ESQUISSE D`UNE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE Nous

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ESQUISSE D’UNE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE
Nous commençons par en haut, comme il convient à celui qui décide de penser
en maintenant une dimension verticale à l’existence humaine et qui envisage
son existence d’entrée de jeu comme dépendante d’une puissance qui dépasse
tout ce qui existe, tout ce qu’il connait et même tout ce qu’il peut connaitre.
Autrement dit, qui part d’un principe qui se nomme Dieu. C’est un choix qu’il
peut faire. S’il ne le fait pas, il tient de facto le Monde pour un absolu.
Autrement dit, il le tiendra sinon Dieu, du moins pour l’équivalent de Dieu. En
effet, il ne pourra être qu’infini et éternel, car n’ayant aucune cause extérieure,
il ne peut avoir commencé à un moment « X » dans le passé, et il ne peut être
limité par une frontière « Y » dans l’espace. Il ne peut exister que par lui-même
et pour lui-même.
En somme, nous devons faire un choix entre le théisme et le panthéisme, et
non pas le théisme et l’athéisme. Le théisme reconnait une distinction entre le
Monde et Dieu et, dans la mesure où Dieu est posé comme transcendant au
monde, l’être humain est amené à envisager son existence sur un mode
particulier. D’après ce qu’il connait actuellement du monde, il est le seul être
mondain capable de reconnaitre une dépendance à l’égard d’une entité autre
que mondaine, et éventuellement d’entrer en relation avec cette entité.
Aucune preuve parfaitement satisfaisante n’existera jamais concernant l’être
de Dieu. Nous ne parlons pas ici de son « existence », car seulement ce qui se
trouve dans le monde « ex-iste » à proprement parler, ou encore se trouve
projeté hors de sa source pour une certaine période de temps. Quant à ce qui
se trouve hors du monde et dont le monde dépend, mieux vaudrait dire qu’il
« est » absolument. Évidemment, on peut contester le fait que le monde
dépende de quoi que ce soit d’autre. Dans ce cas, on opte pour le panthéisme,
mais il faut pouvoir vivre avec l’idée que l’ensemble des êtres qui sont
temporels et finis est intemporel et infini, qu’aucune intelligence n’a présidé à
l’organisation du monde et au surgissement de la matière, de la vie, de la
conscience. Et donc que le hasard est la puissance ultime, le dernier mot de
l’univers. Ce qui signifie faire aussi de l’absurdité le dernier mot de l’existence
humaine qui pourtant est dans une continuelle recherche de sens pendant
toute sa durée.
Nous croyons préférable de partir avec Dieu, car il n’est pas certain que nous
puissions le trouver par hasard en cours de route, même si de très grands
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philosophes l’ont trouvé ainsi. Dans l’Antiquité Platon, Aristote, Plotin, parmi
d’autres, et à l’époque moderne Descartes, qui le pose pour garantir la vérité
des idées claires et distinctes que fabrique le Je, le moi pensant ; Spinoza, pour
qui le monde est un tout constitué des idées de Dieu ; Kant, qui le pose pour
fonder l’édifice de la morale, objet de la raison pratique. Mais ce Dieu, hérité
sans doute de leur culture chrétienne, avec laquelle d’ailleurs ces penseurs
n’avaient pas rompu officiellement toute relation (et cela est vrai même pour
Spinoza), est-il autre chose qu’un principe d’ordre ou de sens pour la pensée et
pour l’action ? Certes, cela n’est pas rien, c’est même beaucoup. Mais pourquoi
l’Occident aime-t-il tellement l’ordre et le sens ? Pourquoi aime-t-il aussi
tellement le dépassement de soi, le dépassement des instincts que la nature
dépose en nous, au point qu’un des plus grands ennemis de la religion
chrétienne et de toute religion, Nietzsche, finit sa vie active en enseignant,
dans sa théorie du Surhomme, que l’homme doit « être dépassé ». Ce qui
revient à lui demander à se faire « dieu » par ses propres forces, ce qui
demande un effort démesuré, dont il a peut-être été victime lui-même.
Bergson, au contraire, devenu un catholique à la fin de sa vie, a écrit dans son
dernier livre, que le monde est « une machine à faire des dieux ».
En fait, la philosophie occidentale, jusqu’au 20e siècle, a été dans une grande
proportion, une philosophie non seulement théiste, mais chrétienne ; en tout
cas, conciliable avec la religion chrétienne. Mais les choses changent quand
arrive le 20e siècle, et surtout sa deuxième moitié. Se pourrait-il qu’on ne
puisse plus être un philosophe chrétien dorénavant ? Je ne le pense pas, car il
est devenu de plus en plus évident qu’il existe une multitude de philosophies.
Ou encore, que celle-ci est comme un arbre : un tronc peut-être grec, avec une
multitude de branches qui partent dans toutes les directions et qui ne se
rejoignent pas. Pour éviter la division de l’esprit, sa parcellisation en entités
rivales, qui ne se comprennent pas, voire ne se parlent pas, il faut se demander
où se trouvent plantées les racines de cet arbre.
La réponse est facile : dans la religion, ou encore dans la mythologie et la
pensée symbolique qui a dominé l’humanité pendant des dizaines et peut-être
des centaines de milliers d’années, avant que les hommes ne se mettent à
balbutier philosophiquement.
Cependant, l’arrivée de Socrate est un grand moment dans cette préhistoire de
la philosophie et celle de son grand disciple, Platon, espèce de « saint Paul »
pour Socrate. Or l’arrivée de Jésus de Nazareth est comparable pour ce qui en
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est de l’histoire des religions. Un moment charnière, et l’apparition d’une
nouvelle forme de religion, dans laquelle le mythe n’est plus souverain, mais se
combine avec la réalité historique. Un nouveau rapport est possible
maintenant entre la pensée rationnelle et la nouvelle religion, qui ne
s’opposent pas, mais se complètent. Quant à la nouvelle religion, il faut savoir
qu’elle prolonge et accomplit une plus ancienne religion, le judaïsme, dans
laquelle un Dieu unique, sans déesse et sans enfants au sens habituel du terme,
transcendant au monde, se fait connaitre aux hommes et rend possible une
relation étroite avec eux. Mais il n’y a pas là un obstacle à la vraie connaissance
du monde, à laquelle aspire la philosophie, ce Dieu unique se révèle comme le
créateur du monde. Il ne peut donc pas y avoir une opposition entre la vérité
du monde, connue par la science, et le contenu dogmatique et morale de la
nouvelle religion. En termes plus courants, entre la foi et la raison.
Toute philosophie qui se veut chrétienne doit accepter au point de départ cette
compatibilité de la foi et de la raison fabricatrice de philosophie et de science.
Mais dans l’idée de la création du monde se trouve celle de la dépendance de
l’homme à l’endroit de Dieu. Cela ne signifie pas nécessairement un point de
départ temporel pour le monde, sur le modèle de la théorie du Bigbang en
sciences actuellement. Le monde peut très bien être éternel, comme Dieu luimême, avoir été créé par lui depuis toujours et être maintenant dans l’être par
lui constamment. Ce qui implique qu’une pensée y est à l’œuvre d’une certaine
façon que nous ne connaissons pas parfaitement.
Dieu créateur est forcément un principe d’ordre et de sens pour le monde et
cela nous permet d’affirmer un premier principe ontologique, celui de la
complémentarité des êtres : tous les êtres créés sont faits pour exister
ensemble et donc il ne peut pas y avoir entre eux d’animosité radicale. On
redécouvre de cette façon le principe de la dialectique hégélienne voulant que
toutes les oppositions en viennent finalement à une réconciliation et à un
dépassement d’elles-mêmes dans de nouvelles entités.
Le phénomène de la complémentarité des êtres est ainsi premier et
fondamental. Il est partout présent dans la nature et l’être humain doit
apprendre à le repérer, à l’utiliser, ou encore à le mettre en œuvre. Il consiste
en la relation de deux êtres qui s’opposant, d’abord, s’excluent, mais sont
appelés à se réunir, s’associer et travailler ensuite en partenariat. Ces êtres
sont d’abord séparés, différents, néanmoins en mesure de se compléter et de
s’aider mutuellement. Adversaires, mais partenaires, non pas ennemis.
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Toutefois selon les apparences, il y a des ennemis irréductibles. Dieu lui-même
laisse hors de lui, dans le monde, Satan qui y introduit le mal sous toutes sortes
de formes, y compris physiques : par exemple les tremblements de terre, les
tsunamis, les épidémies, les éruptions volcaniques, etc.
Il y a là un mode de relation tout à fait universel. Nous avons déjà étudié
ailleurs (voir le Vol du hibou) un certain nombre de ces dyades : le sens et le
charme, le droit et le rond, l’œil et l’oreille, les positions assise et debout,
l’histoire et la tradition, l’homme de science et le prophète, les jours de fête et
de semaine, Platon et la Bible, deux penseurs français : Descartes et Pascal. La
liste peut s’allonger indéfiniment, car toute réalité mondaine est appelée à
collaborer au devenir du monde et elle le fait en complémentant quelque autre
réalité, à l’exemple du mâle et de la femelle dans la génération de certains
animaux. Toute réalité existante peut devenir la réalité complémentaire d’une
autre réalité qui lui est apparentée, quand il est possible à chacune d’entrer en
relation avec l’autre et au couple d’accomplir ensuite une activité commune.
Une philosophie chrétienne ne peut que donner une valeur considérable à la
complémentarité, car si le monde est créé par Dieu, cette œuvre-là dans son
ensemble et dans chacune de ses parties est bonne. Cela signifie que toutes les
oppositions doivent finalement servir au bien de l’ensemble, mais également
au bien de chacune des parties. Il nous semble que Leibniz a eu raison de parler
d’une « harmonie préétablie » entre les monades, et Hegel de tout envisager
sous l’angle d’une dialectique de l’opposition et de la réconciliation. En cela ils
sont des penseurs « chrétiens ».
Contre ce point de vue, il y a l’opposition apparemment irréductible du bien et
du mal. Or, le Dieu qui crée le monde est bon, puisqu’il accepte de partager
l’être avec d’autres en toute générosité, en toute charité. Selon la Bible,
fondement des religions juive et chrétienne, l’amour est seul au principe de
cette création. Pour quelle autre raison Dieu aurait-il créé le monde ? La preuve
en est qu’il s’est fait discret. Tellement discret que son existence même peut
être remise en cause, voire rejetée expressément par de nombreux esprits
pourtant créés par lui. L’opposition du bien et du mal n’est donc pas absolue, la
bonté de Dieu la déborde ou la transcende. Autrement dit, le mal doit en
dernier ressort s’éclipser devant cette bonté, ou devant la bonté de la création
elle-même, reflet de celle de Dieu.
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À noter que le principe du mal, personnalisé et dénommé Satan, apparait dans
la Bible assez rarement. Au livre de Job en particulier, on le voit féal du
Seigneur, à la cour duquel il vient. Cela signifie que Dieu le domine et l’utilise
jusqu’à un certain point. Comme dans toute créature de Dieu, sans doute y a-til dans Satan et dans son action même plus de bien que de mal, mais cela ne
nous est pas immédiatement évident. De plus, il ne faudrait pas conclure que
tout ce qui rate, échoue, meurt ou disparait cruellement ne méritait pas de
vivre, était contraire au plan de Dieu sur le monde. Ce plan nous est aussi
obscur que l’être divin lui-même. La foi consiste justement à s’en remettre à lui
et à lui faire confiance en dernier recours. Nous ne voulons pas dire non plus
qu’il faille pactiser avec le mal, en le tenant pour certain, radicalement mauvais
et inévitable. Mais il ne faut pas céder au dualisme des mazdéens, des
manichéens, des gnostiques ou autres cathares ; ne pas céder à une vision
binaire et donc pessimiste du monde.
Si l’être mondain en général se caractérise par la complémentarité, l’être
humain, lui, se caractérise par la personnalité. Il est partout et toujours un
remarquable fabricant de dieux, puisqu’il leur ressemble, ayant en lui une
image du divin. Essentiellement, la personne échappe à la nature par sa liberté
et par la possibilité de se constituer elle-même au cours d’une histoire toujours
unique, à nulle autre pareille. Cela est vrai pour l’espèce tout entière, les
sociétés, les groupes, ainsi que pour tous les individus. Par contre, prétendre
que l’être humain n’a pas de nature (essence), mais seulement une liberté,
comme certains philosophes existentialistes l’ont fait, est exagéré. Il vaut mieux
dire que sa nature est ouverte et qu’elle ne le détermine pas rigoureusement.
Elle est de plus douée d’une plasticité étonnante, qui en fait un être théâtral.
Pour ne pas rompre une longue tradition, nous pouvons encore parler de son
corps, de son âme et de son esprit. Cependant le concept de chair remplacerait
avantageusement celui de corps en lui donnant une plus grande extension, en
le faisant empiéter sur l’âme. La chair est en effet un corps vivant sensible et
conscient. Dans la mesure où elle est vivante, elle intègre aussi, partiellement
au moins, les attributs de l’âme. Elle n’est pas un simple morceau de matière
vivante, elle est dotée de deux propriétés remarquables : la capacité de
connaitre et celle d’aimer. Or ces deux activités ouvrent une nouvelle
dimension dans laquelle le Moi émigre, celle de l’esprit. Quant à l’esprit, il est
capable de franchir la double barrière du temps et de l’espace et il ouvre un
éventail de possibilités fascinantes à la personne humaine.
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La constitution de la personnalité, qui est la tâche principale de l’être humain,
ne se fait pas dans la solitude, elle se fait en groupe, dans le cadre d’une
culture, et désormais, au 21e siècle, de l’humanité tout entière. D’où
l’importance des rencontres entre personnes. Or toute culture est traversée
par quatre courants, deux ascendants venant de la nature, deux descendants
venant de la divinité ou de la sphère trans/descendante : jouissance et
puissance d’abord, connaissance et bienfaisance (amour) ensuite. Nous avons
pris l’habitude d’utiliser les termes grecs d’Éros, Arès, Logos, Agapè pour les
désigner de manière symbolique. On le notera, ces deux couples unissent des
complémentaires, et ils définissent, l’un, la nature, l’autre, la culture. De plus,
ensemble ils forment un nouveau couple de complémentaires, qui définit
l’humain. Définition non rigoureuse – absolument impossible à donner, mais
descriptive.
La tendance à la jouissance provoque chez tout être humain la recherche du
bonheur. Contrairement à certaines philosophies chrétiennes, celle que nous
entrevoyons ne voit pas le bonheur comme mauvais et n’en reporte pas
l’atteinte dans un autre monde, après la mort. Elle ne magnifie pas non plus la
souffrance ; elle ne pense pas que nous ayons été créés pour endurer
stoïquement le malheur ; la joie et l’espérance devraient toujours nous habiter,
et donc le bonheur. Toutefois, le bonheur n’est qu’un des deux buts possibles
de toute vie humaine. La tendance à la puissance provoque aussi en nous une
recherche de liberté, d’autonomie, d’indépendance, qui est un autre de ses
buts. Symboliquement, si le bonheur se vit dans une maison bien confortable,
la liberté, elle, se vit sur la grand-route, dans le voyage et l’aventure. On voit ici
poindre un conflit possible et un grave problème, que tout être humain devra
affronter et régler : rechercher le bonheur chez soi ou la liberté sur la route ?
La personne étant une scène où viennent jouer les quatre petits dieux que nous
connaissons, deux grandes activités inspirées d’en haut se manifestent chez
elle : la connaissance et l’amour. Parler d’un « en haut », revient à parler
symboliquement de l’esprit dans la personne. Or la connaissance, qui est
spirituelle, s’articule au langage, à notre capacité d’utiliser ce grand et
fondamental système symbolique, base de toute la culture. La parole et
l’écriture présenteront pour tout chrétien un très grand intérêt, puisque pour
lui le vrai Dieu s’est fait connaitre à l’humanité par des écrivains qui ont pris la
parole pour lui. De plus, le dogme (mythe) de l’Incarnation a été conçu, depuis
le début, comme la descente dans notre monde du « Logos » de Dieu. C’est-àdire de sa Parole. Dès les premières pages du Livre qui porte la révélation du
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Dieu unique, la Genèse, on sait que c’est ce même Logos de Dieu, le Christ, qui
crée tout ce qui existe.
Il est donc important de penser la littérature comme un mode de connaissance
spécifiquement humain, et de la voir comme une sorte de territoire qu’il faut
absolument défendre, dans un monde où le mode de connaissance dominant,
le scientifique, tend à éclipser complètement la littérature. Pourtant, la
connaissance en général à laquelle la littérature permet d’arriver, plus vaste
que la science, produit de la liberté dans l’esprit humain et donne à l’homme
de la puissance sur le monde. Par conséquent, il existe une complémentarité
possible entre Arès et Logos, qui va faire pendant à un autre couple de
complémentaires possible, celui d’Éros et d’Agapè.
Obligatoirement la réflexion sur l’amour occupe une place centrale dans toute
philosophie chrétienne. Le christianisme n’a pas inventé l’amour, mais il lui a
donné des raffinements et un perfectionnement qui font l’envie de toutes les
autres cultures de la planète. Car, si le Logos a commencé par être en Dieu et
est descendu dans le monde, pour le créer tout d’abord, et pour sauver
l’humanité ensuite, l’amour lui aussi est en Dieu depuis toujours, puisque le
monde n’existe que par la bonté de Dieu, qui l’amène à répandre les étants (ou
existants), à les multiplier. Autrement dit, si le monde existe par l’action du
Verbe de Dieu, la raison pour laquelle il existe est la bonté de Dieu qui se
répand hors de lui-même.
Ainsi, l’amour est la cause profonde de l’existence et, à cause de cela même,
l’amour doit être la loi ainsi que la fin de tout ce qui existe. De plus, dans
l’Incarnation du Fils (le Logos) et dans sa mort qui permettra de sauver
l’humanité elle-même de la mort, se manifeste un deuxième acte d’amour
d’une absolue gratuité. D’où le mot Agapè. Si Dieu nous avait sauvés dans le
plaisir, comme nous engendrons notre descendance dans le plaisir, nous
n’aurions qu’un mot pour dire l’amour : Éros. Mais Éros, producteur de plaisirs,
n’est pas la seule forme de l’amour dont nous sommes capables. Sous une
influence qui descend d’en haut nous éprouvons aussi l’Agapè, le don. Éros et
Agapè sont à première vue en opposition, mais notre principe de
complémentarité nous amène à les faire s’associer et se complémenter ; la
chose se produit naturellement dans une institution comme la famille, du
moins celle de type chrétien, où l’on entre par le choix du mariage.
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Parlant des grandes institutions de la culture, le couple Arès-Logos engendre
l’État et l’École, l’institution du pouvoir et de la loi d’une part, celle du savoir et
de la vérité d’autre part. Ces deux institutions sont toujours plus étroitement
unies et toujours plus fortes dans la civilisation actuelle. Le couple Éros-Agapè
engendre, lui, la famille et la religion, ou l’Église en milieu chrétien, deux
institutions qui faiblissent beaucoup actuellement, qui semblent même en
danger de disparaitre. Mais si tel devait être le cas, nous pourrions craindre
que les bases de la culture ne s’effondrent et que l’humanité ne sombre dans le
chaos le plus complet.
Revenons à la personne. La liberté est sa caractéristique fondamentale, celle
qui lui confère un statut extraordinaire dans la nature et une dignité
particulière dans l'ensemble des créatures. Elle nait de la rencontre du Logos et
de l'Arès.
Dans sa première et plus évidente manifestation, qui est arétique, la liberté
consiste à pouvoir bouger, se déplacer, prendre la route, partir. Elle implique
une puissance, une domination sur soi, un désir d'autonomie. La personne est
libre, sur ce plan-ci, dans la mesure où elle n'est attachée à rien ni à personne,
où elle peut partir et s'en aller ailleurs. Rien ne la contraint physiquement de
rester où elle est. À un premier niveau, la liberté se vit donc comme voyage. À
un deuxième niveau elle se vit comme aventure, laquelle précisément met du
sens dans le voyage et en découvre du charme. Le coureur d'aventures cultive
sa liberté et donne ainsi un contenu à sa vie. Un but est visé, des étapes sont
prévues, des évènements seront vécus avec risques et dangers, mais aussi de
plaisirs et des surprises merveilleuses. La personne ici déploie sa vie, l'exalte, la
célèbre et souvent la fait connaitre dans un récit.
Il existe encore un autre niveau de la liberté, supérieur aux deux premiers, où la
dimension logique passe au premier plan. La personne établit elle-même sa
liberté dans l'obligation morale, par le moyen de sa pensée. Sur ce plan, le sujet
se contraint librement à certains actes et s'en interdit certains autres. La liberté
fait donc apparaitre la morale et même la religion, car il n'y a de morale et de
religion que pour des êtres libres. Cependant du même coup cette liberté se
révèle comme limitée. La personne humaine n'est pas libre absolument, elle
n'est pas Dieu. Sauf que forcément elle lui ressemble, par sa liberté même et
par son adhésion – ou non – à la présence de Dieu en elle et dans le monde. La
liberté n'est jamais une donnée, elle est toujours à conquérir et à réaffirmer
dans de nouvelles conquêtes.
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La liberté est fondamentale à la personne, mais celle-ci doit constamment
composer avec une invincible tendance au bonheur, qui s’enracine dans l’Éros
et dans l’Arès. Le bonheur est le but et la fin de la vie naturelle, et ce qui lui
donne non pas son sens, mais son charme. Il va de soi qu'il est partout présent
dans la vie de toute personne, sous forme de jouissances multiples et
d’accroissement de puissance, mais son intensité varie grandement selon le
jour. Il nait de chacune des grandes composantes de la personne, qui lui
donnent une coloration particulière : érotique là où la jouissance prédomine,
arétique là où la puissance prédomine ; logique là où la connaissance
prédomine ; agapique, là où la bienfaisance prédomine.
À un niveau plus bas, le bonheur réside dans le contentement à vivre en
satisfaisant au fur et mesure qu’ils apparaissent les besoins et les désirs
naturels. Ce que nous appelons « habitation », car la maison en est le lieu, la
condition, mais aussi le symbole, avec sa stabilité et sa sécurité. Tout comme le
jardin qui la jouxte, autre lieu de bonheur. Le mot « paradis », en passant, venu
du persan, veut dire dans cette langue à la fois maison et jardin. Habitant sa
maison et son jardin, l’homme jouit de la vie dans ce qu'elle a de naturellement
bon.
À un niveau plus haut, le bonheur est jouissance esthétique. Nous entrons dans
la culture. L'art musical, peut-être plus que tout autre, l'accomplit à la
perfection et le musicien est par excellence l'humain chez qui éclate le
bonheur, non pas seulement de vivre, mais d'être tout simplement.
À un autre niveau plus haut encore, le bonheur est la contemplation de la
splendeur des êtres du monde, et de Dieu qui se laisse deviner en lui, par son
absence notamment, quand le mal se répand, ou par son ombre, quand sa
présence se fait sentir obscurément, dans le bien et le beau notamment. Mais
la splendeur côtoie l'horreur, le malheur frappe et détruit souvent le bonheur.
Et si le mal n'existait pas, qui penserait à Dieu ? Et si la laideur n'existait pas, qui
voudrait fabriquer de la beauté ?
L’expérience la plus puissante du bonheur est donnée dans l’amour qui unit
intimement deux personnes humaines. On peut y voir un signe autant qu’un
témoignage que Dieu est et qu’il est bon. L’aventure que représente la quête
amoureuse constitue une des plus redoutables épreuves que toute personne
doive affronter. Il y a ici un défi à relever : constituer un couple et une famille
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éventuellement ; mais aussi, parfois, réussir à se passer de l’un et de l’autre
tout en conservant son équilibre psychique et sa fécondité spirituelle en
sublimant ses énergies.
L’amour est l’occasion d’une rencontre entre Éros et Agapè. Cela signifie qu’il
pourra et devra se développer sur plusieurs plans. Au plus bas, il est purement
érotique, purement naturel, associé intimement à l’attraction pour un objet
capable de procurer de la jouissance. Il engendre alors une passion plus ou
moins violente et dangereuse, que les humains doivent apprendre à maitriser,
sous peine d’être emportés par elle vers la déchéance morale, sociale et parfois
même physique.
Or la culture intervient pour contrer les débordements possibles de cette force
et la faire servir à l’édification de la société. D’où l’institution du mariage et de
la famille, à laquelle l’amour en principe doit présider. À ce niveau, l’amour est
à la fois érotique et agapique. Il engage les humains dans une aventure où ils
sont appelés à se dépasser et à se perfectionner dans le don mutuel et celui fait
aux enfants. L’amour, dont les débuts sont souvent faciles, exige ensuite des
amants courage et fidélité. À la société civile il fournit traditionnellement sa
structure de base et ses nouveaux membres. Mais cette idée est remise
actuellement en question, d’où la grave crise que connait le mariage.
Au dernier niveau enfin, l’amour est sagesse, imitation de Dieu qui donne
librement, sans attente ou espoir de retour. Il est partage de son être, pure
bonté, pure générosité. Il donne à cœur joie, avec douceur, sérénité, et il
permet au sage de réaliser les plus importantes de ses aspirations.
La recherche du bonheur se prolonge et s’épanouit dans la découverte de
l’amour, laquelle n’est pas un évènement ponctuel, mais un processus se
perfectionnant pendant toute la durée de la vie. La recherche de la liberté, elle,
se prolonge et s’épanouit dans la connaissance scientifique du monde et dans
l’exploration de la littérature. Le bonheur imprégné d’amour vise et atteint la
valeur transcendante du Bien ; la liberté imprégnée de savoir et de littérature
vise la valeur transcendante du Vrai.
Tout comme le bonheur se prolongeait et se couronnait dans l’amour, la liberté
se prolonge et se couronne dans la littérature. Entendons ici par ce mot la
parole qui n’est pas d’abord utilitaire, mais qui vise la vérité et qui entraine les
humains dans une entreprise de culture, individuelle et nationale. De nos jours,
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cela se produit dans le livre, qui n’est pas essentiellement un objet fait de
papier imprimé, mais un discours d’une certaine envergure, permettant à la
pensée de se déployer et de s’assurer d’elle-même jusqu’à un certain point. Ce
n’est pas tout le monde qui est appelé à produire des livres, ou plus
généralement des textes, mais tout le monde est appelé à en lire, car la vitalité
et la fécondité de l’esprit en dépendent.
La première manifestation de la personne comme personne est la parole, qui
rend possible la pensée réfléchie. Cette pensée prend de multiples formes, qui
ne vont pas toutes dans le sens d’un perfectionnement de la liberté humaine,
bien que dans la mesure où elles véhiculent des connaissances, elles le fassent.
C’est le cas de ce que nous appelons ici littérature, qui déborde largement le
domaine du roman et de la poésie, pour s’étendre à la pensée au sens large, à
l’histoire, à la philosophie et à toutes les sciences dites humaines.
L’écrit, le texte, le livre inaugure un nouveau mode de culture, la culture au
deuxième degré, qui est aussi éducation. Par elle et par l’union des esprits
qu’elle rend possible, la personne humaine s’élève sur la nature présente et
agissante dans sa culture nationale non pour la censurer, la rejeter, mais pour
la perfectionner. Évidemment, tout dans la culture ne dépend pas du livre.
N’importe quel artiste, à l’instar de l’écrivain, connait l’étrange et merveilleux
phénomène de l’inspiration, qui est une grâce qui lui est faite et dont il doit se
rendre digne.
La morale n’est pas qu’une des parties de la philosophie chrétienne, située
après les autres. Elle est présente partout et dès l’origine. Car la tâche de
mener sa vie personnelle de façon correcte est présupposée à toute
spéculation théorique et joue d’ailleurs en elle sans qu’on puisse très bien s’en
rendre compte. Cependant, on peut fixer son attention plus particulièrement
sur certaines attitudes de vie, des dispositions, des façons de faire, qu’il faut
savoir rejeter, quand elles sont nocives, ou cultiver quand elles sont
bénéfiques. Autrefois on utilisait les termes vice et vertu pour les désigner,
mais ces termes ont vieilli. Ils ont acquis des sens secondaires qui brouillent la
perception du sens principal.
Il faut savoir que la morale est la réflexion sur le comportement humain, les
formes qu’il doit prendre pour favoriser le bonheur et la liberté, et celles qu’il
doit éviter. L’honneur joue ici un grand rôle, entendu comme le respect de son
esprit et le sens du devoir, tout comme l’espérance, la disponibilité, la
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prudence, le courage, l’admiration, la lucidité, etc. La morale est un véritable
art de vivre, qui s’appuie moins sur les données des sciences expérimentales
que sur la littérature, qu’elle vise à prolonger dans la pratique.
Tout comme la liberté et le bonheur forment un couple de complémentaires, la
littérature et l’amour le font de même, ainsi en va-t-il de la morale et de la
religion. Sans la religion la morale n’est pas solide ; au mieux elle agit comme
une image idéale de l’être humain lui-même, qui attire, mais ne contraint pas.
Quant à la religion, sans la morale, elle devient une agréable spéculation,
accompagnée de rituels et de cérémonials, quand elle ne demeure pas une
pure et simple « philosophie ». En réalité, il faut la tenir et la vivre comme une
praxis. Mais le problème de sa multiplicité se pose et se posera
vraisemblablement toujours.
La religion fait partie intégrante de la culture humaine ; autant dire qu’elle
répond à un besoin, l’homme n’étant pas autosuffisant. L’existence en ce
monde ne deviendra jamais satisfaisante pour tous, évidemment, mais même
pas pour le plus grand nombre. Trop de disparité, de cruauté, d’injustice y
sévissent, avec la loi de la jungle, dont l’emprise sera toujours puissante.
Affronter cette situation, reconnaitre sa gravité et sauvegarder son honneur
d’être humain, cela n’est guère possible sans la reconnaissance d’un principe
transcendant ayant un plan d’ensemble sur le monde, dans lequel chaque
créature est appelée à jouer un rôle qui lui assigne un destin et la justifie
d’exister.
La religion chrétienne a ceci de particulier qu’elle conçoit le principe
transcendant comme trinitaire. Mais cela n’est pas une pure fantaisie de sa
part. Puisque de toute façon les hommes se passionnent pour les dieux, c’est
qu’il y a en eux une « image » de Dieu, avec laquelle ils doivent vivre. Grâce à
elle, ils perçoivent les grandes valeurs du Beau (Éros), de Bien (Arès), du Vrai
(Logos) et de l’Amour (Agapè). L’adhésion au christianisme, et plus
concrètement l’entrée dans l’Église, les amène à vouloir prendre pour modèle
le Christ, cette autre image de Dieu, dont le Nouveau Testament nous présente
l’aventure terrestre. Cela ouvre des possibilités inédites à l’existence humaine,
que dynamisent désormais la foi, l’espérance et la charité.
Bien que les tendances au bonheur et à la liberté puissent se vivre par l’individu
comme tel, elles n’en constituent pas les meilleures formes, car tout bien pour
l’être théâtral que nous sommes a besoin d’être partagé pour s’amplifier, se
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complexifier, se raffiner. Par ailleurs les tendances à la connaissance et à
l’amour supposent la personne comme membre d’une collectivité, et même –
puisque dans une optique chrétienne toute l’humanité est potentiellement une
dans le Christ – comme membre de l’humanité entière. C’est ce que nous avons
appelé ailleurs la catholicité humaine. Chaque personne est liée à toutes les
personnes, elle possède la même dignité que toutes les autres, la même
importance, bien que son destin soit différent. Quant à sa valeur, elle dépend
de la façon dont il mène sa vie et de la contribution qu’il apporte au bien de
tous, mais il ne nous appartient pas de la juger maintenant.
Ces principes étant posés, nous pouvons distinguer dans chaque culture quatre
dimensions : économique, qui concerne la satisfaction des besoins et désirs
humains ; politique, qui concerne les relations de pouvoir, d’organisation, de
domination ; logique, qui concerne le savoir fabriqué et véhiculé par la parole
ou la raison humaine ; agapique, qui concerne la solidarité des personnes et les
multiples formes que prennent les liaisons d’amour et d’amitié entre elles.
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