LES AVENTURES DE LA RÉIFICATION 11
4. DAHRENDORF, R. : Homo Sociologicus, p. 17.
5. Cf. PETERS, B. : op. cit., p. 249-321.
6. Le thème des « conséquences non intentionnelles » de l’action (« effets pervers », « hétérogonie des
fins », « destin », « ruse de la raison ») est un thème classique de la philosophie de l’histoire et de la socio-
logie. En sociologie, il fut, sans doute pour la première fois, explicitement thématisé par MERTON dans un
article de 1936 : « The Unanticipated Consequences of Social Action », repris dans Sociological Ambiva-
lence and Other Essays, chap. 8 et développé dans Social Theory and Social Structure, dans le chapitre
classique sur les fonctions latentes et manifestes. Pour une analyse de la dynamique propre des systè-
mes sociaux, cf. MAYNTZ, R. et NEDELMANN, B. : « Eigendynamische soziale Prozesse », p. 648-668.
modèle. Même si l’on peut penser que la projection méthodologique de la
situation de parole idéale sur le grand écran de la société exprime bien des
intuitions normatives, elle sert avant tout à relever les moments inévitables
d’inertie et d’extériorité de la société.
Car, même une société qui s’autoproduirait avec un maximum de conscience
et de volonté ne pourrait éviter de reproduire en même temps un monde social
qui est toujours déjà là et qui, dans son inertie ou dans sa plasticité, fait face
aux individus comme un fait inexorable. Lorsque nous obéissons aux lois,
allons aux urnes, au bistro ou au boulot, lorsque nous visitons la tour Eiffel ou
la tour de Pise, lorsque nous nous écrivons des lettres d’amour ou saluons le
voisin en ôtant notre chapeau, lorsque nous nous indignons des petites phrases
de Le Pen ou sortons en boîte de nuit jusqu’au petit matin, dans tous les cas,
que nous en soyons conscients ou non, nous sommes toujours face au fait de la
société, fait auquel nous ne pouvons jamais échapper et auquel nous sommes si
inexorablement confrontés qu’on peut bien le décrire, avec Dahrendorf, comme
« le fait irritant de la société » (die ärgerliche Tatsache der Gesellschaft4).
Nous ne pouvons pas faire un pas ou prononcer une phrase sans que vienne
se caler, entre nous et le monde, un troisième élément qui nous lie au monde et
qui nous relie entre nous : la société. Qu’il s’agisse de structures symboliques
dont nous n’avons guère conscience (compétences cognitives et communica-
tionnelles, connaissances pratiques routinières, connaissances tacites, traditions,
conventions, idéologies, etc.), d’artefacts matériels (ustensiles, instruments,
œuvres d’art, bâtiments, infrastructures de toutes sortes, facteurs morphologiques,
etc.), de structures de subordination et de délégation des compétences (structures
de représentation du pouvoir légitime, systèmes abstraits d’experts, etc.), ou
encore de mécanismes systémiques de coordination de l’action (le marché,
l’administration, le droit, etc.), toutes ces formes d’extériorité ou d’autonomi-
sation du social représentent clairement des déviations empiriques inévitables
de notre modèle idéaliste de la socialisation consciente par la communica-
tion5. Bien que les études sociologiques des structures symboliques, des
artefacts et des systèmes de délégation ne manquent pas, on peut quand même
dire que c’est surtout la dernière catégorie, celle des effets pervers ou non
intentionnels de l’action qui se stabilisent et se cristallisent spontanément dans
des mécanismes systémiques dotés d’une dynamique propre qu’aucune vo-
lonté n’a voulue et qu’aucune conscience n’a conçue, qui a retenu l’attention
principale des sociologues6.
Dans la section suivante, j’avancerai l’argument que l’autonomisation
(relative) des structures sociales constitue le thème qui est au fondement de la