Réseaux alimentaires alternatifs : élitisme ou émancipation ?

Analyse
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Réseaux alimentaires alternatifs : élitisme ou émancipation ?
© Bees Coop.
Elisabeth Lagasse
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Avril 2017
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Volontaire au Secteur politique d’E&F, Doctorante au CriDIS (Centre de recherche interdisciplinaire Développement,
Institutions, Subjectivité) et au SMAG (Social Movements in the Global Age) à l’Université catholique de Louvain.
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Dans le sillage du 17 avril, journée mondiale
des luttes paysannes, Entraide et Fraternité
propose une analyse qui interroge
l’accessibilité sociale des alternatives
alimentaires. Alors que la journée des luttes
paysannes est l’occasion de rappeler la
nécessité d’une « révolution
agroalimentaire » en marche à travers le
monde, il est également utile de se demander
qui sont les acteurs impliqués dans ce
mouvement et quels sont ceux qui en sont
exclus.
Depuis une dizaine d’années, l’alimentation
locale connaît un succès grandissant en
Belgique et ailleurs dans le monde. Ce
mouvement se traduit principalement par le
développement et la diversification
d’alternatives autour d’une alimentation hors
des circuits conventionnels de l’agro-
alimentaire, et qui est porteuse de valeurs
plutôt que guidée par une logique de
marchandisation. Ces alternatives cherchent à
répondre à des enjeux sanitaires,
environnementaux, sociaux, en diminuant
le nombre d’intermédiaires pour relocaliser
l’alimentation. Les portes d’entrées sont
nombreuses pour les acteurs de ces réseaux :
adopter une alimentation plus saine, porter
une forme de solidarité concrète vis-à-vis
d’agriculteurs, diminuer l’impact écologique
de son alimentation, recréer des liens de
convivialité autour de l’alimentation, …
Si les groupes d’achats communs et les
circuits courts ont constitué une des premières
formes de cette alimentation alternative, ils
sont aujourd’hui loin d’en constituer la seule :
potagers urbains, épiceries bio, supermarchés
coopératifs, ventes en ligne, mais aussi
animations variées autour de l’alimentation
durable, cours de cuisine, Cette évolution
témoigne de l’importance croissante de
l’alimentation locale en Belgique, mais aussi
de sa transformation par l’entrée en scène
d’une diversité d’acteurs parmi lesquels les
institutions publiques -ce qui est notamment
le cas de la stratégie Good Food de la Région
de Bruxelles Capitale
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-. Dès lors, si l’esprit
militant des premières alternatives demeure,
on ne peut comprendre ce mouvement
aujourd’hui sans analyser sa part
d’institutionnalisation (Pleyers, 2017
paraître]).
La critique de l’accessibilité
Rapidement, ces « réseaux alimentaires
alternatifs » (RAA) ont fait face à la critique
d’un certain élitisme social dont ils sont
porteurs. Ainsi, des auteurs (voir notamment
Allen, 2004 ; Verhaegen, 2012) ont pointé le
fait que les membres de ces réseaux
alimentaires alternatifs étaient marqués par un
capital social et culturel relativement élevé.
Aux Etats-Unis, cette critique s’articule
fortement avec celles des dominations
raciales, la « blancheur » qui caractérise le
food movement ayant également é pointée
(Guthman, 2011). En réponse à ce constat
partagé, un food justice movement a émergé
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http://www.goodfood.brussels/
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prenant comme point de départ ces inégalités
raciales et socio-économiques pour
transformer le système alimentaire.
Dès lors, ce mouvement pour une
alimentation locale de qualité s’est questionné
sur l’accessibilité de celle-ci. Sur le terrain
belge, les nombreuses réflexions (journées
d’études, groupes de travail, tables-rondes,
…) et pratiques groupes d’achats
sociaux », épiceries sociales « durables »,
tarifs différenciés, potagers dans les CPAS, le
projet Beescoop
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, …) mises en œuvres pour
tenter de faire face à cet élitisme des réseaux
alimentaires alternatifs témoignent d’une
réelle préoccupation et de la volonté de
résoudre le problème. Mais les tensions
existent bel et bien et s’illustrent par des
interrogations diverses. Par exemple,
comment tourner le dos au système agro-
alimentaire dominant en le transformant
radicalement, et dans le même temps,
articuler cette transformation à la réalité de
l’aide alimentaire dont plus de 200.000
personnes dépendent au quotidien en
Belgique
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? Ou encore, comment conjuguer la
réalité du manque de logements sociaux -plus
de 40.000 ménages sur les listes d’attente
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- et
la volonté de préserver des espaces verts à
Bruxelles ?
S’il n’est pas réellement possible d’avoir des
chiffres précis concernant les membres des
groupes d’achats et autres alternatives, cela
n’en diminue pas pour autant la pertinence de
la critique. En effet, il s’agit moins d’une
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La BEESCOOP : « coopérative bruxelloise
écologique économique et sociale (…) [qui] a pour but
de créer une alternative à la grande distribution
classique, en proposant des produits de qualité à des
prix accessibles à tous. », cf.www.bees-coop.be
4
http://www.fdss.be/index.php?page=concertation-
aide-alimentaire-2
5
http://www.rbdh-bbrow.be/spip.php?article1798
critique portant sur la représentativité de
groupes sociaux différents en vue d’une
certaine mixité sociale que de la façon dont
les narratives, discours et pratiques de ces
RAA, incluent peu les représentations et
significations culturelles de l’alimentation
d’autres groupes sociaux, en particulier des
plus défavorisés. Ainsi, certains discours
peuvent être porteurs d’une « violence
symbolique » ou d’une stigmatisation quand
ils dénoncent de façon moralisante certaines
pratiques alimentaires. Par exemple,
lengouement pour la cuisine « vegan »
/végétarienne peut être mal perçue étant
donné que la viande continue de constituer
aujourd’hui le symbole d’un repas complet et
nourrissant, y compris pour les personnes
marquées par les carences et les privations.
Ou encore, l’injonction stricte de manger des
produits locaux risque de nier le besoin d’une
alimentation culturellement appropriée,
notamment pour des populations issues de
l’immigration. Une auteure américaine a
également pointé que le retour à la terre mis
en valeur par le food movement, notamment à
travers les nombreux jardins urbains, faisait
moins sens auprès des populations afro-
américaines dont l’histoire est marquée par
l’esclavage (Guthman, 2011). Ces quelques
exemples rappellent que notre rapport à
l’alimentation est profondément social,
culturel (Corbeau et Poulain, 2002) et
complexe.
Cette critique de l’accessibilité ouvre alors un
autre champ de questionnements : quelle
posture adopter dans les pratiques et discours
vis-à-vis des groupes sociaux exclus de ces
réseaux ? Se préoccuper de l’alimentation des
plus précarisés n’est-ce pas quelque peu
paternaliste ? L’alimentation durable est-elle
forcément réservée aux plus privilégiés ?
Analyse
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Comment articuler ces réalités sociales et la
volonté la nécessité d’une transformation
radicale d’un modèle agro-alimentaire
destructeur socialement et sur le plan
environnemental ? La solidarité avec les
agriculteurs est-elle incompatible avec la
solidarité des consommateurs les plus
précaires ?
©Bees Coop.
Repenser l’accessibilité : que
représentent ces seaux alimentaires
alternatifs ?
Plus que par une envie de « bien manger »,
ces réseaux alimentaires alternatifs sont
motivés par une critique plus large du système
capitaliste dans lequel nous vivons et des
valeurs qui l’orientent à partir du système
alimentaire et de ses impasses, sociales,
environnementales, sanitaires. Ainsi, une
membre des GASAP témoigne que, plus
encore que de réduire l’empreinte écologique
de son alimentation, « il s’agit de questionner
ce modèle qui évolue, de recréer un lien direct
avec celui qui produit la nourriture. C’est
dans notre mode de consommation qu’on a
beaucoup de choses à transformer
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Journée d’étude des étudiants en santé
communautaire de la Haute Ecole Galilée « Subir ou
agir ? Vers une alimentation durable pour tous »,
06/03/2017.
Il y a donc une dimension de mouvement
social (Pleyers, 2008) dans ces alternatives
qui, plutôt que limiter leurs critiques au
secteur de l’alimentation, visent à changer le
monde de façon plus globale, vers une société
plus durable et plus juste, ce qui rompt avec
les logiques existantes. C’est aussi en ce sens
que la critique de l’accessibilité doit être prise
en compte, et l’est effectivement, par les
acteurs du mouvement pour l’alimentation
locale : comment ne pas reproduire les
exclusions sociales quand on veut changer
radicalement la société ?
Plutôt que de percevoir ces réseaux
alimentaires alternatifs comme des espaces
« hors du système dominant », purifiés et
idéalisés, ne pourrait-on pas les envisager
comme constituant des « « espaces
d’expériences », c’est-à-dire des lieux
suffisamment autonomes et distanciés de la
société capitaliste qui permettent aux acteurs
de vivre selon leurs propres principes, de
nouer des relations sociales différentes et
d’exprimer leur subjectivité ? Ce sont à la fois
des lieux de lutte et les antichambres qui
préfigurent un autre monde. » (Pleyers, 2010:
37-43 & 84-87). Ces alternatives participent
alors d’une « culture alter-activiste » dans
laquelle la cohérence entre leurs valeurs et
leurs actions a une importance prépondérante
pour les acteurs. Leur type d’engagement est
donc aussi performatif en ce qu’il vise à créer
dès maintenant un autre monde à travers
d’autres formes de relations sociales (Pleyers,
2014).
Ce mouvement pour l’alimentation locale
peut être aussi perçu comme relevant d’une
volonté de réappropriation de son
alimentation (Verhaegen, 2012), par des
pratiques de sistances face au modèle
d’alimentation dominé par la publicité et les
supermarchés. Plutôt que de voir dans ces
Analyse
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alternatives seulement d’autres façons de
consommer plus éthiques, mais plus
contraignantes, on peut distinguer en quoi ces
alternatives constituent des processus
d’émancipation individuelle et collective, qui
recréent de liens conviviaux autour de
l’alimentation.
Cependant, cette culture activiste semble peu
prendre en compte la conflictualité sociale
existante et les antagonismes entre les
groupes sociaux. Comment articuler ces
espaces « hors de la société » à d’autres
réalités sociales ? Comment prendre en
compte d’autres « visions du monde » qui
remettent en question celle de ces acteurs de
l’alimentation durable ? Par exemple, le
supermarché peut être perçu comme un
espace de liberté de choix par une personne
qui se nourrit essentiellement par le biais de
colis alimentaires.
Déplacer la question : comment le
mouvement pour l’alimentation locale
est-il transformé par les inégalités
sociales ?
La réflexion sur l’accessibilité de ces réseaux
alimentaires alternatifs n’est-elle pas parfois
imprégnée d’un certain paternalisme vis-à-vis
des exclus de la société ? Derrière la question
de l’accessibilité, se cache parfois celle de
« comment faire pour que les pauvres
mangent bien ? ». Est-ce que la critique
sociale est réservée aux plus privilégié.e.s ?
Peut-elle passer par d’autres voies que la
consommation critique dans le cas d’une
alimentation plus éthique (Johston et al.,
2012) ? Comment comprendre le rejet de
certaines pratiques associées à ce mouvement
de l’alimentation locale qui sont perçues
négativement, comme le montre par exemple
ce témoignage :
« Une dame voilée est passée au jardin et a
dit : Payer et se baisser pour ramasser ses
légumes c’est pour les pauvres. »
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Si l’alimentation durable est plutôt perçue
comme relevant d’un processus
d’émancipation individuelle et collective
plutôt que d’un modèle à appliquer de façon
unilatérale, elle peut dès lors constituer un
excellent outil d’éducation populaire, puisque
nous sommes tous et toutes des mangeurs et
mangeuses. En partant du vécu et de la réalité
des personnes, de leurs différents rapports à
l’alimentation, il est possible de déconstruire
les certitudes, de penser différemment les
impasses, les enjeux sociaux et
environnementaux mais aussi la façon d’être
acteur/trice en quête de changement global.
Plus largement, cette posture vise à interroger
nos certitudes, y compris celles de nos
cultures activistes : comment se laisser
bousculer par d’autres réalités sociales, en
particulier par les groupes « marginaux » de
la société ? A quelles conditions ceux-ci ont-
ils la possibilité d’être acteurs ? La solution
« clé sur porte » nexiste pas, comme nous le
rappellent les Zapatistes du Chiapas,
« Caminando, preguntamos », c’est-à-dire,
« en marchant, nous posons les questions ».
Le plus important, c’est sans doute de
poursuivre les débats et les expériences tout
en continuant à questionner nos pratiques et
visions du monde.
7
Membre du Champ-des-cailles à Boitsfort.
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