Travail enseignant et construction de postures professionnelles en

IUFM Nord Pas-de-Calais
Travail enseignant et construction de postures
professionnelles en milieu populaire : rapport aux
savoirs, savoirs mobilisés et engagement
Aziz Jellab, Brigitte Monfroy, Ana Dias, Pierre Carion, Liliane Mortier
Avec la participation de Jean-Philippe Dalle
Rapport de recherche
Avec le soutien de l’IUFM Nord-Pas-de-Calais
N° R/RIU/06/07, durée 4 ans
Juillet 2007
Introduction :
Mise en perspective théorique et essai de
problématisation
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Les motifs d’un questionnement
A l’origine de notre questionnement, il y a notre expérience de formateur mais aussi pour
quelques enseignants de notre groupe de recherche, l’exercice de leur activité professionnelle en
« secteur difficile », plus particulièrement au sein de collèges et de lycées. Depuis quelques années, on
relèves certains questionnements identitaires et professionnels chez les enseignants, questionnements
qui sont parfois sous-tendus de doutes, voire d’un certain « désarroi ». Ces questionnements
s’expriment différemment selon que l’on est professeur débutant dans le métier ou que l’on ait acquis
plusieurs années d’expérience. L’enseignant débutant stagiaire qu’il soit ou ayant deux à quatre
années d’expérience est souvent celui qui insiste sur le décalage entre sa scolarité, son rapport
subjectif aux études et les formes que prend l’expérience scolaire de ses élèves. L’idéalisation du
métier laisse souvent place à une perception progressivement « réaliste » qui ne dissout cependant pas
les malentendus et l’impression parfois d’exercer un autre métier, et ce, à mesure que l’on exerce en
milieu populaire. Chez les enseignants « confirmés », c’est plutôt la nostalgie de temps révolus qui
semble constituer le point de repère à partir duquel prend sens la distancecue entre leurs intentions
pédagogiques et les épreuves réelles du métier. Ce constat schématique nous amène cependant à
postuler qu’enseigner en milieu populaire ne s’opère pas de la même manière selon que l’on est
professeur débutant ou que l’on soit expérimenté, puisque la distance et les questionnements possibles
prennent dans le premier cas appui sur sa propre scolarité, tandis que dans le second cas, c’est autour
de l’évolution du public et de la comparaison inter-générationnelle que se structure son identité
professionnelle.
Notre projet de recherche est donc d’interrogations professionnelles, qu’elles réfèrent à la
formation des enseignants (en formation initiale mais également en formation continue) ou à
l’exercice du métier d’enseignant dans des établissements à fort recrutement populaire (et plus
particulièrement des établissements en ZEP, REP). Ce projet a progressivement pris forme à travers
nos travaux dans le cadre de l’équipe thématique « enseigner en secteur difficile ». Qu’est-ce
qu’enseigner en secteur difficile ? Quelles pratiques pédagogiques innovantes peut-on relever chez les
enseignants exerçant en ZEP, REP ou de manière plus générale en milieu populaire ? De l’école
primaire au collège, du collège au lycée professionnel mais également dans certains lycées accueillant
les « nouveaux lycéens », ces différents contextes nous ont amené progressivement à penser le travail
enseignant à l’aune de la relation générique entre socialisation et apprentissage. Mais si les travaux et
les différentes publications traitant du métier d’enseignant en milieu populaire essentiellement en
ZEP font état de dérives sacrifiant l’apprentissage à la socialisation (Bouveau, Rochex, 1997), de
stratégies d’adaptation plus ou moins efficaces (Van Zanten, 2001), peu de recherches s’interrogent
sur la nature des savoirs mobilisés par les enseignants et de leur rapport aux savoirs à enseigner, alors
que l’on peut supposer qu’il s’agit là d’une dimension pouvant façonner non seulement leurs pratiques
pédagogiques, mais aussi les apprentissages des élèves. Le rapport aux savoirs à enseigner chez les
enseignants réfère à trois dimensions : identitaire, épistémique et professionnelle. Lorsque les
enseignants remarquent désabusés le faible intérêt des élèves pour les savoirs scolaires, ils le vivent
également comme un désenchantement atteignant leur subjectivité et ne manquant pas de retentir sur
leur identité, d’autant plus qu’une part fondamentale de leur subjectivité s’est construite autour de la
maîtrise d’un (ou de) savoir(s) disciplinaire(s). La dimension épistémique du rapport aux savoirs
renvoie à la nature des apprentissages, de leur consistance eu égard aux contenus enseignés. Dans cette
perspective, enseigner, c’est également avoir une conception non seulement des modes d’articulation
entre enseignement et apprentissage mais aussi, c’est viser des objectifs qui ne sont pas forcément
ceux définis par le discours curriculaire. Enfin, la dimension professionnelle réfère à la construction
d’un savoir professionnel, savoir (au sens générique du terme) que l’on peut identifier à un savoir pour
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enseigner (Perrenoud, 1998) mais qu’il est difficile de distinguer des savoirs à enseigner. La
distinction entre le rapport aux savoirs et les savoirs mobilisés en milieu populaire permet de penser le
double versant du travail enseignant, à savoir le mode d’implication et d’engagement de soi et les
contenus cognitifs (au sens large du terme, habitus et raisonnement pratique sociologique) mis en
œuvre à l’épreuve des élèves en particulier. Dans cette perspective, le travail enseignant, à l’image des
métiers du travail sur autrui (Hughes, 1996 ; Dubet, 2002), n’a de sens qu’au regard de la définition
subjective de son rôle à l’aune d’un système scolaire traversé par des tensions et des contradictions. La
définition de son rôle procède de l’articulation entre sa trajectoire biographique et le contexte
institutionnel dans lequel se construit l’expérience. Ce contexte est soumis au poids des contraintes
institutionnelles jusqu’aux curricula dont les enseignants noncent parfois le décalage d’avec ce que
devrait être un enseignement pouvant susciter l’intérêt et la créativité chez les élèves. Dans le second
degré, « De récentes enquêtes montrent à quel point la discipline est importante pour les enseignants
en poste : 96% d’entre eux se disent attachés ou très attachés à leur matière. Bien sûr, elle est loin
d’être le support d’un discours univoque. Et précisément, le constat le plus fréquent, le plus massif à
son sujet est bel et bien ce décalage entre la discipline et le programme d’enseignement qui en est issu.
En deuxième lieu, les enseignants, et plus particulièrement ceux de lettres et de langues, tiennent un
‘‘discours passionné’’ sur leur matière, sans forcément de références à la réalité de la classe ; en
troisième lieu, ils considèrent davantage la discipline comme le vecteur d’un travail de l’esprit,
ouverture ou entraînement, ou encore de socialisation, ce discours se rencontrant davantage chez les
enseignants scientifiques et d’EPS » (Barrère, 2002, p. 71). Mais l’attachement à « sa » discipline est-
il du même ordre lorsqu’on enseigne deux « matières », comme c’est les cas des PLP de
l’enseignement général, voire lorsque les contenus sont pluriels et hétérogènes comme c’est le cas des
professeurs des écoles ? Travailler sur le rapport aux savoirs des enseignants ne manque pas de
soulever la question de la variété des expériences selon les niveaux d’enseignement, les types
d’activités concernés, l’histoire même de l’enseignant, mais également le public scolaire. Si la
résistance des élèves aux savoirs scolaires peut constituer un fait régulier lorsqu’on enseigne en milieu
populaire, elle ne saurait préfigurer les mêmes pratiques ou réponses pédagogiques selon les niveaux
d’enseignement, le rapport des enseignants aux savoirs à enseigner, et l’histoire (scolaire et sociale) de
ceux-ci. En même temps, la résistance des élèves aux savoirs contribue progressivement à la
redéfinition des modalités de construction de l’ordre scolaire, la «gociation »
enseignants/enseignés devient permanente, suspendue aux aléas des cours, des classes et des
individualités. L’entrée et l’exercice du métier prennent différentes configurations et génèrent des
recompositions identitaires. Si la tentation d’une pratique répressive est fréquente chez les enseignants
débutants, elle laisse vite place à des formes de négociation avec les élèves : la fraternisation, le
marchandage (l’enseignant diminue ses attentes en matière de travail scolaire, contre un niveau de
bruit et d’agitation acceptable) ou encore un désengagement de la profession (en optant pour une
mobilité horizontale, et en manifestant une faible implication dans le métier) désignent quelques unes
des réponses enseignantes (Van Zanten, Grospiron, Kherroubi, Robert, 2002). On observe alors un
effet-contexte mais également public sur les pratiques enseignantes : les jeunes débutants exerçant en
ZEP sont plus nombreux à déclarer après 2 ans d’exercice, réduire le programme, devoir improviser
pour faire face à des situations inattendues, être confrontés de façon récurrente à des problèmes de
discipline et s’éloigner de la transmission des savoirs pour se centrer sur la socialisation éducative.
S’agit-il d’une abdication enseignante face aux difficultés ou n’est-ce pas une façon plus
subtile, sorte de détour pédagogique voire une ruse visant à créer d’autres conditions
d’enseignement en innovant au plan de la mise en activité des élèves ? Car le sens de l’action
enseignante en milieu populaire ne saurait être sans la croyance en l’éducabilité scolaire des élèves et
si des dérives « adaptatives » ont pu être relevées (Duru-Bellat, Van Zanten, 1998), elles ne sauraient
être prise pour la preuve d’un renoncement à la transmission des savoirs.
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Le métier d’enseignant : entre les contraintes professionnelles et la
professionnalisation
C’est sans doute la thématique de la « professionnalisation » des enseignants qui occupe une place
centrale dans les recherches sociologiques pour des raisons tenant aussi bien aux transformations du
système scolaire en particulier sa massification –, qu’à l’évolution de la population scolarisée, et ce,
dans un contexte global d’émergence de nouvelles attentes sociales, politiques et économiques vis-à-
vis de l’Ecole (Charlot, 1987). La « spécialisation fonctionnelle » des enseignants inscrite dans une
division du travail fortement poussée, la « reconnaissance symbolique du groupe professionnel »,
« l’investissement professionnel de la personne » et l’importance institutionnelle accordée à « la
formation et à la mobilisation des enseignants » (Lang, 2000), traduisent quelques unes des évolutions
du métier d’enseignant et plaident pour sa professionnalisation. Le travail enseignant devient alors à la
fois spécialisé à travers l’importance de la discipline, sa maîtrise et l’expertise et élargi puisqu’il
s’agit aussi de construire de nouvelles compétences en vue d’une gestion « efficace » de
l’hétérogénéité du public scolaire et des nouvelles attentes sociales. Essentiellement normatives, les
recherches sur la professionnalisation des enseignants apparaissent comme une « réponse » à des
préoccupations portées tant par l’institution scolaire que par les acteurs. Ainsi, et favorisée par la mise
en place de dispositifs de formation a finalité professionnelle tels que les IUFM, les nombreuses
recherches en sociologie de l’éducation visent à travailler « l’entrée dans le métier », les rapports
complexes entre théorie et pratique (Develay, 1998) et la construction de compétences nouvelles liées
à la spécificité du métier (Perrenoud, 1998). Mais depuis quelques années, une autre interrogation a vu
le jour : celle des « connaissances » des enseignants, avec pour finalité de saisir la manière dont ils
construisent leurs enseignements et dont ils gèrent les rapports complexes entre ceux-ci et les élèves.
On peut relever, au passage, qu’une telle orientation théorique est souvent pluridisciplinaire (Durand,
1996). Ainsi, M. Tardif et C. Lessard écrivent :
« Toute personne qui s’intéresse aujourd’hui à l’étude de l’enseignement ne peut être que frappée par
la profusion et l’éclatement des écrits portant sur la connaissance des enseignants. Alors qu’il y a une
quinzaine d’années à peine, cette question était à peu près négligée, elle est devenue entre temps un
véritable cheval de bataille enfourché par des chercheurs, des théoriciens et des pédagogues
appartenant à des courants théoriques très variés et étudiant, sous le terme commun de ‘‘savoir’’ ou de
‘‘connaissance’’, des objets multiples selon des perspectives très différentes » (1999, p. 360).
Mais la connaissance n’est pas le savoir. Plus exactement, la connaissance porte nécessairement sur
des contenus constitués, sur des faits incorporés et fortement normés. Tel n’est pas le cas du savoir
qui, lui, implique un travail de construction et d’appropriation de sens, une dimension doublement
affective et rationnelle (Rochex, 1999) et qui couvre l’ensemble de l’expérience sociale et subjective
de l’enseignant. C’est sans doute l’un des écueils des recherches sociologiques menées sur les
enseignants que de s’adosser à un regard totalisant, faisant souvent abstraction des singularités au
profit de ce que nous appellerons des « régularités professionnelles ». Le souci d’analyser
empiriquement le métier d’enseignant n’empêche pas des catégorisations générales du « rapport au
métier » et une surestimation des relations entre habitus social et modes d’implication et de
professionnalisation (Chapoulie, 1987). Or la rupture de l’unité du social (Dubar, 1991), comme la
distance grandissante entre l’acteur et le système (Dubet, 1994), soulignent, à l’évidence, que
l’exercice du métier ne peut-être sans un travail des sujets, sans « transactions identitaires » et,
finalement, sans construction socio-subjective d’un sens à son expérience professionnelle. Pour autant,
et sans doute est-ce lié à une tradition sociologique sur-estimant la socialisation et l’analyse de
catégories plutôt que l’étude de processus, les recherches portant sur le monde scolaire n’ont accordé
que peu d’attention au statut des savoirs et surtout, à la manière dont les acteurs élèves, mais aussi
enseignants – construisent leur expérience à l’épreuve d’un mode d’appropriation desdits savoirs.
Les recherches sociologiques portant sur le métier d’enseignant se sont multipliées ces dernières
années, avec grosso modo deux entrées dominantes : la première, soucieuse de penser les contraintes
du métier, se focalise sur les difficultés à enseigner dans une société marquée par la crise des repères,
le déclin de la classe ouvrière et la diffusion de la culture de masse. Ainsi, l’école n’ayant plus le
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