L`éthique non écrite de Cassirer - Revue germanique internationale

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Revue germanique internationale
15 | 2012
Ernst Cassirer
L’éthique non écrite de Cassirer
Dominic Kaegi
Traducteur : Carole Maigné
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1312
DOI : 10.4000/rgi.1312
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 6 juin 2012
Pagination : 129-137
ISBN : 978-2-271-07346-4
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Dominic Kaegi, « L’éthique non écrite de Cassirer », Revue germanique internationale [En ligne],
15 | 2012, mis en ligne le 06 juin 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1312 ;
DOI : 10.4000/rgi.1312
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Tous droits réservés
L’éthique non écrite de Cassirer
Dominic Kaegi
« Professor Cassirer has not so far outlined a positive theory of morals. »
Baumgardt, « Cassirer and the Chaos in Modern Ethics »
« [Ihr Aufsatz] hat mich besonders erfreut, weil ich aus ihm ersehen habe wie nahe wir uns in unseren
ethischen Grundanschauungen stehen. »
Cassirer an Baumgardt, 15. März 19441
Quand on sait ce que l’on cherche, on le trouve plus facilement : c’est un bon
précepte qui vaut aussi des objets abstraits. Il concerne d’autant plus notre point
de départ : que cherchons-nous quant à l’éthique de Cassirer ? Absolument pas
l’éthique de Cassirer. Il est bien connu que Cassirer n’a pas écrit de « Theory of
morals », du moins aucune d’un poids monographique. Des chapitres de Liberté et
Forme et du livre sur Kant, la section sur « la philosophie morale » de l’étude sur
Hägerström, les « conclusions finales éthiques » de l’annexe de Déterminisme et
Indéterminisme, - rien de plus ne s’offre à nous, exceptées de brèves remarques qui
complètent l’inventaire, mais sans ajout substantiel.
Est-ce un « manque cruel2 » ? Non. Certes, on attendrait de Cassirer, « défenseur » aussi « réfléchi de la tradition humaniste », qu’il ne manque pas d’une
« éthique à part entière3 ». « Humanisme » n’est du moins pas le terme qui convient.
Heidegger maintient curieusement le malentendu d’une alliance thématique, historiquement fondée, entre humanisme et éthique. Conception « trop étroite sans aucun
doute », ainsi que Cassirer la critiquait lui-même. « On s’est habitué à considérer
“l’idéal d’humanité” du xviiie siècle selon des points de vue avant tout éthiques,
on a coutume de voir en lui, si ce n’est exclusivement, du moins au premier plan,
un idéal éthique. » « Pour Winckelmann et Herder, pour Goethe et Humboldt, et
1. David Baumgardt, „Cassirer and the Chaos in Modern Ethics“, in : Paul Arthur Schilpp (ed.):
The Philosophy of Ernst Cassirer, New York, 21958, p. 577-603, p. 598 und p. 603 (Anm. 61).
2. Birgit Recki, “Kultur ohne Moral ? Warum Ernst Cassirer trotz der Einsicht in den Primat der
praktischen Vernunft keine Ethik schreiben konnte”, in: Dorothea Frede / Reinold Schmücker (ed.),
Ernst Cassirers Werk und Wirkung. Kultur und Philosophie, Darmstadt, 1997, p. 58-78, p. 62.
3. Ibidem., p. 60.
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même pour Kant et Schiller », l’équipe au complet, « la signification concrète propre
à l’humanité ne se trouve pas au sein des limites de la forme éthique », mais « en
une autre place4 », – dans l’humaine productivité de l’appropriation et de la mise en
forme du monde. Les « points de vue éthiques » ne sont pas réglés pour autant, ils
n’appartiennent pas au contexte large de l’humanisme, mais au champ disciplinaire
de la philosophie pratique – à la philosophie pratique de Kant. John Michael Krois a
eu entièrement raison d’insister sur la source qu’est Kant pour l’éthique de Cassirer.
« La reconstruction historique de l’éthique kantienne par Cassirer resta pendant des
décennies sa discussion la plus longue et la plus détaillée du problème de l’éthique »
(« Cassirer’s historical reconstruction of Kantian ethics remained for decades his longest
and most detailed discussion of the problem of ethics »). Krois trouve cependant chez
Cassirer plus qu’une simple reconstruction d’un paradigme, à savoir une théorie
éthique personnelle – ce qui fut crucial dans sa controverse avec Hägerström –,
éthique que Cassirer a d’abord développée en réaction aux oppositions naturalistes
et non-cognitivistes : « il ne développa sa propre théorie que lorsqu’il fut confronté
à une doctrine éthique qui ne refusait pas seulement la position kantienne, mais
la validité de toute valeur5. » Il est certain, et tout aussi certain que ce n’est pas
sans influence de l’époque, que Cassirer déplaça dans les années trente le centre
de gravité de sa réflexion de la philosophie théorique à la philosophie pratique.
Cependant, Cassirer connaissait depuis longtemps les positions précitées opposées à
l’éthique kantienne et à l’idéalité des valeurs morales. Si elles ne l’avaient pas poussé
à développer sa propre éthique, les décades d’une reconstruction détaillée de Kant
resteraient inexplicables. Son motif se trouve toutefois dans l’auto-compréhension
de l’actualité de la philosophie critique dans un contexte post-métaphysique : sui
generis, il ne s’agit pas pour Cassirer, avant comme après Hägerström, d’une nouvelle éthique, mais de la présentification des concepts fondamentaux kantiens du
devoir, de l’autonomie et de la dignité sans « ajustement ni habillage » métaphysique6. Cassirer estime qu’un habillage métaphysique de l’éthique kantienne n’est
rien moins qu’une « scission du mundus sensibilis avec le mundus intelligibilis ». La
question sera donc de savoir comment la morale de la raison kantienne s’adapte au
vestiaire restrictivement antidualiste d’une philosophie des formes symboliques.
L’éthique non écrite de Cassirer est ainsi, pars pro toto, la Critique de la raison
pratique de Kant. Ce n’est pas rien, et encore moins un déficit, d’autant plus qu’une
« prudente préservation » de la tradition inclut toujours aussi une saine méfiance de
l’obstination à des innovations prétendument indispensables. On peut ainsi comprendre – pour insérer une remarque générale – l’attachement de Cassirer à Kant
comme l’expression d’un éthos historiquement bien informé refusant la surenchère.
4. Ernst Cassirer, “Naturalistische und humanistische Begründung der Kulturphilosophie”, in:
Erkenntnis, Begriff, Kultur. Rainer A. Bast (ed.), Hamburg 1993, p. 231-261, p. 246 et suiv.
5. John Michael Krois, Symbolic Forms and History. New Haven 1987, p. 153.
6. Ernst Cassirer, Axel Hägerström. Eine Studie zur schwedischen Philosophie der Gegenwart, in :
ECW, Bd. 21, Text und Anmerkungen bearbeitet von Claus Rosenkranz, Hamburg 2005, p. 79 ; Axel
Hagerström, Paris, Cerf, 1996, p. 116.
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Pour le dire plus simplement, il s’agit de laisser être des choses déjà réglées, au lieu
de poser des requêtes rétrospectives envers la tradition, en étant conscient que nous
sommes, entre temps, allés plus loin. Laisser être ce qui a déjà été mieux fait, c’est
ce que Henning Ottmann a formulé comme l’impératif philosophique, historique et
culturel, fondamental d’une éthique négative : « C’est un impératif qui nous place
dans un rapport vrai avec ce qui est derrière nous et nous est légué7. » À l’inverse,
le cas déjà évoqué de Heidegger montre combien il est risqué de rétrograder un
niveau de réflexion déjà atteint. Dans sa Lettre sur l’humanisme, il cite « un jeune
ami » qui « juste après que Sein und Zeit soit paru », le pressait : « Quand écrivezvous une éthique ?8 ». Heidegger réagit, si réagir est encore le mot adéquat après un
écart de vingt ans, par des réflexions approfondies sur le rapport entre éthique et
ontologie. Elles culminent dans l’argument selon lequel la pensée n’est ni théorique,
ni pratique, mais se produit avant la différenciation de la théorie et de la pratique,
en tant que pensée de l’être dans l’être (Andenken an das Sein), « une telle pensée
n’a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet9 » et pourtant est « déjà en elle-même
l’éthique originelle » qui en tant que « séjour accoutumé » de l’homme, pense « le
domaine ouvert à la présence de l’insolite10 ». Le fait que de l’insolite se joue (ou se
présente) dans l’intime et le familier, relève d’une brillante banalité. Penser l’insolite dans l’accoutumé, constitue toutefois pour Heidegger l’éthique, - une éthique
qui bagatellise (bagatelisiert), si ce n’est les crimes de la dictature nazie, du moins
sa propre complicité comme être historique (seinsgeschichtlich). Georges Steiner
nomme cela « automutilation11 » ; par contraste, qu’on lise simplement les analyses
contemporaines sur la responsabilité de la trempe d’un Ebbinghaus, un vieux kantien, un kantien d’airain12.
Le plaidoyer pour un conservatisme contrôlé dans ses effets historiques ne
résout aucun des problèmes systématiques que manifeste l’adaptation de Kant par
Cassirer. La manière dont l’éthique de Kant convient au plan général d’une philosophie des formes symboliques, à savoir au passage d’une critique de la raison à une
7. Henning Ottmann, “Negative Ethik. Oder : Warum es manchmal besser ist, nicht zu
handeln, als schon wieder einmal etwas zu tun”, in : Id. (ed.), Negative Ethik, Berlin, 2005, p.
13-25, p. 19.
8. Martin Heidegger, “Brief über den ‚Humanismus”, in : Wegmarken, Frankfurt/M, 1978, p.
311-360, p. 349 ; “Lettre sur l’humanisme”, traduction française André Préau, Questions III, Paris,
Gallimard, 1966, p. 136.
9. Ibidem., p. 354. ; traduction française, ibidem, p. 144.
10. D’après Héraclite, 22 B 119 : “Der (geheure) Aufenthalt ist dem Menschen das Offene für die
Anwesung des Gottes [des Un-Geheuren]” (Wegmarken, op. cit., p. 353) ; traduction française, ibidem,
p. 141 : « Héraclite dit lui-même : « le séjour (accoutumé) (geheure) est pour l’homme le domaine ouvert
[das Offene] à la présence [die Anwesung] du dieu, (de l’insolite) [des Un-geheuren] ».
11. Cf. George Steiner, Martin Heidegger. Eine Einführung, München, 1989, p. 41.
12. Voir Peter König, “Wenn wir das gewusst hätten!” – “Julius Ebbinghaus über die Schuld
der Deutschen“, in : Carsten Dutt (ed.), Die Schuldfrage. Untersuchungen zur geistigen Situation der
Nachkriegszeit, Heidelberg, 2010, p. 118-133.
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critique de la culture, reste obscure. Dans le transfert d’une critique de la raison à
une critique de la culture, quel est le lieu de la critique de la raison pratique ? Se
tient-elle, pour parler de topographie programmatique, à gauche comme terminus
ad quo et donc comme partie d’une critique de la raison au sens de Kant, ou à droite
comme terminus ad quem et donc comme partie d’une critique de la culture au sens
de Cassirer ? Ni l’un ni l’autre, visiblement. Raison et culture, critique de la raison
et critique de la culture ne se séparent pas de manière bipolaire. Cassirer pense à
un développement que Kant lui-même impulsa : « Si bien qu’au moment où Kant
entreprend de développer dans l’ensemble des trois Critiques le véritable “système
de la raison pure”, (…), l’être que considèrent les mathématiques et les sciences de
la nature apparaît incapable d’épuiser toute la réalité effective (…). En effet, c’est
un autre aspect de cette réalité qui se manifeste dans le monde intelligible de la
liberté, dont la Critique de la raison pratique expose la loi fondamentale, ou encore
dans le monde de l’art et des formes organiques de la nature, objets de la critique
du jugement esthétique et téléologique. » Ces nouveaux aspects octroient « un sens
élargi » à la « révolution copernicienne » : « ce n’est pas la seule fonction logique du
jugement, qu’il est légitime de lui soumettre, mais aussi bien toute direction et tout
principe d’organisation spirituelle13. » Il faut comprendre l’affirmation de Cassirer,
la critique de la raison devient « alors critique de la culture14 », comme ce qui en
résulte. Elle instruit un processus, qui s’effectue déjà chez Kant, quoique sans le titre
de « critique de la culture », et qui, dans la philosophie des formes symboliques,
renouvelle tout d’abord de nouveaux aspects de la réalité, que Kant n’avait pas luimême en vue (langue et mythe), et ensuite les systématise de manière catégoriale.
La systématisation présente sa propre phase de travail, qui consiste – pour le
dire vite et en passant par dessus divers puzzles –, à rendre fécondes la doctrine du
schématisme de Kant et la place centrale de l’imagination théorético-symbolique.
Le point décisif n’est pas ici que le concept kantien de schème soit la source originelle et singulière du concept de symbole chez Cassirer. Le point décisif est que le
schématisme de Kant conçu comme symbolisation des catégories de l’expérience
offre à Cassirer le modèle d’une transformation de la critique de la raison en critique
de la culture. Revenons à notre début : comment la critique de la raison pratique
s’inscrit-elle dans ce cadre ? Car il n’y a pas de schématisme de la raison pratique.
Cassirer le souligne : « Kant interdit le schématisme en éthique15. » Le schématisme
est interdit car en éthique, il ne doit pas y avoir d’intuition, d’image du bien, sans
corrompre l’apriorité de la morale rationnelle. Il serait d’autant plus néfaste pour
la morale rationnelle de rétorquer que le vote de Cassirer, – pas de schématisme
en éthique – n’est pas pensé comme une objection, mais comme une défense de la
13. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. Erster Teil : Die Sprache I, Darmstadt 91988,
p. 10. Traduction française, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Paris, Minuit, p. 19-20.
14. Ibid., p. 11. ; traduction française, ibid. ,p. 20.
15. “Davoser Disputation zwischen Ernst Cassirer und Martin Heidegger”, in : Martin Heidegger,
Kant und das Problem der Metaphysik. GA 3, Friedrich-Wilhelm von Herrmann (ed.), Frankfurt/M.
1991, p. 274-296, p. 277.
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morale rationnelle, très directement liée à la discussion à Davos où il s’agissait de
défendre Kant contre Heidegger. Ignorons cette fois-ci Heidegger, c’est Cassirer qui
importe. Soit « tout » Kant reste dans le navire, y compris sa morale rationnelle pure
sans schèmes ; il faudrait alors éclairer la question de savoir comment l’interdit de
l’image en éthique se comporte si se profile une philosophie des formes symboliques,
qui pose la médiation de la sensibilité et de la raison, du monde sensible et du monde
intelligible. Soit la morale rationnelle tombe, au nom de l’insuffisance symbolique
de ses fondements, et alors la référence à Kant et à l’unité révolutionnaire du « système » critique devient obsolète.
Cassirer a naturellement vu ce dilemme : la seconde alternative, l’adieu à la
morale rationnelle, n’était pas envisageable. La première au contraire offre une issue.
Il suffit en effet, au sens d’une solution modeste, de montrer que l’éthique de la raison
kantienne maintient un analogon du schématisme pour intégrer la morale rationnelle
dans une philosophie des formes symboliques. Et nous avons un tel analogon sous la
main : la typique de la raison pratique, que Kant lui-même dans la Critique de la raison
pratique introduit en parallèle de la doctrine du schématisme de la Critique de la raison
pure16. La typique n’offre pas de remarquable solution, qui serait en mesure d’établir
l’éthique comme une forme symbolique autonome. Elle n’y parvient pas, car un type
fonctionne certes de manière semblable à un schème, puisque tous deux symbolisent
des catégories, le schéma symbolisant les catégories de l’entendement, le type les catégories de la raison, de la liberté. Mais un monde propre, une forme symbolique de
l’esprit, ne se lie avec une schématisation, voire même d’après une schématisation, que
dans le cas des concepts de l’entendement, alors que la typique, du point de vue du
concept, ouvre à un monde déjà fini mais dans une toute autre perspective. Il vaut toutefois la peine de suivre plus précisément cette ligne que Cassirer poursuit après Kant.
Kant use de l’expression « type » en un double sens. « Type » signifie soit un
exemple (Vorbild), un paradigme, soit un schème, un modèle (Muster), à partir duquel
nous jugeons, si quelque chose, x, est le cas de quelque chose, y. D’après Kant, nous
sommes censés, à partir de ces schèmes dits « transcendantaux », subsumer la multiplicité donnée des représentations sous des catégories, mais les schèmes transcendantaux ne « font » rien d’autre que les schèmes empiriques : ils médiatisent intuition et
entendement, en présentant les concepts de manière sensible. Le stéréotype (enrichi
en conséquence) de quadrupède schématise par exemple le concept de chien et nous
ne comprenons que ces concepts schématisés, à savoir appliqués au donné sensible :
« Fido est un chien ». Un schéma n’est pas ici une image particulière, mais le procédé de mise en image, et plus précisément encore : non le procédé lui-même, mais la
représentation « d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept
son image17 ».
16. Immanuel Kant, Kritik der praktischen Vernunft, Akademische Ausgabe (AA), V, p. 67-71 : “Von
der Typik der reinen praktischen Urteilskraft”, Critique de la raison pratique, “de la typique du jugement
pur pratique”, Traduction française F. Picavet Paris, PUF, 1989, p. 70-74.
17. I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, AA III, p. 135. Traduction française, A. Delamarre et F.
Marty, Paris, Gallimard, 1980, p. 192.
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Même un type se décrit donc comme un procédé qui « procure à un concept son
image » (à la différence du schème comme procédé de l’entendement, non comme
procédé de l’imagination), ici au concept du bien moral, dont le contenu constitue
l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse
toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle18. » Une
action n’est « bonne » au sens second de l’expression, qui concerne primairement la
volonté, que lorsque ses maximes remplissent les conditions de l’impératif catégorique. Il est clair que, dans une situation donnée, nous avons besoin d’un procédé
pour pouvoir juger quand c’est précisément le cas. Il est beaucoup moins clair en
revanche de savoir pourquoi ce procédé doit être rapporté à une « image » de la
légalité requise. On n’exige pas plus que l’universalisation de cette maxime, donc
une expérience de pensée où ma maxime vaudrait finalement comme principe d’une
législation universelle, et encore une fois, nous n’avons besoin pour cela que de penser un monde organisé qui y réponde. Or, et c’est là la difficulté principielle : nous ne
pouvons penser aucun monde où toute maxime « pourrait toujours valoir en même
temps comme législation universelle ». Une telle législation universelle, ne doit se
fonder, Kant enfonce le clou, sur « aucun intérêt19 », sinon elle n’est pas universelle.
Les maximes sont cependant per se fondées sur des intérêts, sinon elles ne seraient
pas des maximes – des règles d’action subjectives, que nous suivons pour des motifs
particuliers, et finalement pour l’intérêt de notre propre félicité (ou de celle d’un
autre). Ce que nous devons nous représenter, pour universaliser une maxime choisie,
ce n’est pas seulement que tous agiraient selon cette maxime, par exemple retenir
les dépôts, quand l’occasion s’en présente. La maxime serait alors toujours autant
une règle d’action subjective, quoique acceptée universellement. Nous devrions bien
plutôt nous représenter, que tous agissent selon cette maxime, empocher les dépôts,
sans lier cela à des intérêts personnels. Cela semble absurde, et c’est bien le cas, non
à cause de la caution, mais à cause de l’absence d’intérêt de la maxime.
La solution kantienne est séduisante : faisons abstraction de ce que ces maximes
sont conduites par les intérêts d’êtres rationnels finis, et imaginons que toute maxime
M quelconque soit une loi de la nature. M serait une loi universelle sous des conditions naturelles, qui régirait les actions des sujets, comme les lois naturelles régissent
les évènements naturels. Nous pouvons nous représenter un tel « ordre des choses »20
et parce que nous pouvons nous le représenter, nous pouvons répondre aussi à la
question décisive de la faculté de juger pratique, celle de savoir si nous pourrions
vouloir l’action qui lui correspondrait, se produisant selon les lois de la nature21.
Le point de vue d’un intérêt personnel ne fait-il pas alors retour ? Personne ne
veut, au moins d’après Kant, être une partie d’un ordre où les cautions sont raflées au
nom d’une loi naturelle. Mais le fait que nous ne voulions pas d’un monde de dépôts,
18. I. Kant, Kritik der praktischen Vernunft, AA V, p. 30. Critique de la raison pratique, op. cit., p. 30.
19. I. Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, AA IV, p. 432.
20. I. Kant, Kritik der praktischen Vernunft, AA V, p. 69 ; Critique de la raison pratique, op. cit., p. 72.
21. I. Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, AA IV, p. 432. ; Fondements de la métaphysique
des mœurs, traduction française A. Renaut, Flammarion, 1994, p. 112-113.
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ne repose pas sur le fait que nous excluions de nous comporter de manière contrainte
dans ce monde. Nous ne voulons pas du monde-dépôts, car les actions dans un mondedépôts sont coordonnées selon des principes d’instrumentalisation réciproque. Kant
estimait que les mondes-dépôts et les mondes-mensonges devaient être instables, ce
qui était vraisemblablement une erreur. Le trait marquant reste cependant que nous
ne rejetons pas les ordres d’instrumentalisation réciproque au nom d’un intérêt subjectif. On peut certes se figurer le raisonnement suivant : « si chacun instrumentalise
l’autre, je serai aussi instrumentalisé, or je ne veux pas être instrumentalisé ». Mais
dans la conclusion – « je ne veux pas être instrumentalisé » –, se dissimule le noyau
normatif d’une exigence de reconnaissance, et ce noyau rend impossible, moralement
et logiquement, de fonder le rejet de l’instrumentalisation sur des intérêts propres. « Je
ne veux pas être instrumentalisé pour des motifs personnels » est d’ailleurs pour Kant
une phrase contradictoire. Tournée positivement : vouloir un ordre des choses où les
actions des sujets se coordonnent selon des principes de reconnaissance réciproque
n’exige pas de motifs supplémentaires. La volonté en est la raison pratique.
Dans la section sur la typique, Kant ne discute que d’exemples négatifs, de
maximes fondées sur des cautions illégales et des mensonges, si bien qu’on ne sait pas
exactement22 si l’interprétation des maximes comme des lois de la nature épuise déjà le
type de la loi morale. À ceci s’oppose qu’un ordre des choses où le mensonge serait une
loi naturelle, ne peut être un type de loi morale. Kant dit d’autre part explicitement,
que la loi naturelle universelle est « le type de jugement (Beurteilung) » de chaque
maxime. Cette question d’interprétation se résout peut-être en différenciant deux
fonctions d’image du concept de nature, suivant les deux significations de « type », à
savoir paradigme et schème. Tant qu’il s’agit du jugement de maximes quelconques,
la loi naturelle sert de modèle (Modell) (la seule dont on dispose) pour penser des
maximes comme principes d’une législation universelle : nous nous orientons en fonction de ce modèle quand nous testons des maximes selon leur universalité. Par-delà ce
sens, l’ordre de la nature sert aussi de modèle (Vorbild) de la réalisation possible d’un
ordre moral. C’est en ce deuxième sens que Cassirer, et avant lui Cohen, en accord avec
la loi naturelle formelle de l’impératif catégorique, lie la typique avec le « règne des
fins23 », règne d’un ordre où les individus se respectent les uns les autres réciproquement en tant que fins24. Pour Cohen, « la typique (symbolise) la communauté des fins
individuelles autonomes25 », et il est évident que pour Cohen le symbole d’une com22. Voir Lewis White Beck, A Commentary on Kant’s Critique of Practical Reason, Chicago, 1960,
p. 159 et suivantes.
23. I. Kant, Voir Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, AA IV, p. 433 et suiv. ; Fondements de la
métaphysique des mœurs, op. cit., p. 114.
24. Ernst Cassirer, Freiheit und Form. Studien zur deutschen Geistesgeschichte. ECW Bd.7, bearb.
von Reinold Schmücker, Hamburg, 2001, p. 163 et suivantes, (Liberté et forme, p. 166 et suiv.) ; Kants
Leben und Lehre. ECW Bd. 8, bearb. von Tobias Berben, Hamburg 2001, p. 249 et suiv., ainsi que
Hermann Cohen, Kants Begründung der Ethik nebst ihren Anwendungen auf Recht, Religion und
Geschichte, Berlin 21910, p. 277 et suivantes.
25. H. Cohen, Kants Begründung der Ethik, op. cit., p. 277.
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Ernst Cassirer
munauté des fins individuelles autonomes ne peut être pensée que téléologiquement.
Kant lui-même distingue dans les Fondements de la métaphysique des mœurs la téléologie de la morale, le règne des fins en tant que théorique et en tant qu’idée pratique :
« La téléologie considère la nature comme un règne des fins, la morale considère un
possible règne des fins comme un règne de la nature. Là le règne des fins est une idée
théorique servant à expliquer ce qui existe. Ici c’est une idée pratique en vue de mettre
en œuvre, et cela précisément en conformité avec cette idée, ce qui n’existe pas, mais
qui peut devenir réel à la faveur de notre conduite26. » Si l’on rapporte (ou pour le dire
chronologiquement de manière correcte : si l’on anticipe) le discours sur le règne des
fins en tant qu’idée pratique à la Critique de la raison pratique, un nouvel aspect de la
typique de la loi naturelle apparaît. Le modèle (Vorbild) de la réalisation possible d’un
ordre moral est la nature, précisément parce que nous projetons la légalité naturelle à
partir de nous-mêmes. La nature est formellement notre résultat, et la manière dont
nous construisons la nature comme incarnation d’un ordre légal est aussi celle par
laquelle nous réalisons le règne des fins. Non pas littéralement, cela se comprend de
soi-même, mais dans la forme d’une analogie appellative. La typique de la loi naturelle
transporte de la philosophie théorique à la philosophie pratique – aussi – l’image de
soi du sujet comme auteur d’un ordre, celui de ce qui est et de ce qui n’est pas encore,
mais doit advenir. La question de savoir si cette analogie est vraiment solide ne se pose
pas seulement à l’éthique mais aussi à la philosophie de l’histoire : un large champ,
pour lequel Kant fait entrer en ligne de compte des réflexions théorético-symboliques
et des réflexions sur le signe, afin de compenser la tension entre faire et advenir par la
réflexion sur les signes de l’histoire27.
La typique montre, parmi les points de vue éthiques, que concernant l’application de la loi morale aux maximes de l’action, un modèle empirique de la légalité
requise reste indispensable. Elle renvoie à la fonction de modèle de l’ordre naturel,
qui consiste en ce que nous jugeons nos maximes non pas seulement à l’aune de
la légalité naturelle, mais aussi en ce que nous pensons l’ordre intersubjectif d’une
attention réciproque sur le plan d’un règne intelligible des fins, un règne comme
ordre de la nature réalisable par nous.
Kant rentre alors dans le cadre. L’éthique de la raison pratique reste certes dans
une certaine mesure un cas particulier, en tant que la typique de la loi morale ne
produit pas une version du monde autarcique comparable au langage, au mythe ou
à la science. Le règne des fins n’offre aucun concept de nature, seulement une « idée
pratique ». Mais la morale de la raison dépend d’un paradigme de la nature orienté
sur nos actions en tant que typique des lois des mœurs et ceci prouve sa compatibilité
avec le principe fondamental d’une philosophie des formes symboliques – à savoir
que, nous ne comprenons, en éthique comme ailleurs, que ce qui est représenté par
des signes et des images. Il ne faut pas plus.
26. I. Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, AA IV, p. 436 (Anm.) ; Fondements de la
métaphysique des mœurs, op. cit., p. 118.
27. Heinz Dieter Kittsteiner, Wir werden gelebt. Formprobleme der Moderne, Hamburg, 2006, p. 94
et suiv. L’auteur analyse cette tension propre à l’histoire de la philosophie chez Cassirer.
L’éthique non écrite de Cassirer
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Est-ce qu’il pourrait y avoir plus ? Cassirer aurait pu remplacer la typique de
la nature par la typique de la culture. Les mises en ordre du monde par le mythe ou
la religion, le langage ou la science s’interpréteraient alors comme des types d’une
mise en ordre intersubjective de reconnaissance réciproque, non au sens de moraliser la culture, mais au sens de cultiver la morale28. « Cultiver la morale » ouvre vers
une sorte de métathéorie des formes symboliques, qui se met au service d’une analyse des formes symboliques de la compréhension du monde mais aussi en tant que
typologie des rapports de reconnaissance. Une telle typologie pourrait, pour poursuivre au subjonctif, contribuer à la concrétisation du concept de reconnaissance
lui-même. Considérés du point de vue d’une philosophie de la culture, les rapports
de reconnaissance s’incarnent en effet tant dans les mondes du mythico-religieux,
de la langue, que dans l’univers des sciences, des mondes que les sujets distinguent
et reproduisent par des signes. Les formes symboliques de Cassirer ne sont certes
pas des formes d’intentionnalité collective au sens de Searle. Chaque forme englobe
pourtant un usage des signes, qu’il soit rituel, linguistique ou cognitif, un rapport
aux autres, car l’intersubjectivité est tout autant la condition de l’usage des signes,
qu’inversement il relève de chaque usage secondaire des signes de renforcer sémiotiquement l’intersubjectivité qu’il a rendu possible. Ceci ne concerne pas seulement
l’intersubjectivité comme condition externe de l’usage des signes ; (par) les fonctions
particulières de signes que sont l’expression, la présentation et la signification, des
constellations d’un « être-ensemble » déterminées quant à leur contenu se médiatisent et se transmettent, constellations où les sujets se situent diversement : en tant
que habitants d’un monde d’expression religieux, qui se construit sur l’opposition
entre le sacré et le profane, en tant qu’êtres linguistiques, qui recourent descriptivement et communicativement à un monde de vie linguistiquement préformé, ou
enfin en tant que « porteurs(es) de signification » au sein du discours de la science,
où la potentialité créatrice du symbolique devient autoréflexive dans ses résultats
abstraits.
Je ne veux pas affirmer que découlerait de ceci une relecture élaborée de la
philosophie des formes symboliques, une typologie des rapports de reconnaissance.
La tentative en vaudrait la peine.
Traduction Carole Maigné
28. Voir Guido Kreis, Cassirer und die Formen des Geistes, Frankfurt/M, 2010, p. 352 et suiv.
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