Chapitre XII - 3
dans la Théorie des Sentiments Moraux, il avance l'idée qu'une société reposant sur la justice et sur
l'échange marchand peut se perpétuer même s'il n'existe entre ses membres aucun rapport de
bienveillance réciproque, il laisse clairement entendre qu'une telle société est, à ses yeux, dépréciée, car
elle ne favorise pas le développement des qualités morales les plus hautes. Dans l'abstrait, le principe de
la bienveillance est, sans aucun doute, supérieur au principe mercantile. Dans la Richesse des Nations,
cette critique de la société marchande est reprise et amplifiée. Il est tout à fait significatif que Smith juge
nécessaire de montrer que la division du travail, si elle est l'élément crucial du développement de
l'économie marchande, est, en même temps, source d'aliénation et d'appauvrissement de l'homme.
Si, malgré ces réserves, Smith plaide en faveur des sociétés marchandes, c'est pour deux raisons. Un
système qui reposerait sur les seuls sentiments altruistes ne pourrait survivre, car rien ne viendrait obliger
les individus à se plier au jugement moral que leur dicte la sympathie. «Les vertus bienfaisantes
embellissent l'édifice de la société mais n'en sont pas la base» (Smith, 1759, p. 98). Ainsi, la première
raison est négative, seule la contrainte pourrait permettre à une société fondée sur la bienveillance de se
maintenir. La seconde est positive. Si Smith souhaite le triomphe du capitalisme libéral, c'est qu'il pense
que son développement entraînera l'instauration d'un système de liberté politique (Smith, 1776, p. 412).
On retrouve ainsi la conclusion de Cropsey selon laquelle Adam Smith défend la société marchande
parce qu'elle rend la liberté possible: «On peut interpréter la position de Smith en disant que le commerce
donne naissance à la liberté et à la civilisation et qu'en même temps des institutions libérales sont
indispensables pour préserver le commerce. Si les avantages de la société marchande sont suffisamment
affirmés dans l'opinion générale, la liberté et la civilisation la suivront automatiquement et les hommes
seront peut-être disposés à défendre la civilisation, pas nécessairement par amour de la liberté, mais par
amour du commerce et du gain» (Cropsey, 1957, p. 95).
Si les rapports entre la Théorie des Sentiments Moraux et la Richesse des Nations ont fait l'objet d'un
ample débat, plus rares sont les historiens de la pensée économique qui se sont intéressés aux Essais
philosophiques, recueil qui fut édité après la mort de Smith et qui rassemble des œuvres de jeunesse, sans
doute écrites avant 1752. On trouve pourtant dans ces textes, et plus particulièrement dans les trois essais
réunis sous le titre «Les principes qui conduisent et dirigent les recherches philosophiques», des
indications précieuses sur la façon dont Smith concevait l'activité scientifique. Selon lui, le
développement de la philosophie est l'effet du progrès économique. Le sauvage, l'homme primitif ne se
soucient pas de découvrir ces chaînes cachées qui unissent ensemble les phénomènes naturels. Ils
supposent que tout événement qui, par sa beauté ou sa grandeur, son utilité ou sa malfaisance, est assez
considérable pour attirer leur attention et dont la marche n'est pas parfaitement régulière, est provoqué
par l'action d'un pouvoir invisible et volontaire (Smith, 1795, p. 49). Cette conviction est à l'origine du
polythéisme. Quand leur subsistance devient moins précaire, les loisirs, dont ils disposent, les rendent
plus attentifs aux irrégularités de la nature et ils cherchent à construire une chaîne qui permette de lier
entre eux ces divers phénomènes.