131L’éthique non écrite de Cassirer
Pour le dire plus simplement, il s’agit de laisser être des choses déjà réglées, au lieu
de poser des requêtes rétrospectives envers la tradition, en étant conscient que nous
sommes, entre temps, allés plus loin. Laisser être ce qui a déjà été mieux fait, c’est
ce que Henning Ottmann a formulé comme l’impératif philosophique, historique et
culturel, fondamental d’une éthique négative : « C’est un impératif qui nous place
dans un rapport vrai avec ce qui est derrière nous et nous est légué7. » À l’inverse,
le cas déjà évoqué de Heidegger montre combien il est risqué de rétrograder un
niveau de réflexion déjà atteint. Dans sa Lettre sur l’humanisme, il cite « un jeune
ami » qui « juste après que Sein und Zeit soit paru », le pressait : « Quand écrivez-
vous une éthique ?8 ». Heidegger réagit, si réagir est encore le mot adéquat après un
écart de vingt ans, par des réflexions approfondies sur le rapport entre éthique et
ontologie. Elles culminent dans l’argument selon lequel la pensée n’est ni théorique,
ni pratique, mais se produit avant la différenciation de la théorie et de la pratique,
en tant que pensée de l’être dans l’être (Andenken an das Sein), « une telle pensée
n’a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet9 » et pourtant est « déjà en elle-même
l’éthique originelle » qui en tant que « séjour accoutumé » de l’homme, pense « le
domaine ouvert à la présence de l’insolite10 ». Le fait que de l’insolite se joue (ou se
présente) dans l’intime et le familier, relève d’une brillante banalité. Penser l’inso-
lite dans l’accoutumé, constitue toutefois pour Heidegger l’éthique, - une éthique
qui bagatellise (bagatelisiert), si ce n’est les crimes de la dictature nazie, du moins
sa propre complicité comme être historique (seinsgeschichtlich). Georges Steiner
nomme cela « automutilation11 » ; par contraste, qu’on lise simplement les analyses
contemporaines sur la responsabilité de la trempe d’un Ebbinghaus, un vieux kan-
tien, un kantien d’airain12.
Le plaidoyer pour un conservatisme contrôlé dans ses effets historiques ne
résout aucun des problèmes systématiques que manifeste l’adaptation de Kant par
Cassirer. La manière dont l’éthique de Kant convient au plan général d’une philo-
sophie des formes symboliques, à savoir au passage d’une critique de la raison à une
7. Henning Ottmann, “Negative Ethik. Oder : Warum es manchmal besser ist, nicht zu
handeln, als schon wieder einmal etwas zu tun
”
, in : Id. (ed.), Negative Ethik, Berlin, 2005, p.
13-25, p. 19.
8. Martin Heidegger, “Brief über den ‚Humanismus”, in : Wegmarken, Frankfurt/M, 1978, p.
311-360, p. 349 ; “Lettre sur l’humanisme”, traduction française André Préau, Questions III, Paris,
Gallimard, 1966, p. 136.
9. Ibidem., p. 354. ; traduction française, ibidem, p. 144.
10. D’après Héraclite, 22 B 119 : “Der (geheure) Aufenthalt ist dem Menschen das Offene für die
Anwesung des Gottes
[
des Un-Geheuren
]
” (Wegmarken, op. cit., p. 353) ; traduction française, ibidem,
p. 141 : « Héraclite dit lui-même : « le séjour (accoutumé) (geheure) est pour l’homme le domaine ouvert
[
das Offene
]
à la présence
[
die Anwesung
]
du dieu, (de l’insolite)
[
des Un-geheuren
]
».
11. Cf. George Steiner, Martin Heidegger. Eine Einführung, München, 1989, p. 41.
12. Voir Peter König, “Wenn wir das gewusst hätten!” – “Julius Ebbinghaus über die Schuld
der Deutschen“, in : Carsten Dutt (ed.), Die Schuldfrage. Untersuchungen zur geistigen Situation der
Nachkriegszeit, Heidelberg, 2010, p. 118-133.