schellingienne. Elle est particulièrement patente dans le dialogue intitulé
« Bruno » (1803), dans lequel les questions de vérité sont envisagées dans leur
rapport à la beauté. Si La Philosophie de l’art9 avait pour vocation de différencier
d’un côté, le monde païen du monde chrétien et, de l’autre, le monde grec du
monde moderne, ce dernier montre comment l’art se constitue en réplique à la
philosophie qui n’expose pas directement le divin comme tel, mais le pressent par
l’objectivation de l’Idéal dans le Réal. La philosophie narrative se préoccupe quant
à elle de temporalité humaine, de sorte que le principe trinitaire sur lequel se
4. Giusi Strummiello, dans un remarquable article auquel je renvoie, « Dieu, l’être et l’étant, le
renversement de l’argument ontologique au seuil de la philosophie positive » (in Schelling, sous la
direction de Jean-François Courtine, Paris, Les éditions du Cerf, coll. Les Cahiers d’Histoire de la
Philosophie, 2010), montre comment le dernier Schelling tente d’articuler les philosophies positive et
négative en termes d’ontothéologie, et discute le rapport de Dieu à l’être et à l’étant.
Citons également le texte de Miklos Vetö, « Le rôle des recherches dans le déploiement de la
philosophie de Schelling : perspectives métaphysiques » (in Schelling en 1809 : La liberté pour le bien
et pour le mal, sous la direction d’Alexandra Roux, Paris, Vrin, 2010).
5. p. 167.
6. Texte cité dans l’article de Giusi Strummiello, ibidem, p. 463. Je renvoie également au texte de
Jean-François Courtine, « La critique de l’ontothéologie II : Le renversement de l’argument ontologique au seuil de la philosophie positive », dans Extase de la raison, Paris, Galilée, 1990, pp. 291-311.
7. Schelling, Zur Geschichte der neueren Philosophie, SW., X, p.66, Schröter V, p.136 ; Contributions à l’histoire de la philosophie moderne, p.81.
8. Ibid.
9. F.W.J. Schelling, Philosophie de l’art, traduction française S. Sulzeret et A. Pernet, Grenoble,
J. Millon, 1999, p. 121.
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déploient les trois temps que Schelling nomme précisément « les âges du monde »
– passé/présent/ avenir – avec pour corollaire les trois modalités d’ouverture au
monde (savoir/connaître/ pressentir), est pensé par Schelling comme ce qui, dans
la succession et la différenciation des temps, vient progressivement au jour. Loin
de tout Aufhebung, c’est le passé lui-même qui se fait récit et qui, dans la logique
de la concordance des temps, dénoue un antagonisme originaire, un Grund, que
le présent expose et que l’avenir prophétise. Aucune dialectique n’est à l’œuvre
dans ce processus où l’existence ainsi exposée, qui n’est déjà plus objet de métaphore, exige une autorévélation du divin à laquelle seule la forme du récit pourrait
prétendre accéder. La Révélation n’est pas la réduction métaphorique au germe
initial dont les potentialités obéissent à une logique de développement, comme
c’est le cas chez Hegel, ou encore chez Goethe avec sa théorie de la plante primordiale dans son essai sur La Métamorphose des plantes paru pour la première fois
en 1790. Elle n’est pas non plus l’aboutissement d’un processus téléologique dont
le but serait l’affirmation d’une humanité dévouée à Dieu, même si, comme le
montre le Père Tilliette10, la conscience de la mythologie est un des fils conducteurs
privilégiés d’une lecture de la dernière philosophie de Schelling. Si en effet la
philosophie de la mythologie peut être considérée comme étant avec la philosophie
de la Révélation un des ressorts les plus puissants de la philosophie positive présentée en 1827 à Munich, il n’en demeure pas moins vrai que Schelling insiste sur la
nécessité de l’homme vis-à-vis de Dieu de se libérer d’une conscience aliénée par
les représentations mythologiques, par une fatalité qui a pour conséquence la
métamorphose du Dieu unique en une multiplicité de dieux dont les caractéristiques sont de revêtir les formes et les actions humaines. Schelling dit de la
conscience comme destin ou fatalité11 qu’elle est « théoplectos, théoblabès »12, autrement dit, elle est comme geschlagen, frappée de stupéfaction, d’un étonnement qui
confine à l’étourdissement, à la fois possédée et dépossédée d’elle-même : « Stupefacta quasi attonita », écrit Schelling. Ce qui signifie qu’en elle-même et par ellemême, cette conscience, aux prises avec une puissance réale, vit sous l’emprise
d’une saisie, avant toute pensée effective. Sa pente naturelle est donc le polythéisme,
dont le moment grec représente sans aucun doute, avant le moment chrétien,
l’apogée libératrice de cette emprise extatique dont la conscience est l’otage. Toutefois, en dépit de cette allégeance de la conscience à « l’extase mythologique », dont
on peut dire qu’elle constitue une véritable hantologie de l’histoire même de cette
conscience, Schelling se refuse à laisser cette extase aux mains de la seule allégorie.
Si l’histoire immémoriale de Dieu a un sens, ce dernier est requis par une autre
extase, qui se confond avec la temporalité même de l’existence, en rapport avec
la positivité de Dieu :
10. La Mythologie comprise. L’interprétation schellingienne du paganisme, ed. Bibliopolis, Naples,
1984, p. 13.
11. La question du destin reviendra dans notre exposé lorsque nous confronterons la pensée de
Schelling avec celle d’Emmanuel Levinas.
12. SW XI, 193, Introduction à la philosophie de la mythologie, sous la direction de Jean-François
Marquet et Jean-François Courtine, 1998.
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Dieu est pour autant qu’il est Dieu dans l’extase (Ekstasis), et par là le commencement de toute existence, qui elle-même n’est précisément rien d’autre qu’extase, puisqu’il ne fait aucun doute que le latin existere n’est autre que le grec existano. Dieu qui,
en soi et pour soi aussi est pure essence, est, par cet être, par suite d’une ekstase
(Existasis) librement consentie, hors de l’essence.13
Il est clair que la Révélation telle que l’entend Schelling n’est ni une ouverture
de l’humanité sur Dieu, ni un retour de l’humanité de Dieu. La question de l’extase,
pour autant qu’elle n’a pas prétention à s’approprier la compréhension du monde
et de l’homme et qu’elle prend ses distances avec l’idéalisme absolu, se déplace
sur un autre registre et ne saurait subordonner l’homme à une philosophie négative,
là où la raison prend acte de sa totale autonomie, rejoignant ainsi l’extase mythologique, laquelle pour Schelling ne peut-être qu’illusoire, faisant de l’infini un objet
d’analyse et de spéculation symbolique, au plus près du fétichisme et d’une représentation imaginaire. Le passage de l’extase mythologique à l’extase de la raison,
dont Jean-François Courtine montre très bien dans Extase de la Raison14 comment
il participe de l’achèvement de l’idéalisme allemand comme système absolu de la
subjectivité, est aussi un passage à la différence entre les religions issues de la
mythologie et le christianisme. A charge donc pour la Révélation de combler l’écart,
de réduire la distance, afin de substituer à la notion d’achèvement celle d’aboutissement du processus même de Révélation que le texte inachevé de Schelling,
Die Weltalter ouvre à une nouvelle intelligibilité du temps, « en direction de l’essential, du phénoménologique comme tel »15 note Jean-François Courtine. Pour Schelling, la philosophie positive réfute l’idée d’une détermination de l’Être à Dieu,
contrairement à la philosophie négative qui se veut déductive et qui médiatise les
concepts pour permettre à la conscience d’accéder à son propre contenu, l’affranchissant au point que plus rien du dehors ne peut venir la troubler ou la toucher.
Tout événement hétéronome ou contingent est comme expulsé de cette conscience
élevée au plus haut niveau de l’Absolu auquel elle se rapporte. En abandonnant
l’adhésion à une philosophie de l’Identité et en réfutant ce qu’il nomme « la
divinisation du concept16 », Schelling opère une césure fondamentale qui se signale
par ce que l’on pourrait appeler le tournant de l’immémorial comme Prius et
condition d’un sens qui instituerait tous les autres. Schelling parle d’Unvordenkliches. La plupart des spécialistes traduisent ce mot par « imprépensable »17. À
« l’imprépensable » – qui ne restitue pas selon nous le mouvement de remontée
13. F.W.J. Schelling, Introduction à la philosophie, introduction et traduction par P. David et
M.C. Challiot-Gillet, Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques », Paris, 1996, p. 129.
14. Extase de la Raison, Essais sur Schelling, Paris, Galilée, 1990.
15. Ibidem, p. 165.
16. SW X 127.
17. Cf ; Miklos Vetö, « Philosophie de l’existence et théisme scientifique : perspectives du système
schellingien », in Iris, Annales de philosophie, « Études sur Schelling en hommage à Xavier Tilliette »,
vol. 24, 2003, Université Saint-Joseph, pp. 41-58. Miklos Vetö souligne un point important : Kierkegaard s’était déjà heurté à cette difficulté de traduction. Il aurait retrouvé le mot allemand utilisé par
Schelling, l’Unvordenkliches, dans ses notes rédigées en danois issues directement du cours de Schelling
de 1841 à 1842.
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jusqu’à ce que la pensée ne peut concevoir – nous préférons, comme nous l’avons
dit, le terme immémorial utilisé par Emmanuel Levinas, dans une acception qui
croise ce que Schelling entend par ce mot. Bien que ce dernier ne rende pas
exactement compte de la portée sémantique du terme allemand Unvordenkliches,
il nous paraît bien plus adéquat à l’idée exprimée par Schelling d’une temporalité
demeurant à tout jamais impensable, irreprésentable, introuvée et par conséquent
introuvable, comme l’est le Dieu biblique non thématisable et dont la transcendance comme telle est indéclinable. Il existe bien pour Schelling une temporalité
dont le passé n’a jamais été présent, se situant en un point que l’on ne peut
atteindre. L’historicité de l’Absolu ne répond pas à un processus génétique de
l’Idée que dans La Philosophie de l’art Schelling reliait aux dieux grecs en tant
que représentation de cet Absolu, ou que, dans les Recherches de 1809, il comparait
à des figurations nocturnes, des lueurs informelles précédant le surgissement de
la lumière, comme une sorte de tohu-bohu temporel dont les virtualités ne sont
ni intelligibles, ni sensibles, ni perceptibles, cependant que les potentialités qu’elles
emportent avec elles requièrent, face à l’existence nue du temps du monde, une
éthique mettant en relation les trois temporalités divines spécifiques au christianisme, avec ces trois champs de forces auxquels se rattachent la temporalité
humaine. Si l’image de l’éternité ne s’interrompt ni avec le temps du passé marqué
par une puissance de contraction, ni avec le temps du présent inaugurant une
force en perpétuelle expansion, ni avec le temps de l’avenir qui laisse poindre
l’horizon de la sérénité par l’union des deux premières forces, il faut à cette
combinatoire de temps et de forces mêlées une autre puissance, celle du philosophe, dont la fulguration fait venir au jour des formes de pensée dont le modèle
est le temps lui-même, non plus exactement le pur achèvement spéculatif, non
plus les splendeurs nocturnes de l’Idée, mais bien plutôt l’éclat du temps qui trouve
une forme accomplie dans une philosophie narrative écrite dans la forme du temps,
sous son autorité, ses extases ; forme coextensive au retrait de Dieu, au Dieu caché
grâce auquel la Révélation instaure le véritable devenir de la création. L’irruption
du temps s’ouvre au récit et à cette temporalité immémoriale qui commande le
présent de manière absolument irréversible, exactement comme dans le temps de
la parole prophétique qui fonde l’originarité du temps du monde. C’est ce que
Schelling entend dans la dualité primordiale de l’unité divine, parallèle à la dualité
de l’éternel présent et de l’éternel passé qui, selon lui,
se trouve incorporée dans les moindres nuances de la langue de l’Ancien Testament, alors que le Nouveau Testament se contente de les supposer et de n’y faire que
de brèves allusions18.
Il est tout à fait remarquable que cette conception du temps soit précisément
celle sur laquelle Emmanuel Levinas porte son attention dès De l’existence à l’existant (1947)19 et de manière plus systématique dans Totalité et Infini (1961). Mais
chez Levinas, l’infinition du temps a pour vocation de s’opposer au définitif de
18. Schelling, Les Âges du Monde (1815), traduction française Samuel Jankélévitch, Paris, Aubier,
1949, p.103.
19. Emmanuel Levinas n’était pas un lecteur de Schelling. Il n’existe pas à notre connaissance dans
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l’être, autorisant ainsi l’ouverture de l’être lui-même à un autre destin que le sien :
« (…) le temps triomphe par sa discontinuité, de la vieillesse et du destin20. » La
question de la discontinuité n’est pas étrangère à l’irruption du temps schellingien.
La discontinuité comme ce qui atteste l’opposition permanente à une ipséité constitutive du temps s’ouvre sur ce que Levinas appelle un drame, « (…) une multiplicité
d’actes où l’acte suivant dénoue le premier21 ». L’irruption quant à elle atteste
d’une séparation, d’une scission et d’une différenciation des forces du fondement
et de l’existant, révélant un Fond sans Fond, un Grund qui désignerait l’ipséité,
rendant nécessaire la présence d’un Ungrund, ce principe qui échappe à toute
différence, comme le montre le Schelling des Recherches22. Qu’il soit question chez
Levinas de discontinuité, rendant possible une relation avec « le passé recommencé23 », ou chez Schelling d’un phénomène irruptif, pour ne pas dire disruptif,
dans lequel l’obscurité propre au Grund s’en retourne à l’Ungrund, nous avons là
une opposition entre deux figures distinctes de récit où le motif de l’amour, plus
précisément encore, du mystère de l’amour, devient l’épicentre du tragique de
l’existence qui engage l’esquisse d’une philosophie narrative dont le modèle serait
le discontinu d’une séparation incessamment reprise, continuée, renouée.
*
* *
Quelle est la scène de ce récit chez Levinas ? L’événement de la rencontre,
l’irruption dérangeante d’autrui qui jamais ne comble « une visée d’attendu » (Levinas), laquelle viendrait toucher un affect pré-originaire, immémorial, selon l’expression de Levinas. Cet immémorial, commun à Schelling et à Levinas, interroge le
temps dans lequel s’inscrit non seulement la rencontre, la proximité d’un autrui
qui toujours nous aura déjà affecté, mais également, il interroge la séparation
elle-même et, le faisant, engage un récit qui se constitue comme une réponse à
l’appel de cet immémorial exigeant une exposition, que celle-ci soit de l’ordre de
la Révélation (Levinas) ou de l’ordre de l’auto-révélation divine (Schelling). Dans
les deux cas de figure, il s’agit bien d’une genèse de la temporalité même qui est
pensée comme drame, attestée par la multiplicité requise par la succession des
instants. Il en résulte un combat inégal, asymétrique dirait Levinas, une opposition
radicale entre un principe qui envisage le sujet comme passé et celui qui l’accueille
comme présent. Dans Les Âges du monde (1811), Schelling écrit :
l’œuvre d’Emmanuel Levinas de références significatives à l’œuvre de Schelling. Contrairement à
l’œuvre de Hegel, explicitement présente chez Levinas et dont il parlait volontiers, nous ne pouvons
dire avec précision quels sont les ouvrages de Schelling qu’Emmanuel Levinas a lus ou étudiés, car,
que ce soit dans ses écrits ou dans ses cours, ou encore dans les échanges oraux, il n’en faisait jamais
mention. Lorsque la question lui était posée, il reconnaissait n’avoir étudié cette œuvre que très
partiellement.
20. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, ed. Martinus Nijhoff,
1961, p. 258.
21. Ibid., p. 260.
22. Recherches, SW.VII.
23. Totalité et Infini, p. 259.
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(…) c’est ainsi qu’à chaque instant surgit le temps, et en vérité le temps en entier,
le temps dans lequel passé, présent et avenir sont dynamiquement dissociés et par là
du même coup conjoints24.
Le plus frappant, c’est que chez Levinas, le chaque instant qui surgit du
temps est également le temps « entier » (Schelling), également « dynamiquement
dissocié » (Schelling), et cette dissociation est le principe même qui permet « de
renouer avec le fil de l’histoire25 ». De sorte que la volonté d’exister que se partagent
Schelling et Levinas est la condition pour que l’affect pré-originaire, an-archique,
à savoir une temporalité immémoriale qui n’a jamais été présente mais grâce à
laquelle le processus de narration s’amorce, devient le lieu d’une réminiscence, la
structure même de la conscience, d’un dialogue impossible, inaudible entre l’immémorial et l’instant, le passé et le présent, comme si nous pouvions penser sans le
connaître un passé d’avant le monde et qu’un avenir après le monde était toujours
pensable. Ce dialogue trouve sa forme inaccomplie, parce que prise dans les rouages de « l’infinition du temps » (Levinas), dans une identité narrative absolue
pouvant rendre compte de la liberté humaine. Il y va de ce que l’on pourrait
appeler un surplus de temps qui n’est pas sans rapport avec, d’un côté, l’eschatologie schellingienne telle qu’elle se déploie dans les Recherches, depuis laquelle
la question de la Révélation s’entend comme séparation d’avec le mal et le bien,
et, de l’autre, avec le temps messianique évoqué par Levinas dans les dernières
lignes de Totalité et Infini, là « où le perpétuel se convertit en éternel26 ».
Cette temporalité désigne l’antinomie radicale entre durée et éternité. L’histoire
de Dieu, plus immémoriale que l’immémorial même, s’inscrit dans cette constellation circonscrite des temps humains comme analogon du temps divin. Suivant
la logique de l’Ecclésiaste qui sert de référence à Schelling, le temps du monde
serait celui où rien de nouveau ne se passe sous le soleil. Ce serait
seulement un temps qui n’a ni véritable passé, car le passé n’est passé que ce qui
resurgit aussitôt dans le temps suivant, ni véritable futur, car toujours s’y répète ce qui
est déjà advenu27.
Aussi, l’immémorial, ce temps d’avant le monde est-il la condition de ce
que Schelling soutient dans le Système de Wurzbourg : « Le temps complet, c’est
l’avenir28. »
Avec les trois versions successives des Âges du monde, Schelling expose les
conditions d’un possible dialogue entre temps passé et temps immémorial, afin de
retrouver la dictée du temps même, « embrassant, comme les voyants des temps
24. Les Âges du monde, traduction française Pascal David, Paris, PUF, 1992, p. 93.
25. Totalité et Infini, p. 255.
26. Ibid., p. 261.
27. Schelling, Introduction à la philosophie, leçon XXIII, p. 62.
28. Cf. fragment du Livre I des Âges du monde, in Die Weltalter, Fragmente, In den Urfassungen
von 1811 und 1813, M. Schröter, Munich, Beck, p. 82. Désormais cité Urf. Pour la thèse soutenue
dans le Système de Wurzbourg, cf. SW., VI, § 114, p. 275 ; reprise dans les aphorismes de 1806, SW
VII, p. 238.
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primitifs en eurent la renommée, ce qui est, ce qui fut et ce qui sera29 ». Il se
produit ce que l’on pourrait appeler un chiasme entre la figure du présent et celle
du passé grâce auquel l’aspiration au processus de réminiscence ne relève plus
d’un fantasme ou de la seule imagination. Retrouver l’immémorial, c’est entrer
dans un ordre temporel génétique ou historique, c’est revenir à une unité primordiale, contractée, depuis laquelle le récit du temps commence. Mais commencer
par la narration d’un temps passé qui n’a jamais été présent, commencer par un
temps où Dieu n’est pas encore Dieu, d’un temps comme Grund, ou encore comme
extase, implique un processus génétique, une dramaturgie narrative comme exposition d’une autorévélation de Dieu en Dieu. L’immémorial contient une force
propulsive, une tension vers l’avenir qui se déploie dans le récit, qui peut aussi se
contracter, produisant ainsi du temps pur. C’est la force même du récit que de
mettre en œuvre une dramaturgie du temps comme puissance disjonctive du
présent et du passé. Schelling écrit que cette dynamique en perpétuelle expansion,
à la fois contenue, retenue, contractée, passant de la force du Père à la force du
Fils, est
la force éternelle radicale, la vigueur de Dieu par laquelle, avant toute autre chose,
Lui-Même est en tant que lui-même, l’Unique, coupé de tout, qui doit nécessairement
être30.
Par ce processus d’engendrement, l’immémorial, du fait même qu’il est raconté
et non plus représenté, acquiert ainsi un statut pensable, dramatique, parce que le
temps humain devient alors la seule parole possible pour attester du passé divin.
Le récit comme genèse de la temporalité se fait ici récit de l’Existence, au-dessus
de laquelle la liberté de Dieu est absolue. Nulle révérence devant l’irrationnel, ou
devant l’identité de l’Être et de l’essence, ou encore devant la factualité de l’Existence. Dire le temps s’accompagne d’un mouvement d’abandon irréversible d’une
conception de Dieu qui précèderait l’Être. Le temps de l’avenir, en raison même
de son lien organique avec le temps immémorial, focalise son attention sur la
séparation de Dieu d’avec son Être. Le récit du temps, tel qu’il se déploie dans
les trois versions des Âges du monde, constitue un point de départ à une réflexion
sur la liberté et la souveraineté d’un Dieu qui se situerait au-delà de tout savoir et
de toute unité apophantique et de toute déterminité négative. Peut-on pour autant
en déduire que Dieu serait au-delà de l’Être ? Cette hypothèse requiert notre attention et nous aimerions la mettre en relation avec la philosophie de Rosenzweig et
de Levinas. Dieu au-delà de l’Être : comme le dit très justement Miklos Vetö,
Cela ne signifie pas qu’Il le précède mais bien au contraire qu’Il le ‘suit’ : dans
cette spéculation l’über veut dire nach. Le Dass imprépensable est l’Être àvant’ tout
Être, l’actualité qui précède toute possibilité, tandis que ce qui est au-delà de l’Être,
qui en est le Maître et le Seigneur ne pourrait pas être avant lui mais seulement àprès’31.
29. Schelling, Les Âges du monde, 1811, traduction française, Pascal David, Paris, PUF, 1992,
p. 13.
30. Les Âges du monde (1811), p. 33.
31. Miklos Vetö, « Philosophie de l’existence et théisme scientifique… », p. 56.
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Nous aimerions montrer que ce qui est à l’œuvre dans les Âges du monde et
dans la Spätphilosophie affecte non seulement la conception dynamique du temps,
sa puissance et son organicité – à l’instar de l’idéalité transcendantale du temps
kantien qui consiste à penser chaque temps présent selon un principe de causalité,
à savoir, comme une déterminité d’un temps passé – mais affecte également l’attestation par la philosophie positive d’un Dieu séparé de l’Être, le mot Être désignant
comme le temps une force organique qui parvient à surmonter l’antagonisme entre
le temps et l’Être. Cette séparation est une condition de l’existence, en dépit de
l’imprépensable désormais pensable, au nom d’une liberté qui viendrait à s’épuiser
et à disparaître si la séparation faisait défaut, si l’idée du néant en Dieu que le
dernier Schelling introduit ne permettait plus au monde de l’identité de s’écarter
du monde de la différence. La puissance du temps telle que la conçoit Schelling
vient faire éclater l’idéalité du temps en rendant sa liberté à un commencement
effectif. Elle permet selon nous de lire le dernier Schelling comme le philosophe
dont la puissance critique aura préfiguré, anticipé l’achèvement de la métaphysique
occidentale. En dénonçant la crise de l’Offenbarung32, Schelling place la Révélation
au registre d’une manifestation qui n’appartient plus, à l’instar de la Révélation
hégélienne, à un ordre qui a toujours existé. Autrement dit, la Révélation est
manifestation de l’immémorial, dont on peut dire qu’elle ourdit constamment le
passé et le présent. Elle serait la réplique la plus radicale à l’histoire de Dieu, à
son passé, son retrait, sa puissance de contraction, de développement et de conservation qui permet au temps de l’homme de se rassembler. Elle est une réplique
inversement proportionnelle à la phénoménologie de l’Esprit Absolu, en ce qu’elle
ne s’érige plus en conscience de soi ou en présence, mais en pur commencement,
pur avènement et non plus aboutissement. Nous retrouvons le motif de la stupéfaction, de l’effroi et de l’abime face à l’inconnaissable et à ce qui n’est pas
déductible du système, à savoir l’identité du tout dans l’esprit et la pensée spéculative. Un passage de la Philosophie de la Révélation dit bien en quoi « l’affect du
philosophe » cher à Platon et que Schelling rappelle, en l’occurrence l’étonnement33, est ce qui motive la philosophie et la pousse « en dehors et au-delà » d’un
savoir qui pourrait faire l’économie de la Révélation. Cette philosophie « ne trouvera même aucun repos tant qu’elle ne s’est pas avancée jusqu’à ce qui est absolument digne d’étonnement »34. Il faut donc comprendre la Révélation selon
Schelling, non seulement comme une manifestation qui se donne et qui ne pourrait
avoir lieu sans ce surgissement de la volonté la plus libre qui ne peut être que
celle du Divin. Schelling précise :
Pourquoi y aurait-il une Révélation, à quelles fins en conserverait-on encore en
général le concept, si, grâce à elle, nous n’expérimentions, si nous n’apercevions rien
d’autre en fin de compte que ce que aussi bien sans elle, et de nous-mêmes, nous
connaissons ou nous pourrions connaître ? (…) On voit donc sans peine, s’agissant du
32. F.W.J. Schelling, Philosophie der Offenbarung (éd. originale 1858), Darmstadt, 1990 ; traduction
française sous la direction de J.-Fr. Marquet et J.-Fr. Courtine, Philosophie de la Révélation, Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 3 tomes, 1989-1994.
33. La référence à Platon se trouve dans le Théétète, 155D.
34. Schelling, Philosophie de la Révélation, p. 32.
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concept de Révélation, ou bien qu’il n’a aucun sens et doit donc être totalement abandonné, ou bien que l’on est forcé de constater que le contenu de la Révélation doit être
tel que, sans elle, non seulement on n’en aurait rien su, mais même que l’on n’aurait
rien pu en savoir. Ici donc la Révélation sera déterminée tout d’abord comme une source
originale et particulière de connaissance35.
Révélation et auto-révélation
Schelling affirme que la question de la Révélation déplace l’interrogation sur
l’absolu. D’un côté, il se préoccupe de penser l’athéisme comme ce qui vient
séparer l’homme de Dieu, de l’autre, il admet que le rapport de Dieu avec la
nature, le fait même de mêler Dieu à la nature n’est pas philosophiquement satisfaisant. Schelling déploie une pensée radicalement nouvelle, qui tente autant de
sortir d’une conception théiste où Dieu serait pleinement partie prenante de la
spéculation, que de prendre ses distances avec une sensibilité anthropomorphique
du panthéisme et du paganisme qui constituerait l’horizon du christianisme. Quand
Schelling auscultera plus tard la dimension d’Ursprache à l’œuvre dans la Bible, il
s’interrogera sur le mouvement de tension qu’implique la Révélation vétérotestamentaire, là où la Révélation biblique implique un principe d’obscurcissement. Le
temps de la Révélation sur lequel nous portons notre attention, serait celui qui,
depuis l’avènement du christianisme, supprime l’idée même de Révélation, voire
la Révélation elle-même. Ce geste de suppression retourne la Révélation sur ellemême et engage ce que nous appelons le récit de l’absolu, comme un champ de
force narratif qui ne cède en rien au temps de la conscience et qui inclut le temps
de l’éternité tel que Schelling l’entend dans les Weltalter à travers le moment
névralgique d’Exode 3-14 dans lequel Dieu révèle à Moïse son nom. Au fond
Schelling ne fait rien de moins que de donner au temps du monde une extériorité
structurante que le système hégélien ne peut accomplir, et c’est pourquoi cette
extériorité est une menace qui bouleverse de fond en comble l’activité d’un sujet
face à un objet – idée que la philosophie positive pourrait infiltrer la philosophie
négative et déclencher une crise au cœur même de la conscience dont la rupture
entre Schelling et Hegel témoigne. On ne peut pas pour autant en déduire que
la philosophie négative disparaît, loin de là. Schelling l’oblige à sortir de la pure
pensée, à séparer ce qui était uni, courant ainsi le risque de s’empoigner avec
l’aporie d’une contradiction qu’il ne peut trancher qu’en soumettant la raison à
un long processus d’exil, d’extradition, son but étant d’inverser les priorités, de
partir de l’Existant pour aller au concept et non pas de tenir l’Existant pour le
concept et pour l’essence (Wesen). Comme le dit très justement Xavier Tilliette :
Au sein de la philosophie négative : l’être suprême transite à l’existant nécessaire.
Au sein de la positive : l’existant nécessaire se révèle comme l’Être suprême36.
35. Philosophie de la Révélation, tome III, pp. 24-26.
36. Cf., « Deux philosophies en une », in Actualité de Schelling, sous la direction de G. PlantyBonjour, Paris, Librairie Vrin, 1979, p.97.
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On peut se demander pourquoi Schelling prend l’épisode du Buisson ardent,
la Révélation par Dieu de la quiddité de son nom (Exode 3,14)37. Dans le texte
biblique, il est écrit : « Ehyé asher Ehyé shelahani alékhem ». Ce qui signifie littéralement : « Je serai qui je serai m’a envoyé vers vous ». La Bible hébraïque présente
une multitude d’occurrences pour exprimer le terme « shem », le Nom, afin de
restituer la pluralité des désignations de Dieu. Aussi, ces occurrences sont-elles
des actes de nomination, et non pas seulement des attributs, comme puissance
créatrice de la parole qui doit échoir à l’homme. C’est Dieu lui-même qui préside
à la vocalisation de ces nominations dont la caractéristique est de transcender le
temps et l’espace. Pour rester au plus proche de la concordance hébraïque, Schelling traduit la première partie de cette occurrence, la plus célèbre, par : « Ich bin,
der ich sein werde », ce qui d’emblée introduit un contresens majeur qu’il importe
de signaler, car la plupart des traductions qui font autorité ne tiennent pas compte
de la tournure grammaticale de la langue de l’hébreu qui infléchit le sens et
l’interprétation de ce verset intraduisible. Ainsi, Moses Mendelssohn – pour qui
l’hébreu était la langue que Dieu parlait pour s’adresser à Adam, aux patriarches,
à Moïse et aux prophètes en général – traduit « Ehyé asher Ehyé » (Exode, 3, 14)
de la façon suivante : « Ich bin das Wesen, welches ewig ist ». Pour Mendelssohn,
le terme Wesen restitue au mieux l’idée que la vérité de l’existence est ce par quoi
se déduit l’essence du divin. De même, pour Rosenzweig – qui traduit « Ehyé
asher Ehyé » par « Je serai présent comme celui qui sera présent » – l’expérience
de la Révélation effective dans la structure dialogale du « Je » et du « Tu » implique
une dimension narrative. L’expérience de la Révélation est donc expérience du
langage. Elle survient parce que le monde a été créé et que la temporalité humaine,
qui est dans L’Étoile de la Rédemption38 comme dans les Âges du monde, peut
accéder par le langage à la conscience de son éternité. En ce sens, Rosenzweig
reconnaît que la vocation historique du christianisme consiste à répandre et
déployer la Révélation dans le monde et qu’à ce titre elle acquiert une dimension
universelle. C’est depuis cette dimension qu’il faut comprendre le phénomène de
contraction de l’existence, comme ce qui donne à l’effectivité du commencement
une force propulsive de propagation. Tout le problème pour Schelling étant de
concevoir la question du temps en partant de l’Éternité, et non pas l’inverse. Cette
question, Schelling la relie, dans la version des Âges du monde de 1815, à son
interprétation d’Exode 3,14 lorsqu’il s’interroge sur la signification de la formule
« Ehyé asher Ehyé » :
Dans l’éternité vide, abstraite, il ne saurait être question de conscience ; la
conscience de l’éternité ne peut trouver d’expression que dans ces paroles ; je suis celui
qui a été et qui sera ou, d’une façon plus profonde dans ce nom intraduisible que Dieu
s’est donné en présence de Moïse et qui, dans le langage, prend des significations
37. Je renvoie au texte de Jean-François Courtine, « La place du judaïsme, entre mythologie et
Révélation », in Jean-François Courtine, Schelling : entre temps et éternité – Histoire et préhistoire de la
conscience, Paris, Vrin, 2012, pp. 133-157. Cf., également, Jean-François Courtine, « Du Dieu en
devenir à l’être à venir », in Extase de la Raison, Essai sur Schelling, Paris, Galilée, 1990.
38. Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption (Der Stern der Erlösung, 1919), traduit de l’allemand par Alex Derczanski et Jean-Louis Schegel, Paris, Seuil, 2003.
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différentes, tout en étant exprimé par les mêmes mots : je suis celui qui a été ; j’ai été
celui qui sera ; je serai celui qui est. La conscience d’une pareille éternité ne se conçoit
pas sans des distinctions temporelles39.
Chez Rosenzweig la question du temps implique ce que l’on pourrait appeler
une privation de la transcendance, au profit de l’expérience immédiate que
l’homme fait de la Création. La notion d’expérience n’est pas en retrait chez le
Schelling des Âges du monde auquel se réfère Rosenzweig, dont sa lecture est
contemporaine de la conception et de l’élaboration de l’Étoile de la Rédemption40
(Der Stern der Erlösung), paru en 1921, rédigé en grande partie pendant la Première
Guerre mondiale, alors qu’il se trouvait sur le front balkanique. On ne s’étonnera
pas de l’influence considérable que les Weltalter auront exercé sur une pensée
centrée sur l’existence comme réalité absolument séparée de Dieu. On peut se
demander jusqu’où la forme tripartite de l’Étoile de la Rédemption – Création,
Révélation, Rédemption – n’a pas été suggérée à Rosenzweig pas sa lecture inspirée
des Âges du monde. De même que chez Schelling l’interrogation porte sur la
Création en tant que celle-ci se définit comme existence autonome faisant l’expérience d’un Absolu qui tente de s’élever au-dessus des deux puissances antagonistes
que sont l’affirmation et la négation, chez Rosenzweig, la création correspond à
l’expérience immanente comme affirmation de la Création. Ce « Oui » existentiel
donné à la Création correspond chez Rosenzweig au Dasein du monde qui se
manifeste avant tout dans la perception des choses et de leur qualité, par-delà
l’idéalisme et l’histoire de la métaphysique. Autrement dit, le Dasein qui fait l’expérience de l’affirmation donnée à la Création est d’emblée impliqué dans l’existence.
Cette immédiateté ne tient pas à une logique processuelle et spéculative. Rosenzweig écrit :
Le monde est là (…) avant toute chose. Simplement là. L’être du monde est son
déjà-être-là (…). Dans cette nouvelle acception du concept d’être-là (Da-sein) se rencontrent à la fois l’existence du monde et la puissance de Dieu ; tous deux sont « déjà là » ;
en raison de sa nature de créature, de son aptitude à être sans cesse recréé à nouveau,
le monde est déjà fait ; Dieu l’a créé à partir de son éternelle puissance créatrice, et
c’est l’unique raison pour laquelle il est « là » et se renouvelle chaque matin41.
Nous serions tentés de dire que Rosenzweig n’est pas loin de penser que la
perception est encore plus originelle, plus immémoriale, pour reprendre un voca39. Schelling, Les Âges du monde (1815), p. 90.
40. Der Stern der Erlösung, Francfort-sur-le-Main, 1921 ; 2e ed., 1930 ; 3e ed., Heidelberg, 1954 ;
4e ed., La Haye, 1976 ; traduction française Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, L’Étoile de
la Rédemption, Paris, Le Seuil, 1982. Nous devons à Stephane Mosès l’étude à ce jour la plus importante
sur la philosophie de Franz Rosenzweig, et en particulier, sur l’Étoile de la Rédemption. Citons
notamment deux ouvrages de référence : Stéphane Mosès, Système et Révélation, La philosophie de
Franz Rosenzweig, Préface d’Emmanuel Levinas, Paris, Bayard édition, 2003 ; Franz Rosenzweig, Sous
l’Étoile, Préface de Danielle Cohen-Levinas, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2009. Citons
également deux autres ouvrages importants : Franz Rosenzweig, Foi et savoir, Autour de l’Étoile de la
Rédemption, Introduit, traduit et annoté par Gérard Bensussan, Marc Crépon et Marc de Launay,
Paris, Vrin, 2001 ; Franz Rosenzweig, Confluences – Politique, Histoire, Judaïsme, Textes introduits,
traduits et annotés par Gérard Bensussan, Marc Crépon et Marc de Launay, Paris, Vrin, 2003.
41. L’Étoile de la Rédemption, cité par Stéphane Mosès in Franz Rosenzweig – Sous l’Etoile, p. 31.
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bulaire schellingien et levinassien, que l’affirmation elle-même, car dans la perception des qualités sensibles des choses ne se joue rien de moins qu’une affirmation
plus originaire du monde. Nous retrouvons ici la logique qui sous-tend le récit de
la Création, à savoir le premier chapitre de la Genèse. Que dit le récit ? Il prononce
avant tout ce que Rosenzweig appelle un « Oui divin » – un « Oui » d’origine
divine, à l’existence de la créature, ce que le récit du premier chapitre de la Genèse,
Berechit, exprime de façon récurrente par l’expression : « Et Dieu vit que c’était
bien42. » Cette formule, toujours placée en fin d’un verset, revient six fois de
manière quasi litanique. Elle désigne un mouvement d’effectuation : l’affirmation
de l’existence ne devient en effet effective qu’au moment où Dieu prend la parole
pour valider sa création, prendre acte que tout va bien et que la Création ainsi
créée a pour corollaire la Révélation, à savoir le mouvement d’effectuation propre
à la relation de Dieu à l’homme manifeste dans le langage : « (…) vaiare Élohim
kit tov » – « Et Dieu vit que c’était bien. »
Si la Création s’avère la relation de Dieu au monde, la Révélation quant à elle
déplace cette relation sur l’axe Dieu/homme, en opérant une séparation que Schelling entendait come le principe de toute Création : « Cette ségrégation, cette séparation intérieure, œuvre du vrai désir, est la première condition de tout rapport
avec le Divin »43. C’est à ce titre que l’existence, impensable dans la philosophie
négative, devient désormais pensable dans la philosophie positive. Mais contrairement à Rosenzweig chez qui l’existence est un « être-déjà-là », une expérience
vécue du monde qui se dit à travers la médiation du récit, chez Schelling, l’existence
comme modalité pré-originaire ne se révèle qu’à posteriori, cependant que Dieu
ne devient pensable non pas au regard de l’imprépensable, mais de sa Création.
Rosenzweig radicalise l’excentration de l’homme et du monde. Ce qui commande
chez lui le sens instituant un rapport à la Révélation n’est autre que l’extériorité
de Dieu elle-même depuis laquelle une logique dialogale se met en place. Que
signifie dialogue chez Rosenzweig ?
Au Je répond, à l’intérieur de Dieu, un Tu. Il s’agit là de l’accord – à la fois Je
à la fois Tu – présent dans le monologue divin lors de la création de l’homme. Mais
de même que ce Tu n’est pas un Tu authentique, puisqu’il demeure à l’intérieur de
Dieu, de même ce Je n’est pas encore un Je authentique, car il n’a pas encore rencontré
de Tu en face de lui ; c’est seulement à partir du moment où le Je reconnaît le Tu
comme quelque chose qui lui est extérieur, c’est-à-dire lorsqu’il passe du monologue à
l’authentique dialogue, qu’il devient ce Je que nous venons de définir comme la phonémisation (Lautwerden) du Non originel44.
Ainsi, un des moments les plus névralgiques dans la Bible hébraïque est sans
aucun doute l’épisode où Dieu interpelle Adam : « Où es-tu ? » demande Dieu au
chapitre 3, verset 9 de Genèse III. L’interpellation recèle une fonction formelle,
42. Les traductions varient. On peut traduire également, comme le font les membres du Rabbinat
français, sous la direction de Zadoc Kahn, d’après la version massorétique du texte hébraïque : « Et
Dieu considéra que c’était bien ». André Chouraqui propose quant à lui : « Elohîms voit : quel bien ! »
(ed. Desclée de Brouwer, Paris, 2003.
43. F.W. Schelling, Les Âges du monde, traduction de Samuel Jankélévitch, Paris, 1949, p. 61.
44. In Franz Rosenzweig – Sous l’Étoile, p. 35.
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voire linguistique. Il s’agit bien, au travers les modalités du récit, d’attester la réalité
du langage comme découverte d’une altérité portée par le pronom Tu. Cette
dimension du langage n’atteste pas seulement de l’existence et des relations entre
l’homme et sa créature. Elle indique très précisément le lieu d’où la Révélation
comme manifestation sans manifesté s’entend. Or, ce lieu n’est pas subordonné à
un espace médiatisé que l’homme habite. Il est entièrement dévolu au déploiement
de la parole et d’une subjectivation du langage dont la vérité révélée ne l’est qu’à
travers le motif de l’interpellation :
« Où es-tu ? » Cette interrogation n’est autre que la question du Tu. Question qui
ne porte nullement sur l’essence du Tu (car celle-ci n’est encore même pas envisageable),
mais seulement et d’abord, sur son lieu. Où y a-t-il un Tu ? Cette question sur le Tu
est la seule chose que nous connaissions de lui. Mais cette question suffit au Je pour
se découvrir soi-même ; il n’a pas besoin de voir le Tu ; en posant la question du Tu
et en témoignant par cette question qu’il croit en son existence, même sans l’avoir sous
les yeux, il s’interpelle lui-même comme Je et s’exprime en tant que tel45.
Nous voyons là où se situe le point de divergence entre Schelling d’un côté
et Rosenzweig et Levinas de l’autre. Création et Révélation sont pour Schelling la
possibilité de l’avènement du concept à partir d’un être originel. La méthode est
donc déductive, et si le point de départ réside dans l’existence, c’est pour penser
au mieux, non pas l’existence elle-même, mais sa divinité. De la divinité dépend
le sens de l’Être et sa connaissance. Pour Rosenzweig et pour Levinas l’intelligibilité
de l’Être ne réside pas dans sa connaissance. C’est pourquoi le monde se révèle
à l’homme sous la forme pronominale d’un Tu, ce que Rosenzweig appelle un
« prochain » et que Levinas nomme « autrui ». Dès lors, le rapport au temps est-il
simultanément le résultat de « la brisure de l’être » (Rosenzweig) et l’expérience
paradoxale de l’avenir qui toujours demeure à venir, sur le point d’arriver. Interruption (Levinas) et anticipation (Rosenzweig) sont les deux modalités sur lesquelles repose la question de la Rédemption.
Si pour Schelling la Révélation sous les traits du christianisme répond à un
mouvement de sécularisation impliquant un enracinement non seulement dans
l’histoire mais dans une temporalité religieuse, sacrée, autrement dit mythique,
pour Rosenzweig et Levinas, le judaïsme recèle au sein de l’histoire une vocation
métahistorique, qui déplace la question de la Rédemption, laquelle ne retient guère
dans les différents moments qui scandent les événements historiques qu’une visée
collective, téléologique, ne pouvant se réaliser qu’à travers la temporalité du monde
et de l’histoire, ordonnée selon les trois moments que décline Schelling dès l’ouverture des Âges du monde :
Le passé est connu, le présent est constaté, le futur est pressenti. Le connu est
raconté, le constaté est exposé, le futur est prophétisé46.
Aussi, si une histoire de l’Être est possible selon Rosenzweig et Levinas, elle
ne l’est que comme déformalisation du savoir et du temps, comme expérience
irréductible de l’instant de la Révélation et comme anticipation d’une attente irrésolvable de la Rédemption.
45. Ibid., pp. 35-36.
46. p. 9.
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