EN RELISANT OVIDE.
MARGHERITA GUIDACCI.
EN RELISANT OVIDE.
… frondere Philemona Baucis,
Baucida conspexit senior frondere Philemon.
Ovide, Métamorphoses, XII.
Baucis à Philémon.
J’avais toujours pressenti que nos jours
n’étaient que des feuilles : leur doux frémissement
pareil à celui de la haie dans le vent
derrière notre chaumière, ou celui des roseaux
sur le bord de l’étang. Et même en moi
je percevais un tremblement comme celui
d’une feuille vibrant à peine sur le mince pétiole,
quand tu rentrais, mon amour,
de notre pauvre jardinet, en rapportant
les quelques fruits, pour notre subsistance,
mûris par tes soins assidus
au rythme des saisons calmes : au printemps
l’éclosion tendre, en été la grande croissance
et en automne la plénitude rouge
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et le gonflement, avant que tout s’éteigne
dans les brumes de l’hiver. En accord avec le soleil,
haut ou bas sur l’horizon, brûlant
ou voilé, toujours tu travaillas
au cours de toute une longue vie.
Et moi aussi, dans un cercle plus humble encore :
le soir je couvrais le feu et l’attisais le matin,
j’allais entre mes écuelles de bois
et poursuivais, pour l’empêcher de gâter
les semis, cette unique petite oie
que nous aimions. Oui, la petite oie justement
qui nous rendit en s’échappant si risibles
quand les dieux arrivèrent. Je les revois, les dieux,
se détachant eux aussi sur un fond de feuilles,
immobiles à notre porte, simples comme nous :
un vieux père avec son jeune fils,
deux modestes voyageurs qui ne demandaient
qu’un peu de nourriture et de repos
dans la chaleur de midi. Nous les accueillîmes
de bon cœur ; pourtant cela voulait dire
épuiser nos maigres provisions.
Nous n’avions pas la plus vague idée
de ce qu’était leur nature
avant qu’ils ne nous la révèlent, et il nous fallut faire vite
pour les exclamations ou les cérémonies,
car le châtiment qui avait été réservé
à nos voisins inhospitaliers menaçait déjà,
et aurait pu nous aussi nous emporter
si nos vieilles jambes ne nous avaient pas
menés aussitôt vers le sommet de la montagne.
Comme fut soudaine la crue et comme tout
fut effacé dans la vallée ! Seule émergeait
d’un vaste marécage notre chaumière,
transformée en temple quand nous redescendîmes.
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En entrant, il nous sembla que nous avions traversé
une mer pour aborder un autre rivage.
Nous étions les mêmes et dans le même lieu
où nous avions toujours vécu ; pourtant tout,
à l’intérieur et hors de nous, était méconnaissable.
Notre vie aussi fut différente
à partir de là, comme suspendue
entre deux mondes et occupée à se préparer
pour le monde définitif. Une lumière vénérable
maintenant, nous le sentions, nous enveloppait.
Toi, Philémon, tu ne fus plus un paysan,
mais un prêtre ; et moi, plus une ménagère
mais ta compagne de sacerdoce. Les dieux
qu’un jour, sans le savoir, nous avions nourris,
maintenant nous nourrissaient. Libre de tout souci
notre temps s’écoulait en prière.
Et nous devenions toujours plus déliés
et transparents, toujours plus détachés
du monde autour de nous, qui n’était plus
qu’un grand désert. J’ai dit que tout
nous semblait méconnaissable ;
je dois pourtant me corriger : une chose,
la plus importante, n’avait pas changé.
L’amour qui depuis notre jeunesse nous avait
réunis et accompagnés dans l’âge,
d’un lien encore plus fort nous enserrait
sur ce dernier isthme de l’existence,
maintenant encerclés par la mort. Nous étions
purs et extatiques, mais toujours
un homme et sa femme, nécessaires
l’un à l’autre, soutien et joie
réciproques, et le pressentiment d’une fin imminente
nous rendait toujours plus unis. « Comment
viendra-t-elle ? » nous demandions-nous parfois.
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Et pour soutenir son cœur troublé
chacun rappelait à l’autre la récompense
demandée aux dieux, et promise par les dieux
solennellement à notre piété :
que la dernière heure nous prenne ensemble,
pour l’affronter inséparés. Un autre fil
me liait au passé : ce murmure de feuilles.
Peut-être toi aussi l’entendais-tu. Nous n’en parlâmes jamais.
Non seulement quand je sortais sur les marches
du temple, près duquel un bois sacré
avait poussé et qui bruissait dans la brise,
mais aussi à l’intérieur et devant l’autel
j’entendais par moments cette voix,
comme montée du fond de mon être,
et je pensais : « C’est la musique des jours
qui naissent et déclinent, la tendre
musique incompréhensible, du rire
et des larmes, sage et folle.
Au cœur des choses, d’où sa loi
se ramifie, nous aussi serons bientôt. »
Je ne fus pas surprise quand mes bras décharnés,
déjà semblables à des branches, se recouvrirent
d’un brouillard vert, et le pas que je faisais
vers toi, d’instinct (tous les deux
nous étions dans le pré, près du portique
du temple) s’arrêta à mi-chemin et mes pieds
comme des racines s’enfoncèrent en terre.
Il t’arrivait semblable chose : je voyais en toi
s’accomplir le même effort qu’en moi.
Un instant je pensai à Daphné… Mais pour nous
aucune violence divine, aucune issue tragique,
ni gloire de laurier. Moi je devins
le tilleul tranquille aux fleurs très douces
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et toi, qui étais plus fort, le chêne élevé.
Tes yeux sereins qui cherchaient
une dernière fois les miens ! Nous dire adieu
la bouche emplie de feuilles ! Mais il n’y a pas d’adieu.
La voix de tes feuilles et des miennes continue
éternellement le dialogue. Mon langage
n’était pas beaucoup plus articulé
quand je pouvais te parler. Et un mouvement
m’anime encore comme il m’animait
dans mon humble vie. Quand le vent
agite nos branches et les étire, au point que
mes feuilles et les tiennes comme des mains s’effleurent,
dans ma sève je sens encore le battement
qui me prenait, humaine, à ton approche –
ô toi immensément aimé, et pour toujours
aimé, mon Philémon.
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