2 2 Préface Je ne sais pas si ma rencontre avec ce nouveau terrien, avec ce μ (mu), a été le fruit du hasard. Je ne sais pas non plus pourquoi il m’a offert le journal qu’il a tenu au moment de sa renaissance – de sa mue – et pendant les mois qui ont suivi. Mais cette rencontre et ce journal ont eu une influence décisive sur ma vision du monde et sur ma propre vie. J’ai une chance inouïe d’avoir rencontré un représentant de cette nouvelle espèce et il m’apparaît maintenant évident de devoir partager cette chance avec d’autres. Il m’apparaît aussi évident de devoir proposer, à travers ce livre, un dialogue autour des idées qui y sont développées : j’aimerais que chaque lecteur puisse écrire sur le sujet de son choix, qu’il se permette de donner son point de vue, qu’il s’autorise à prendre position et à s’exprimer. Ces écrits seront ensuite publiés et accompagnés d’une réponse de l’auteur, créant ainsi des dialogues philosophiques d’où émergeront peut-être – je l’espère – des solutions aux innombrables difficultés que nous rencontrons tous aujourd’hui. Pour partager vos réflexions et poser vos questions, vous pouvez utiliser l’adresse 2 3 suivante : [email protected], je transmettrai vos écrits à l’auteur du Journal μ, qui vous répondra. J’ai reçu ce journal en 2008 et si certaines références concernent des événements survenus il y a quelques années maintenant, les réflexions que l’auteur propose ici n’en sont pas moins d’actualité. Terriblement d’actualité même, je dirais. Une preuve de la clairvoyance de cette nouvelle espèce μ. Il est plus que jamais temps de regarder notre réalité en face, de se poser les bonnes questions et d’y apporter des réponses. J’ai tenté de retranscrire le contenu de ce journal aussi fidèlement que possible. J’ai ajouté, à la suite du journal, des commentaires personnels qui m’ont paru utiles pour une compréhension approfondie de ce qui est à l’œuvre actuellement au sein de l’humanité. L’espèce humaine μ est la prochaine espèce sociale. Elle représente un nouveau mode de pensée. Les μ sont les nouveaux terriens. Grégory Aimar 42 Le Journal Jour 1 [Naissance] Je suis arrivé sur Terre aujourd’hui. J’ai 29 ans. Je ne sais pas vraiment d’où je viens, mais je me sens bien. J’ai l’impression d’être reposé. Pas d’avoir dormi non, mais d’être ressourcé, régénéré… Rempli. Les services sociaux m’ont ramassé à l’aube, inconscient et nu, devant un supermarché de banlieue. Ils m’ont emmené dans un bâtiment en préfabriqué où beaucoup de personnes semblaient avoir perdu quelque chose, ainsi que l’envie de retrouver ce quelque chose. Douché, ou plutôt devrais-je dire « karchérisé » de la tête aux pieds, habillé de vêtements quasiment neufs, je bois une gorgée du café que l’on me tend. Je la recrache aussitôt, saisi par son amertume. J’attrape un journal, puis vais m’asseoir sur un banc à l’extérieur du centre d’accueil. C’est un matin de printemps. Les rayons du soleil matinal, déjà chauds, et la brise tiède qui me caresse la nuque et les bras me réconfortent de ce réveil brutal. J’échange un sourire avec un vieillard assis sur le banc d’à côté. 2 5 « Ça y est, les beaux jours reviennent ! On va enfin pouvoir redormir dehors… Pas trop tôt ! » me dit-il, concluant d’un rire éraillé et mécanique. Je lui souris à nouveau, refoulant ma compassion afin de ne pas lui renvoyer sa pauvreté à la face. Et une pensée me frappe soudain : comment puis-je comprendre sa situation ? Comment puis-je ressentir sa détresse ? Je ne suis sur Terre que depuis quelques heures et je suis pourtant capable d’appréhender les concepts de pauvreté, de détresse, de pudeur, de solidarité… D’où me viennent ces sentiments ? Je repense tout à coup au journal que j’ai emprunté à l’intérieur du centre. Je l’attrape et en tourne les pages nerveusement. Guerre, faillite, procès, meurtre, trafic d’armes, maladie, insécurité, chômage, corruption, terrorisme, abus, dictature, accident, catastrophe naturelle, menace nucléaire, menace génétique, menace… Mort… Peur… Je ressens tout cela. Je participe à chacun de ces évènements. J’ai la sensation de ne rien connaître mais de tout savoir. Je ne suis sur Terre que depuis quelques heures et j’ai 1000 ans. Je suis un vieillard avec les yeux d’un enfant de 5 ans. Et la première chose qui me frappe c’est que tout cela n’est pas la réalité. Réalité : (n.f.) Ce qui est réel, ce qui existe en fait par opposition à ce qui est imaginé, rêvé, fictif. (1) Ce journal cherche apparemment à décrire le monde, mais c’est comme s’il n’en montrait que l’ombre. C’est comme si l’on admirait l’ombre du Penseur de Rodin projetée par le soleil sur le sol, en oubliant l’œuvre ellemême. En parcourant ces articles, je suis affecté par les souffrances de ces gens, et en moi se renforcent paradoxalement une joie, une légèreté, car je crois qu’au 62 fond tout va bien. Je crois qu’il faut simplement lever les yeux vers le Penseur. Ce n’est que parce que l’on regarde l’ombre que l’on reproduit de l’ombre. Si l’artiste qui croit s’inspirer de Rodin crée une ombre lui-même, ses propres disciples créeront-ils alors l’ombre d’une ombre ? Jour 2 [Éveil] J’ai passé la journée d’hier avec les gens des secours sociaux. Je les ai aidés à accueillir un flot ininterrompu de citoyens qui ne semblaient plus vraiment appartenir à la Cité. Devant la détermination des bénévoles à tenter d’apaiser la misère, il me parut évident que mon aide ne pourrait que les encourager. Les ressources de ces humains sont fascinantes. À quoi pensent-ils ? Comment font-ils pour mettre autant de cœur à leur œuvre inachevable ? J’ai eu l’impression d’écoper le tonneau des Danaïdes. La nature humaine est bien étrange. Elle est duelle. C’est peut-être même le propre de l’Homme, cette dualité. C’est à mon sens une prouesse de cautionner un système qui répartit aussi mal ses richesses à la source, en produisant des efforts aussi immenses que vains pour atténuer les effets dévastateurs de cette mauvaise répartition. Une prouesse ou une aberration, selon le point de vue. Aberration : (n.f.) ASTRON. Écart entre la direction apparente d’un astre et sa direction réelle, dû au mouvement de la Terre. (1) On ne retrouve cette dualité chez aucune autre espèce animale. Aucun être vivant, à part l’Homme, ne dépense autant d’énergie à essayer de réparer ce qu’il casse lui-même de manière perpétuelle. 2 7 Jour 3 [Une nouvelle pensée] Pourquoi écrire un roman ? C’est à ça qu’aurait dû ressembler mon journal : un roman philosophique narrant les errances de mon personnage dans une société proche de la nôtre. Le héros, né sur Terre à 29 ans, devait servir de médium à mes propres réflexions et être amené à les développer à l’occasion de telle ou telle péripétie. Exercice qui aurait finalement très vite ressemblé à de la pornographie philosophique, une sorte de « pornosophie » : une suite de situations prétextes à l’exhibition de paradigmes et à leur pénétration par des arguments aussi disproportionnés qu’artificiels. Pourquoi utiliser un personnage pour exprimer mes propres pensées ? Pourquoi créer un décalage narratif qui portera sans doute à encore davantage d’interprétations qu’il n’y en aurait eues initialement ? Aurais-je été, malgré moi, influencé par les méthodes outrancières de la communication contemporaine ? « Pornalisme » ? « Pornolitique » ? Il est difficile de prendre conscience que ces méthodes obscènes s’appliquent à un tel point à la politique et au journalisme qu’elles peuvent s’imprimer en chacun de nous jusqu’à faire de nous des acteurs de notre propre isolement émotionnel et intellectuel. Il est difficile d’accepter l’idée que des gouvernements, ainsi que leurs (prétendus) contre-pouvoirs, dégénèrent volontairement nos capacités d’évolution spirituelle pour leur profit matériel, pécuniaire, personnel et immédiat, protégé de toute remise en cause concrète par un syndrome de Stockholm collectif. Je vais commencer par appliquer à moi-même l’un des 82 fondements essentiels de mes nouvelles réflexions : la recherche de la vérité, c’est-à-dire de l’authenticité, de la sincérité et de la lucidité. La lucidité n’étant qu’une forme de sincérité vis-à-vis de soi-même. L’exercice d’écriture auquel je m’adonne ici est autant motivé par la mise à nu de ma pensée que par mes réflexions elles-mêmes. J’ai réellement l’impression d’être né à 29 ans et de naître tous les jours depuis, comme si l’amnésie qui me frappait s’était dissipée pour laisser place au souvenir de mes vraies origines, qui sont humaines mais pas terrestres. Ces naissances quotidiennes ont pour première conséquence de me faire porter un regard chaque jour renouvelé sur notre société, sur notre humanité. Il y a tellement d’habitudes de pensée chez tellement de gens, qui ont pour effet le plus pervers de tuer leur capacité à réaliser qu’ils s’enferment dans ces habitudes. Je ne juge évidemment personne en disant cela, je ne fais qu’observer. Il ne faut pas confondre observation et jugement, ce qui n’est finalement pas si difficile si l’on garde en tête qu’un jugement entraîne une condamnation. Une observation est au contraire un premier pas vers la libération. Je crois que, de toute éternité, le plus lourd handicap de l’homme dans sa recherche d’épanouissement a été son incapacité à penser par lui-même, en dehors des grands penseurs qui donnent bonne conscience à la collectivité en pensant pour les autres. On ne peut pas être en harmonie avec nos propres pensées si l’on vit à travers celles des autres, qui ne sont d’ailleurs souvent même pas les leurs. Ce n’est pas l’agrégation des pensées qui apportera l’harmonie aux sociétés mais l’adoption d’un processus constructif de pensée, fondé sur l’empathie et l’introspection, et opposé au 2 9 principe d’habitude. Une pensée dynamique, intuitive, non intellectuelle. Nos pensées, conscientes ou inconscientes, étant à la base de nos émotions, on peut même aller jusqu’à dire que l’on s’habitue à être frustré, en colère ou triste. Une habitude relève d’un choix et par extension nos émotions dépendent également de ce choix. Nous choisissons donc réellement la qualité de notre vie… Mais par quel processus ? Jour 7 [La pensée quantique] Nous sommes, en permanence, potentiellement heureux et malheureux à la fois : tout dépend de la manière dont on va « mesurer » notre état. Les émotions sont en fait de nature quantique, elles connaissent une superposition d’états avant leur mesure. La physique quantique est une branche de la physique qui tente de décrire, via la mécanique quantique, le comportement des particules atomiques et subatomiques qui composent la matière : électrons, protons, neutrons ou encore photons, parmi d’autres. « La mécanique quantique comporte de profondes difficultés conceptuelles et son interprétation physique ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique. Parmi ces concepts, on peut citer la dualité onde-corpuscule, la superposition quantique, l’intrication quantique ou encore la non-localité. (…) Le plus important postulat de la mécanique quantique est probablement le principe de superposition. » Ce principe nous dit qu’à l’échelle subatomique, avant d’être observée (ou mesurée), une particule peut se trouver dans plusieurs états à la fois : une particule peut être blanche et noire en même temps. Pour être encore plus précis, en réalité, cette 10 2 particule n’est ni blanche ni noire, ni l’infinité de nuances de gris qui existe entre les deux, elle n’est qu’un « potentiel » de couleur et sa couleur « réelle » n’est déterminée qu’au moment de son observation. Sa couleur n’est pas découverte lors de son observation, mais déterminée. « Le point important est qu’un état superposé n’est pas un état traduisant une ignorance vis-à-vis de l’état réel du système, mais bien une indétermination intrinsèque au système. » (2) C’est l’observateur qui va déterminer, en l’observant, si la particule est blanche, noire ou grise. La physique quantique remet en question tout ce que nous croyions connaître de notre univers et de ses lois. Non seulement les propriétés de la matière que l’on découvre à l’échelle quantique ne correspondent pas aux propriétés de cette même matière au niveau macroscopique, mais elles ne correspondent même à rien de ce qui est considéré aujourd’hui comme « scientifique », c’est-à-dire mécaniste. Mécanisme : (n.m.) PHILOS. Philosophie de la nature qui s’efforce d’expliquer l’ensemble des phénomènes naturels par les seules lois de cause à effet. (1) Nous pouvons faire une analogie très simple entre la mécanique quantique et notre mécanique émotionnelle : nos émotions – étant une énergie – sont faites de particules quantiques et leur système de mesure est constitué par nos pensées. Ainsi, nos propres réflexions, qu’elles soient conscientes ou inconscientes, constituent une mesure de notre état émotionnel à un instant t. Nous sommes, quoi qu’il arrive, potentiellement heureux et malheureux à la fois, jusqu’à ce que nous en décidions. L’instrument (notre pensée) que nous allons utiliser pour mesurer notre état émotionnel (heureux ou malheureux) va déterminer cet état 2 11