Résister à la barbarie nazie
Hervé Rehby
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En pleine tourmente, en pleine
guerre, la plus terrible que l’huma-
nité ait connue, des hommes, des
femmes, jeunes et vieux, et des
enfants aussi, et des enfants sur-
tout, ont été chassés, pourchassés,
arrêtés, déplacés et déportés à tra-
vers toute l’Europe, puis enfermés
dans des camps, maltraités, blessés,
meurtris et violés, exterminés
enfin, massacrés comme du bétail
contaminé, ou gazé comme des
parasites menaçant l’équilibre de la
nature. Ces gens étaient coupables
d’être nés Juifs. Ce nom générait
autour de lui opprobre et aversion,
défiance et rejet. Depuis la mort en
croix de leur frère Jésus le Naza-
réen, proclamé Messie d’Israël et de
l’Humanité par d’autres de leurs
frères, ils traînaient derrière eux
l’accusation de déicide, et n’en finis-
saient pas de payer le prix de leur
prétendue culpabilité imprescripti-
ble.
C’est dans l’Allemagne de
Goethe et de Schiller, c’est à travers
l’Europe des Lumières que s’est
déroulée cette tragédie mortelle,
fomentée par une idéologie folle, le
nazisme, née de l’imagination d’un
potentat dément, Adolf Hitler. Six
millions de Juifs furent ainsi assas-
sinés par des bourreaux sans
remords, sans regret et qui n’évo-
quèrent pour leur défense que
l’obéissance aux ordres reçus. La
rigueur et la méticulosité de leurs
exactions criminelles furent la par-
faite expression de la planification
de ce projet fou : débarrasser le
monde de ses Juifs inutiles, voire
nocifs et chargés de tous les défauts
de l’Humanité. Leur traque, leur
déportation et leur extermination
furent le résultat d’une politique
délibérée, relayée en pays d’occupa-
tion allemande, en France en
particulier. Le régime de Vichy,
ouvertement antisémite, créera un
commissariat général aux Ques-
tions juives et fera même de l’excès
de zèle à l’occasion de la rafle du
Vel d’Hiv du 16 juillet 1942, où plus
de treize mille Juifs furent arrêtés à
Paris et envoyés à Auschwitz ;
parmi eux quatre mille cent quinze
enfants. Procédant de cette même
logique de purgation du monde, les
nazis assassineront aussi nombre de
Tziganes, de handicapés mentaux,
d’opposants politiques ou d’homo-
sexuels. L’archétype de tous les
génocides est né là. Il est désormais
appelé universellement du mot
hébraïque de Shoah signifiant désas-
tre et anéantissement.
C’était il y a un peu plus
de soixante ans, en Europe,
en France aussi.
Dans ce contexte difficile, cer-
tains ont résisté et ont œuvré au
péril de leur vie pour sauver des
Juifs. On ne saluera jamais assez le
courage et la volonté opiniâtre de
certains diplomates ou fonction-
naires dont les noms sont entrés
dans l’Histoire mondiale : P. Grünin-
ger, commandant de la police suisse
de Saint-Gall, Angelos Evert, direc-
teur de la police d’Athènes, S. Sugi-
hara, consul général du Japon en
Lituanie, Carl Lutz, ambassadeur
Suisse à Budapest, Raoul Wallen-
berg, Consul de Suède en Tchéco-
slovaquie. À Bordeaux, le consul du
Portugal, Aristides de Sousa Men-
dès, a sauvé plusieurs milliers de
Juifs en délivrant des sauf-conduits
synonymes de vie sauve, quand
dans le même temps et à quelques
centaines de mètre de distance, en
plein cœur de Bordeaux, le préfet
Maurice Papon signait l’arrestation
et la déportation de Juifs bordelais.
Beaucoup d’hommes d’église,
comme le père Marie-Benoît, ont
aussi sauvé, caché et protégé des
Juifs. Des Allemands aussi ont
sauvé des Juifs. Le plus célèbre
d’entre eux reste sans conteste,
Oskar Schindler, qui permit à plus
d’un millier de Juifs, en les
employant dans son usine, d’avoir
la vie sauve. Tous ces hommes ont
été reconnus par les historiens et
leurs actes colligés sont pour tou-
jours accessibles à tous.
L’Histoire atteste aussi d’autres
faits de résistance à la persécution
des Juifs à grande échelle. Ainsi la
quasi-totalité des Juifs du Dane-
mark a été sauvée au cours d’une
seule opération concertée par diffé-
rents mouvements de résistance en
octobre 1943.
Le village de Nieuwlande aux
Pays-Bas et la communauté protes-
tante du Chambon-sur-Lignon, ani-
mée par le pasteur Trocmé*, ont
également sauvé des Juifs par cen-
taines, mus par la seule volonté de
venir en aide à des êtres humains
persécutés pour le seul crime de
leur identité. Le réseau de résis-
tance polonais Zegota, créé pour
venir en aide aux Juifs polonais,
sous la tutelle du gouvernement
polonais en exil, sauva quant à lui
pas moins de soixante-quinze mille
Juifs.
Parallèlement, à côté de ces sau-
veurs de masse, des hommes et des
femmes, anonymes et isolés, sans
aucune logistique, à travers toute
l’Europe, vont agir et sauver des
Juifs d’une mort certaine, de la
mort promise. Ils ont bravé les dan-
gers et les couvre-feux, les ordres de
l’occupant et de ses collaborateurs
locaux. Ils ont risqué la dénoncia-
tion et mis en péril leur propre vie
pour sauver des Juifs. Héros malgré
eux, sans aucune autre prémédita-
tion que la volonté d’aider leur
prochain. Leurs enfants n’ont sou-
vent pas entendu le récit de leur
bravoure. Il a fallu parfois attendre
que des rescapés les retrouvent ou
que des enquêtes soient entreprises
pour que le monde sache que dans
la tourmente d’une guerre et dans
un monde nazifié, des bonnes âmes
ont su dire «non » à l’injustice et à
l’horreur. Malheureusement, beau-
coup d’entre eux ont déjà emporté
dans la tombe le récit de leurs actes.
«Reconnus ou non, ils incarnent le
meilleur de l’humanité. Tous considè-
rent n’avoir rien fait d’autre que leur
métier d’homme. Ils doivent servir de
phares aux nouvelles générations »
comme on peut le lire sur la charte
de Yad Vashem.
Il serait vain de rechercher une
méthode ou un procédé dans les
récits de ces héros de l’ombre.
Chaque acte est unique, car chaque
sauveur est uni indéfectiblement à
celui qu’il a sauvé. Cet acte est aussi
unique car il prend une dimension
universelle, comme le rappelle le
Talmud : « qui sauve un homme, sauve
l’humanité toute entière ». Néan-
moins, le plus souvent, il s’est agi
d’héberger des Juifs temporaire-
ment pour les soustraire aux
recherches en cours, ou bien de
leur procurer des faux papiers ou de
faux certificats de baptême, ou
encore de les aider à traverser une
frontière. Souvent, il ne s’est agi
que de tendre une main à un enfant
séparé de ses parents. Un geste sim-
ple en apparence sans grande
signification ou conséquence, mais
révélant la valeur de l’amour pour
le prochain souffrant, qualité
méconnue et enfouie au tréfonds de
l’âme humaine. De cette main ten-
due est né un espoir, une promesse
de lendemain.