Le nationalisme turc - Hal-SHS

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LE NATIONALISME TURC
Riva Kastoryano
Le 18 avril 1999, le "peuple turc" a choisi le nationalisme : de gauche et de droite, représenté
respectivement par le parti de la Démocratie de Gauche avec 22,8% et la Parti du
Mouvement National avec 18,6%.
Cela pouvait-il en être autrement ? Sur la scène internationale, la Turquie prise entre le
nationalisme serbe dans les Balkans et le nationalisme transnational des kurdes qui la
concerne plus directement, a choisi de s’affirmer dans les mêmes termes.
Riva Kastoryano – Le nationalisme turc – Avril 1999
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De toute évidence le premier réflexe est d’attribuer la "faute" à "l’étranger", de l’intérieur
(Kurde) comme de l’extérieur notamment l’Europe qui juge la Turquie et la rejette. Par
ailleurs les analyses classiques se réfugient derrière la dichotomie banale entre globalisation
et nationalisme voire localisme. Mais ces résultats reflètent surtout l’angoisse identitaire que
ressent l'Etat-nation turc face aux forces internes qui le défient : l’islamisme dans un Etat laïc
qui remet en cause la séparation des sphères publiques et privées qu’il a voulu établir une
fois pour toutes, et le nationalisme kurde à l’intérieur de ses frontières qui menace son projet
d’unité culturelle, linguistique et territorial.
Par conséquent quoi de surprenant dans les résultats de ces élections législatives ? Le
nationalisme exprimé par le vote est en réalité le résultat d’un consensus social et politique,
le point de rencontre des décideurs et des électeurs. Tout s’est passé de façon si naturelle
que la surprise générale à l’annonce des résultats paraît en fin de compte artificielle. Le
nationalisme était partout : dans les rues, les drapeaux rouges et blancs des partis (celui du
parti du Mouvement National, celui du Parti de la Vertu et celui du Parti de la Juste Voie)
comme le drapeau de la nation turque, traversaient les fils électriques, parfois intercalés de
drapeaux jaunes (le partie de la Mère Patrie) et bleus (le parti de la gauche démocratique). Il
était aussi dans les discours avec toutes ses formes : nationalisme d’Atatürk, nationalisme
d’Etat, nationalisme d’Anatolie, à l’exception du HADEP - parti nationaliste kurde, et du
Fazilet implicitement "anti-nationaliste" mais "aimant sa patrie et son peuple sur son
territoire" et solidaire du monde musulman dans son ensemble.
Tout comme les frontières entre leurs drapeaux, leurs programmes n’étaient pas clairs non
plus. Ils étaient tous d’accord pour une Turquie "démocratique" et sensible "aux droits de
l’Homme". Ils blâmaient tous la corruption, attitude accordée au parti adversaire. Ils
promettaient tous une politique "juste" et une classe politique "honnête". Bref, il fallait d’après
chacun des candidats, gagner la confiance du peuple et surtout redéfinir une "culture
politique" à partir de nouvelles bases.
Le parti du Mouvement National, la grande surprise des élections, connu comme un parti
d’extrême droite avait comme idéal la constitution de la Grande Turquie, allant de l’Asie
centrale aux Balkans et regrouper les Turcs définis par leur appartenance ethnique,
linguistique et religieuse. Ses militants, dans la très grande majorité associés au mouvement
des Loups Gris actifs dans toutes les grandes villes d’Europe, et tous membres des "foyers
nationalistes", organe officiel du parti, ne sont pas des tendres. Le nouveau dirigeant du
MHP, Devlet Bahçeli, élu à la suite de la mort de son président charismatique, le colonel
Turkes, annonce un changement qui situe le parti davantage dans la lignée de la synthèse
turco-islamique créée dans les années 1970 par la fraction conservatrice des "foyers
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d’intellectuels" et mise en œuvre dans les années 1980. Cela ne l’empêche pas de maintenir
l’idée de racines qui remontent à l’émigration des "tribus turques de l’Asie Centrale", mais
avec un programme plus adapté "à la conjoncture actuelle, aux nouvelles normes politiques
qui s ‘appuient sur des valeurs telles que la liberté et les droits de l’Homme" précise-t-il.
Alors que les autres partis se disputaient l’islam entre eux pour ne pas laisser son
"monopole" au parti de la Vertu, anciennement parti d’Erbakan, le parti du Mouvement
National n’a pas arrêté de revendiquer une "Turquie forte et respectée" sous entendu à
l’étranger, et une Turquie unie autour d’une seule "identité nationale" combinant turquitude et
islam sur son territoire. Les slogans mettent en évidence "la grandeur de la Turquie et de
l’islam", mais où, en dernier ressort, la raison d’Etat serait supérieure à la croyance.
C’est le message qu’ils ont laissé transparaître dès qu’il s’agissait du port du foulard d’une
candidate en position d’éligibilité à Antalya (sud de la Turquie) s’opposant ainsi au parti de la
Vertu dont deux candidates en positions d’éligibilité aussi annonçaient clairement leur
intention, une fois élue, de garder le foulard dans l’Assemblée Nationale.
Malgré un profil bas en comparaison aux autres partis, ils étaient pourtant très présents dans
les quartiers populaires appelés dans le langage intellectuel et médiatique Varos, une sorte
de quartier à habitat précaire, anciennement bidonville et aujourd’hui "bétonisé". Leurs
militants traversaient, avec des champs nationalistes et à coups de klaxons, les petites
ruelles de ces quartiers d’Istanbul où flottaient alternativement les drapeaux du Parti de la
Vertu et les leurs, tous les deux rouge et blanc comme le drapeau de la nation, s’adressant
tous les deux aux mêmes fractions sociales de la population du mégapole : une population
chassée par la pauvreté de l’est ou du centre Anatolie dans les années 1950-60, parfois
même plus récemment, qui se voyait victime de la corruption de la classe politique et qui
exprimait son manque de confiance et manque d’enthousiasme vis-à-vis des élections et des
présidents des partis qui ont déjà fait leurs preuves une fois au pouvoir. Tout comme le parti
de la Vertu, ils visaient le "vote contestataire". Mais dans ces quartiers, les jeunes ne juraient
que par le MHP, perçu comme la seule voie du "salut... national". En rappelant dans leur
discours, "l’héritage d’un empire glorieux que la Turquie d’Atatürk ne devrait abandonner", ils
cherchaient de nouveaux repères politiques certes mais aussi moraux et culturels qui
apporteraient la même "fierté et de respect de soi".
Le nationalisme d’Atatürk était une façon de consolider un sentiment d'appartenance à la
nation turque qui s'est exprimé à la création de la République inspirée du modèle français
d’Etat-nation. Le nationalisme d’aujourd’hui cherche-t-il à marquer sa distance avec
l’Europe ? Le nationalisme turc, résultat d'une modernisation politique dans ses débuts qui
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avait apporté la "fierté" et "le respect de soi" en tant que nation libre et indépendante
consolidée dans un Etat unitaire et laïque serait-il aujourd’hui en crise d’image, image que la
Turquie a d’elle-même et qu’elle voudrait projeter à l’étranger notamment en Europe, mais
aussi et surtout qu’elle voudrait maintenir à l’intérieur, en luttant contre l’islam politique d’une
part, afin de préserver un Etat laïc, et contre le nationalisme kurde de l’autre, afin de
sauvegarder son unité nationale.
Qu’en était-il du respect de la laïcité lors de ces élections ? Le parti de la Vertu qui a
remplacé le parti du Bien Etre, interdit depuis plus d’un an et qui prêche comme lui l’islam
politique, se trouve en troisième position avec 15,6% des votes marquant ainsi une chute
considérable par rapport à 1995 (21,4% des votes). C’est sans doute sur l’idée d’une
continuité présumée de leur succès que les autres partis du centre droit, notamment le Parti
de la Juste Voie, s’est situé dans le champs religieux faisant de l’islam une force
mobilisatrice. Mauvaise stratégie ou mauvaise tactique : le parti en question est en dernière
position dans le palmarès électoral susceptible d’être représenté dans le parlement avec
12,1% des votes.
Bien que l’Etat, et par son intermédiaire l’armée, ait depuis quelques années déclaré la
guerre à l’islam politique en Turquie, la religion et les affaires religieuses formaient la toile de
fond des campagnes électorales. A l’exception du HADEP, le parti nationaliste kurde, tous
les autres partis du centre droite et du centre gauche ont fait de la religion le champ de
bataille politique : récupération et instrumentalisation pour certains, condamnation d’une telle
approche pour d’autres, "l’islam" n’était décidément pas la "propriété" politique du Parti de la
Vertu. Tout le monde s'accordant à penser que l’Etat d’un pays dont la population était à
99,9% musulmane ne pouvait faire abstraction de son importance dans la définition "d’être
turc". Les discours comme les attaques étaient explicites. Nombreux étaient ceux qui
déclaraient qu’ils "toléreraient" le port du foulard dans les universités et dans les
établissements publics et qu’ils rendraient même explicite cette " tolérance" dans la
Constitution. Les résultats d’une recherche sur la religiosité des Turcs, affirment la
séparation que faisaient les Turcs entre l’islam politique et l’islam culturel et ayant donné lieu
à un nombre important d’éditoriaux, sont arrivés à point nommé. Le silence de Bülent Ecevit
était relayé par l’insistance sur la laïcité absolue "comme l’avait imposé Atatürk" comme
principe de démocratie, de modernisation politique, bref d’Etat-nation par le parti Républicain
du Peuple (CHP). Ce parti traditionnellement réputé comme le parti d’Atatürk, pour la
première de son histoire, n’a pu atteindre le barrage fixé à 10% avec seulement 8,7% des
votes.
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Mais l’instrumentalisation de l’islam à des fin électorales est déjà assez significative en soi.
Comment interpréter l’effet si faible de l’image national, fixé, sur Atatürk depuis la création de
République ? La Turquie serait-elle en train de redéfinir sa laïcité : une laïcité turque ou
encore un islam laïc ? La question kurde en revanche n’avait pas donné lieu à des
polémiques aussi ouvertement exprimées. Une attention particulière était portée sur les
mères des martyrs tombés lors des guerres contre les Kurdes. Elles constituent désormais
une catégorie sociologique représentée par des associations et perçue comme un potentiel
électoral.
Que peut-on en déduire ? Avec le succès du MHP une chose est claire : les tensions
ethniques ont gagné une transparence, alors que la guerre officiellement ouverte contre le
foulard avait dissimulé cette réalité. Déjà le succès du Parti religieux à Istanbul ou Ankara
lors des élections municipales de 1994 avait annoncé un nouveau nationalisme où les
appartenances ethniques et religieuses se croisent et se séparent du fait de "l'ethnicisation"
des différences anthropologiques dans les grandes villes. Aujourd’hui les tensions ethniques
dépassent les clivages traditionnels droite/gauche. Pire encore, elles sont à l’origine de
l’écroulement des partis de centre droite. Ce qui d’ailleurs fait glisser le parti nationaliste vers
le "centre" qui ne correspond point à son projet initial encore moins à son idéal. Cela
transparaît cependant dans le discours de son président ainsi que dans la recherche d’une
nouvelle image pour le parti et met en évidence le pragmatisme politique lors de la recherche
d’équations équilibrées dans la représentation parlementaire.
Mais la vraie question est la gestion de cette tension au niveau local, dans les quartiers
ghettoisés à Istanbul ou bien dans les ville de Centre Anatolie où Kurdes et Turques
cohabitent depuis des générations. Les militants "endoctrinés" dans les "foyers d’idéalistes"
réputés pour leur violence avaient été jusque là freiné par la peur de l’Etat. Une fois leur parti
associé au pouvoir, auront-ils le réflexe d’agir avec sang froid qu’exige une responsabilité
politique et non pas avec l’ivresse du succès et l’arrogance qu’elle engendre pour éviter que
ces tensions ne dégénèrent en vrais conflits ethniques? Bien entendu cela dépendra en
grande partie des projets sociaux, économiques et politiques élaborés par le pouvoir pour
canaliser leur rage et les insérer dans la société. Si le malaise général est à l’origine de leur
succès, par quels mécanismes assureront-ils la paix sociale et politique ?
C’est une fois l’équilibre interne assuré qu’ils pourront justifier leur idéal d’une "Turquie forte
et respectée" sur la scène internationale notamment en Europe en partie responsable de leur
succès. En effet, l'image que lui renvoie l'Europe, ainsi que les conditions des instances
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européennes auprès desquelles le mouvement nationaliste kurde trouve un appui, et les
négociations qui s'en suivent ont fragilisé encore plus l'Etat. Aujourd’hui la question se pose
de la recherche d’une autre voie entre le repli et l’ouverture, conduisant à des négociations
entre l’affirmation de soi dans les relations internationales et sa place en Europe.
Encore une fois, par quels mécanismes un parti nationaliste associé au pouvoir affirmera-t-il
sa légitimité et assurera-t-il un tel équilibre ?
© CERI - 22 04 1999
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