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Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Entretien avec Grégory Cormann
Grégory Cormann, docteur en philosophie, spécialiste de la philosophie française contemporaine,
nous encourage à (re)lire Camus : « C'est par l'inquiétude de son écriture que Camus a
profondément interrogé la société française. »
Que pensez-vous de la célébration du
centenaire de Camus ?
Je fais deux constats. D'une part, beaucoup de personnalités médiatiques - Onfray, Finkielkraut - passent
leur temps à dire qu'on ne le lit pas, qu'il est méprisé, oublié, etc. C'est faux, Camus est l'un des auteurs
français les plus lus, par un large public, par les étudiants mais aussi dans les cercles universitaires. D'autre
part, il n'y a aucune actualité sur le plan éditorial. Son dernier inédit, Le Premier homme, est paru en 1994
et, à l'approche du centenaire de sa naissance, les publications originales sont rares, hormis peut-être
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l'ouvrage de Jeanyves Guérin, Albert Camus. Littérature et politique . Or je pense que Camus vaut la peine
d'être relu pour la façon dont, par l'inquiétude de son écriture, son œuvre interroge très profondément la
société française des années 1930 et 1940.
Albert Camus © Michel Gallimard
L'opposition entre Sartre et Camus, qui a secoué le monde intellectuel dans les années 1950 est-elle
toujours pertinente aujourd'hui ?
Je suis sartrien, mais je considère que L'Étranger, La Chute ou Le Premier homme sont des récits de très
grande qualité dont la lecture est bouleversante. Je conteste par ailleurs la facilité qui consiste à opposer
trait pour trait les deux auteurs et à faire de Camus l'anti-Sartre. Du point de vue historique et politique, cette
opposition réduite à sa caricature est particulièrement nuisible : elle empêche de comprendre la question de
l'engagement de l'intellectuel et ses crises en France après 1945. Du point de vue littéraire également une
telle simplification est regrettable : les œuvres de Camus - celles de Sartre encore plus - sont profondément
marquées par l'intertextualité. Les œuvres se répondent, se parodient, elles brouillent parfois aussi les
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positions respectives des auteurs concernés. On ne peut donc pas se contenter d'idées générales plaquées
sur un partage simpliste entre Sartre, ce bourgeois qui n'a jamais eu de difficultés, et Camus, d'origine très
modeste, élégant, solaire.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
J'ai récemment pu étudier le manuscrit du témoignage de Sartre dans un procès de la guerre d'Algérie, le
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procès de Mohamed Ben Sadok , qui était probablement un membre du FLN même si ça n'a jamais été
prouvé. On est fin 1957. Camus, récent Prix Nobel de littérature, qui est né en Algérie comme on sait, est
très embarrassé par la dégradation du conflit et a choisi de ne plus s'exprimer publiquement. Il renonce
à participer au procès, où il est invité à témoigner par la défense. Il se contente d'envoyer un courrier
demandant au tribunal de ne pas condamner l'accusé à la peine de mort. En l'absence de Camus, Sartre
prend le masque de Camus, il joue à être Camus tout en restant Sartre. Pour éviter la peine capitale,
il construit tout son témoignage sur la base de plusieurs ouvrages de Camus, Les Justes, La Chute et
Réflexions sur la guillotine. Confronté à un régime de contrainte particulièrement strict, Sartre ne peut pas
se contenter de maintenir sa philosophie dans sa pureté théorique, il doit négocier avec la situation. Ce n'est
pas pour rien que Sartre considérait La Chute comme le meilleur livre de Camus. Il considérait que Camus
s'y était « mis et caché tout entier ».
La morale de Camus a-t-elle quelque chose d'angélique, est-ce une « morale de saint-bernard »,
comme le raille Les Temps Modernes en octobre 1951 dans sa critique de L'Homme révolté ?
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Oui et non, cela dépend de la façon dont on lit Camus. Il n'est
d'ailleurs pas sûr que lui-même interprétait l'évolution de son œuvre de la manière la plus intéressante.
Barthes ou Robbe-Grillet, par exemple, considèrent que son grand livre, c'est L'Étranger. C'est celui qui a
la plus grande puissance littéraire mais aussi politique car il dit quelque chose sur son époque. Mais c'est
moins le cas de La Peste, un récit allégorique qui, selon eux, est en retrait par rapport au premier roman de
Camus. Camus considère à l'inverse que L'Étranger s'en tient à une perspective individuelle, alors que La
Peste ou L'Homme révolté lui permettent de passer de l'individu à la communauté. Il va polémiquer avec
tous ceux qui y voient un recul : Sartre, mais aussi Breton ou Barthes. Il se juge mal compris au moment
où il a au contraire l'impression de s'expliciter et de faire une proposition d'ordre politique qui n'engage plus
seulement un individu mais une communauté.
Quelle serait alors la portée politique de l'œuvre de Camus ?
Il y a bien chez Camus une dimension politique, mais qui fonctionne paradoxalement sur des formes
allégoriques fondamentales. L'écrivain pose des questions à la société française en partant de motifs
apparemment extrêmement généraux. Dans son article des Temps Modernes, Francis Jeanson écrit que,
soit Camus se place en-dehors de la situation sans se salir les mains, soit il est dedans et joue la révolte
contre la révolution, faisant alors partie des salauds. Il me semble qu'on peut aussi - et qu'on devrait comprendre Camus d'une autre façon. Les deux grandes questions camusiennes sont à mon sens liées
à son autobiographie. L'une concerne la naissance au langage, comment on sort du silence, qui est en
rapport avec l'analphabétisme et avec le mutisme de sa mère ; l'autre, la peine de mort, est liée au seul
témoignage de son père légué par sa mère, le récit de cet homme qui vomit après avoir assisté à une
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exécution capitale. Cette dernière anecdote revient dans la plupart des livres de Camus. C'est selon moi
la façon dont Camus a apporté sa contribution aux questions politiques fondamentales qui traversaient la
société européenne démocratique dans les années 1940 et 1950. C'est ce Camus-là qui m'intéresse, celui
de L'Étranger et de La Chute notamment, pour qui l'écriture ne va pas de soi et pour qui la violence est un
problème.
Et le Camus des Justes ?
C'est une pièce magnifique. Elle révèle un Camus singulier qui ne renvoie pas les terroristes russes de 1905
à la simple condamnation de leur acte de violence. Elle montre au contraire comment ces terroristes utilisent
la violence de façon bien précise, en refusant d'une part de faire des victimes innocentes et, d'autre part,
en engageant leur vie dans leur acte. En lançant sa bombe, Kaliayev met sa vie dans la balance : prenant
une vie, il ne fera rien pour échapper à la mort. C'est un Camus passionnant qui, peut-être, est en tension
à l'égard de lui-même. Les Justes pose avec force la question de la violence politique. Le dialogue entre
la Grande-Duchesse et Kaliayev est un très beau dialogue. Avec cette pièce Camus prend sa place à côté
d'autres grandes figures littéraires françaises de son temps, à côté de Sartre dont Les Mains sales a fait
l'objet d'une création parallèle aux Justes, mais aussi du Malraux de La Condition humaine ou du Drieu La
Rochelle de la pièce sur Charlotte Corday.
Méritait-il le Prix Nobel ? Lorsqu'il l'a reçu, en 1957, il a été attaqué par une grande partie de la
critique. Il fut même taxé plus tard de « philosophe pour classes terminales ».
S'il n'avait écrit que L'Étranger, Camus mériterait son prix. Camus lui-même a contesté son prix en
disant que celui qui aurait dû l'avoir, c'était Malraux. Au delà de cette boutade, il ne fait aucun doute que
Camus est un très grand écrivain et aussi une grande figure intellectuelle, l'éditorialiste de Combat, etc.
Son œuvre est en dialogue avec son temps. Il y a chez Camus une cohérence inquiète qui se ressent
intimement dans son œuvre. Avec Malraux, Sartre, Merleau-Ponty et quelques autres, il fait partie de
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cette génération d'intellectuels français qui, nés dans les premières années du 20 siècle, n'ont pas été
concernés directement par la première guerre mondiale, mais qui se sont construits dans les tensions
de l'entre-deux-guerres et furent amenés, après la deuxième guerre, à dire quelque chose de ce demisiècle de guerres et de contradictions sociales et politiques. Ceux qui veulent à tout prix faire de Camus
un philosophe - ce qu'il n'était pas et ce qu'il ne voulait pas être - cherchent peut-être à nous tenir à bonne
distance de l'analyse réfléchie et attentive de ce type de conflictualité politique et sociale. C'est peut-être en
ce sens qu'Olivier Todd - qui a fait une biographie de référence de l'écrivain - que Camus était un « écrivain
dangereux ».
Michel Paquot
Octobre 2013
Michel Paquot est journaliste indépendant.
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Grégory Cormann enseigne la philosophie sociale et politique à l'ULg. Ses dernières
publications concernent notamment l'engagement politique du dernier Sartre. Il est aussi l'éditeur de
L'Année sartrienne publiée par le Groupe d'Études Sartriennes.
Voir aussi : DOSSIER/ Lire Jean-Paul Sartre encore
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Éditions Honoré Champion, 2013, 394 p., 14 €
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J. Bourgault, G. Cormann, ""Je ne connais pas Ben Sadok". Quelques remarques sur le témoignage de
Sartre au procès Ben Sadok", Genesis, n° 39, "Avant-dire. La genèse écrite des textes oraux", 2014
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