Communication Médecine et Santé Tropicales 2012 ; 22 : 213-216 Transfusion de sang total pour la réanimation du choc hémorragique : à propos de deux cas à Djibouti Whole-blood transfusion for hemorrhagic shock resuscitation: two cases in Djibouti Cordier P.Y.1,5, Eve O.1, Dehan C.2, Topin F.1, Menguy P.3, Bertani A.3, Massoure P.L.4, Kaiser E.1 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. 1 2 3 4 5 Département d’anesthésie-réanimation-urgences, Service de biologie clinique, Service de chirurgie, Service de médecine, Hôpital médico-chirurgical Bouffard, Djibouti, République de Djibouti Service d’anesthésie-réanimation, hôpital d’instruction des armées Laveran, Marseille, France Article accepté le 7/06/2012 Résumé. Le choc hémorragique nécessite un traitement précoce et agressif, incluant la transfusion de concentrés érythrocytaires et la réanimation hémostatique. En situation d’isolement, lorsque les produits sanguins labiles ne sont pas disponibles en quantité suffisante, la transfusion de sang total constitue une alternative. Elle apporte des globules rouges, des facteurs de coagulation et des plaquettes fonctionnelles. En pratique militaire, la transfusion de sang total est utilisée pour le traitement du choc hémorragique chez le blessé de guerre. À l’hôpital médico-chirurgical Bouffard de Djibouti, la ressource en concentrés érythrocytaires est limitée et il n’y a pas de concentré plaquettaire. Nous avons eu recours à la transfusion de sang total pour deux patients civils pris en charge pour un choc hémorragique d’origine non traumatique. Le premier présentait une hémorragie massive due à une coagulation intravasculaire disséminée dans un contexte de choc septique ; le second était une femme enceinte de 39 ans présentant une rupture utérine. Dans les deux cas la transfusion de sang total (respectivement douze et dix poches de 500 mL) a permis, avec le traitement étiologique, la correction de la coagulopathie biologique et clinique. L’hémorragie a été contrôlée et les deux patients ont correctement récupéré. Abstract. Hemorrhagic shock requires early aggressive treatment, including transfusion of packed red blood cells and hemostatic resuscitation. In austere environments, when component therapy is not available, warm fresh whole-blood transfusion is a convenient treatment. It provides red blood cells, clotting factors, and functional platelets. Therefore it is commonly used in military practice to treat hemorrhagic shock in combat casualties. At Bouffard Hospital Center in Djibouti, the supply of packed red blood cells is limited, and apheresis platelets are unavailable. We used whole blood transfusion in two civilian patients with lifethreatening non-traumatic hemorrhages. One had massive bleeding caused by disseminated intravascular coagulation due to septic shock; the second was a 39 year-old pregnant woman with uterine rupture. In both cases, whole blood transfusion (twelve and ten 500 mL bags respectively), combined with etiological treatment, enabled coagulopathy correction, hemorrhage control, and satisfactory recovery. Key words: whole blood transfusion, hemorrhagic shock, coagulopathy, Djibouti. doi: 10.1684/mst.2012.0056 Mots clés : transfusion de sang total, choc hémorragique, coagulopathie, Djibouti. Correspondance : Cordier PY <[email protected]> L a prise en charge de patients en choc hémorragique est très consommatrice de produits sanguins labiles. La stratégie transfusionnelle, en particulier l’administration précoce de facteurs de coagulation, est un élément pronostique essentiel [1]. L’hôpital médico-chirurgical (HMC) Bouffard est un hôpital du Service de santé des armées français (SSA) situé en République de Djibouti. Sa mission prioritaire est le soutien des forces françaises de Djibouti, mais il accueille également des Pour citer cet article : Cordier PY, Eve O, Dehan C, Topin F, Menguy P, Bertani A, Massoure PL, Kaiser E. Transfusion de sang total pour la réanimation du choc hémorragique : à propos de deux cas à Djibouti. Med Sante Trop 2012 ; : 213-216. doi : 10.1684/mst.2012.0056 213 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. P.Y. CORDIER, ET AL. patients civils au titre de l’aide médicale aux populations. En raison des carences du réseau de soin local, il constitue un centre de recours dans la Corne de l’Afrique. Son isolement géographique nécessite une gestion rigoureuse des ressources : le stock de concentrés érythrocytaires est limité, et il n’y a pas de concentré plaquettaire. Les facteurs de coagulation sont disponibles sous la forme de plasma cryodesséché déleucocyté sécurisé (PCDS), à reconstituer avec de l’eau distillée. Dans ce contexte, la transfusion de sang total permet d’apporter en quantité suffisante des globules rouges, des plaquettes et du plasma. Il s’agit d’une pratique d’exception strictement encadrée par le SSA [2]. Nous rapportons deux observations de patients djiboutiens pris en charge dans notre structure pour un choc hémorragique d’origine non traumatique et pour lesquels nous avons eu recours à cette technique. Figure 1. Parage large des parties molles de la fesse droite. Figure 1. Debridement of soft tissue of the right buttock. Observations Observation no 1 Un homme de 31 ans aux antécédents de polyarthrite était pris en charge en réanimation pour choc septique consécutif à une infection des parties molles de la fesse droite après une injection intramusculaire de diclofénac. Après avoir débuté l’antibiothérapie probabiliste et les mesures de réanimation, un parage chirurgical a été effectué. Des lésions nécrotiques étaient constatées dans le grand et le moyen fessier, nécessitant la réalisation de larges excisions (figure 1). La fermeture était assurée par la mise en place d’un système VAC1 (KCI, San Antonio, Texas, USA). En postopératoire, l’apparition d’une coagulopathie était responsable d’une hémorragie en nappe au niveau de la zone d’excision. L’hémorragie persistait malgré de multiples réfections du pansement, plusieurs contrôles de l’hémostase locale par le chirurgien et la mise en place dans la plaie d’un pansement hémostatique à base de poudre de zéolite Quicklot1 (Z-Medica, Wallingford, Connecticut, USA). L’état clinique du patient évoluait vers un choc hémorragique nécessitant une transfusion massive et un support hémodynamique par amines vasopressives. Le patient a reçu, lors des 24 premières heures postopératoires, dix concentrés de globules rouges (CGR), cinq unités de PCDS et 3 g d’acide tranexamique. Devant la persistance de l’hémorragie et de la coagulopathie, les ressources limitées en produits sanguins labiles et l’impossibilité de transfuser des plaquettes, il a été décidé de procéder à une collecte de sang total auprès de la famille. Cinq poches de sang total ont été prélevées et transfusées entre la 24e et la 48e heure, puis sept autres au cours du reste de l’hospitalisation en réanimation. Ces mesures ont permis le contrôle de l’hémorragie et de la coagulopathie (tableau 1). Le patient a été sevré des amines à la 72e heure et a quitté la réanimation à J10. Observation no 2 Une femme de 39 ans, enceinte de 35 semaines d’aménorrhée et ayant pour antécédents cinq césariennes, était amenée par sa famille au service des urgences après un malaise. Elle présentait à l’admission un tableau de choc hémorragique, des métrorragies abondantes et une intense douleur abdominale faisant suspecter une rupture utérine. La transfusion de cinq CGR et cinq PCDS a alors été débutée, et la patiente a été prise en charge en urgence au bloc opératoire. La rupture utérine a été confirmée ; elle était limitée par des adhérences pariétales. L’enfant a été extrait vivant et une hystérectomie d’hémostase a été secondairement réalisée. Une collecte de sang total était dans le même temps organisée auprès de la famille. Cinq poches de sang total ont ainsi été transfusées lors des 24 premières heures. À J1, la reprise d’une hémorragie d’origine artériolaire a nécessité une nouvelle intervention chirurgicale d’hémostase avec réalisation d’un packing pelvien et la Tableau 1. Évolution des paramètres biologiques du patient 1. Table 1. Course of hematologic variables, Patient 1. Hémoglobine (g/dL) Plaquettes (G/L) TP (%) Fibrinogène (g/L) J0 (postopératoire) 6,4 44 43,8 4,68 10 CGR 5 PCDS Transfusion Vasopresseurs J1 5,8 29 42 1,84 Noradrénaline J2 7,7 128 58,5 1,76 5 ST Noradrénaline J4 8,5 139 53,4 1,65 3 ST Noradrénaline J10 8,9 305 73,2 5,79 4 ST - - CGR : concentré de globules rouges ; PCDS : plasma cryodesséché déleucocyté sécurisé ; ST : sang total. 214 Médecine et Santé Tropicales, Vol. 22, N8 2 - avril-mai-juin 2012 Transfusion de sang total pour la réanimation du choc hémorragique transfusion de cinq nouvelles poches de sang total. Ces mesures ont permis le contrôle de l’hémorragie et de la coagulopathie à J2, le sevrage des amines vasopressives (tableau 2), et l’ablation du packing à J3. L’évolution dans le service a été marquée par une pneumopathie à Pseudomonas aeruginosa et une neuropathie de réanimation. La patiente a quitté le service après quatre semaines d’hospitalisation. Elle a été revue deux mois plus tard avec une récupération ad integrum. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Discussion Dans le SSA, la transfusion de sang total est une pratique d’exception dont les principes ont récemment été rappelés dans les recommandations du rapport du comité consultatif sur la transfusion en opération extérieure [2]. Ses indications peuvent être collectives, pour faire face à un épuisement des réserves de la banque du sang locale, ou individuelles, en cas de transfusion massive ou de coagulopathie. Il s’agit d’une pratique dérogatoire au Code de la santé publique, entrant dans le cadre réglementaire de la notice technique N˚136/DEF/DCSSA/AST/ TEC du 15 janvier 2003, relative à la transfusion sanguine en situation d’exception. Comme pour tout acte transfusionnel, l’application de règles d’hémovigilance permet d’assurer la sécurité et la traçabilité de la transfusion [3]. Cette pratique a été largement rapportée au sein de l’armée américaine [4], mais également par le SSA pour la prise en charge de blessés de guerre en Afghanistan [5, 6]. Sur le plan individuel, le bénéfice attendu d’une transfusion de sang total est lié à l’apport d’un produit normotherme contenant des globules rouges, des plaquettes et l’ensemble des facteurs de la coagulation dans des proportions équilibrées. Cette association a montré son intérêt en cas de transfusion massive [7], en particulier chez le blessé de guerre [8]. En situation isolée comme à Djibouti, la transfusion de sang total est le seul moyen de transfuser des plaquettes, avec une efficacité identique à la transfusion de concentrés plaquettaires d’aphérèse [9]. Le sang frais permet d’apporter des globules rouges aux propriétés rhéologiques conservées, favorisant ainsi la délivrance de l’oxygène aux tissus. Les leucocytes et leurs microparticules pourraient jouer un rôle sur l’expression du facteur tissulaire, expliquant l’effet procoagulant du sang total [10]. La transfusion de sang total comporte des risques résiduels qui doivent être mis en balance avec le bénéfice attendu. L’administration conjointe d’antigènes érythrocytaires et d’anti- corps plasmatiques impose que le sang total soit transfusé en isogroupe strict entre le donneur et le receveur. Les accidents par incompatibilité ABO sont rares mais favorisés par le contexte d’urgence. Le risque de transmission virale peut être réduit par la sélection des donneurs et la qualification biologique du don. Sur une série de 2 381 dons de sang total chez des militaires américains, ce risque était nul pour le VIH et l’hépatite B, il était de 0,11 % pour l’hépatite C et de 0,07 % pour l’HTLV [11]. Il existe enfin un risque potentiel lié à l’administration d’un produit sanguin non déleucocyté : la transfusion de leucocytes HLA-incompatibles semble cependant ne pas avoir de conséquences cliniques. Devant les avantages du sang total et cette relative sécurité transfusionnelle, certains auteurs s’interrogent sur ses applications potentielles en milieu civil [12]. Lorsque les ressources sont suffisantes, la transfusion de produits sanguins de banque garde cependant le rapport bénéfices-risques le plus favorable [13]. Dans les observations que nous rapportons, les deux patients ont été pris en charge à quelques jours d’intervalle, la semaine précédant le ravitaillement de la banque du sang. Le recours à la transfusion de sang total s’est imposé en raison de l’inadéquation entre les besoins transfusionnels et les ressources en produits sanguins labiles. Dans les deux cas, la thrombopénie et la coagulopathie motivaient également ce choix. Dans cette structure, l’organisation d’une collecte de sang total repose sur une procédure prédéfinie. Pour le soutien des militaires français, une liste de donneurs français volontaires présélectionnés est en permanence tenue à jour. Pour les patients djiboutiens, la collecte fait appel à des donneurs volontaires issus de la famille proche du patient. Leur sélection et la qualification du don doivent être rigoureuses, car les séroprévalences observées chez les donneurs de sang à Djibouti sont de 15,5 % pour le virus de l’hépatite B, de 3,4 % pour le VIH et de 1,5 % pour le virus de l’hépatite C [14]. En pratique nous n’avons eu aucune difficulté à trouver des donneurs dans les familles des patients. La compassion à l’égard du patient permettait au contraire un recrutement large de volontaires. Cependant, leurs habitudes de vie, leurs antécédents et leur groupe sanguin étaient le plus souvent inconnus ou incertains. La phase de sélection des donneurs était ainsi considérablement allongée. Elle débutait par une première détermination du groupe sanguin des volontaires. Un entretien individuel confidentiel était ensuite réalisé à l’aide d’un Tableau 2. Évolution des paramètres biologiques du patient 2. Table 2. Course of hematologic variables, Patient 2. Hémoglobine (g/dL) Plaquettes (G/L) TP (%) Fibrinogène (g/L) J0 (admission) 6 234 71,1 3,43 5 CGR 5 PCDS Transfusion Vasopresseurs J0 (postopératoire) 6,3 41 < 10 0,8 - J1 J2 (après reprise chirurgicale) 7,9 66 39 1,43 8,7 75 37,6 4,64 5 ST Noradrénaline Adrénaline 5 ST Noradrénaline - CGR : concentré de globules rouges ; PCDS : plasma cryodesséché déleucocyté sécurisé ; ST : sang total. Médecine et Santé Tropicales, Vol. 22, N8 2 - avril-mai-juin 2012 215 doi: 10.1684/mst.2012.0071 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. P.Y. CORDIER, ET AL. interrogatoire préformaté. Trois volontaires ont été exclus, respectivement pour une insuffisance cardiaque, une hyperthermie et une prise d’antihypertenseurs. Le prélèvement de sang total était réalisé à l’aide du kit spécifique du SSA. Pour chaque poche prélevée, la qualification biologique du don comportait un contrôle du groupe ABO et Rhésus D par technique de BethVincent et un test rapide de dépistage des anticorps anti-VIH. Un contrôle ultime de compatibilité était également systématiquement réalisé au lit du patient. L’ensemble de cette procédure amenait le délai d’obtention des premières poches de sang au-delà de 2 h. Des donneurs volontaires étaient ensuite présélectionnés en vue d’éventuels prélèvements ultérieurs. La tenue rigoureuse du dossier transfusionnel a permis d’assurer la traçabilité des dons. Des tubes échantillons ont été envoyés au centre de transfusion sanguine des armées afin de réaliser a posteriori une qualification biologique complète. Vingt-deux poches de sang total ont ainsi été prélevées et transfusées en cinq jours. L’utilisation des kits de prélèvement du SSA s’est révélée pratique et aisée, sauf lors d’un prélèvement où l’oubli de « l’ouvre-circuit » de la poche échantillon a nécessité de repiquer le donneur. Conclusion La transfusion de sang total est une technique encadrée et utilisée par le SSA pour la prise en charge des blessés de guerre. Dans les deux situations cliniques que nous rapportons, les patients présentaient une hémorragie aiguë menaçant le pronostic vital, associée à une coagulopathie biologique et clinique. Le recours à la transfusion de sang total prélevé chez des donneurs de la famille des patients s’est imposé en raison des ressources limitées de la banque du sang locale et de la nécessité d’administrer des globules rouges, des plaquettes et des facteurs de coagulation. L’originalité de ces observations réside dans l’utilisation du sang total pour des hémorragies de cause non traumatique chez des patients civils. Elles illustrent l’intérêt de cette technique dans l’assistance médicale aux populations en situation d’isolement. Erratum Erratum Le nom du premier auteur de l’article « Prévalence des anticorps anticytomégalovirus chez les donneurs de sang de Ouagadougou (Burkina Faso) » a été mal orthographié (Med Sante Trop 2012;22(1):107-9). 216 Conflits d’intérêts : aucun. Références 1. Borgman MA, Spinella PC, Perkins JG, et al. The ratio of blood products transfused affects mortality in patients receiving massive transfusions at a combat support hospital. J Trauma 2007 ; 63 : 805-13. 2. Sailliol A, Ausset S, Peytel E. La transfusion en situation d’exception, expérience du service de santé des armées. Transfus Clin Biol 2010 ; 17 : 279-83. 3. Sailliol A, Clavier B, Cap A, Ausset S. 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