l’une des théories de la genèse du cancer : “On nourrit, donc
on est moins porté à avoir un cancer”. À l’opposé, cette autre
pensée profane rappelle le concept des humeurs d’Hippocrate :
“Il y a peut-être quelque chose, parce que, quand on fait du
lait, il ne part jamais complètement... Alors, est-ce qu’il y a
des dépôts de lait qui peuvent amener le cancer du sein…”.
Le sein est métaphoriquement un centre du monde, il permet le
retour fusionnel entre la mère et l’enfant : “Le sein, je dirais,
c’est marrant… parce que ça me fait penser à ma mère, ça ne
me fait pas penser à moi, honnêtement”. Il est le dernier
maillon de l’état de fusion avec la mère, la nature et le cosmos.
Le concept d’espace sécurisant, le principe de l’union dans
l’allaitement est exprimé : “C’est le symbole qui vous
intéresse ? Ah ! oui, je pense à ma mère tout de suite… Ça me
fait penser à elle, je ne sais pas pourquoi, mon premier airbag”.
L’airbag représente l’archétype contemporain d’un espace
protecteur.
Le sein est un organe sexuel secondaire. L’espace érotique
appartient à l’imaginaire masculin dans notre société occiden-
tale, la femme l’utilise comme référent dans une stratégie de
séduction. La femme “aux seins blessés” voit ses attributs et
ses pouvoirs de séduction altérés. L’éventualité d’une inter-
vention chirurgicale interfère parfois comme barrière à la pra-
tique du test. La possibilité d’une atteinte de l’intégrité de cet
organe peut entraîner des bouleversements incontrôlables dans
la pensée profane. Le sein transcrit la condition humaine dans
ces instants maudits de souffrances événementielles ou exis-
tentielles, dans ces moments magnifiés de bonheur et d’extase.
Le sein est une allégorie de la vie.
Si le sein est un organe exhibé sur les affiches publicitaires,
découvert sur les plages, le dénuder n’autorise pas à le toucher.
Par sa valeur symbolique, il porte en lui de l’intouchable. La
mammographie est une expérience particulière : la femme,
dévêtue, pose son sein sur une plaque en plexiglas ; le sein est
tiré et comprimé par un manipulateur. Cet examen, générale-
ment perçu comme supportable, peut devenir intolérable : “J’ai
passé une fois une mammographie, il y a trois ou quatre ans. Je
ne recommencerai jamais… Lorsqu’elle m’a fait la mammo-
graphie, je me suis dit : ‘Elle va me faire un bleu, j’ai peur
qu’elle me mâche, voilà, c’est le mot, qu’elle me mâche’”.
Dans les croyances profanes, le sein est un organe fragile. Le
corps silencieux et muet ne peut être touché (4).
Le test est chargé de sens. Il peut entraîner la découverte d’une
anomalie qui aura des conséquences psychologiques et cultu-
relles, en modifiant le rapport au monde. Sur cet organe sym-
bolisant la vie, la maladie, le cancer, la mort vont s’insinuer.
La ménopause : un passage dans l’épreuve du temps
Le DO commence actuellement à cinquante ans, l’âge de la
ménopause. Cette transformation somatique entraîne une
modification des représentations puisque “ménopause et stéri-
lité suscitent des imaginaires, des attitudes et des institutions
extrêmement contrastés selon les sociétés, et pourtant expli-
cables selon la même logique symbolique” (5). La femme
prend conscience du vieillissement de son organisme, et cette
phase de vie est considérée comme un passage naturel : “J’ai
été ménopausée à 45 ans, j’ai été ménopausée naturellement,
c’est passé comme ça. Je n’avais pas le temps, avec cinq gar-
çons à la maison, j’avais du travail et ça c’est passé”.
Dans les pays occidentaux, où la plastie joue un rôle social fon-
damental, les modifications corporelles sont les marques de ce
changement identitaire. Le corps, dans sa dimension symbo-
lique et charnelle, se modifie, et les stigmates de la sénescence
impriment la chair. La notion de surpoids est toujours verbali-
sée dans les entretiens. Les signes vasomoteurs sont perçus
comme négatifs dans cette société pratiquant l’effacement du
corps. Ces signes, contrairement à certaines aires culturelles
comme le Japon (6), où les symptômes n’existent pas, sont fré-
quents. Le corps se défait, et les événements de la vie ne seront
plus “sous le signe du sang” (7). La période de la périméno-
pause, les menstrues irrégulières sont une phase critique pour la
santé. Une même théorie profane est retrouvée par S.M. Gifford
(8) chez les femmes d’origine italienne de Melbourne : la stag-
nation du sang peut entraîner la maladie, notamment le cancer
du sein. Si, comme le propose D. Delanoë (9), le statut de la
femme dépend de son assignation à la procréation, ce fait social
intervient peu dans la population étudiée : les femmes “investis-
sent” dans leur rôle de grand-mère, et le stéréotype social peut
être considéré comme neutre.
L’institution médicale considère la ménopause comme une
pathologie dans le concept mécaniste biomédical. La prescrip-
tion du traitement hormonal substitutif (THS) induit une médi-
calisation de la population, et la pratique de mammographies
devient usuelle.
Le cancer : la grande peur
Cette pathologie est considérée, dans la pensée profane, comme
une maladie “des temps modernes”. Le cancer a investi le lan-
gage. Ainsi, l’inqualifiable, l’innommable peut être nommé. Le
mot est maintenant prononcé par les femmes, il est imprimé
dans les magazines, il est verbalisé dans les émissions radioté-
lévisées. Une femme ne meurt plus “d’une longue et doulou-
reuse maladie”, mais décède d’un cancer. Cependant, le mot en
lui-même fait toujours peur, il est associé au mal, au malin, il
reste une damnation dans ce monde manichéen. “Cinq ans, ma
pauvre mère, avec un cancer, je l’ai gardée sur un lit d’hôpital.
C’est un calvaire, ça, pour ma pauvre mère”. Depuis l’Anti-
quité, l’imaginaire populaire compare et assimile le cancer à un
animal. Le crabe est l’archétype du cancer, dont l’espace sym-
bolique est habité par la crainte et la souffrance. La réalité
populaire rejoint le mythe, puisque Carcinos est une écrevisse
légendaire qui persécuta Héraclès (10).
Dans ces représentations de la maladie, le cancer est considéré
comme un fléau (11). Le pouvoir biomédical n’a pas éradiqué
cette pathologie. Les pronostics sont prévus en termes de pro-
babilités. Les femmes ont des difficultés à comprendre ce lan-
gage conceptuel, qui définit chaque être humain comme une
équation mathématique. La perplexité, le doute s’insinuent :
“La voisine a eu un cancer mal placé, ils ont eu du mal à trou-
ver, ils ont fait un scanner… Elle a eu chimio, rayons… Main-
tenant, elle a l’air d’aller.”
Par la fréquence de la maladie, chaque femme connaît ou a
partagé l’itinéraire de douleur d’un parent, d’un ami ou d’un
proche. La phase terminale de la maladie, les épreuves du trai-
QUALITÉ DE VIE
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La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000