Journal Identification = IPE Article Identification = 1286 Date: January 22, 2015 Time: 3:33 pm
B. Tournaire Bacchini
une direction et un sens ; migrant, s’il n’est pas la simple
métaphore de la condition humaine en général, tend alors à
faire une essence de ce qui n’est qu’accident. En distinguant
durablement sous ce seul vocable certaines catégories de
populations, on semble les condamner à une épochè(εποχή),
un arrêt en suspens, on les oppose à d’autres qui seraient
chez eux depuis toujours. Jean Furtos en fait la remarque
dans sa présentation de l’approche phénoménologique de
la migration, proposée par J.-Cl. Métraux [1].
L’ensemble des sciences de l’homme, l’histoire, la
géographie humaine, la géopolitique, l’anthropologie, la
philosophie et tant d’autres, sont concernées par les migra-
tions humaines. Une psychiatrie préoccupée de justice, de
rigueur scientifique et morale, une psychiatrie non inhu-
maine, ne doit en ignorer aucune ; comme en ethnologie,
l’équation personnelle du clinicien, le bain idéologique,
le contexte historique, sont parties prenantes de toute
démarche diagnostique et thérapeutique.
Les hommes ont toujours migré, quand les nécessités de
la vie les arrachaient au sol natal [2, 3]. L’histoire du peu-
plement de la Terre est l’histoire de leurs déplacements. Le
continent américain fut sans doute longtemps lui-même une
terre vierge de toute présence humaine, terre que peuplèrent
de premiers migrants au cours de la préhistoire. De même,
on estime aujourd’hui que les peuples d’Océanie sont issus
de vastes mouvements migratoires depuis l’Asie du Sud-
Est vers le levant, initiés il y a plus de cinquante mille ans,
jusqu’à Hawaï, la Nouvelle-Zélande, le Pérou actuel, l’Île
de Pâques.
L’Antiquité, avec les Phéniciens, les Hébreux, les Grecs,
les Carthaginois, les Romains, a toujours connu le phéno-
mène migratoire, comme le Moyen Âge lors des grandes
invasions et des croisades. Plus tard apparaît peu à peu
le sentiment national, quand les états deviennent de plus
en plus puissants, et l’on distingue dès lors les migrations
intérieures des migrations internationales. Les migrations
transatlantiques (ou océaniques) apparaissent au xviesiècle
et concernent jusqu’au milieu du xxeplusieurs dizaines de
millions d’Européens, à quoi s’ajoute la traite des Noirs
qui déplace en trois siècles 6 à 8 millions de personnes. Au
xixesiècle, les moyens de transports modernes, les facteurs
économiques et démographiques donnent une ampleur nou-
velle aux migrations internationales et intérieures. C’est
aussi l’apogée des migrations intérieures temporaires et
de l’exode rural vers les grandes villes. Après les grands
déplacements de populations dus aux deux guerres mon-
diales, le courant migratoire séculaire s’inverse vers 1950
pour aller désormais avant tout des pays pauvres vers les
pays riches.
On distingue ainsi des migrations attractives ou répul-
sives, spontanées ou provoquées, par exemple par la
publicité, pour les entreprises de la colonisation, ou for-
cées, notamment pénales. Les migrations sont permanentes
ou temporaires : journalières, hebdomadaires, saisonnières
(comme la transhumance des sociétés agro-pastorales), via-
gères (avec retour au sol natal pour y finir ses jours). Les
migrations alternantes de travail et les migrations alter-
nantes de loisirs, intérieures ou extérieures, caractérisent
les pays riches.
Nous avons souvent des phénomènes migratoires une
vision partielle et négative, sous l’influence de discours
politiques, ou des médias, qui en montrent les aspects les
plus dramatiques et les plus insolubles. Aujourd’hui le
terme de migrant renvoie d’abord à ces hommes regrou-
pés à Calais ou à Sangatte, aux barques chargées de
cadavres découvertes près de Lampedusa, île accueillante
mais débordée, ou à ces bateaux coulés avec leurs malheu-
reux passagers au large de Malte.
Ces événements dramatiques, nous le pressentons, ne
resteront pas l’exception et continueront de rappeler aux
plus lucides que l’on ne peut accepter qu’il y ait deux
mondes sur terre, celui du Nord et celui du Sud. Nous
vivons et nous travaillons dans un monde néocapitaliste
qui se replie et se ferme au vrai monde, qui consolide ses
frontières, construit des murs, pose des barbelés et défi-
nit des identités pour mieux exclure. La proposition, pour
les migrations internationales, d’une gouvernance mondiale
« multi-acteurs » [4], quoiqu’intéressante, ne peut suffire.
Il n’y a qu’un monde (vérité selon le philosophe Alain
Badiou), tel est l’engagement non tant humanitariste que
politique, engagement pour une émancipation des peuples,
qui instaure la possibilité d’une psychiatrie du migrant.
Spécialité médicale spécifique, la psychiatrie doit appli-
quer la lec¸on hippocratique : Hippocrate, en effet, dépassant
la médecine routinière des drogues, lui a préféré des ana-
lyses théoriques, fondant ainsi une médecine scientifique
pour les maladies du corps. Contre l’illusion néopositiviste
actuelle de la psychiatrie, le modèle hippocratique appliqué
à notre temps consiste pour cette discipline à affron-
ter la complexité de l’humain et à s’étayer des diverses
sciences de l’homme. Le psychiatre, qui fut défini comme le
médecin de l’âme, garde pour tâche, non de gérer des
corps et des comportements, mais d’instaurer avec la per-
sonne et sa famille des relations d’humanité, permettant
ainsi à la souffrance psychique de se dire en confiance. La
pratique d’une psychiatrie relationnelle, d’une clinique nar-
rative, d’une clinique du sujet fondée sur son histoire et sa
culture, constitue, non une approche compassionnelle, mais
bien l’engagement moral qui légitime le soin psychique au
migrant et le choix d’un traitement : cet engagement définit
ce qu’on nommera une psychiatrie d’hospitalité.
En réponse à une tradition franc¸aise uniculturelle à
volonté universaliste, on rappellera avec Marc Augé [5]
que le dialogue avec les autres cultures n’empêche nul-
lement l’affirmation de valeurs estimées universelles. La
situation d’interculturalité, qui devient courante pour les
intervenants en psychiatrie, et en pédopsychiatrie, amène
chacun, peu ou prou, à se confronter à l’altérité, à propos
de laquelle Claude Lévi-Strauss écrivait pourtant en 1998
dans Les Temps Modernes :«C’est un fait que les peuples
10 L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 91, N◦1 - JANVIER 2015
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