
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 24/05/2017
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exécution capitale. Cette dernière anecdote revient dans la plupart des livres de Camus. C'est selon moi
la façon dont Camus a apporté sa contribution aux questions politiques fondamentales qui traversaient la
société européenne démocratique dans les années 1940 et 1950. C'est ce Camus-là qui m'intéresse, celui
de L'Étranger et de La Chute notamment, pour qui l'écriture ne va pas de soi et pour qui la violence est un
problème.
Et le Camus des Justes ?
C'est une pièce magnifique. Elle révèle un Camus singulier qui ne renvoie pas les terroristes russes de 1905
à la simple condamnation de leur acte de violence. Elle montre au contraire comment ces terroristes utilisent
la violence de façon bien précise, en refusant d'une part de faire des victimes innocentes et, d'autre part,
en engageant leur vie dans leur acte. En lançant sa bombe, Kaliayev met sa vie dans la balance : prenant
une vie, il ne fera rien pour échapper à la mort. C'est un Camus passionnant qui, peut-être, est en tension
à l'égard de lui-même. Les Justes pose avec force la question de la violence politique. Le dialogue entre
la Grande-Duchesse et Kaliayev est un très beau dialogue. Avec cette pièce Camus prend sa place à côté
d'autres grandes figures littéraires françaises de son temps, à côté de Sartre dont Les Mains sales a fait
l'objet d'une création parallèle aux Justes, mais aussi du Malraux de La Condition humaine ou du Drieu La
Rochelle de la pièce sur Charlotte Corday.
Méritait-il le Prix Nobel ? Lorsqu'il l'a reçu, en 1957, il a été attaqué par une grande partie de la
critique. Il fut même taxé plus tard de « philosophe pour classes terminales ».
S'il n'avait écrit que L'Étranger, Camus mériterait son prix. Camus lui-même a contesté son prix en
disant que celui qui aurait dû l'avoir, c'était Malraux. Au delà de cette boutade, il ne fait aucun doute que
Camus est un très grand écrivain et aussi une grande figure intellectuelle, l'éditorialiste de Combat, etc.
Son œuvre est en dialogue avec son temps. Il y a chez Camus une cohérence inquiète qui se ressent
intimement dans son œuvre. Avec Malraux, Sartre, Merleau-Ponty et quelques autres, il fait partie de
cette génération d'intellectuels français qui, nés dans les premières années du 20e siècle, n'ont pas été
concernés directement par la première guerre mondiale, mais qui se sont construits dans les tensions
de l'entre-deux-guerres et furent amenés, après la deuxième guerre, à dire quelque chose de ce demi-
siècle de guerres et de contradictions sociales et politiques. Ceux qui veulent à tout prix faire de Camus
un philosophe - ce qu'il n'était pas et ce qu'il ne voulait pas être - cherchent peut-être à nous tenir à bonne
distance de l'analyse réfléchie et attentive de ce type de conflictualité politique et sociale. C'est peut-être en
ce sens qu'Olivier Todd - qui a fait une biographie de référence de l'écrivain - que Camus était un « écrivain
dangereux ».
Michel Paquot
Octobre 2013
Michel Paquot est journaliste indépendant.