L anthropologie comme approche des faits bioculturels dans le

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La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000
L’anthropologie comme approche
des faits bioculturels dans le dépistage
de masse organisé des cancers du sein :
une étude de terrain dans les Bouches-du-Rhône
B. Barreau*, B. Séradour**, M.H. Dilhuydy*, A. Hubert***
anthropologie médicale est une étude de la santé
et de la maladie dans le contexte social et cultu-
rel d’une population. Elle reconstruit un espace
commun entre le domaine social, la santé publique et la bio-
médecine. Elle va ainsi établir des modèles explicatifs sur les
comportements humains, ce qui permettra une adaptation plus
pertinente des propositions de prévention qui seront offertes à
la population. Nous nous proposons d’étudier de manière qua-
litative les représentations et les pratiques de dépistage dans le
cancer du sein. Elles dépendent des perceptions et des
concepts populaires sur le corps, la santé, la maladie ; elles
résultent du comportement social. Les représentations sont
directement liées aux pratiques et les façonnent. L’observance
du dépistage organisé (DO) est cependant modulée par les bar-
rières socioculturelles et environnementales, et par des facteurs
déclenchants conjoncturels.
Si le dépistage organisé est devenu une œuvre salvatrice pour
l’ensemble de la société en termes de mortalité, les effets délé-
tères psychologiques et sociaux sont peu étudiés (1). Or, à long
terme, ce type de pratique va modifier les représentations
sociales du corps, de la santé et de la maladie. Les normes cul-
turelles seront ajustées par de nouveaux modèles de pensée
populaires.
UNE MÉTHODE ANTHROPOLOGIQUE
Ce travail prospectif a été réalisé selon des méthodes anthropo-
logiques, en trois phases. Le temps ethnographique (recueil
des données) était fondé sur l’observation participante. Celle-
ci se traduisait par “la présence physique et de longue durée du
chercheur sur son terrain” (2). Des entretiens semi-structurés et
des récits de vie (durée moyenne : une heure et demie) ont été
réalisés. Ces entretiens étaient centrés sur le dépistage et son
vécu, sur l’information reçue et sur les grandes phases de la
vie féminine (l’adolescence et la puberté, le mariage, la mater-
nité et la ménopause).
Cette étude a été réalisée dans le département des Bouches-du-
Rhône. Elle a commencé en septembre 1997 et s’est terminée
en septembre 1998. Quarante femmes ayant reçu une invitation
ont accepté de participer à ces interviews : 20 à Aix-Marseille,
20 à Fuveau (agglomération près d’Aix-en-Provence). Les
entretiens se sont déroulés dans un lieu public ou au domicile
des femmes, selon leur choix. L’ensemble de ces interviews a
été enregistré et intégralement transcrit. Le temps ethnologique
correspond à l’analyse et à la synthèse des données. Le temps
anthropologique permet de définir les propriétés générales de
tout comportement social et culturel.
UN RÉSEAU SÉMANTIQUE DE REPRÉSENTATIONS
Les représentations sont une “préparation à l’action”, une
interprétation de la réalité. Elles conditionnent la participation,
qui est modulée par des facteurs déclenchants et des
contraintes individuelles et socioculturelles.
Le sein : un symbole d’identité
Le sein est un espace singulier, il est un hologramme où s’ins-
crit l’identitaire féminin. Depuis des temps immémoriaux, des
statuaires de déesses mères, aux formes arrondies et aux seins
volumineux, témoignent du principe féminin et de la fécondité
(3). Si la lactation est une fonction physiologique, le sein est
aussi un archétype nourricier. Les femmes évoquent cette
représentation : “Pour moi, le sein, c’est l’allaitement”. Bien
que l’allaitement maternel ne soit pas un fait social total dans
cette classe d’âge, l’imaginaire collectif est animé par cette
symbolique. Trois maîtres mots sont associés : sein, allaite-
ment et mère. La pensée populaire interprète l’allaitement
comme un acte bénéfique, non seulement pour l’enfant mais
aussi pour la mère. On retrouve cette logique bienfaisante dans
* Institut Bergonié, service de radiodiagnostic, Centre régional de lutte contre
le cancer, 180, rue de Saint-Genès, 33076 Bordeaux Cedex.
** ARCADES (Association pour la recherche et le dépistage des cancers du
sein), hôpital de la Timone, Bâtiment F, rue Jean-Moulin, 13005 Marseille
Cedex.
*** Centre national de la recherche scientifique (UPRES – A5036 CNRS), 146,
rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux Cedex.
L’
l’une des théories de la genèse du cancer : “On nourrit, donc
on est moins porté à avoir un cancer”. À l’opposé, cette autre
pensée profane rappelle le concept des humeurs d’Hippocrate :
“Il y a peut-être quelque chose, parce que, quand on fait du
lait, il ne part jamais complètement... Alors, est-ce qu’il y a
des dépôts de lait qui peuvent amener le cancer du sein…”.
Le sein est métaphoriquement un centre du monde, il permet le
retour fusionnel entre la mère et l’enfant : “Le sein, je dirais,
c’est marrant… parce que ça me fait penser à ma mère, ça ne
me fait pas penser à moi, honnêtement”. Il est le dernier
maillon de l’état de fusion avec la mère, la nature et le cosmos.
Le concept d’espace sécurisant, le principe de l’union dans
l’allaitement est exprimé : “C’est le symbole qui vous
intéresse ? Ah ! oui, je pense à ma mère tout de suite… Ça me
fait penser à elle, je ne sais pas pourquoi, mon premier airbag”.
L’airbag représente l’archétype contemporain d’un espace
protecteur.
Le sein est un organe sexuel secondaire. L’espace érotique
appartient à l’imaginaire masculin dans notre société occiden-
tale, la femme l’utilise comme référent dans une stratégie de
séduction. La femme “aux seins blessés” voit ses attributs et
ses pouvoirs de séduction altérés. L’éventualité d’une inter-
vention chirurgicale interfère parfois comme barrière à la pra-
tique du test. La possibilité d’une atteinte de l’intégrité de cet
organe peut entraîner des bouleversements incontrôlables dans
la pensée profane. Le sein transcrit la condition humaine dans
ces instants maudits de souffrances événementielles ou exis-
tentielles, dans ces moments magnifiés de bonheur et d’extase.
Le sein est une allégorie de la vie.
Si le sein est un organe exhibé sur les affiches publicitaires,
découvert sur les plages, le dénuder n’autorise pas à le toucher.
Par sa valeur symbolique, il porte en lui de l’intouchable. La
mammographie est une expérience particulière : la femme,
dévêtue, pose son sein sur une plaque en plexiglas ; le sein est
tiré et comprimé par un manipulateur. Cet examen, générale-
ment perçu comme supportable, peut devenir intolérable : “J’ai
passé une fois une mammographie, il y a trois ou quatre ans. Je
ne recommencerai jamais… Lorsqu’elle m’a fait la mammo-
graphie, je me suis dit : ‘Elle va me faire un bleu, j’ai peur
qu’elle me mâche, voilà, c’est le mot, qu’elle me mâche’”.
Dans les croyances profanes, le sein est un organe fragile. Le
corps silencieux et muet ne peut être touché (4).
Le test est chargé de sens. Il peut entraîner la découverte d’une
anomalie qui aura des conséquences psychologiques et cultu-
relles, en modifiant le rapport au monde. Sur cet organe sym-
bolisant la vie, la maladie, le cancer, la mort vont s’insinuer.
La ménopause : un passage dans l’épreuve du temps
Le DO commence actuellement à cinquante ans, l’âge de la
ménopause. Cette transformation somatique entraîne une
modification des représentations puisque “ménopause et stéri-
lité suscitent des imaginaires, des attitudes et des institutions
extrêmement contrastés selon les sociétés, et pourtant expli-
cables selon la même logique symbolique” (5). La femme
prend conscience du vieillissement de son organisme, et cette
phase de vie est considérée comme un passage naturel : “J’ai
été ménopausée à 45 ans, j’ai été ménopausée naturellement,
c’est passé comme ça. Je n’avais pas le temps, avec cinq gar-
çons à la maison, j’avais du travail et ça c’est passé”.
Dans les pays occidentaux, où la plastie joue un rôle social fon-
damental, les modifications corporelles sont les marques de ce
changement identitaire. Le corps, dans sa dimension symbo-
lique et charnelle, se modifie, et les stigmates de la sénescence
impriment la chair. La notion de surpoids est toujours verbali-
sée dans les entretiens. Les signes vasomoteurs sont perçus
comme négatifs dans cette société pratiquant l’effacement du
corps. Ces signes, contrairement à certaines aires culturelles
comme le Japon (6), où les symptômes n’existent pas, sont fré-
quents. Le corps se défait, et les événements de la vie ne seront
plus “sous le signe du sang” (7). La période de la périméno-
pause, les menstrues irrégulières sont une phase critique pour la
santé. Une même théorie profane est retrouvée par S.M. Gifford
(8) chez les femmes d’origine italienne de Melbourne : la stag-
nation du sang peut entraîner la maladie, notamment le cancer
du sein. Si, comme le propose D. Delanoë (9), le statut de la
femme dépend de son assignation à la procréation, ce fait social
intervient peu dans la population étudiée : les femmes “investis-
sent” dans leur rôle de grand-mère, et le stéréotype social peut
être considéré comme neutre.
L’institution médicale considère la ménopause comme une
pathologie dans le concept mécaniste biomédical. La prescrip-
tion du traitement hormonal substitutif (THS) induit une médi-
calisation de la population, et la pratique de mammographies
devient usuelle.
Le cancer : la grande peur
Cette pathologie est considérée, dans la pensée profane, comme
une maladie “des temps modernes”. Le cancer a investi le lan-
gage. Ainsi, l’inqualifiable, l’innommable peut être nommé. Le
mot est maintenant prononcé par les femmes, il est imprimé
dans les magazines, il est verbalisé dans les émissions radioté-
lévisées. Une femme ne meurt plus “d’une longue et doulou-
reuse maladie”, mais décède d’un cancer. Cependant, le mot en
lui-même fait toujours peur, il est associé au mal, au malin, il
reste une damnation dans ce monde manichéen. “Cinq ans, ma
pauvre mère, avec un cancer, je l’ai gardée sur un lit d’hôpital.
C’est un calvaire, ça, pour ma pauvre mère”. Depuis l’Anti-
quité, l’imaginaire populaire compare et assimile le cancer à un
animal. Le crabe est l’archétype du cancer, dont l’espace sym-
bolique est habité par la crainte et la souffrance. La réalité
populaire rejoint le mythe, puisque Carcinos est une écrevisse
légendaire qui persécuta Héraclès (10).
Dans ces représentations de la maladie, le cancer est considéré
comme un fléau (11). Le pouvoir biomédical n’a pas éradiqué
cette pathologie. Les pronostics sont prévus en termes de pro-
babilités. Les femmes ont des difficultés à comprendre ce lan-
gage conceptuel, qui définit chaque être humain comme une
équation mathématique. La perplexité, le doute s’insinuent :
“La voisine a eu un cancer mal placé, ils ont eu du mal à trou-
ver, ils ont fait un scanner… Elle a eu chimio, rayons… Main-
tenant, elle a l’air d’aller.”
Par la fréquence de la maladie, chaque femme connaît ou a
partagé l’itinéraire de douleur d’un parent, d’un ami ou d’un
proche. La phase terminale de la maladie, les épreuves du trai-
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tement représentent une expérience sensible. La chirurgie, la
radiothérapie mais surtout la chimiothérapie sont considérées
comme des violences thérapeutiques (12). La terreur des
femmes s’instaure devant ces épreuves morbides : “Le cancer,
ça fait peur. Ma mère a eu un cancer du côlon et elle est morte
d’un arrêt cardiaque. Pour elle, ça a été très dur. Le cancer,
c’est terrible, c’est la souffrance surtout, car c’est long, il y a
l’incertitude du temps de la souffrance. J’ai été soulagée quand
le cœur de maman a lâché, ça a évité la souffrance…”. Dans
l’imaginaire, la pathologie cardiovasculaire entraîne une mort
brutale, elle est une maladie propre (13).
La peur de perdre l’être aimé est aussi une barrière à l’obser-
vance du DO. Madame M.C. nous raconte l’histoire de sa
fille : “Voilà, elle a souffert dans son cœur et dans sa chair,
elle avait un ami, ça les a séparés, alors vous savez, c’est assez
dur tout ça… La chirurgie, 25 séances de rayons, pas de chi-
mio. Vous savez, tout ça fait peur, surtout qu’elle a une amie
de son âge qui a été opérée comme elle ; cinq mois après, il a
fallu lui enlever le sein… Vous savez que c’est pas rien, tout
ça !” La femme est atteinte dans son unité biologique, psycho-
logique et sociale. Elle s’adapte à la modification de son iden-
tité. La peur affecte l’homme en des lieux inconnus de la psy-
ché : “Le cancer du sein, on est en face de la mort, c’est des
émotions trop archaïques”. Afin de tolérer l’intolérable, de
supporter l’insupportable, une quête de sens rend intelligible
ce processus mortifère. Elle témoigne d’une construction men-
tale imprimée par l’imaginaire individuel et collectif dans un
contexte biomédical d’acculturation (la modification culturelle
résultant du contact de la pensée populaire et des concepts bio-
médicaux). Les liens de parenté, une rupture avec la nature ou
l’ordre social, une logique du malheur restent prégnants
comme processus inductif de la maladie.
La société et l’État se mobilisent et s’organisent pour lutter
contre le cancer. Les pouvoirs publics et les médecins dévelop-
pent des programmes de prévention et de dépistage. Dans un
projet civilisateur et à grand renfort de publicités, une informa-
tion sur le cancer du sein apparaît sur les écrans télévisés, à la
radio et dans les magazines féminins afin que les femmes
s’engagent dans cette nouvelle croisade organisée.
Prévention et dépistage : des actes civilisateurs
La prévention et le dépistage ont des représentations com-
plexes dans la pensée populaire. La femme “donne la vie”, elle
en connaît la valeur biologique et symbolique par son assigna-
tion physiologique et sociale (gender). Gérer la vie, l’enfance,
la vieillesse, la maladie sont des actes qui appartiennent à
l’univers féminin dans toutes les cultures. “Prendre soin, soi-
gner les petits maux” est une nécessité biologique et sociale.
Les femmes ont comme impératif social de prévoir la survie de
leur groupe et d’elles-mêmes malgré cette dissonance cogni-
tive de “l’oubli de soi” dans cette classe d’âge.
Nonobstant les différentes expressions de la prévention dans le
savoir profane, ce concept est inhérent à la pensée féminine.
Toutes les femmes pratiquent une forme de prévention selon
leurs représentations : consulter une institution divinatoire
(voyantes, astrologues) est un comportement de prévention
(14). Celle-ci entre dans une logique culturelle où la pensée,
l’imaginaire, la prière ont un rôle princeps : “Lourdes, j’y vais
régulièrement pour me maintenir en bonne santé”. “Le cancer,
je préfère ne pas y penser”. C. Durif (4) a décrit des récits
comparables dans une étude psycho-ethnologique sur la cam-
pagne de dépistage dans le département du Rhône : “Le dépis-
tage ferait courir le risque de ‘devancer le mal toujours latent’
et de le créer…”. Ces pensées sont ambiguës car elles peuvent
induire les démarches opposées. Ainsi, certaines femmes prati-
quent “des programmations de pensées créatrices” afin de se
maintenir en “bonne forme” : “Il est nécessaire de travailler
dans deux dimensions, le plan matériel et la dimension spiri-
tuelle… Je vais régulièrement voir mon médecin pour les pro-
blèmes du corps physique, car il faut remuer ciel et terre…”.
Ces formes de pratiques constituent des préventions plurielles.
Les comportements de dépistage sont liés aux représentations
de la maladie. Le cancer est une maladie ressentie comme
silencieuse, sournoise et pernicieuse : “Le cancer, ça ne fait
pas mal”. Dans la pensée profane, le silence des organes est un
signe de bonne santé (15). La mammographie est perçue
comme non douloureuse en l’absence de pathologie : “Moi, je
pense que, si ça fait mal, c’est qu’il y a un risque d’avoir
quelque chose. Moi, je le pense, donc, j’en ai passé trois
(mammographies), je n’ai jamais eu mal, alors je me mets ça
dans la tête, peut-être que ce n’est pas vrai, mais enfin...” La
santé est un équilibre souvent précaire. À l’écoute du corps, la
femme éprouve les impulsions, les oscillations du rythme phy-
siologique. Les mastodynies scandent les événements de vie :
“J’ai les seins gonflés”. Une dialectique implique son
contraire, l’absence de douleur comme signe de non-maladie
peut induire une non-pratique du dépistage : “Je ne consulte
pas mon docteur pour les seins, je n’ai pas mal, je ne sens
rien”.
L’acculturation, réalisée essentiellement par l’information
médiatique, permet l’observance du DO. Le message de pré-
vention secondaire est assimilé et transcrit : “Si on l’attrape à
temps, on peut être guéri”. Devant l’expérience sensible de
l’entourage, des femmes restent toutefois dubitatives :
“Quoique…”.
L’évaluation du risque reste difficile à percevoir. Pour les
femmes, l’âge n’est pas considéré comme un facteur de risque.
Elles sont marquées par des exemples remarquables de
femmes jeunes ayant eu un cancer du sein. Généralement, les
femmes dont une parente a eu un cancer du sein vont avoir des
comportements de dépistage plus assidus : “Je suis à risque, je
fais faire mes mammographies depuis que ma tante a eu son
cancer du sein”.
Une rupture avec la nature est une des étiologies du cancer
dans la pensée populaire. Pour certaines femmes, la nourriture
“chimique” est associée au cancer : “La nourriture, c’est très
important, il faut lutter contre les radicaux libres…”.
La prévention et le dépistage sont corrélés aux soins donnés au
corps. La cosmétique et les comportements de santé sont liés.
La lecture des magazines féminins est prégnante. C’est dans ce
cadre que l’information sur la santé et la prévention est la plus
pertinente. Les messages investissent l’espace social et initient
une évolution des mentalités ; à terme, le dépistage sera une
des caractéristiques d’un “comportement civilisé”.
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LES PRATIQUES DE DÉPISTAGE DE MASSE DES CANCERS
DU SEIN
Ces pratiques dépendent des représentations, elles sont modu-
lées par l’information. Par son discours incantatoire, elle repré-
sente une manipulation symbolique et construit du sens. Les
facteurs déclenchants de l’observance sont liés à l’ensemble
des acteurs de santé. Dans les Bouches-du-Rhône, le médecin
généraliste est un “passeur”, il a un rôle décisionnel majeur.
Cette attitude est locale, elle n’existe pas dans le département
de la Charente. La pratique intervient dans un jeu de tension
entre les facteurs déclenchants et les contraintes de la femme.
“Ma collègue de travail, on vient de lui trouver un cancer du
sein. Dans le bureau, on n’a pas attendu ARCADES, on a
toutes fait faire des mammographies par le médecin”.
Ces pressions varient en fonction de l’aire géographique
d’habitation, du milieu familial et socioculturel. “Ma fille m’a
grondée, alors j’y suis allée”. La hiérarchisation des événe-
ments de vie est une référence efficiente dans la pratique. “Le
dépistage, vous pensez que je n’y suis pas allée... J’ai bien reçu
la convocation, mais le dentiste, il m’a ferrée trop fort, je ne
peux pas manger. Le dépistage, j’irai plus tard…”. “Je vais
vous dire, avec mes rhumatismes, et le mistral ces jours-ci, je
ne sors pas, c’est la voisine qui fait mes courses”. “Ma fille a
accouché, ça s’est mal passé, j’ai gardé mes petits enfants... Le
dépistage, je n’y suis pas allée. Après, j’ai oublié, je ne trou-
vais plus le papier”.
Dans les Bouches-du-Rhône, la convivialité du voisinage est
beaucoup moins marquée qu’en Charente, les modalités du DO
sont adaptées. Les invitations ne sont pas envoyées par canton,
comme en Charente, où cette procédure crée une dynamique
de participation. La réception par courrier d’une invitation est
un facteur de personnalisation, la femme est l’actrice de sa
propre santé. La lettre de relance est un facteur d’apprentissage
qui permet la banalisation de cette pratique. Certaines femmes
aux revenus socio-économiques modestes participent au DO
dans le but unique de ne pas perdre les acquis sociaux.
Les pratiques de DO restent déterminées par le “manque de
temps”. La retraite et l’inactivité ne sont pas des facteurs de
disponibilité et témoignent d’un fait culturel global. La réalisa-
tion d’une mammographie antérieure n’est pas un motif de
non-compliance. La douleur est vécue comme supportable :
“Ce n’est rien par rapport au dentiste”. “La dernière fois, la
mammographie m’avait fait très mal. Le radiologue, c’était un
glaçon, j’ai changé de cabinet”. L’appréhension de l’irradia-
tion est évoquée par quelques enseignantes, mais la médicali-
sation de leur savoir transcende leur inquiétude.
Les différents types de dépistage, dépistage organisé, dépistage
individuel et bilan de santé, sont perçus comme concurrentiels
par la population, alors que les objectifs sanitaires et médicaux
sont différents. Les femmes, dans une logique de “consomma-
trices”, les utilisent en fonction de leur disponibilité et de leurs
ressources économiques. Si l’acculturation de la population per-
met d’accroître la participation au DO, la représentation symbo-
lique du cancer du sein demeure une entrave à l’observance.
Le DO des Bouches-du-Rhône a commencé en 1989. Cette
pratique, par sa médiatisation et la médicalisation des femmes,
devient un rituel de santé.
La santé publique donne une priorité à l’acte technique. Les
logiques sanitaires profanes nécessitent une étude efficiente et
dynamique car les comportements s’enracinent dans les per-
ceptions subjectives.
Par la nécessité d’un choix lié aux enjeux économiques, au
contrôle politique et social, les actions de prévention se doi-
vent d’être soumises à une analyse pertinente. L’extension du
dépistage organisé à l’ensemble de la France nécessite une
réflexion du champ sociétal. Dans la culture occidentale, la vie
biologique est au centre des projets de santé publique. Le glis-
sement normatif, dans le “sens du bien” à la santé parfaite, pré-
sente un caractère prescriptif et induit une globalisation des
conduites qui s’inscrit dans un projet civilisateur.
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Le Comité départemental des Pyrénées-Atlantiques de
la Ligue nationale contre le cancer a participé au finan-
cement de ce projet de recherche.
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