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médiamorphoses
La photo publicitaire ou la prégnance
des images impersonnelles Pierre Fresnault-Deruelle
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le tirage, le choix du support, etc.) peut être propice, ou
non, au discours marchand. Par où l'on comprend que la
dimension publicitaire d'une image ne peut se trouver dans
la "photographicité" de celle-ci, mais seulement dans la
façon dont l'annonce publicitaire travaille cette photo-
graphicité. Qu'est-ce donc qu'une photographie ? Et par
quelle voie et selon quels modes un cliché est-il à même
de favoriser la promotion d'un produit ou d'un service ?
Pour ce qui regarde la première question, la lecture du ré-
cent ouvrage de François Soulages
Esthétique de la photographie
est d'un grand secours. Le sous-
titre de cette étude "La perte et
le reste" nous livre l'idée essen-
tielle selon laquelle la photogra-
phie, parce qu'elle est de nature
indiciaire (une trace, une em-
preinte sur un négatif), n'est que
le report "phénoménal" d'une
forme "accidentellement" captée ;
et que, pour cette raison, elle est
la marque de l'irréversible, un té-
moignage "catastrophique" en
tous cas, c'est-à-dire l'attestation
de l'anéantissement d'un état
(si discret soit-il) du monde. Mais,
cette irréversibilité, nous dit l'au-
teur, va de pair avec le fait que la
photographie ne donne jamais
qu'un état possible de ce que fut
cette apparence mondaine, et cela pour la raison que le
négatif est une épuisable matrice. Chaque tirage - tenta-
tive désespérée de "rendre" ce que fut l'objet - n'est, en
vérité, qu'un relevé nécessairement lacunaire.
S'expliquerait par là même l'attitude des photographes,
essentiellement insatisfaits de leurs images, et dont on com-
prend qu'ils les considèrent comme des configurations à
la croisée de deux directions aux termes proprement in-
atteignables : on peut, à l'instar de F. Soulages, parler soit
d'une esthétique de la trace (Man Ray, Klein, Mandelbaum)
soit d'une esthétique du tracé (Rodchenko, Evans, Bischof).
Un art toujours moyen
Pour succincte qu'elle soit, cette approche de la photogra-
phicité, nous permet, par contraste, d'approcher le tout ve-
nant des clichés publicitaires. Convenons d'emblée que la
photographie marchande, eu égard à ce que F. Soulages ap-
pelle la "perte et le reste", est un "art moyen" (rien à voir
avec la pratique amateur décrite par Bourdieu) : une sorte
de compromis, chargé de rassurer le consommateur que les
potentialités du médium (véritablement exploitées, elles, par
les artistes) pourraient effaroucher.
En somme, le cliché publicitaire
est bien souvent une représentation
"satisfaite", allant parfois jusqu'à
l'arrogance. Il s'agit, pour ce qui la
regarde, d'ancrer l'image dans un
espace de stabilité étranger aux
interrogations, voire à l'approche,
à la fois modeste et hardie, dans les-
quels nous plonge une photogra-
phie d'Eugène Smith, d'Arnaud
Claas ou de Bernard Plossu.
De ce point de vue, les créatifs
dans les agences veillent à ce que
leurs images (hyperpréparées) res-
tent, elles, dans les limites de la
convenance, où l'excentricité,
quand excentricité il y a, n'est
qu'un calcul de plus : clichés qu'un
certain éclairage, un cadrage ou un
tirage particulier, si l'on n'y avait
pas pris garde, auraient pu vite faire basculer du côté du sens
(donc du risque) alors qu'il n'était question que de signi-
fication (donc de sécurité)… A bien peser les choses, il
semble que la publicité nous intéresse dans la mesure où
elle nous permet de la considérer
distraitement
, sûrs que nous
sommes d'y trouver la part de mythe qui pourrait nous faire
défaut et que, semaine après semaine, sous des habillages
divers, les annonceurs s'ingénient à diffuser. Ces annonceurs,
certes, ne sont pas des hérauts, mais c'est tout comme.
Quelque chose se profère, en effet, continûment dans ces
images, non sur les accidents du monde (cela est pris en
Travaillée de la sorte, la photo
publicitaire est toujours
«calibrée» pour faire de ses
supports de quasi-terminaux
chargés,
quelle que soit la
teneur des messages
, de
maintenir les spectateurs dans
cet étét vacant où chacun peut
s’éprouver en phrase avec le
réseau en boucle des
configurations de l’Autorité,
de la Sollicitude
(ce qui est la même chose)
ou du Narcissisme