ESQUISSE D’UNE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE
Nous commençons par en haut, comme il convient à celui qui décide de penser
en maintenant une dimension verticale à l’existence humaine et qui envisage
son existence d’entrée de jeu comme dépendante d’une puissance qui dépasse
tout ce qui existe, tout ce qu’il connait et même tout ce qu’il peut connaitre.
Autrement dit, qui part d’un principe qui se nomme Dieu. C’est un choix qu’il
peut faire. Sil ne le fait pas, il tient de facto le Monde pour un absolu.
Autrement dit, il le tiendra sinon Dieu, du moins pour l’équivalent de Dieu. En
effet, il ne pourra être qu’infini et éternel, car n’ayant aucune cause extérieure,
il ne peut avoir commencé à un moment « X » dans le passé, et il ne peut être
limité par une frontière « Y » dans l’espace. Il ne peut exister que par lui-même
et pour lui-même.
En somme, nous devons faire un choix entre le théisme et le panthéisme, et
non pas le théisme et l’athéisme. Le théisme reconnait une distinction entre le
Monde et Dieu et, dans la mesure où Dieu est posé comme transcendant au
monde, l’être humain est amené à envisager son existence sur un mode
particulier. D’après ce qu’il connait actuellement du monde, il est le seul être
mondain capable de reconnaitre une dépendance à l’égard d’une entité autre
que mondaine, et éventuellement d’entrer en relation avec cette entité.
Aucune preuve parfaitement satisfaisante n’existera jamais concernant l’être
de Dieu. Nous ne parlons pas ici de son « existence », car seulement ce qui se
trouve dans le monde « ex-iste » à proprement parler, ou encore se trouve
projeté hors de sa source pour une certaine période de temps. Quant à ce qui
se trouve hors du monde et dont le monde dépend, mieux vaudrait dire qu’il
« est » absolument. Évidemment, on peut contester le fait que le monde
dépende de quoi que ce soit d’autre. Dans ce cas, on opte pour le panthéisme,
mais il faut pouvoir vivre avec l’idée que l’ensemble des êtres qui sont
temporels et finis est intemporel et infini, qu’aucune intelligence n’a présidé à
l’organisation du monde et au surgissement de la matière, de la vie, de la
conscience. Et donc que le hasard est la puissance ultime, le dernier mot de
l’univers. Ce qui signifie faire aussi de l’absurdité le dernier mot de l’existence
humaine qui pourtant est dans une continuelle recherche de sens pendant
toute sa durée.
Nous croyons préférable de partir avec Dieu, car il n’est pas certain que nous
puissions le trouver par hasard en cours de route, même si de très grands
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philosophes l’ont trouvé ainsi. Dans l’Antiquité Platon, Aristote, Plotin, parmi
d’autres, et à l’époque moderne Descartes, qui le pose pour garantir la vérité
des idées claires et distinctes que fabrique le Je, le moi pensant ; Spinoza, pour
qui le monde est un tout constitué des idées de Dieu ; Kant, qui le pose pour
fonder l’édifice de la morale, objet de la raison pratique. Mais ce Dieu, hérité
sans doute de leur culture chrétienne, avec laquelle d’ailleurs ces penseurs
n’avaient pas rompu officiellement toute relation (et cela est vrai même pour
Spinoza), est-il autre chose qu’un principe d’ordre ou de sens pour la pensée et
pour l’action ? Certes, cela n’est pas rien, c’est même beaucoup. Mais pourquoi
l’Occident aime-t-il tellement l’ordre et le sens ? Pourquoi aime-t-il aussi
tellement le dépassement de soi, le dépassement des instincts que la nature
dépose en nous, au point qu’un des plus grands ennemis de la religion
chrétienne et de toute religion, Nietzsche, finit sa vie active en enseignant,
dans sa théorie du Surhomme, que l’homme doit « être dépassé ». Ce qui
revient à lui demander à se faire « dieu » par ses propres forces, ce qui
demande un effort démesuré, dont il a peut-être été victime lui-même.
Bergson, au contraire, devenu un catholique à la fin de sa vie, a écrit dans son
dernier livre, que le monde est « une machine à faire des dieux ».
En fait, la philosophie occidentale, jusqu’au 20e siècle, a été dans une grande
proportion, une philosophie non seulement théiste, mais chrétienne ; en tout
cas, conciliable avec la religion chrétienne. Mais les choses changent quand
arrive le 20e siècle, et surtout sa deuxième moitié. Se pourrait-il qu’on ne
puisse plus être un philosophe chrétien dorénavant ? Je ne le pense pas, car il
est devenu de plus en plus évident qu’il existe une multitude de philosophies.
Ou encore, que celle-ci est comme un arbre : un tronc peut-être grec, avec une
multitude de branches qui partent dans toutes les directions et qui ne se
rejoignent pas. Pour éviter la division de l’esprit, sa parcellisation en entités
rivales, qui ne se comprennent pas, voire ne se parlent pas, il faut se demander
où se trouvent plantées les racines de cet arbre.
La réponse est facile : dans la religion, ou encore dans la mythologie et la
pensée symbolique qui a dominé l’humanité pendant des dizaines et peut-être
des centaines de milliers d’années, avant que les hommes ne se mettent à
balbutier philosophiquement.
Cependant, l’arrivée de Socrate est un grand moment dans cette préhistoire de
la philosophie et celle de son grand disciple, Platon, espèce de « saint Paul »
pour Socrate. Or l’arrivée de Jésus de Nazareth est comparable pour ce qui en
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est de l’histoire des religions. Un moment charnière, et l’apparition d’une
nouvelle forme de religion, dans laquelle le mythe n’est plus souverain, mais se
combine avec la réalité historique. Un nouveau rapport est possible
maintenant entre la pensée rationnelle et la nouvelle religion, qui ne
s’opposent pas, mais se complètent. Quant à la nouvelle religion, il faut savoir
qu’elle prolonge et accomplit une plus ancienne religion, le judaïsme, dans
laquelle un Dieu unique, sans déesse et sans enfants au sens habituel du terme,
transcendant au monde, se fait connaitre aux hommes et rend possible une
relation étroite avec eux. Mais il n’y a pas là un obstacle à la vraie connaissance
du monde, à laquelle aspire la philosophie, ce Dieu unique se révèle comme le
créateur du monde. Il ne peut donc pas y avoir une opposition entre la vérité
du monde, connue par la science, et le contenu dogmatique et morale de la
nouvelle religion. En termes plus courants, entre la foi et la raison.
Toute philosophie qui se veut chrétienne doit accepter au point de départ cette
compatibilité de la foi et de la raison fabricatrice de philosophie et de science.
Mais dans l’idée de la création du monde se trouve celle de la dépendance de
l’homme à l’endroit de Dieu. Cela ne signifie pas nécessairement un point de
départ temporel pour le monde, sur le modèle de la théorie du Bigbang en
sciences actuellement. Le monde peut très bien être éternel, comme Dieu lui-
même, avoir été créé par lui depuis toujours et être maintenant dans l’être par
lui constamment. Ce qui implique qu’une pensée y est à l’œuvre d’une certaine
façon que nous ne connaissons pas parfaitement.
Dieu créateur est forcément un principe d’ordre et de sens pour le monde et
cela nous permet d’affirmer un premier principe ontologique, celui de la
complémentarité des êtres : tous les êtres créés sont faits pour exister
ensemble et donc il ne peut pas y avoir entre eux d’animosité radicale. On
redécouvre de cette façon le principe de la dialectique hégélienne voulant que
toutes les oppositions en viennent finalement à une réconciliation et à un
dépassement d’elles-mêmes dans de nouvelles entités.
Le phénomène de la complémentarité des êtres est ainsi premier et
fondamental. Il est partout présent dans la nature et l’être humain doit
apprendre à le repérer, à l’utiliser, ou encore à le mettre en œuvre. Il consiste
en la relation de deux êtres qui s’opposant, d’abord, s’excluent, mais sont
appelés à se réunir, s’associer et travailler ensuite en partenariat. Ces êtres
sont d’abord séparés, différents, néanmoins en mesure de se compléter et de
s’aider mutuellement. Adversaires, mais partenaires, non pas ennemis.
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Toutefois selon les apparences, il y a des ennemis irréductibles. Dieu lui-même
laisse hors de lui, dans le monde, Satan qui y introduit le mal sous toutes sortes
de formes, y compris physiques : par exemple les tremblements de terre, les
tsunamis, les épidémies, les éruptions volcaniques, etc.
Il y a là un mode de relation tout à fait universel. Nous avons déjà étudié
ailleurs (voir le Vol du hibou) un certain nombre de ces dyades : le sens et le
charme, le droit et le rond, l’œil et l’oreille, les positions assise et debout,
l’histoire et la tradition, l’homme de science et le prophète, les jours de fête et
de semaine, Platon et la Bible, deux penseurs français : Descartes et Pascal. La
liste peut s’allonger indéfiniment, car toute réalité mondaine est appelée à
collaborer au devenir du monde et elle le fait en complémentant quelque autre
réalité, à l’exemple du mâle et de la femelle dans la génération de certains
animaux. Toute réalité existante peut devenir la réalité complémentaire d’une
autre réalité qui lui est apparentée, quand il est possible à chacune d’entrer en
relation avec l’autre et au couple d’accomplir ensuite une activité commune.
Une philosophie chrétienne ne peut que donner une valeur considérable à la
complémentarité, car si le monde est créé par Dieu, cette œuvre-là dans son
ensemble et dans chacune de ses parties est bonne. Cela signifie que toutes les
oppositions doivent finalement servir au bien de l’ensemble, mais également
au bien de chacune des parties. Il nous semble que Leibniz a eu raison de parler
d’une « harmonie préétablie » entre les monades, et Hegel de tout envisager
sous l’angle d’une dialectique de l’opposition et de la réconciliation. En cela ils
sont des penseurs « chrétiens ».
Contre ce point de vue, il y a l’opposition apparemment irréductible du bien et
du mal. Or, le Dieu qui crée le monde est bon, puisqu’il accepte de partager
l’être avec d’autres en toute générosité, en toute charité. Selon la Bible,
fondement des religions juive et chrétienne, l’amour est seul au principe de
cette création. Pour quelle autre raison Dieu aurait-il créé le monde ? La preuve
en est qu’il s’est fait discret. Tellement discret que son existence même peut
être remise en cause, voire rejetée expressément par de nombreux esprits
pourtant créés par lui. L’opposition du bien et du mal n’est donc pas absolue, la
bonté de Dieu la déborde ou la transcende. Autrement dit, le mal doit en
dernier ressort s’éclipser devant cette bonté, ou devant la bonté de la création
elle-même, reflet de celle de Dieu.
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À noter que le principe du mal, personnalisé et dénommé Satan, apparait dans
la Bible assez rarement. Au livre de Job en particulier, on le voit féal du
Seigneur, à la cour duquel il vient. Cela signifie que Dieu le domine et l’utilise
jusqu’à un certain point. Comme dans toute créature de Dieu, sans doute y a-t-
il dans Satan et dans son action même plus de bien que de mal, mais cela ne
nous est pas immédiatement évident. De plus, il ne faudrait pas conclure que
tout ce qui rate, échoue, meurt ou disparait cruellement ne méritait pas de
vivre, était contraire au plan de Dieu sur le monde. Ce plan nous est aussi
obscur que l’être divin lui-même. La foi consiste justement à s’en remettre à lui
et à lui faire confiance en dernier recours. Nous ne voulons pas dire non plus
qu’il faille pactiser avec le mal, en le tenant pour certain, radicalement mauvais
et inévitable. Mais il ne faut pas céder au dualisme des mazdéens, des
manichéens, des gnostiques ou autres cathares ; ne pas céder à une vision
binaire et donc pessimiste du monde.
Si l’être mondain en général se caractérise par la complémentarité, l’être
humain, lui, se caractérise par la personnalité. Il est partout et toujours un
remarquable fabricant de dieux, puisqu’il leur ressemble, ayant en lui une
image du divin. Essentiellement, la personne échappe à la nature par sa liberté
et par la possibilité de se constituer elle-même au cours d’une histoire toujours
unique, à nulle autre pareille. Cela est vrai pour l’espèce tout entière, les
sociétés, les groupes, ainsi que pour tous les individus. Par contre, prétendre
que l’être humain n’a pas de nature (essence), mais seulement une liberté,
comme certains philosophes existentialistes l’ont fait, est exagéré. Il vaut mieux
dire que sa nature est ouverte et qu’elle ne le détermine pas rigoureusement.
Elle est de plus douée d’une plasticité étonnante, qui en fait un être théâtral.
Pour ne pas rompre une longue tradition, nous pouvons encore parler de son
corps, de son âme et de son esprit. Cependant le concept de chair remplacerait
avantageusement celui de corps en lui donnant une plus grande extension, en
le faisant empiéter sur l’âme. La chair est en effet un corps vivant sensible et
conscient. Dans la mesure où elle est vivante, elle intègre aussi, partiellement
au moins, les attributs de l’âme. Elle n’est pas un simple morceau de matière
vivante, elle est dotée de deux propriétés remarquables : la capacité de
connaitre et celle d’aimer. Or ces deux activités ouvrent une nouvelle
dimension dans laquelle le Moi émigre, celle de l’esprit. Quant à l’esprit, il est
capable de franchir la double barrière du temps et de l’espace et il ouvre un
éventail de possibilités fascinantes à la personne humaine.
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