In Économies et Sociétés, Série « Systèmes agroalimentaires »,
AG, n° 35, 11-12/2013, p. 1849-1854
Éditorial
Éthique et système alimentaire
Jean-Louis Rastoin
Montpellier SupAgro
Le mal nommé Horsegate, qui a débuté en Irlande du Nord en sep-
tembre 2012 avec des steaks hachés et éclaté en France en février 2013
avec des lasagnes, a une fois de plus focalisé l’attention sur les dérives
des systèmes alimentaires. En France, ce scandale, largement média-
tisé, a pris la forme visible d’une tromperie sur l’étiquette d’un plat
cuisiné, les lasagnes, annonçant « pur bœuf » alors qu’une proportion
élevée de la viande composant la farce des pâtes était en réalité du che-
val. L’enquête a par la suite montré le long et tortueux chemin d’une
filière physique commençant chez des agriculteurs en Roumanie pour
se prolonger au sein d’importantes firmes agroalimentaires sous-trai-
tant la fabrication de leurs produits et concentrant leurs efforts sur le
marketing et se terminer dans des supermarchés. Cette filière physique
était, certes, pilotée par des donneurs d’ordre distributeurs et en amont
industriels, mais économiquement optimisée par des traders travaillant
virtuellement sur du « minerai » carné.
Ce scandale n’est que le dernier en date d’une longue liste dont la
chronologie a probablement débuté au moment où l’agriculture est
passée du stade de l’autosubsistance à celui de la mise en marché
d’une partie de sa production alimentaire, voilà plusieurs millénaires.
L’allongement et la complexification des filières constituant le système
alimentaire a ensuite multiplié les occasions de dérives venant heurter
l’éthique entendue comme le choix de comportements individuels et
collectifs respectueux de soi et des autres. Ces dérives concernent de
multiples domaines allant de la qualité défectueuse des produits à de
fausses informations en passant par des processus de fabrication
indignes, voire illégaux.
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Selon les spécialistes, les philosophes en l’occurrence, l’éthique au
sens de Spinoza doit être distinguée de la morale (ensemble des
normes sociales propres à un individu) et de la déontologie (règles de
conduite professionnelles). Si l’éthique générale est une réflexion cri-
tique sur les actions humaines en rapport avec le bien, l’éthique appli-
quée s’intéresse aux grands domaines de ces actions (la production, la
consommation, la recherche, l’éducation, etc.). Éthique, morale et
déontologie sont donc imbriquées. Avec Droz, on peut ainsi définir
l’éthique comme un « ensemble rationnellement structuré de valeurs
explicites qui définissent le bien, le juste, le beau par lequel quelqu’un
rend compte de lui-même, de ce qui le fait exister et agir » [Droz et al.
(2006)].
La demande d’éthique dans la question alimentaire n’a pas attendu
le Horsegate. Pour ne considérer que la période contemporaine, les
mouvements hygiénistes d’Europe et d’Amérique du Nord de la fin du
XIXesiècle et du début du XXe, sur un fond de revendication d’aliments
sains, préconisent une éducation alimentaire avec des injonctions
moralisatrices de lutte contre l’alcoolisme, mais peu de considérations
sur les conditions de production des aliments. Plus récemment, à la fin
des années 90, est organisé à Wageningen le premier congrès sur les
relations entre agriculture et éthique, cette fois orienté vers les ques-
tions de nuisances environnementales de la production alimentaire.
Cette manifestation donne naissance, en 2000 à la création de l’Euro-
pean Society for Agricultural and Food Ethics (EurSafe)1, à objectif
plus large englobant l’alimentation et à forte empreinte scandinave : le
président actuel est Matthias Kaiser de l’université de Bergen, coor-
donnateur d’un ouvrage pionnier [Kaiser et Lien (2006)] et ses prédé-
cesseurs ont été Cees Veerman, de l’université de Wafeningen et Peter
Sandoe de l’université de Copenhague. EurSafe a organisé en sep-
tembre 2013 à Uppsala son 11econgrès, ce qui témoigne de sa vitalité
et du soutien qui lui est apporté par le monde universitaire, la société
civile et les entreprises.
Au moment où se créait EurSafe, la Fao réunissait à Rome, en sep-
tembre 2000, un « Groupe d’experts éminents en matière d’éthique ali-
mentaire et agricole » qui aboutissait à la publication d’un premier et
unique rapport en 2001 [Fao (2001)], en dépit de l’annonce de la créa-
tion d’une « Collection FAO : Questions d’éthique », préfacée par
Jacques Diouf, alors directeur général de l’institution. Certaines des
questions risquaient d’égratigner le consensus de Washington et le
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1http://www.eursafe.org/
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dogme du marché optimisateur de production et de ressources. On le
comprend en consultant le rapport dont on doit souligner la qualité et
la pondération, mais qui suggère des objectifs ambitieux et parfois
dérangeants pour certains gouvernements ou acteurs économiques. En
effet, le rapport fait référence à son acte constitutif de 1945 dans lequel
il est mentionné que la Fao doit « s’efforcer de protéger et d’améliorer
les biens collectifs en rapport avec l’alimentation et l’agriculture ». De
plus, le sommet mondial de la Fao de 1996 à Rome a déclaré que l’or-
ganisation avait « l’obligation morale de s’assurer que ses interven-
tions sont responsables et transparentes, et qu’elle est un lieu de dia-
logue et de débat sur les questions éthiques et sur les comportements
contraires à l’éthique dans le domaine de l’alimentation et de l’agri-
culture » [Fao (2001)].
Les objectifs devant inspirer une conduite éthique aux individus,
aux gouvernements et aux organisations privées indiqués par la Fao
dans son rapport sont au nombre de trois : une amélioration du bien-
être, la préservation de l’environnement et une meilleure protection de
la santé publique [Fao (2001)]. Les mesures préconisées sont i) la réa-
lisation de recherches et d’études et la diffusion d’informations scien-
tifiques sur les problèmes d’éthique ; ii) la création de mécanismes de
nature à concilier les intérêts divergents et à régler les conflits sur la
base de principes éthiques ; iii) l’encouragement à prendre en compte
les questions d’éthique dans les politiques publiques et les pro-
grammes privés (notamment dans le domaine de l’élaboration de
normes) ; iv) l’établissement de codes de conduite éthique ; v) le réexa-
men périodique des engagements et leur évaluation à la lumière des
nouvelles connaissances et de l’évolution des situations [Fao (2001)].
Malheureusement, comme dans beaucoup d’autres domaines, ces
sages recommandations sont restées lettre morte à la Fao. Prises dans
le mouvement brownien international qui a suivi la Conférence de Rio
sur l’environnement et le développement de 1992, avec notamment la
préparation des objectifs du millénaire pour le développement (OMD),
il faut espérer qu’elles seront relancées dans le cadre de l’évaluation
des OMD en 2015 et du lancement de nouveaux objectifs.
Les recommandations de la Fao sont plus tournées vers des opéra-
tions de type forum de discussion et des codes de bonne conduite. Le
mouvement associatif et les ONG sont beaucoup plus proactives et
militent pour de véritables changements de pratiques en dénonçant les
abus et en exerçant des pressions vers les acteurs privés et publics
concernés, via les citoyens, les consommateurs et les médias.
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Ainsi, en se fondant sur les écrits du philosophe Peter Singer et de
l’avocat Jim Mason [Singer et Mason (2007)], Elise Desaulniers,
membre de l’association « Manger, Santé, Bio », fondée au Québec en
1985, nous présente les « 5 piliers d’une alimentation éthique ». Pre-
mier pilier, la transparence (« nous avons le droit de savoir comment
nos aliments sont produits » : l’information du consommateur sur l’en-
semble de la chaîne alimentaire doit être disponible). Deuxième pilier,
la justice (« produire de la nourriture ne devrait pas imposer des coûts
aux autres » : les externalités négative de la production et de la com-
mercialisation des aliments doivent être assumées par leurs acteurs,
c’est-à-dire être traduites dans les prix en économie de marché). Troi-
sième pilier, la compassion (« infliger de la souffrance inutile aux ani-
maux est mal » : c’est le débat sur le bien-être animal et, au-delà, sur
le statut juridique des animaux, considérés dans le code civil napoléo-
nien qui a inspiré de nombreux pays, comme des objets). Quatrième
pilier, la responsabilité sociale (« les travailleurs ont droit à des condi-
tions de travail décentes et à une rémunération juste » : vaste question
des exclusions, de la pauvreté et de l’équité). Cinquième pilier, les
besoins vitaux (« la vie et la santé passent avant toute autre considéra-
tion éthique »2[Desaulniers (2011)] : le lien alimentation-santé, établi
depuis Galien, après une longue éclipse imputable aux famines puis à
une priorité donnée à la baisse des prix alimentaires relatifs au détri-
ment de leur qualité, revient à une place qu’il n’aurait jamais dû quit-
ter à travers le concept global de sécurité alimentaire et nutritionnelle
[Rastoin (2013)].
Ces cinq piliers rassemblent les éléments essentiels de ce que l’on
pourrait considérer comme une « éthique des systèmes alimentaires » :
bien être humain, conditions de production et de commercialisation
respectueuses de la biosphère et de l’équité, information complète,
objective et éducative du citoyen/consommateur.
Pour boucler ce rapide aperçu d’un concept essentiel, revenons au
horsegate et donnons la parole à l’une de ses victimes collatérales,
Laurent Spanghero, fondateur, puis sauveur de l’entreprise éponyme
qui a sombré dans la crise du cheval-bœuf. Laurent Spanghero donne
le point de vue d’un acteur éclairé des filières agroalimentaires. Il se
situe, dès le début de son propos, dans la priorité qui vient d’être évo-
quée : « Les grandes maladies de notre siècle sont directement liées à
notre rapport à l’alimentation, à notre type de consommation ». Il
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2On s’étonne de la contradiction consistant à mettre en 5ème pilier un objectif
annoncé comme premier et devant précéder les 4 autres, mais le texte de l’association
est clair à ce sujet.
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ajoute, en élargissant ses considérations : « La composition du repas
n’est plus le seul sujet, il faut intégrer ce qu’il y a autour : les notions
de partage, de santé, de mode de vie. », pour aborder ensuite le thème
de la production : « Nous devons également nous interroger sur le pré-
texte de démocratisation de l’accès aux ressources alimentaires, qui
entraîne des dérives dans la chaîne de production. Un bœuf qui a pâturé
pendant 6 mois ou un saumon qui a grandi dans le respect de pratiques
durables pour l’environnement a une valeur. Cela représente du temps
et du travail pour élever et transformer le produit » [Spanghero
(2013)]. Nous avons là un concentré de lucidité et de sagesse qui
converge avec les déclarations d’une institution intergouvernementale
et la position de la société civile.
Pourquoi, malgré ce mouvement, est-on encore fort éloigné d’une
éthique des systèmes alimentaires ? On peut avancer l’hypothèse d’une
conscientisation insuffisante des individus et justement de leur isole-
ment dans une société de consommation de masse qui incite avec de
gros budgets publicitaires aux comportements solitaires plutôt que
solidaires, dès lors que la machine économique tend – sur la base de
tels comportements – à généraliser la marchandisation aux biens spé-
cifiques comme l’alimentation dans le cadre d’un modèle agroindus-
triel hégémonique. Un tel système a produit de puissants lobbies agis-
sant sur les décisions publiques dès que de nouvelles régulations sont
envisagées3, ce qui conduit à un blocage des évolutions suggérées par
des acteurs pionniers. De telles évolutions sont pourtant indispensables
pour sortir des crises sociales, environnementales et économiques à
l’œuvre et en prévenir de nouvelles.
La communauté épistémique a, dans ce contexte, un rôle important
à remplir : réaliser des diagnostics sur des bases scientifiques et pro-
poser de nouveaux modèles de production et de consommation aux
décideurs publics et privés. Cette communauté est, comme la plupart
des groupe sociaux intellectuels ou dirigeants, tombée dans la culture,
voire sous la dictature de l’audimat. Les travaux de recherche et les
séminaires sur l’éthique dans le champ agricole et alimentaire ont donc
connu un regain d’intérêt depuis quelques mois et ne vont pas manquer
de se multiplier. Ainsi un mal pourrait produire un bien.
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3Dernier épisode en date dans l’affaire qui nous préoccupe : la Commission euro-
péenne déclarait, début octobre 2013, abandonner l’idée d’un règlement obligeant à
l’étiquetage de l’origine des matières premières des aliments sur les emballages. Cette
déclaration a rapidement provoqué l’envoi d’une lettre ouverte de parlementaires euro-
péens au Commissaire à la Santé [Le Brun et al. (2013)] et une proposition de 3 options
d’information par la Commission. Le dossier très sensible de l’étiquetage des aliments
traînant depuis plus de 10 ans à la Commission, on ne peut guère être optimiste sur une
décision rapide, même sur le « plan C », a minima.
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