Intensification des prélèvements de biomasse et préservation de la

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Intensification des prélèvements de biomasse
et préservation de la biodiversité forestière
Christophe Bouget – Frédéric Gosselin – Marion Gosselin
Comme d’autres espaces naturels, les forêts sont à la croisée de plusieurs enjeux sociaux qui
requièrent la recherche de compromis. Parmi ceux qui font l’objet d’engagements internationaux
et pour lesquels les forêts présentent un intérêt évident, on trouve la production d’énergies
renouvelables et la conservation de la biodiversité, mais aussi la séquestration de carbone.
La perspective d’une intensification des prélèvements de biomasse ligneuse en forêt nous conduit
à nous interroger sur la vulnérabilité de la biodiversité forestière, et notamment sur notre
capacité à identifier les situations les plus sensibles
(1).
Après avoir présenté les particularités de la biodiversité forestière, nous abordons les principales
conséquences de l’intensification des prélèvements sur la biodiversité, à travers une perspective
synthétique et deux exemples détaillés.
LA BIODIVERSITÉ FORESTIÈRE : QUEL ÉTAT ?
La biodiversité, un objet écologique complexe dans l’évaluation environnementale
L’aphorisme attribué au physicien britannique Rutherford, qui affirme que
« toute science est ou
physique ou collection de timbres »
, nous incite à adopter une posture humble. En effet, en
biologie de la conservation, il n’existe pas d’appareil universel, de capteur sophistiqué ni d’unité
éloquente pour mesurer la biodiversité. Ainsi, dans l’étude d’un sol par exemple, le pédologue
dispose d’outils pour évaluer la concentration des différents éléments chimiques ou la structure
physique, mais rien de tel n’est disponible pour inventorier la diversité de la microfaune. De
plus, les « philatélistes de la biodiversité » s’intéressent à des objets composés d’entités élémen-
taires très nombreuses, interagissant à différentes échelles dans un réseau complexe et dyna-
mique sous l’effet des perturbations des écosystèmes. Ils ont ainsi souvent tendance à accumuler
les études de cas pour améliorer la statistique de leur description, mais restent limités par le
manque de données et l’absence de lois immuables et générales. Si l’on compare deux phéno-
mènes environnementaux majeurs du XXIesiècle, le changement climatique et l’érosion de la
biodiversité, l’étude du premier — pourtant loin d’être simple — apparaît bien plus facile pour
plusieurs raisons : des séries de données temporelles disponibles dans les stations météo depuis
plusieurs dizaines d’années, quelques dizaines de constituants élémentaires à mesurer (et non
pas des milliers) et des lois physiques relativement constantes.
La biodiversité demeure de ce fait un critère d’évaluation environnementale difficile à manier.
(1) Les éléments de cet article reprennent largement plusieurs chapitres rédigés par les auteurs pour l’étude BIO2 :
http://www.gip-ecofor.org/docs/biomasse_biodiversite/contributions/Bio2_24juillet_Corr25sept2009.pdf
Enfin, il est également difficile d’évaluer les valeurs de la biodiversité, ce qui complique encore
son utilisation. À la lumière des connaissances disponibles, il est en effet délicat d’évaluer le
coût d’une perte de biodiversité locale, à la fois en termes de services écologiques et de fonc-
tionnement de l’écosystème, d’adaptabilité de l’écosystème et de capacité de réponse au chan-
gement, et de risque d’extinction des espèces.
Description de la biodiversité forestière
En dépit de l’intérêt croissant porté à la biodiversité depuis une quinzaine d’années, les connais-
sances disponibles en France pour en définir l’état, en forêt et hors forêt, restent limitées. Pour
la plupart des groupes taxinomiques, il n’existe pas de tableau de bord, de
checklist
, de cata-
logue des espèces que l’on peut rencontrer en forêt ou strictement forestières, des espèces
remarquables (rares, patrimoniales) ou communes et ordinaires. De nombreux segments de la
biodiversité, malgré leur rôle dans des services écologiques importants et dans le fonctionne-
ment des écosystèmes forestiers, sont très mal connus : microfaune du sol, nombreux groupes
d’Arthropodes, Champignons…
Le tableau I (p. 267) présente quelques chiffres synthétiques mais approximatifs du nombre
estimé d’espèces forestières dans différents groupes animaux et végétaux.
En complément, on manque de suivis d’espèces représentatifs de la situation française.
D’autre part, les outils de description de la forêt française n’ont pas été conçus pour décrire l’en-
vironnement de la biodiversité forestière. Ils sont souvent dérivés d’instruments de mesure de la
ressource économique en bois, à l’image des données sur le bois mort inscrites dans les indi-
cateurs de gestion durable de l’IFN (Hamza
et al
., 2007), et ont une utilité limitée pour décrire
les habitats de nombreuses espèces forestières. L’absence de cartographie des forêts anciennes,
au moins des forêts présentes au moment où la surface forestière a été minimale (14 % du terri-
toire national vers 1850), fait également défaut pour aider à définir les zones à enjeu. Sur ces
deux points, des progrès sont néanmoins à noter dans le cadre de projets de recherche natio-
naux récents.
La biodiversité forestière : quels enjeux ? Quelle vulnérabilité ?
Les principaux enjeux de biodiversité forestière portent sur des éléments (espèces, populations)
que l’on ne trouve qu’en forêt et qui sont particulièrement sensibles à la gestion, ou qui sont
menacés (Gosselin et Paillet, 2010). L’attention doit donc être orientée en priorité vers :
— les espèces qui dépendent de la forêt, typiquement forestières et sensibles aux interven-
tions sylvicoles : inféodées aux stades tronqués par la gestion (stades âgés et pionniers), peu
mobiles, sensibles au dérangement ou au tassement, ou d’intérieur forestier (fuyant les lisières) ;
— les groupes d’espèces dont la forêt dépend, c’est-à-dire les groupes fonctionnels impor-
tants comme les arbres, les pollinisateurs, les prédateurs, les décomposeurs ;
— les espèces menacées : pour certains groupes, comme les plantes vasculaires et les
oiseaux, les statuts de menace d’extinction des espèces forestières sont plutôt meilleurs que
ceux des espèces terrestres non forestières, alors que l’inverse était observé jusqu’à récemment
pour les Mammifères.
Les espèces associées au bois mort, dites saproxyliques, méritent une attention particulière à
plusieurs titres : elles dépendent majoritairement de la forêt, elles représentent le quart des
espèces forestières (10 000 espèces, en majorité des Champignons et des Coléoptères) et leurs
microhabitats sont perturbés par la gestion, au point que 20 à 50 % des espèces figurent sur
les listes rouges de certains voisins européens dont l’Allemagne.
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Partie 4 : Des écosystèmes à préserver
LES CHANGEMENTS D’HABITATS FORESTIERS
LIÉS À L’INTENSIFICATION DES PRÉLÈVEMENTS DE BIOMASSE
Dans ses différentes composantes, de l’aménagement du territoire et du massif à l’exploitation
et à l’extraction du bois, l’intensification de la gestion forestière comporte un certain nombre
d’éléments dont l’incidence qualitative sur la biodiversité est avérée, mais dont l’intensité (et
donc les impacts sur les taxons sensibles) dépend du contexte écologique, de l’importance des
évolutions listées ci-dessous et des mesures de « précaution » mises en œuvre. Les principales
dimensions de l’intensification de récolte de biomasse sont :
— la mobilisation accrue des bois dans des formations forestières peu exploitées au cours
des dernières décennies (une fraction de la forêt privée à propriété morcelée, une partie de la
forêt de montagne, publique et privée, les taillis vieillis), ce qui nécessite souvent l’amélioration
du réseau de desserte,
TABLEAU IEstimation du nombre d’espèces présentes dans les forêts en France métropolitaine
pour différents groupes d’organismes (différentes sources et enquêtes)
Nombre d’espèces
Présentes en forêt Strictement forestières
Oiseaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120 55
Mammifères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 39
Amphibiens et Reptiles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 4
Isopodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 ?
Chilopodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 ?
Autres Invertébrés (Gastéropodes, Arachnides,
Nématodes, Annélides…) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ? ?
Coléoptères saproxyliques . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 500 ?
Diptères saproxyliques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 100 ?
Diptères terricoles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 000 ?
Autres Insectes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ? ?
Bryophytes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ?300
Ptéridophytes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 ?
Phanérogames . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 450 ?
Lichens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ? ?
Autres champignons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ? ?
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— la modification des pratiques de récolte (mécanisation accrue, âge d’exploitation plus
faible…) et l’augmentation des taux de récolte (arbre entier, rémanents, souches…),
— le développement des cultures dédiées, entièrement ou partiellement, à la production de
bois énergie (futaie à courte révolution, taillis à courte rotation, taillis à très courte rotation) en
forêt (ce qui, dans la plupart des scénarios, resterait secondaire par rapport aux zones agricoles).
Cette évolution pourrait induire des changements pour les habitats forestiers :
— moins de vieux peuplements, de gros et vieux arbres, et de surfaces forestières peu ou
pas exploitées depuis des décennies,
— peut-être moins de bois mort (cf. ci-dessous),
— une augmentation de la surface cumulée des coupes,
— des habitats plus fragmentés en raison, notamment, de réseaux plus denses de dessertes
et de coupes,
— des conditions de sol et une ambiance forestière (ombrage, amplitude thermique…) dégra-
dées,
— un dérangement plus important de la faune.
TABLEAU II Réponse de la biodiversité aux changements liés aux pratiques de gestion des forêts
pour la production intensive de biomasse, à l’échelle du peuplement
(+ effet positif sur la biodiversité, -, --, ---, effets peu, moyennement ou très négatifs sur la biodiversité)
Pour lire ce tableau : en colonne les compartiments ou caractéristiques des écosystèmes forestiers, en ligne les
réponses potentielles de plusieurs segments de la biodiversité, dans les cellules le bilan des effets attendus.
Modification
du profil de
bois mort
Baisse de
la densité
des vieux
peuplements
et des vieux
et gros
arbres
Fragmentation
des habitats
Altération
des
conditions
de sol
Altération de
l’ambiance
forestière
(ombrage,
amplitude
thermique...)
Flore vasculaire, espèces
animales de milieu ouvert
(certains Oiseaux, certains
Insectes floricoles…) . . . . . . . . .
+(?) + (?) +/– +
Bryophytes et Mycètes
terricoles, mycorhizes, faune
du sol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (?) -- --
Espèces associées aux vieux
arbres (cavicoles…) . . . . . . . . . . --- +/–
Espèces associées au bois mort . --- -(-) -+/–
Espèces forestières à grand
rayon d’action (territoire,
domaine vital…) . . . . . . . . . . . . -
Espèces forestières d’intérieur
(Gastéropodes, certains
Mycètes et Insectes) . . . . . . . . . -- - -
Espèces des zones humides . . . ( ?) ( ?) ( ?)
La diminution des surfaces forestières peu ou pas exploitées depuis des décennies peut poser
des problèmes à une partie de la biodiversité. De nombreuses études montrent en effet que la
diversité de certains groupes taxinomiques (insectes et champignons du bois mort par exemple)
est plus forte en forêt non exploitée qu’en forêt exploitée (Gosselin, 2004), même si les diffé-
rents types de forêts non exploitées ne sont pas tous aussi intéressants pour la biodiversité (cf.
ci-dessous notre conclusion).
Enfin, et plus indirectement, les pressions foncières pourraient augmenter sur le réseau de
réserves biologiques et d’îlots de vieillissement et de sénescence, dans lesquels la production de
bois mort assure soit des concentrations spatiales, soit des continuités temporelles fortes de
bois mort (Bouget et Gosselin, 2005). Cela pourrait conduire à une politique conservatoire
a minima
.
On peut enfin envisager que la notion même de gestion multifonctionnelle des forêts fasse
l’objet d’une remise en cause, éventuellement non dite ; cette doctrine qui était jusqu’ici un
élément fondamental de la politique forestière française pourrait être mise à mal si la gestion
forestière devenait très contrastée dans l’espace, avec des zones vouées à la conservation de la
biodiversité et des zones vouées à l’exploitation accrue de biomasse, comme les nombreux
peuplements dits « FFN » en forêt privée. Cette sectorisation n’est pas forcément un élément
négatif pour la biodiversité ; elle requiert toutefois d’être énoncée dans une mise à jour de la
politique forestière nationale et d’être réfléchie sur un plan écologique. Elle réclamerait aussi
— davantage que le modèle multifonctionnel — des données naturalistes pour définir les zones
à haute valeur conservatoire, prioritaires pour la biodiversité, incluant les zones protégées, avec
concentration de conditions favorables pour le maintien de populations viables, et excluant l’ex-
ploitation de biomasse. Elle nécessiterait enfin un suivi. Ce besoin a été identifié dans le cadre
du plan d’action forêt de la stratégie nationale pour la biodiversité. Il faudrait en outre mener
une réflexion sur la façon dont ceci pourrait s’articuler avec les trames verte et bleue, un des
engagements phares du Grenelle de l’environnement.
LA RÉPONSE DE LA BIODIVERSITÉ
À L’INTENSIFICATION DES PRÉLÈVEMENTS DE BIOMASSE
La réponse des principaux groupes de la biodiversité forestière aux changements d’habitat liés
aux pratiques de gestion forestière pour la production intensive de biomasse est synthétisée
dans le tableau II (p. 268), qui devra être actualisé à la lueur des connaissances nouvelles.
Deux cas sont discutés en détail ci-après.
Deux exemples d’effets potentiellement négatifs sur la biodiversité
• L’exemple de la réponse des espèces saproxyliques
aux modifications du stock de bois mort
Le bois mort constitue une source de microhabitats originaux et variés et une ressource trophique
pour les Cryptogames épiphytes, les Champignons lignicoles, ainsi qu’un grand nombre d’In-
sectes (nombreux Coléoptères, Diptères et Hyménoptères), d’autres Invertébrés (Myriapodes,
Isopodes) et de Vertébrés (Chiroptères, Pics, Rongeurs). Au total, le bois mort héberge près de
25 % de la biodiversité forestière (Bouget, 2007). L’essence, les caractéristiques des bois morts
(diamètre, degré de décomposition), le degré d’ensoleillement et la position des bois morts
(verticale, couchée) déterminent largement la composition du cortège d’espèces associé.
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Partie 4 : Des écosystèmes à préserver
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