chaque moment est un moment de découverte
9
. Sa proposition est que tout
basculement, toute transformation, se signale par une « discordance » réclamant un
« ajustement », comme les instruments d’un orchestre qui s’accordent dans la fosse.
Loin donc de l’image romantique du crescendo et du point d’orgue, le basculement
est de l’ordre de l’ajustement, c’est le moment où l’histoire tente de se reprendre, de
se relancer. La discordance est donc la clé d’une nouvelle philosophie de l’histoire.
Pendant un moment, face à cette discordance, l’époque d’où l’on vient semble plus
assurée que le moment où l’on va. Tandis que, selon une vision progressiste
triomphante, on sort toujours de l’obscurantisme pour gagner la lumière. Ici, la
saisie du principe à l’œuvre dans le basculement va éclairer rétrospectivement la
valeur intrinsèque des moments précédents. La vérité du processus de l’histoire est
une auto-éducation qui intègre les discordances et les crises. L’auto-éducation
réside dans le principe de l’auto-déplacement. Pour comprendre un processus
d’apprentissage, il faut reconnaître des moments de crise qui sont les conditions de
la relance. Le nouveau départ succède à un moment de dépression. Le chemin
n’était pas fini, il faut repartir. On ne possédait pas la dernière vérité. En même
temps, on a cherché la vérité, mais ce geste n’était donc pas le dernier mot sur le
principe de la vérité.
Hegel et Schelling sont les héritiers de ces points de vue sur l’histoire ; ils répondent
à Lessing, à Herder et à Kant. Ils seront les premiers à traduire sous la forme d’une
philosophie de l’histoire explicite ce qui est en jeu dans la philosophie du
XVIII
ème
siècle. Pour eux, il est fondamental que la philosophie s’installe dans l’histoire. En
effet, l’histoire est le point de départ des sciences humaines. Ils s’en emparent pour
asseoir la distinction typique au
XIX
ème
siècle entre Naturwissenschaften et
Geisteswissenschaften, que Dilthey a bien repérée
10
. La constitution de la nouvelle
Université de Berlin en 1810 - qui donna lieu à un studium generale sur la
réorganisation des savoirs dans l’université moderne dans un contexte où tous les
grands idéalistes allemands, dont Hegel et Schelling, sont intervenus
11
- se fera
d’ailleurs sur la séparation entre les sciences construites sur le modèle de l’histoire
et les sciences construites sur le modèle des mathématiques. Pouvoir penser la
discordance, tel est le défi que Hegel et Schelling vont tenter de relever.
Comprendre l’histoire signifie donc comprendre comment l’humanité en vient à se
déplacer en s’auto-éduquant. Et sur ce projet, il y a dès l’origine deux positions
9
Dans son commentaire, Pierre Pénisson montre que l’on peut interpréter de la même manière la
dissémination des langues qui rend possible le geste auto-éducatif primordial de la traduction :
comprendre est alors bien un « transport », un « déplacement de soi ». (cf. P. Pénisson, Johann Gottfried
Herder, Cerf, Paris, pp. 139-171, pp. 161-162.
10
Sur l’imporatnce de Dilthey, voir notamment K. Löwith, De Hegel à Nietzsche, Gallimard, Paris, 1941, pp.
156-157.
11
Leurs textes ont été recueillis et traduits en français in Philosophies de l’Université. L’idéalisme allemand et la
question de l’Université. Textes de Schelling, Fichte, Schleiermarcher, Humboldt, Hegel, trad. G.
G
OFFIN
,
J.-F
R
.
C
OURTINE
,
L.
F
ERRY
,
A.
L
AKS
,
O.
M
ASSON
,
A.
R
ENAUT ET
J.
R
IVELAYGUE
, coll. « Critique de la
politique », Paris, Payot, 1979.