L`éthique non écrite de Cassirer - Revue germanique internationale

Revue germanique internationale
15 | 2012
Ernst Cassirer
L’éthique non écrite de Cassirer
Dominic Kaegi
Traducteur : Carole Maigné
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1312
DOI : 10.4000/rgi.1312
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 6 juin 2012
Pagination : 129-137
ISBN : 978-2-271-07346-4
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Dominic Kaegi, « Léthique non écrite de Cassirer », Revue germanique internationale [En ligne],
15 | 2012, mis en ligne le 06 juin 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1312 ;
DOI : 10.4000/rgi.1312
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Tous droits réservés
L’éthique non écrite de Cassirer
Dominic Kaegi
« Professor Cassirer has not so far outlined a positive theory of morals. »
Baumgardt, « Cassirer and the Chaos in Modern Ethics »
« [Ihr Aufsatz] hat mich besonders erfreut, weil ich aus ihm ersehen habe wie nahe wir uns in unseren
ethischen Grundanschauungen stehen. »
Cassirer an Baumgardt, 15. März 19441
Quand on sait ce que l’on cherche, on le trouve plus facilement : c’est un bon
précepte qui vaut aussi des objets abstraits. Il concerne d’autant plus notre point
de départ : que cherchons-nous quant à l’éthique de Cassirer ? Absolument pas
l’éthique de Cassirer. Il est bien connu que Cassirer n’a pas écrit de « Theory of
morals », du moins aucune d’un poids monographique. Des chapitres de Liberté et
Forme et du livre sur Kant, la section sur « la philosophie morale » de l’étude sur
Hägerström, les « conclusions finales éthiques » de l’annexe de Déterminisme et
Indéterminisme, - rien de plus ne s’offre à nous, exceptées de brèves remarques qui
complètent l’inventaire, mais sans ajout substantiel.
Est-ce un « manque cruel2 » ? Non. Certes, on attendrait de Cassirer, « défen-
seur » aussi « réfléchi de la tradition humaniste », qu’il ne manque pas d’une
« éthique à part entière3 ». « Humanisme » n’est du moins pas le terme qui convient.
Heidegger maintient curieusement le malentendu d’une alliance thématique, histori-
quement fondée, entre humanisme et éthique. Conception « trop étroite sans aucun
doute », ainsi que Cassirer la critiquait lui-même. « On s’est habitué à considérer
“l’idéal d’humanité” du xviiie siècle selon des points de vue avant tout éthiques,
on a coutume de voir en lui, si ce n’est exclusivement, du moins au premier plan,
un idéal éthique. » « Pour Winckelmann et Herder, pour Goethe et Humboldt, et
1. David Baumgardt, „Cassirer and the Chaos in Modern Ethics“, in : Paul Arthur Schilpp (ed.):
The Philosophy of Ernst Cassirer, New York, 21958, p. 577-603, p. 598 und p. 603 (Anm. 61).
2. Birgit Recki, “Kultur ohne Moral ? Warum Ernst Cassirer trotz der Einsicht in den Primat der
praktischen Vernunft keine Ethik schreiben konnte”, in: Dorothea Frede / Reinold Schmücker (ed.),
Ernst Cassirers Werk und Wirkung. Kultur und Philosophie, Darmstadt, 1997, p. 58-78, p. 62.
3. Ibidem., p. 60.
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même pour Kant et Schiller », l’équipe au complet, « la signification concrète propre
à l’humanité ne se trouve pas au sein des limites de la forme éthique », mais « en
une autre place4 », – dans l’humaine productivité de l’appropriation et de la mise en
forme du monde. Les « points de vue éthiques » ne sont pas réglés pour autant, ils
n’appartiennent pas au contexte large de l’humanisme, mais au champ disciplinaire
de la philosophie pratique – à la philosophie pratique de Kant. John Michael Krois a
eu entièrement raison d’insister sur la source qu’est Kant pour l’éthique de Cassirer.
« La reconstruction historique de l’éthique kantienne par Cassirer resta pendant des
décennies sa discussion la plus longue et la plus détaillée du problème de l’éthique »
Cassirer’s historical reconstruction of Kantian ethics remained for decades his longest
and most detailed discussion of the problem of ethics »). Krois trouve cependant chez
Cassirer plus qu’une simple reconstruction d’un paradigme, à savoir une théorie
éthique personnelle – ce qui fut crucial dans sa controverse avec Hägerström –,
éthique que Cassirer a d’abord développée en réaction aux oppositions naturalistes
et non-cognitivistes : « il ne développa sa propre théorie que lorsqu’il fut confronté
à une doctrine éthique qui ne refusait pas seulement la position kantienne, mais
la validité de toute valeur5. » Il est certain, et tout aussi certain que ce n’est pas
sans influence de l’époque, que Cassirer déplaça dans les années trente le centre
de gravité de sa réflexion de la philosophie théorique à la philosophie pratique.
Cependant, Cassirer connaissait depuis longtemps les positions précitées opposées à
l’éthique kantienne et à l’idéalité des valeurs morales. Si elles ne l’avaient pas poussé
à développer sa propre éthique, les décades d’une reconstruction détaillée de Kant
resteraient inexplicables. Son motif se trouve toutefois dans l’auto-compréhension
de l’actualité de la philosophie critique dans un contexte post-métaphysique : sui
generis, il ne s’agit pas pour Cassirer, avant comme après Hägerström, d’une nou-
velle éthique, mais de la présentification des concepts fondamentaux kantiens du
devoir, de l’autonomie et de la dignité sans « ajustement ni habillage » métaphy-
sique6. Cassirer estime qu’un habillage métaphysique de l’éthique kantienne n’est
rien moins qu’une « scission du mundus sensibilis avec le mundus intelligibilis ». La
question sera donc de savoir comment la morale de la raison kantienne s’adapte au
vestiaire restrictivement antidualiste d’une philosophie des formes symboliques.
L’éthique non écrite de Cassirer est ainsi, pars pro toto, la Critique de la raison
pratique de Kant. Ce n’est pas rien, et encore moins un déficit, d’autant plus qu’une
« prudente préservation » de la tradition inclut toujours aussi une saine méfiance de
l’obstination à des innovations prétendument indispensables. On peut ainsi com-
prendre – pour insérer une remarque générale – l’attachement de Cassirer à Kant
comme l’expression d’un éthos historiquement bien informé refusant la surenchère.
4. Ernst Cassirer, “Naturalistische und humanistische Begründung der Kulturphilosophie”, in:
Erkenntnis, Begriff, Kultur. Rainer A. Bast (ed.), Hamburg 1993, p. 231-261, p. 246 et suiv.
5. John Michael Krois, Symbolic Forms and History. New Haven 1987, p. 153.
6. Ernst Cassirer, Axel Hägerström. Eine Studie zur schwedischen Philosophie der Gegenwart, in :
ECW, Bd. 21, Text und Anmerkungen bearbeitet von Claus Rosenkranz, Hamburg 2005, p. 79 ; Axel
Hagerström, Paris, Cerf, 1996, p. 116.
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Pour le dire plus simplement, il s’agit de laisser être des choses déjà réglées, au lieu
de poser des requêtes rétrospectives envers la tradition, en étant conscient que nous
sommes, entre temps, allés plus loin. Laisser être ce qui a déjà été mieux fait, c’est
ce que Henning Ottmann a formulé comme l’impératif philosophique, historique et
culturel, fondamental d’une éthique négative : « C’est un impératif qui nous place
dans un rapport vrai avec ce qui est derrière nous et nous est légué7. » À l’inverse,
le cas déjà évoqué de Heidegger montre combien il est risqué de rétrograder un
niveau de réflexion déjà atteint. Dans sa Lettre sur l’humanisme, il cite « un jeune
ami » qui « juste après que Sein und Zeit soit paru », le pressait : « Quand écrivez-
vous une éthique ?8 ». Heidegger réagit, si réagir est encore le mot adéquat après un
écart de vingt ans, par des réflexions approfondies sur le rapport entre éthique et
ontologie. Elles culminent dans l’argument selon lequel la pensée n’est ni théorique,
ni pratique, mais se produit avant la différenciation de la théorie et de la pratique,
en tant que pensée de l’être dans l’être (Andenken an das Sein), « une telle pensée
n’a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet9 » et pourtant est « déjà en elle-même
l’éthique originelle » qui en tant que « séjour accoutumé » de l’homme, pense « le
domaine ouvert à la présence de l’insolite10 ». Le fait que de l’insolite se joue (ou se
présente) dans l’intime et le familier, relève d’une brillante banalité. Penser l’inso-
lite dans l’accoutumé, constitue toutefois pour Heidegger l’éthique, - une éthique
qui bagatellise (bagatelisiert), si ce n’est les crimes de la dictature nazie, du moins
sa propre complicité comme être historique (seinsgeschichtlich). Georges Steiner
nomme cela « automutilation11 » ; par contraste, qu’on lise simplement les analyses
contemporaines sur la responsabilité de la trempe d’un Ebbinghaus, un vieux kan-
tien, un kantien d’airain12.
Le plaidoyer pour un conservatisme contrôlé dans ses effets historiques ne
résout aucun des problèmes systématiques que manifeste l’adaptation de Kant par
Cassirer. La manière dont l’éthique de Kant convient au plan général d’une philo-
sophie des formes symboliques, à savoir au passage d’une critique de la raison à une
7. Henning Ottmann, “Negative Ethik. Oder : Warum es manchmal besser ist, nicht zu
handeln, als schon wieder einmal etwas zu tun
, in : Id. (ed.), Negative Ethik, Berlin, 2005, p.
13-25, p. 19.
8. Martin Heidegger, “Brief über den ‚Humanismus”, in : Wegmarken, Frankfurt/M, 1978, p.
311-360, p. 349 ; “Lettre sur l’humanisme”, traduction française André Préau, Questions III, Paris,
Gallimard, 1966, p. 136.
9. Ibidem., p. 354. ; traduction française, ibidem, p. 144.
10. D’après Héraclite, 22 B 119 : “Der (geheure) Aufenthalt ist dem Menschen das Offene für die
Anwesung des Gottes
[
des Un-Geheuren
]
(Wegmarken, op. cit., p. 353) ; traduction française, ibidem,
p. 141 : « Héraclite dit lui-même : « le séjour (accoutumé) (geheure) est pour l’homme le domaine ouvert
[
das Offene
]
à la présence
[
die Anwesung
]
du dieu, (de l’insolite)
[
des Un-geheuren
]
».
11. Cf. George Steiner, Martin Heidegger. Eine Einführung, München, 1989, p. 41.
12. Voir Peter König, “Wenn wir das gewusst hätten!” – “Julius Ebbinghaus über die Schuld
der Deutschen“, in : Carsten Dutt (ed.), Die Schuldfrage. Untersuchungen zur geistigen Situation der
Nachkriegszeit, Heidelberg, 2010, p. 118-133.
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critique de la culture, reste obscure. Dans le transfert d’une critique de la raison à
une critique de la culture, quel est le lieu de la critique de la raison pratique ? Se
tient-elle, pour parler de topographie programmatique, à gauche comme terminus
ad quo et donc comme partie d’une critique de la raison au sens de Kant, ou à droite
comme terminus ad quem et donc comme partie d’une critique de la culture au sens
de Cassirer ? Ni l’un ni l’autre, visiblement. Raison et culture, critique de la raison
et critique de la culture ne se séparent pas de manière bipolaire. Cassirer pense à
un développement que Kant lui-même impulsa : « Si bien qu’au moment où Kant
entreprend de développer dans l’ensemble des trois Critiques le véritable “système
de la raison pure”, (…), l’être que considèrent les mathématiques et les sciences de
la nature apparaît incapable d’épuiser toute la réalité effective (…). En effet, c’est
un autre aspect de cette réalité qui se manifeste dans le monde intelligible de la
liberté, dont la Critique de la raison pratique expose la loi fondamentale, ou encore
dans le monde de l’art et des formes organiques de la nature, objets de la critique
du jugement esthétique et téléologique. » Ces nouveaux aspects octroient « un sens
élargi » à la « révolution copernicienne » : « ce n’est pas la seule fonction logique du
jugement, qu’il est légitime de lui soumettre, mais aussi bien toute direction et tout
principe d’organisation spirituelle13. » Il faut comprendre l’affirmation de Cassirer,
la critique de la raison devient « alors critique de la culture14 », comme ce qui en
résulte. Elle instruit un processus, qui s’effectue déjà chez Kant, quoique sans le titre
de « critique de la culture », et qui, dans la philosophie des formes symboliques,
renouvelle tout d’abord de nouveaux aspects de la réalité, que Kant n’avait pas lui-
même en vue (langue et mythe), et ensuite les systématise de manière catégoriale.
La systématisation présente sa propre phase de travail, qui consiste – pour le
dire vite et en passant par dessus divers puzzles –, à rendre fécondes la doctrine du
schématisme de Kant et la place centrale de l’imagination théorético-symbolique.
Le point décisif n’est pas ici que le concept kantien de schème soit la source origi-
nelle et singulière du concept de symbole chez Cassirer. Le point décisif est que le
schématisme de Kant conçu comme symbolisation des catégories de l’expérience
offre à Cassirer le modèle d’une transformation de la critique de la raison en critique
de la culture. Revenons à notre début : comment la critique de la raison pratique
s’inscrit-elle dans ce cadre ? Car il n’y a pas de schématisme de la raison pratique.
Cassirer le souligne : « Kant interdit le schématisme en éthique15. » Le schématisme
est interdit car en éthique, il ne doit pas y avoir d’intuition, d’image du bien, sans
corrompre l’apriorité de la morale rationnelle. Il serait d’autant plus néfaste pour
la morale rationnelle de rétorquer que le vote de Cassirer, – pas de schématisme
en éthique – n’est pas pensé comme une objection, mais comme une défense de la
13. Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. Erster Teil : Die Sprache I, Darmstadt
9
1988,
p. 10. Traduction française, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Paris, Minuit, p. 19-20.
14. Ibid., p. 11. ; traduction française, ibid. ,p. 20.
15. “Davoser Disputation zwischen Ernst Cassirer und Martin Heidegger”, in : Martin Heidegger,
Kant und das Problem der Metaphysik. GA 3, Friedrich-Wilhelm von Herrmann (ed.), Frankfurt/M.
1991, p. 274-296, p. 277.
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