ESQUISSE D’UNE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE Nous commençons par en haut, comme il convient à celui qui décide de penser en maintenant une dimension verticale à l’existence humaine et qui envisage son existence d’entrée de jeu comme dépendante d’une puissance qui dépasse tout ce qui existe, tout ce qu’il connait et même tout ce qu’il peut connaitre. Autrement dit, qui part d’un principe qui se nomme Dieu. C’est un choix qu’il peut faire. S’il ne le fait pas, il tient de facto le Monde pour un absolu. Autrement dit, il le tiendra sinon Dieu, du moins pour l’équivalent de Dieu. En effet, il ne pourra être qu’infini et éternel, car n’ayant aucune cause extérieure, il ne peut avoir commencé à un moment « X » dans le passé, et il ne peut être limité par une frontière « Y » dans l’espace. Il ne peut exister que par lui-même et pour lui-même. En somme, nous devons faire un choix entre le théisme et le panthéisme, et non pas le théisme et l’athéisme. Le théisme reconnait une distinction entre le Monde et Dieu et, dans la mesure où Dieu est posé comme transcendant au monde, l’être humain est amené à envisager son existence sur un mode particulier. D’après ce qu’il connait actuellement du monde, il est le seul être mondain capable de reconnaitre une dépendance à l’égard d’une entité autre que mondaine, et éventuellement d’entrer en relation avec cette entité. Aucune preuve parfaitement satisfaisante n’existera jamais concernant l’être de Dieu. Nous ne parlons pas ici de son « existence », car seulement ce qui se trouve dans le monde « ex-iste » à proprement parler, ou encore se trouve projeté hors de sa source pour une certaine période de temps. Quant à ce qui se trouve hors du monde et dont le monde dépend, mieux vaudrait dire qu’il « est » absolument. Évidemment, on peut contester le fait que le monde dépende de quoi que ce soit d’autre. Dans ce cas, on opte pour le panthéisme, mais il faut pouvoir vivre avec l’idée que l’ensemble des êtres qui sont temporels et finis est intemporel et infini, qu’aucune intelligence n’a présidé à l’organisation du monde et au surgissement de la matière, de la vie, de la conscience. Et donc que le hasard est la puissance ultime, le dernier mot de l’univers. Ce qui signifie faire aussi de l’absurdité le dernier mot de l’existence humaine qui pourtant est dans une continuelle recherche de sens pendant toute sa durée. Nous croyons préférable de partir avec Dieu, car il n’est pas certain que nous puissions le trouver par hasard en cours de route, même si de très grands 2 philosophes l’ont trouvé ainsi. Dans l’Antiquité Platon, Aristote, Plotin, parmi d’autres, et à l’époque moderne Descartes, qui le pose pour garantir la vérité des idées claires et distinctes que fabrique le Je, le moi pensant ; Spinoza, pour qui le monde est un tout constitué des idées de Dieu ; Kant, qui le pose pour fonder l’édifice de la morale, objet de la raison pratique. Mais ce Dieu, hérité sans doute de leur culture chrétienne, avec laquelle d’ailleurs ces penseurs n’avaient pas rompu officiellement toute relation (et cela est vrai même pour Spinoza), est-il autre chose qu’un principe d’ordre ou de sens pour la pensée et pour l’action ? Certes, cela n’est pas rien, c’est même beaucoup. Mais pourquoi l’Occident aime-t-il tellement l’ordre et le sens ? Pourquoi aime-t-il aussi tellement le dépassement de soi, le dépassement des instincts que la nature dépose en nous, au point qu’un des plus grands ennemis de la religion chrétienne et de toute religion, Nietzsche, finit sa vie active en enseignant, dans sa théorie du Surhomme, que l’homme doit « être dépassé ». Ce qui revient à lui demander à se faire « dieu » par ses propres forces, ce qui demande un effort démesuré, dont il a peut-être été victime lui-même. Bergson, au contraire, devenu un catholique à la fin de sa vie, a écrit dans son dernier livre, que le monde est « une machine à faire des dieux ». En fait, la philosophie occidentale, jusqu’au 20e siècle, a été dans une grande proportion, une philosophie non seulement théiste, mais chrétienne ; en tout cas, conciliable avec la religion chrétienne. Mais les choses changent quand arrive le 20e siècle, et surtout sa deuxième moitié. Se pourrait-il qu’on ne puisse plus être un philosophe chrétien dorénavant ? Je ne le pense pas, car il est devenu de plus en plus évident qu’il existe une multitude de philosophies. Ou encore, que celle-ci est comme un arbre : un tronc peut-être grec, avec une multitude de branches qui partent dans toutes les directions et qui ne se rejoignent pas. Pour éviter la division de l’esprit, sa parcellisation en entités rivales, qui ne se comprennent pas, voire ne se parlent pas, il faut se demander où se trouvent plantées les racines de cet arbre. La réponse est facile : dans la religion, ou encore dans la mythologie et la pensée symbolique qui a dominé l’humanité pendant des dizaines et peut-être des centaines de milliers d’années, avant que les hommes ne se mettent à balbutier philosophiquement. Cependant, l’arrivée de Socrate est un grand moment dans cette préhistoire de la philosophie et celle de son grand disciple, Platon, espèce de « saint Paul » pour Socrate. Or l’arrivée de Jésus de Nazareth est comparable pour ce qui en 3 est de l’histoire des religions. Un moment charnière, et l’apparition d’une nouvelle forme de religion, dans laquelle le mythe n’est plus souverain, mais se combine avec la réalité historique. Un nouveau rapport est possible maintenant entre la pensée rationnelle et la nouvelle religion, qui ne s’opposent pas, mais se complètent. Quant à la nouvelle religion, il faut savoir qu’elle prolonge et accomplit une plus ancienne religion, le judaïsme, dans laquelle un Dieu unique, sans déesse et sans enfants au sens habituel du terme, transcendant au monde, se fait connaitre aux hommes et rend possible une relation étroite avec eux. Mais il n’y a pas là un obstacle à la vraie connaissance du monde, à laquelle aspire la philosophie, ce Dieu unique se révèle comme le créateur du monde. Il ne peut donc pas y avoir une opposition entre la vérité du monde, connue par la science, et le contenu dogmatique et morale de la nouvelle religion. En termes plus courants, entre la foi et la raison. Toute philosophie qui se veut chrétienne doit accepter au point de départ cette compatibilité de la foi et de la raison fabricatrice de philosophie et de science. Mais dans l’idée de la création du monde se trouve celle de la dépendance de l’homme à l’endroit de Dieu. Cela ne signifie pas nécessairement un point de départ temporel pour le monde, sur le modèle de la théorie du Bigbang en sciences actuellement. Le monde peut très bien être éternel, comme Dieu luimême, avoir été créé par lui depuis toujours et être maintenant dans l’être par lui constamment. Ce qui implique qu’une pensée y est à l’œuvre d’une certaine façon que nous ne connaissons pas parfaitement. Dieu créateur est forcément un principe d’ordre et de sens pour le monde et cela nous permet d’affirmer un premier principe ontologique, celui de la complémentarité des êtres : tous les êtres créés sont faits pour exister ensemble et donc il ne peut pas y avoir entre eux d’animosité radicale. On redécouvre de cette façon le principe de la dialectique hégélienne voulant que toutes les oppositions en viennent finalement à une réconciliation et à un dépassement d’elles-mêmes dans de nouvelles entités. Le phénomène de la complémentarité des êtres est ainsi premier et fondamental. Il est partout présent dans la nature et l’être humain doit apprendre à le repérer, à l’utiliser, ou encore à le mettre en œuvre. Il consiste en la relation de deux êtres qui s’opposant, d’abord, s’excluent, mais sont appelés à se réunir, s’associer et travailler ensuite en partenariat. Ces êtres sont d’abord séparés, différents, néanmoins en mesure de se compléter et de s’aider mutuellement. Adversaires, mais partenaires, non pas ennemis. 4 Toutefois selon les apparences, il y a des ennemis irréductibles. Dieu lui-même laisse hors de lui, dans le monde, Satan qui y introduit le mal sous toutes sortes de formes, y compris physiques : par exemple les tremblements de terre, les tsunamis, les épidémies, les éruptions volcaniques, etc. Il y a là un mode de relation tout à fait universel. Nous avons déjà étudié ailleurs (voir le Vol du hibou) un certain nombre de ces dyades : le sens et le charme, le droit et le rond, l’œil et l’oreille, les positions assise et debout, l’histoire et la tradition, l’homme de science et le prophète, les jours de fête et de semaine, Platon et la Bible, deux penseurs français : Descartes et Pascal. La liste peut s’allonger indéfiniment, car toute réalité mondaine est appelée à collaborer au devenir du monde et elle le fait en complémentant quelque autre réalité, à l’exemple du mâle et de la femelle dans la génération de certains animaux. Toute réalité existante peut devenir la réalité complémentaire d’une autre réalité qui lui est apparentée, quand il est possible à chacune d’entrer en relation avec l’autre et au couple d’accomplir ensuite une activité commune. Une philosophie chrétienne ne peut que donner une valeur considérable à la complémentarité, car si le monde est créé par Dieu, cette œuvre-là dans son ensemble et dans chacune de ses parties est bonne. Cela signifie que toutes les oppositions doivent finalement servir au bien de l’ensemble, mais également au bien de chacune des parties. Il nous semble que Leibniz a eu raison de parler d’une « harmonie préétablie » entre les monades, et Hegel de tout envisager sous l’angle d’une dialectique de l’opposition et de la réconciliation. En cela ils sont des penseurs « chrétiens ». Contre ce point de vue, il y a l’opposition apparemment irréductible du bien et du mal. Or, le Dieu qui crée le monde est bon, puisqu’il accepte de partager l’être avec d’autres en toute générosité, en toute charité. Selon la Bible, fondement des religions juive et chrétienne, l’amour est seul au principe de cette création. Pour quelle autre raison Dieu aurait-il créé le monde ? La preuve en est qu’il s’est fait discret. Tellement discret que son existence même peut être remise en cause, voire rejetée expressément par de nombreux esprits pourtant créés par lui. L’opposition du bien et du mal n’est donc pas absolue, la bonté de Dieu la déborde ou la transcende. Autrement dit, le mal doit en dernier ressort s’éclipser devant cette bonté, ou devant la bonté de la création elle-même, reflet de celle de Dieu. 5 À noter que le principe du mal, personnalisé et dénommé Satan, apparait dans la Bible assez rarement. Au livre de Job en particulier, on le voit féal du Seigneur, à la cour duquel il vient. Cela signifie que Dieu le domine et l’utilise jusqu’à un certain point. Comme dans toute créature de Dieu, sans doute y a-til dans Satan et dans son action même plus de bien que de mal, mais cela ne nous est pas immédiatement évident. De plus, il ne faudrait pas conclure que tout ce qui rate, échoue, meurt ou disparait cruellement ne méritait pas de vivre, était contraire au plan de Dieu sur le monde. Ce plan nous est aussi obscur que l’être divin lui-même. La foi consiste justement à s’en remettre à lui et à lui faire confiance en dernier recours. Nous ne voulons pas dire non plus qu’il faille pactiser avec le mal, en le tenant pour certain, radicalement mauvais et inévitable. Mais il ne faut pas céder au dualisme des mazdéens, des manichéens, des gnostiques ou autres cathares ; ne pas céder à une vision binaire et donc pessimiste du monde. Si l’être mondain en général se caractérise par la complémentarité, l’être humain, lui, se caractérise par la personnalité. Il est partout et toujours un remarquable fabricant de dieux, puisqu’il leur ressemble, ayant en lui une image du divin. Essentiellement, la personne échappe à la nature par sa liberté et par la possibilité de se constituer elle-même au cours d’une histoire toujours unique, à nulle autre pareille. Cela est vrai pour l’espèce tout entière, les sociétés, les groupes, ainsi que pour tous les individus. Par contre, prétendre que l’être humain n’a pas de nature (essence), mais seulement une liberté, comme certains philosophes existentialistes l’ont fait, est exagéré. Il vaut mieux dire que sa nature est ouverte et qu’elle ne le détermine pas rigoureusement. Elle est de plus douée d’une plasticité étonnante, qui en fait un être théâtral. Pour ne pas rompre une longue tradition, nous pouvons encore parler de son corps, de son âme et de son esprit. Cependant le concept de chair remplacerait avantageusement celui de corps en lui donnant une plus grande extension, en le faisant empiéter sur l’âme. La chair est en effet un corps vivant sensible et conscient. Dans la mesure où elle est vivante, elle intègre aussi, partiellement au moins, les attributs de l’âme. Elle n’est pas un simple morceau de matière vivante, elle est dotée de deux propriétés remarquables : la capacité de connaitre et celle d’aimer. Or ces deux activités ouvrent une nouvelle dimension dans laquelle le Moi émigre, celle de l’esprit. Quant à l’esprit, il est capable de franchir la double barrière du temps et de l’espace et il ouvre un éventail de possibilités fascinantes à la personne humaine. 6 La constitution de la personnalité, qui est la tâche principale de l’être humain, ne se fait pas dans la solitude, elle se fait en groupe, dans le cadre d’une culture, et désormais, au 21e siècle, de l’humanité tout entière. D’où l’importance des rencontres entre personnes. Or toute culture est traversée par quatre courants, deux ascendants venant de la nature, deux descendants venant de la divinité ou de la sphère trans/descendante : jouissance et puissance d’abord, connaissance et bienfaisance (amour) ensuite. Nous avons pris l’habitude d’utiliser les termes grecs d’Éros, Arès, Logos, Agapè pour les désigner de manière symbolique. On le notera, ces deux couples unissent des complémentaires, et ils définissent, l’un, la nature, l’autre, la culture. De plus, ensemble ils forment un nouveau couple de complémentaires, qui définit l’humain. Définition non rigoureuse – absolument impossible à donner, mais descriptive. La tendance à la jouissance provoque chez tout être humain la recherche du bonheur. Contrairement à certaines philosophies chrétiennes, celle que nous entrevoyons ne voit pas le bonheur comme mauvais et n’en reporte pas l’atteinte dans un autre monde, après la mort. Elle ne magnifie pas non plus la souffrance ; elle ne pense pas que nous ayons été créés pour endurer stoïquement le malheur ; la joie et l’espérance devraient toujours nous habiter, et donc le bonheur. Toutefois, le bonheur n’est qu’un des deux buts possibles de toute vie humaine. La tendance à la puissance provoque aussi en nous une recherche de liberté, d’autonomie, d’indépendance, qui est un autre de ses buts. Symboliquement, si le bonheur se vit dans une maison bien confortable, la liberté, elle, se vit sur la grand-route, dans le voyage et l’aventure. On voit ici poindre un conflit possible et un grave problème, que tout être humain devra affronter et régler : rechercher le bonheur chez soi ou la liberté sur la route ? La personne étant une scène où viennent jouer les quatre petits dieux que nous connaissons, deux grandes activités inspirées d’en haut se manifestent chez elle : la connaissance et l’amour. Parler d’un « en haut », revient à parler symboliquement de l’esprit dans la personne. Or la connaissance, qui est spirituelle, s’articule au langage, à notre capacité d’utiliser ce grand et fondamental système symbolique, base de toute la culture. La parole et l’écriture présenteront pour tout chrétien un très grand intérêt, puisque pour lui le vrai Dieu s’est fait connaitre à l’humanité par des écrivains qui ont pris la parole pour lui. De plus, le dogme (mythe) de l’Incarnation a été conçu, depuis le début, comme la descente dans notre monde du « Logos » de Dieu. C’est-àdire de sa Parole. Dès les premières pages du Livre qui porte la révélation du 7 Dieu unique, la Genèse, on sait que c’est ce même Logos de Dieu, le Christ, qui crée tout ce qui existe. Il est donc important de penser la littérature comme un mode de connaissance spécifiquement humain, et de la voir comme une sorte de territoire qu’il faut absolument défendre, dans un monde où le mode de connaissance dominant, le scientifique, tend à éclipser complètement la littérature. Pourtant, la connaissance en général à laquelle la littérature permet d’arriver, plus vaste que la science, produit de la liberté dans l’esprit humain et donne à l’homme de la puissance sur le monde. Par conséquent, il existe une complémentarité possible entre Arès et Logos, qui va faire pendant à un autre couple de complémentaires possible, celui d’Éros et d’Agapè. Obligatoirement la réflexion sur l’amour occupe une place centrale dans toute philosophie chrétienne. Le christianisme n’a pas inventé l’amour, mais il lui a donné des raffinements et un perfectionnement qui font l’envie de toutes les autres cultures de la planète. Car, si le Logos a commencé par être en Dieu et est descendu dans le monde, pour le créer tout d’abord, et pour sauver l’humanité ensuite, l’amour lui aussi est en Dieu depuis toujours, puisque le monde n’existe que par la bonté de Dieu, qui l’amène à répandre les étants (ou existants), à les multiplier. Autrement dit, si le monde existe par l’action du Verbe de Dieu, la raison pour laquelle il existe est la bonté de Dieu qui se répand hors de lui-même. Ainsi, l’amour est la cause profonde de l’existence et, à cause de cela même, l’amour doit être la loi ainsi que la fin de tout ce qui existe. De plus, dans l’Incarnation du Fils (le Logos) et dans sa mort qui permettra de sauver l’humanité elle-même de la mort, se manifeste un deuxième acte d’amour d’une absolue gratuité. D’où le mot Agapè. Si Dieu nous avait sauvés dans le plaisir, comme nous engendrons notre descendance dans le plaisir, nous n’aurions qu’un mot pour dire l’amour : Éros. Mais Éros, producteur de plaisirs, n’est pas la seule forme de l’amour dont nous sommes capables. Sous une influence qui descend d’en haut nous éprouvons aussi l’Agapè, le don. Éros et Agapè sont à première vue en opposition, mais notre principe de complémentarité nous amène à les faire s’associer et se complémenter ; la chose se produit naturellement dans une institution comme la famille, du moins celle de type chrétien, où l’on entre par le choix du mariage. 8 Parlant des grandes institutions de la culture, le couple Arès-Logos engendre l’État et l’École, l’institution du pouvoir et de la loi d’une part, celle du savoir et de la vérité d’autre part. Ces deux institutions sont toujours plus étroitement unies et toujours plus fortes dans la civilisation actuelle. Le couple Éros-Agapè engendre, lui, la famille et la religion, ou l’Église en milieu chrétien, deux institutions qui faiblissent beaucoup actuellement, qui semblent même en danger de disparaitre. Mais si tel devait être le cas, nous pourrions craindre que les bases de la culture ne s’effondrent et que l’humanité ne sombre dans le chaos le plus complet. Revenons à la personne. La liberté est sa caractéristique fondamentale, celle qui lui confère un statut extraordinaire dans la nature et une dignité particulière dans l'ensemble des créatures. Elle nait de la rencontre du Logos et de l'Arès. Dans sa première et plus évidente manifestation, qui est arétique, la liberté consiste à pouvoir bouger, se déplacer, prendre la route, partir. Elle implique une puissance, une domination sur soi, un désir d'autonomie. La personne est libre, sur ce plan-ci, dans la mesure où elle n'est attachée à rien ni à personne, où elle peut partir et s'en aller ailleurs. Rien ne la contraint physiquement de rester où elle est. À un premier niveau, la liberté se vit donc comme voyage. À un deuxième niveau elle se vit comme aventure, laquelle précisément met du sens dans le voyage et en découvre du charme. Le coureur d'aventures cultive sa liberté et donne ainsi un contenu à sa vie. Un but est visé, des étapes sont prévues, des évènements seront vécus avec risques et dangers, mais aussi de plaisirs et des surprises merveilleuses. La personne ici déploie sa vie, l'exalte, la célèbre et souvent la fait connaitre dans un récit. Il existe encore un autre niveau de la liberté, supérieur aux deux premiers, où la dimension logique passe au premier plan. La personne établit elle-même sa liberté dans l'obligation morale, par le moyen de sa pensée. Sur ce plan, le sujet se contraint librement à certains actes et s'en interdit certains autres. La liberté fait donc apparaitre la morale et même la religion, car il n'y a de morale et de religion que pour des êtres libres. Cependant du même coup cette liberté se révèle comme limitée. La personne humaine n'est pas libre absolument, elle n'est pas Dieu. Sauf que forcément elle lui ressemble, par sa liberté même et par son adhésion – ou non – à la présence de Dieu en elle et dans le monde. La liberté n'est jamais une donnée, elle est toujours à conquérir et à réaffirmer dans de nouvelles conquêtes. 9 La liberté est fondamentale à la personne, mais celle-ci doit constamment composer avec une invincible tendance au bonheur, qui s’enracine dans l’Éros et dans l’Arès. Le bonheur est le but et la fin de la vie naturelle, et ce qui lui donne non pas son sens, mais son charme. Il va de soi qu'il est partout présent dans la vie de toute personne, sous forme de jouissances multiples et d’accroissement de puissance, mais son intensité varie grandement selon le jour. Il nait de chacune des grandes composantes de la personne, qui lui donnent une coloration particulière : érotique là où la jouissance prédomine, arétique là où la puissance prédomine ; logique là où la connaissance prédomine ; agapique, là où la bienfaisance prédomine. À un niveau plus bas, le bonheur réside dans le contentement à vivre en satisfaisant au fur et mesure qu’ils apparaissent les besoins et les désirs naturels. Ce que nous appelons « habitation », car la maison en est le lieu, la condition, mais aussi le symbole, avec sa stabilité et sa sécurité. Tout comme le jardin qui la jouxte, autre lieu de bonheur. Le mot « paradis », en passant, venu du persan, veut dire dans cette langue à la fois maison et jardin. Habitant sa maison et son jardin, l’homme jouit de la vie dans ce qu'elle a de naturellement bon. À un niveau plus haut, le bonheur est jouissance esthétique. Nous entrons dans la culture. L'art musical, peut-être plus que tout autre, l'accomplit à la perfection et le musicien est par excellence l'humain chez qui éclate le bonheur, non pas seulement de vivre, mais d'être tout simplement. À un autre niveau plus haut encore, le bonheur est la contemplation de la splendeur des êtres du monde, et de Dieu qui se laisse deviner en lui, par son absence notamment, quand le mal se répand, ou par son ombre, quand sa présence se fait sentir obscurément, dans le bien et le beau notamment. Mais la splendeur côtoie l'horreur, le malheur frappe et détruit souvent le bonheur. Et si le mal n'existait pas, qui penserait à Dieu ? Et si la laideur n'existait pas, qui voudrait fabriquer de la beauté ? L’expérience la plus puissante du bonheur est donnée dans l’amour qui unit intimement deux personnes humaines. On peut y voir un signe autant qu’un témoignage que Dieu est et qu’il est bon. L’aventure que représente la quête amoureuse constitue une des plus redoutables épreuves que toute personne doive affronter. Il y a ici un défi à relever : constituer un couple et une famille 10 éventuellement ; mais aussi, parfois, réussir à se passer de l’un et de l’autre tout en conservant son équilibre psychique et sa fécondité spirituelle en sublimant ses énergies. L’amour est l’occasion d’une rencontre entre Éros et Agapè. Cela signifie qu’il pourra et devra se développer sur plusieurs plans. Au plus bas, il est purement érotique, purement naturel, associé intimement à l’attraction pour un objet capable de procurer de la jouissance. Il engendre alors une passion plus ou moins violente et dangereuse, que les humains doivent apprendre à maitriser, sous peine d’être emportés par elle vers la déchéance morale, sociale et parfois même physique. Or la culture intervient pour contrer les débordements possibles de cette force et la faire servir à l’édification de la société. D’où l’institution du mariage et de la famille, à laquelle l’amour en principe doit présider. À ce niveau, l’amour est à la fois érotique et agapique. Il engage les humains dans une aventure où ils sont appelés à se dépasser et à se perfectionner dans le don mutuel et celui fait aux enfants. L’amour, dont les débuts sont souvent faciles, exige ensuite des amants courage et fidélité. À la société civile il fournit traditionnellement sa structure de base et ses nouveaux membres. Mais cette idée est remise actuellement en question, d’où la grave crise que connait le mariage. Au dernier niveau enfin, l’amour est sagesse, imitation de Dieu qui donne librement, sans attente ou espoir de retour. Il est partage de son être, pure bonté, pure générosité. Il donne à cœur joie, avec douceur, sérénité, et il permet au sage de réaliser les plus importantes de ses aspirations. La recherche du bonheur se prolonge et s’épanouit dans la découverte de l’amour, laquelle n’est pas un évènement ponctuel, mais un processus se perfectionnant pendant toute la durée de la vie. La recherche de la liberté, elle, se prolonge et s’épanouit dans la connaissance scientifique du monde et dans l’exploration de la littérature. Le bonheur imprégné d’amour vise et atteint la valeur transcendante du Bien ; la liberté imprégnée de savoir et de littérature vise la valeur transcendante du Vrai. Tout comme le bonheur se prolongeait et se couronnait dans l’amour, la liberté se prolonge et se couronne dans la littérature. Entendons ici par ce mot la parole qui n’est pas d’abord utilitaire, mais qui vise la vérité et qui entraine les humains dans une entreprise de culture, individuelle et nationale. De nos jours, 11 cela se produit dans le livre, qui n’est pas essentiellement un objet fait de papier imprimé, mais un discours d’une certaine envergure, permettant à la pensée de se déployer et de s’assurer d’elle-même jusqu’à un certain point. Ce n’est pas tout le monde qui est appelé à produire des livres, ou plus généralement des textes, mais tout le monde est appelé à en lire, car la vitalité et la fécondité de l’esprit en dépendent. La première manifestation de la personne comme personne est la parole, qui rend possible la pensée réfléchie. Cette pensée prend de multiples formes, qui ne vont pas toutes dans le sens d’un perfectionnement de la liberté humaine, bien que dans la mesure où elles véhiculent des connaissances, elles le fassent. C’est le cas de ce que nous appelons ici littérature, qui déborde largement le domaine du roman et de la poésie, pour s’étendre à la pensée au sens large, à l’histoire, à la philosophie et à toutes les sciences dites humaines. L’écrit, le texte, le livre inaugure un nouveau mode de culture, la culture au deuxième degré, qui est aussi éducation. Par elle et par l’union des esprits qu’elle rend possible, la personne humaine s’élève sur la nature présente et agissante dans sa culture nationale non pour la censurer, la rejeter, mais pour la perfectionner. Évidemment, tout dans la culture ne dépend pas du livre. N’importe quel artiste, à l’instar de l’écrivain, connait l’étrange et merveilleux phénomène de l’inspiration, qui est une grâce qui lui est faite et dont il doit se rendre digne. La morale n’est pas qu’une des parties de la philosophie chrétienne, située après les autres. Elle est présente partout et dès l’origine. Car la tâche de mener sa vie personnelle de façon correcte est présupposée à toute spéculation théorique et joue d’ailleurs en elle sans qu’on puisse très bien s’en rendre compte. Cependant, on peut fixer son attention plus particulièrement sur certaines attitudes de vie, des dispositions, des façons de faire, qu’il faut savoir rejeter, quand elles sont nocives, ou cultiver quand elles sont bénéfiques. Autrefois on utilisait les termes vice et vertu pour les désigner, mais ces termes ont vieilli. Ils ont acquis des sens secondaires qui brouillent la perception du sens principal. Il faut savoir que la morale est la réflexion sur le comportement humain, les formes qu’il doit prendre pour favoriser le bonheur et la liberté, et celles qu’il doit éviter. L’honneur joue ici un grand rôle, entendu comme le respect de son esprit et le sens du devoir, tout comme l’espérance, la disponibilité, la 12 prudence, le courage, l’admiration, la lucidité, etc. La morale est un véritable art de vivre, qui s’appuie moins sur les données des sciences expérimentales que sur la littérature, qu’elle vise à prolonger dans la pratique. Tout comme la liberté et le bonheur forment un couple de complémentaires, la littérature et l’amour le font de même, ainsi en va-t-il de la morale et de la religion. Sans la religion la morale n’est pas solide ; au mieux elle agit comme une image idéale de l’être humain lui-même, qui attire, mais ne contraint pas. Quant à la religion, sans la morale, elle devient une agréable spéculation, accompagnée de rituels et de cérémonials, quand elle ne demeure pas une pure et simple « philosophie ». En réalité, il faut la tenir et la vivre comme une praxis. Mais le problème de sa multiplicité se pose et se posera vraisemblablement toujours. La religion fait partie intégrante de la culture humaine ; autant dire qu’elle répond à un besoin, l’homme n’étant pas autosuffisant. L’existence en ce monde ne deviendra jamais satisfaisante pour tous, évidemment, mais même pas pour le plus grand nombre. Trop de disparité, de cruauté, d’injustice y sévissent, avec la loi de la jungle, dont l’emprise sera toujours puissante. Affronter cette situation, reconnaitre sa gravité et sauvegarder son honneur d’être humain, cela n’est guère possible sans la reconnaissance d’un principe transcendant ayant un plan d’ensemble sur le monde, dans lequel chaque créature est appelée à jouer un rôle qui lui assigne un destin et la justifie d’exister. La religion chrétienne a ceci de particulier qu’elle conçoit le principe transcendant comme trinitaire. Mais cela n’est pas une pure fantaisie de sa part. Puisque de toute façon les hommes se passionnent pour les dieux, c’est qu’il y a en eux une « image » de Dieu, avec laquelle ils doivent vivre. Grâce à elle, ils perçoivent les grandes valeurs du Beau (Éros), de Bien (Arès), du Vrai (Logos) et de l’Amour (Agapè). L’adhésion au christianisme, et plus concrètement l’entrée dans l’Église, les amène à vouloir prendre pour modèle le Christ, cette autre image de Dieu, dont le Nouveau Testament nous présente l’aventure terrestre. Cela ouvre des possibilités inédites à l’existence humaine, que dynamisent désormais la foi, l’espérance et la charité. Bien que les tendances au bonheur et à la liberté puissent se vivre par l’individu comme tel, elles n’en constituent pas les meilleures formes, car tout bien pour l’être théâtral que nous sommes a besoin d’être partagé pour s’amplifier, se 13 complexifier, se raffiner. Par ailleurs les tendances à la connaissance et à l’amour supposent la personne comme membre d’une collectivité, et même – puisque dans une optique chrétienne toute l’humanité est potentiellement une dans le Christ – comme membre de l’humanité entière. C’est ce que nous avons appelé ailleurs la catholicité humaine. Chaque personne est liée à toutes les personnes, elle possède la même dignité que toutes les autres, la même importance, bien que son destin soit différent. Quant à sa valeur, elle dépend de la façon dont il mène sa vie et de la contribution qu’il apporte au bien de tous, mais il ne nous appartient pas de la juger maintenant. Ces principes étant posés, nous pouvons distinguer dans chaque culture quatre dimensions : économique, qui concerne la satisfaction des besoins et désirs humains ; politique, qui concerne les relations de pouvoir, d’organisation, de domination ; logique, qui concerne le savoir fabriqué et véhiculé par la parole ou la raison humaine ; agapique, qui concerne la solidarité des personnes et les multiples formes que prennent les liaisons d’amour et d’amitié entre elles.