André Nicolaï, Jean Baudrillard et les
confins du sens
Hervé Kéradec
Agrégé d’économie et gestion
André Nicolaï a écrit une œuvre rare, qui laisse une impression paradoxale. Ses textes à la
forme rigoureuse et aux plans détaillés ont aussi quelque chose de foisonnant et expriment
une tentative pour penser autrement. Ils révèlent une exceptionnelle aptitude à poser des
questions essentielles, à interroger le monde social et l’univers intellectuel dans lesquels il vit.
André Nicolaï a peu publié, une thèse devenue livre, puis une série d’articles et de
contributions avec une longue période (1974-1990) pratiquement muette. Ce qui est publié
est dense, minutieux, ciselé, encyclopédique jusqu’à l’obsession. S’échappant des frontières
disciplinaires, il prend des risques1, invite les auteurs de domaines éloignés, puisant dans son
immense culture il permet des nouvelles confrontations. Ainsi la bibliographie de l’Analyse
Sociologique du Concept de Domination 2 compte-t-elle deux cent trente huit entrées qui
réunissent V. Pareto, J. Schumpeter, Mao-Tsé-toung et J. Berque...
Le retour aux textes d’A. Nicolaï nous a immanquablement conduit à ceux de Jean
Baudrillard, pas seulement parce que l’identité de lieu et de temps de leur travail les
rapproche, mais parce qu’ils sont portés par le même projet de repenser les comportements
humains, d’interroger les rationalités à l’œuvre dans la société contemporaine, les relations de
domination, la logique de la consommation. Nous interrogerons donc ces deux auteurs, dans
une approche comparative qui enrichit le regard, éclaire chacune des œuvres, et par contraste,
1 Jean Lhomme souligne, dans l’avant-propos de Comportement économique et structures
sociales, que A. Nicolaï « préfère hasarder une synthèse quitte à courir de grands risques
(…) Rien de tout cela ne l’empêche de sentir combien il nous est indispensable de penser
dangereusement si nous voulons être autre chose que de consciencieux exégète de la pensée
d’autrui. » Page VI.
2 Nicolaï A. (1967) Analyse sociologique du concept de domination, in Palmade G. (1967)
L’économique et les sciences humaines, Tome 2 Psychologie et sociologie économiques,
Paris, Editions Dunod, par commodité on se référa à ce texte avec le sigle ASCD.
1
en livre davantage les spécificités. Nous nous demanderons pourquoi la pensée d’A. Nicolaï
est restée presque sans écho, alors que celle de J. Baudrillard fut beaucoup plus connue, et que
celle d’H.A. Simon qui travaillait aussi sur la rationalité devint très lèbre. Une dernière
question s’est imposée à la relecture de Nicolaï et de Baudrillard, celle de leur style. Leur
manière d’écrire nous révèle aussi sous un jour neuf la puissance et l’originalité de leurs
pensées.
Identité et vastité des projets initiaux
Nous questionnerons leur intention première, les contextes intellectuels du déploiement de
leur pensée, l’état du monde au moment où ils écrivent, et leur volonté commune de dépasser
les disciplines instituées.
Penser autrement les comportements
Lintention initiale de Nicolaï est clairement résumée par J. Lhomme dans sont avant-propos à
Comportement économique et structures sociales3 : « André Nicolaï a eu parfaitement
conscience du caractère cardinal des notions qu’il a mises en jeu. C’est par delà l’économie,
toute la science de l’homme qui se trouve repensée, à partir des structures sociales et des
comportements économiques.4 » Par delà les problématiques de dépassement de l’opposition
micro/macro-économie, ou celle de la statique et de la dynamique, il s’agit bien pour Nicolaï
de poser la question des comportements humains dans leur totalité en partant d’une position
d’économiste, sa formation initiale, qu’il compléta par des études en psycho-sociologie. Il
veut penser les faits sociaux totaux, au sens de Mauss5. Cette démarche, d’anthropologie
économique, le conduit à sortir du confort de l’espace théorique d’une discipline instituée,
pour poser des questions à nouveaux frais, et aller jusqu’aux confins de la science
économique, au point ou elle peut en rencontrer d’autres disciplines, au risque de regarder ses
propres objets avec étonnement.
3 Nicolaï A. (1960) Comportement économique et structures sociales, Paris, Presses
universitaires de France, .réédité en 1999 éditions l’Harmattan, par commodité ce livre sera
désigné par le sigle CESS
4 CESS, page VII.
5 Mauss M. (1925) Essais sur le don, Paris, presses universitaires de France. Voir aussi sur ce
point Wendling T. Us et abus de la notion de fait social total, Revue du Mauss n° 36 2010/2,
Paris éditions la Découverte.
2
Lintention initiale de Jean Baudrillard a la même envergure que celle d’André Nicolaï :
penser la société contemporaine des années 60-70, qui se caractérise, par la prégnance de la
consommation. Il va interroger les objets, leur prolifération, les systèmes de signes qu’ils
portent et dans lesquels ils s’inscrivent. La démarche peut sembler, de prime abord, moins
théorique que celle de Nicolaï, en fait il n’en n’est rien car le discours sur l’objet le pose
comme un signe dans une sémiologie générale de la consommation. Baudrillard enseigne en
sociologie à l’université de Nanterre quand il publie en 1968, Le Système des Objets, qui sera
suivi deux ans après de La Société de Consommation. Il parle alors en tant qu’enseignant en
sociologie, département dont il dépend, à l’époque, dominé par la figure d’Henri Lefebvre.
Ainsi donne-t-il quelques gages à l’institution quand il recourt, par exemple à des enquêtes
du Crédoc pour aborder une question comme l’inégalité devant la mort6, méthodologie dont il
se dispensera très vite par la suite pour privilégier des développements plus littéraires. Son
premier métier intellectuel fut professeur d’allemand et traducteur d’auteurs allemands ; ceci
n’est pas anodin pour comprendre son projet initial et le déploiement de son œuvre.
Baudrillard conservera toujours cette sensibilité littéraire qui déterminera tout son discours.
Espace intellectuel
Ces deux auteurs vivent dans un même contexte intellectuel, celui des années 50 et 60 sur
lequel il est important de revenir. Le marxisme occupe, au sortir de la guerre et jusqu’en mai
1968, une place tout à fait dominante. Luniversité de Nanterre est un haut lieu de la parole
marxiste tant en économie qu’en sociologie. Nicolaï tout comme Baudrillard ne le
considèrent pas comme l’horizon indépassable de la pensée, pas plus qu’aucune autre théorie,
mais leur pensée est nourrie de marxisme et de ses problématiques centrales comme celle de
la domination matérielle et idéologique7. Le contexte intellectuel de l’époque est aussi
structuraliste, structuralisme linguistique et structuralisme de la pensée de C. Lévi-Strauss qui
publie Tristes Tropiques en 1955. La réflexion sur les structures et les systèmes, et le
développement de l’approche systémique sont alors promus par Jean-Louis Le Moigne et
Edgar Morin. Lethnologie et l’attention portée aux sociétés primitives constituent un élément
important de l’univers intellectuel de cette période ; M. Mauss et M. Sahlins8, alimentent les
6 Baudrillard J. (1970) La société de consommation, Paris, collection Idées Gallimard n°
316, pages 41à 43.
7 En particulier dans ASCD.
8 Sahlins M. (1976) Age de pierre, âge d’abondance : L'économie des sociétés primitives,
Paris, Gallimard, première édition, 1974, Stone age economics.
3
séminaires des départements d’économie et de sociologie de l’université de Nanterre. La
psychanalyse enfin est très présente dans la pensée de Nicolaï et de Baudrillard, en particulier
pour Nicolaï, les œuvres « sociologiques » de S. Freud. Ainsi son minaire de DEA de
1981/1982, consacre-t-il plusieurs séances à l’étude de Malaise dans la Civilisation. En
résumé, le références de J. Baudrillard sont donc quasiment les mêmes que celles d’A.
Nicolaï, auxquelles il faut ajouter la linguistique saussurienne et la sémiologie.
Etat du monde
Linvestigation du champ intellectuel ne suffit pas à caractériser une époque. Les événements
politiques, sociaux, économiques déterminent aussi les problématiques des sciences
humaines. Qu’en est-il au moment Baudrillard et Nicolaï construisent leur pensée ? Létat
du monde de l’après seconde guerre mondiale pose de multiples questions de civilisation,
nous en retiendrons quatre. 1) Le contexte de la guerre froide et la partition du monde en deux
blocs conduit à des luttes idéologiques vives et structurantes. Léconomie libérale s’oppose à
l’économie planifiée, les modèles économiques, sociaux et politiques s’affrontent. 2) La
dimension idéologique du discours, la détermination des superstructures par les
infrastructures, constitue une dimension forte de la pensée de Nicolaï comme de Baudrillard.
Toute domination s’appuie sur la construction, partiellement consciente, d’une idéologie
qu’elle impose sans jamais parvenir à l’imposer totalement, Nicolaï sera passionné par cette
question. 3) La décolonisation fut un fait majeur de cette période, avec la multitude
d’interrogations qu’elle génère, sur les ruptures dans l’histoire, sur les dominants et
l’autonomie des dominés, ces questions ont davantage touché Nicolaï que Baudrillard qui
s’intéresse surtout aux sociétés développées. Louverture de Nicolaï sur les autres cultures
apparait dans les thèses qu’il a dirigées et dans sa participation à l’ORSTOM. 4) Le contexte
des trente glorieuses est aussi l’occasion de poser des questions radicales sur le sens de la
croissance économique et la société de consommation. Les événements de mai 1968 offriront
un terrain formidable pour critiquer et déconstruire les théories anciennes, avec la même
vigueur que les étudiants du quartier latin mettent à démonter les pavés de la rue Soufflot. J.
Baudrillard consacre ses deux premiers ouvrages à la critique de la consommation, A. Nicolaï
n’en fait pas un sujet spécifique d’étude, mais il est conforté dans son travail critique, par ce
que la sociologie qualifie alors de mouvements effervescents.
4
Subsumer les disciplines
Penser avec A. Nicolaï c’est poser la question des espaces disciplinaires et la possibilité de
dépasser les limites des disciplines. Karl Popper disait « Ce que l’on appelle discipline
scientifique n’est rien d’autre qu’un conglomérat de problèmes et d’essais de solutions
délimités artificiellement. Seuls existent réellement les problèmes et les solutions, ainsi que
les traditions académiques. 9» Le projet de l’anthropologie économique vise dépasser en les
intégrant les approches économiques, sociologiques et psychosociales pour produire un
nouveau discours. Mais dans quelle mesure ce discours peut-il s’affranchir de ses disciplines
d’origine, de leurs concepts-outils-méthode, vision du monde ? Cette question reste ouverte
et nous ne la trancherons pas ici : nous poserons seulement la question des enjeux
institutionnels des disciplines. A. Nicolaï en tant que professeur agrégé des facultés de droit et
d’économie, dispose d’un statut incontestable. Mais au delà de son statut, quelle place
occupe-t-il vraiment dans l’université ? F.R. Mahieu10 souligne la marginalisation de Nicolaï à
partir de la parution de l’anthropologie des économistes en 1974. Les économistes-ingénieurs
et quantitativistes n’ont jamais eu beaucoup de considérations pour les chercheurs frayant
avec la sociologie voire la psychologie. Ainsi le DEA économie et société, dirigé par Nicolaï
changera-t-il plusieurs fois de nom et son maintien ne se fera pas sans difficultés. Nicolaï
publie peu et se situe en dehors du courant dominant, il souffrira de cette situation, et aura
l’impression de « prêcher dans le désert 11». Baudrillard a occupé lui aussi une place
singulière au département de sociologie de l’université de Nanterre. Auteur prolifique
rencontrant un réel succès éditorial, refusant de soutenir une thèse il ne sera jamais
professeur des universités - Baudrillard est le plus souvent regardé comme marginal dans
l’université dont il refuse les codes et les tabous : cela d’ailleurs ne semble pas lui déplaire,
dans un contexte post 1968. Ces deux parcours montrent que les disciplines universitaires
peuvent être des systèmes institutionnels redoutables12 et que leur franchissement, s’il conduit
à un renouvellement théorique fécond, expose à la marginalisation et à l’ostracisme.
9 Cité par Lenglud G. Lanthropologie et sa discipline, in Qu’est-ce qu’une discipline ? Paris
Editions de l’EHESS, Paris 2006.
10 Mahieu F. R. (2014) Sigmund Freud économiste, André Nicolaï et la psychanalyse. (Xxx à
compléter)
11 Cf. la préface à la nouvelle édition de CESS.
12 François Laruelle, professeur au département de philosophie de l’université de Nanterre
déclarait en 1986, évoquant la violence des débats théoriques, que la philosophie est « une
guerre ».
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