Préliminaires Cours d’histoire de la philosophie moderne. Avant d’entrer dans le vif du sujet : 1. ce que c’est qu’un cours d’histoire de la philosophie, 2. ce que c’est qu’un cours d’histoire de la philosophie moderne, 3. ce qui sera fait dans ce cours, comment travailler. 1. Cours d’histoire de la philosophie Faire de l’histoire de la philosophie ne va pas de soi. Non seulement l’outillage intellectuel des hommes du passé est différent du nôtre, mais les problèmes de Platon, d’Averroès et de Descartes ne sont pas toujours les nôtres — pour prendre des exemples évidents, quand Platon propose une cité idéale, qu’Averroès s’interroge sur les rapports de la raison et de la foi, ou que Descartes dégage les réquisits de la science de son temps, ils avancent des thèses dont nous ne comprenons plus la nécessité, et qui souvent nous paraissent bien peu rationnelles. De ce point de vue, ce serait une illusion de croire que lire les grands auteurs du passé, c’est exactement la même chose que parler avec un contemporain. C’est pourquoi il est arrivé qu’on compare la lecture d’auteurs comme Platon, Averroès ou Descartes au travail d’un anthropologue qui cherche à comprendre les mœurs d’une peuplade exotique ou à celui d’un historien qui s’efforce de restituer la sensibilité des hommes du passé. L’anthropologue et l’historien sont curieux des hommes qu’ils étudient, ils s’enthousiasment lorsqu’ils cherchent à comprendre leurs mœurs et le fonctionnement de leur société, mais ils n’entendent pas tirer de cette étude des enseignements sur la manière dont, quant à eux, ils doivent vivre ou penser — ils n’entendent pas faire usage de ce qu’ils auront compris. Ce type de curiosité et d’intérêt désintéressés non seulement sont indispensables à l’histoire de la philosophie, mais sont constitutifs de ce qu’est la culture en général ; avoir une certaine culture, être cultivé, se cultiver, c’est être capable de s’intéresser à des œuvres distantes dans le temps et dans l’espace, à des œuvres qui ne nous disent rien au premier abord. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Si nous lisons les œuvres de Platon, Averroès ou Descartes, ce n’est pas par goût de l’exotisme, ce n’est pas parce qu’ils appartiennent au grand musée des philosophies premières (comme il y a un musée des arts premiers). Ils font partie des classiques de la philosophie. C’est qu’ils se sont efforcés de défendre les thèses qui leur paraissaient les plus assurées dans la situation historique qui étaient la leur, et défendre ces thèses, cela voulait dire 1 trouver des arguments, dégager les hypothèses permettant de défendre ces thèses, voire même formuler des positions qui n’étaient pas valables seulement pour eux, mais pour tout homme qui voudrait bien examiner avec eux le problème qui était le leur. Autrement dit, s’il faut d’abord être curieux par rapport aux philosophes du passé, il faut aussi les prendre au sérieux, ie. admettre qu’ils ont cherché à établir des vérités. Une fois qu’on les a replacés dans leur temps et dans leur contexte, il faut donc les lire, sinon totalement, du moins autant que possible, comme si ils étaient nos contemporains. On peut récapituler ce qui vient d’être dit sous forme de deux idées : — Si on ne contextualise rien et qu’on fait comme si les auteurs du passé étaient nos contemporains, alors on rencontre un problème de fait : que faire, en pratique, des éléments d’une œuvre qui nous paraissent extra-philosophiques, ou dénués de fondement rationnel ? Problème de droit tout aussi bien : pourquoi se tourner vers les textes du passé, puisqu’on n’y retrouvera jamais que ce qu’on trouverait tout aussi bien chez un philosophe d’aujourd’hui ? — Si on contextualise tout et qu’on fait comme si les auteurs du passé n’avaient vraiment rien à voir avec nous, pensaient d’une manière toute autre que la nôtre, alors quel intérêt autre qu’une curiosité semblable à celle d’un antiquaire ou d’un anthropologue pourrions-nous avoir pour ces textes ? et, contrairement à l’antiquaire ou à l’anthropologue, sans doute ne pourrions-nous même pas prétendre comprendre ces auteurs, puisque leur pensée fut si radicalement différente de la nôtre. Comme souvent, il faut tenir les deux bouts — on doit à la fois contextualiser une thèse pour ne pas attribuer à l’auteur qu’on étudie des problèmes qui n’étaient pas les siens et pour pouvoir évaluer sa singularité par rapport à ses contemporains, et faire comme si l’auteur était notre collègue, parce que, sans cela, on ne procède pas à une discussion philosophique de la thèse qui était la sienne — pour citer un texte de Descartes qui sera bientôt commenté, « nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et que nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les sujets qu’on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont point des sciences que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l’histoire ». Exemple : démonstration de l’existence de Dieu chez Descartes. C’est quelque chose qui paraît à la plupart d’entre nous étrange, non seulement parce qu’un certain nombre d’entre nous sont athées, mais surtout parce que, pour nous, athées et croyants confondus, les convictions religieuses relèvent de la croyance privée, et ne trouvent pas à s’exprimer dans des propositions qu’on pourrait démontrer comme on démontre que 2+2 = 4. Selon nous donc, il y a deux domaines : le domaine du savoir objectif, rationnel, démontrable ; le domaine 2 des convictions subjectives, dont on n’a pas à rendre raison et qui ne peuvent donner lieu à des démonstrations. Réaction spontanée en ce sens devant une démonstration de l’existence de Dieu : on n’en a rien à faire, c’est une erreur de catégorie de vouloir démontrer l’existence de Dieu, ce dernier n’est pas un objet du savoir, mais un objet de conviction. Aborder historiquement le texte de Descartes sur ce point, c’est commencer par se mettre en tête que, à l’époque de Descartes — croire en Dieu était aussi naturel que, aujourd’hui, penser que la démocratie est un bon régime politique. Cela n’est pas forcément réfléchi ;cela ne signifie pas que tous aient la même idée de la démocratie. — il était normal de proposer des démonstrations rationnelles de l’existence de Dieu : « théologie rationnelle ». En ce sens, Dieu n’était pas seulement un objet de croyance, mais de savoir. Une fois qu’on a l’une et l’autre chose en tête, on peut se poser une question d’histoire de la philosophie : quelle est la singularité de la démonstration de Descartes par rapport aux autres démonstrations de l’existence de Dieu ? Essayer de caractériser cette singularité, puis de comprendre ce qui en est la cause. Mais aussi, évaluer pour ainsi dire philosophiquement ou théoriquement cette démonstration — est-ce qu’elle est correcte formellement ? Est-ce qu’il est possible en général de prétendre démontrer une existence ? Et on voit bien que, poser une question de ce genre, cela revient à se demander ce qui est démontrable et ce qui ne l’est pas, et là, on fait de la philosophie, on réfléchit sur la spécificité de l’existence, sur ce qui est démontrable et sur ce qui ne l’est pas. 2. Périodiser en histoire, c’est indiquer où commence et où finit la période. Pour périodiser, il faut caractériser la période dont il est question. Les historiens de la philosophie font souvent commencer leur période « moderne » avec Descartes, l’idée étant qu’il inaugure une nouvelle manière de pratiquer la philosophie, que ce soit par son usage d’une langue vernaculaire, par la place qu’il accorde au sujet connaissant, par la distinction qu’il instaure entre la matière et l’esprit, etc. Il y a aussi un choix à faire sur le moment où elle finit, selon les mutations qu’on juge importantes en histoire des idées, mais, ici, on se contentera de quelques idées sur le bien fondé de cette caractérisation. Comme les discours sur la radicalité de la rupture qu’aurait faite Descartes avec ses prédécesseurs sont en général assez grandiloquents, il est assez naturel de se demander ce qu’il en a vraiment été. Et, de manière assez peu surprenante, on s’est aperçu que Descartes n’était pas le 3 novateur absolu qu’on prétendait qu’il avait été, et qu’il avait dans une certaine mesure prétendu être : il participe aux débats de son temps, il hérite de certains concepts et de certaines structures de pensée, etc. Donc : rupture ou continuité ? renouvellement radical ou achèvement d’une réforme déjà commencée ? Question qu’on retrouve régulièrement chez les historiens des idées, mais question sans intérêt. D’une part, il est vraisemblable qu’elle ne se détachera jamais totalement de ses arrières-plans idéologiques. D’autre part, elle est foncièrement insoluble : il n’y a de rupture que sur fond de continuité ; il peut y avoir rupture en un point et continuité en un autre ; même à supposer qu’on ait effectivement répertorié l’ensemble des points de rupture ou de continuité, il resterait à les pondérer, puis à se demander si la configuration globale qu’ils constituent tend plutôt à la rupture, ou plutôt à la continuité. Dans le cas de Descartes, et plus généralement d’un certain nombre d’auteurs ordinairement pris comme exemple de « modernes » (à la fois par opposition aux anciens et par rapport aux contemporains, ceux d’aujourd’hui), deux points sont cependant remarquables, qui ne relèvent pas de l’histoire de la philosophie en un sens étroit seulement : — les « modernes » eux-mêmes, aussi bien en science qu’en philosophie, ont pensé leur entreprise intellectuelle en termes d’une bataille entre deux camps, celui des anciens et celui des modernes. Il est possible que les « anciens » et « modernes » se soient alors fait illusion sur leur propre situation historique, qu’ils aient été dominés par leur génie polémique plutôt qu’habités par un souci d’exactitude et de rigueur. Néanmoins, l’opposition entre anciens et modernes a bien été significative pour eux, et, à ce titre elle a eu des effets réels. — par-delà le monde des idées qui nous occupe, un certain nombre d’événements à partir de la première moitié du XVI e siècle : invention de l’imprimerie, diffusion des textes de l’Antiquité, découverte de l’Amérique, bouleversements religieux (Réforme) et politiques (avènement de monarchies européennes. Ces bouleversements-là ont des conséquences pour le savoir : imprimerie et textes anciens ; monarchie absolue et commerce des livres sous l’Ancien Régime, etc. En somme, une question générale : qu’entend-on par nouveauté ou discontinuité ? Deux remarques sur la modernité, pour insister sur le fait qu’elle n’est pas nécessairement (ou pas seulement) une question d’idées, mais aussi de rhétorique et de pratiques. … en tout cas, Descartes appartient à l’histoire de la philosophie moderne et ses œuvres constituent un passage obligatoire en histoire de la philosophie. 3. Comment travailler 4 Il est difficile de faire tenir en 24 + 12 heures un cours ambitionnant d’introduire à l’œuvre d’un philosophe comme Descartes. Les outils pour cela : i) cours + cours de méthodo. Objectifs de chacun : — cours : donner des points de repère, une sorte de panorama, mais toujours en rapport avec des textes précis. De manière générale, ne jamais parler de Descartes (ou d’un philosophe) en général, mais toujours d’un texte particulier. Ce n’est pas spécifique à l’histoire de la philosophie : au début on a l’impression que tout se ressemble, puis on apprend à voir et reconnaître les différences. Pascal. — méthodo : suivre le développement d’un texte plus particulier. Recoupement avec le cours, mais objectifs différents. ii) feuille de route, plan du cours. A regarder. L’objectif est de permettre à chacun un travail régulier. Importance de la lecture. Le mieux est de lire les textes avant le cours, semaine après semaine, et puis de les relire ensuite. Lire plusieurs fois, prendre des notes, essayer d’y faire son chemin. Comment lire un texte : 1. Dégager l’enjeu du texte, sa structure, ses arguments. Résumer dans ses propres mots. 2. (Se) poser des questions (parce quelque chose n’a pas été compris, même une question de vocabulaire ou d’histoire de la philosophie ; parce qu’on est surpris, qu’on trouve qu’un énoncé est idiot, problématique ou difficile à défendre ; parce qu’on a des objections à faire ; parce qu’on aimerait savoir ce que d’autres pensent de tel ou tel point). Ce qui est important : essayer d’avoir un rapport vivant au texte, de trouver quelque chose par quoi on s’y accroche. Rapport subjectif de plaisir ou d’intérêt au texte, qu’il ne faut pas gommer, même si, à la fin, il sera intégré à une discussion générale. iii) Cours en ligne : usage et mésusages. NB. Il y a plus sur le cours en ligne que ce qu’on a le temps de faire. Insister : ne se substitue pas à la présence en cours, qui permet discussion, questions. iv) Travaux écrits. — Il est possible de rendre d’autres choses. — Questions de cours — CC. Pourquoi il faut le faire : ° apprentissage, entraînement, ° utile pour la note En quoi consiste un commentaire ou une explication. 5 introduction : 1) situer le texte (dans le cas d’un auteur qu’on a travaillé, il est recommandé de situer le texte par rapport à des thèses fondamentales de cette œuvre. À la rigueur en histoire de la philosophie, mais attention aux rapprochements mal venus) 2) formuler clairement et distinctement le problème du texte, et, éventuellement sa thèse (Éviter de mettre cinq ou six questions à la suite, aucun auteur de philosophie n’aborde dans un texte de vingt lignes cinq ou six questions à la fois. Si l’examinateur a bien fait son travail, il a choisi un texte où il y a un problème fondamental, l’examiner entraînera peut-être qu’on aborde des sous-problèmes, des problèmes annexes, mais ils lui sont subordonnés et ce n’est pas la peine de tout dire dès l’introduction). 3) « moments » de l’argumentation ≠ saucissonage. Voir comment ils s’enchaînent l’un à l’autre, comment on progresse de l’un à l’autre. essayer de caractériser leur rapport : instanciation ou généralisation, opposition ou approfondissement, etc. corps du commentaire : 1) objectif Expliquer un texte, déployer tout ce qu’il y a en lui, ce qu’il présuppose, les problèmes qu’il soulève. Fiction commode : se dire qu’on écrit non pas pour un examinateur qui sait tout, mais pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas Descartes, et qu’il faudrait, justement, aider à comprendre ce texte. Chose la plus difficile à comprendre : il faut avoir beaucoup lu un auteur pour comprendre ce qu’il dit, mais aussi être capable de saisir la singularité d’un texte, irréductible à d’autres textes du même auteur. Autrement dit, deux dangers : celui de l’ignorant et celui du demi-savant. L’ignorant, celui qui n’a rien lu de Descartes, ne verra pas les difficultés d’un texte et ne fera que le paraphraser, ie. redire en moins bien ce qu’il a dit. Le demi-savant, qui a bien appris son cours, voudra dire tout ce qu’il sait : cela peut lui faire manquer la singularité du texte. Entre les deux, avoir suffisamment assimilé de Descartes pour pouvoir le convoquer quand on en a besoin pour faire comprendre le texte. 2) plan suivi. Il n’est pas recommandé de faire : partie 1 résumé, partie 2 son avis sur la question. Cela correspond cependant à deux moments de la compréhension du texte : — je le comprends, — je lui fais des objections. 6 Entre ces deux moments on va et on vient. Faire des objections avant d’avoir cherché à comprendre, c’est mettre la charrue avant les bœufs, risquer de s’attaquer à une thèse qui n’est pas celle du texte. Mais souvent aussi des objections bien ciblées permettent de mieux comprendre une argumentation dont on ne voit pas d’emblée les points forts. Bref, on a le droit d’avoir un point de vue sur le texte et de lui adresser des objections. Faire des objections à un texte, c’est encore le comprendre ; tous les énoncés d’un grand philosophe ne sont pas également géniaux, on rencontre parfois des trivialités ou même des idioties, et ce serait manquer de discernement que de traiter tous les énoncés de la même manière. Mais, ce qui est important : ces objections doivent venir au fur et à mesure et porter sur des points précis. C’est une des raisons pour laquelle, en règle générale, le plan (partie 1 résumé, partie 2 son avis sur la question) n’est pas efficace. L’autre raison : le fait que le « donner son avis » tourne en fait, souvent, à des trivialités. Il est de surcroît improbable qu’il soit bon de suivre un autre ordre que celui du texte ; normalement il y a une progression d’un moment à un autre, bouleverser cette progression est souvent un signe qu’on ne l’a pas comprise. 3) style. Le commentaire est un texte second par rapport au texte premier qu’est le texte. Il faut cependant éviter au correcteur d’avoir à se référer au texte premier. C’est une question de commodité pour le commentateur, mais c’est aussi que, dans le meilleur des cas, le texte second qu’est le commentaire doit avoir son autonomie, sa cohérence propre, voire en vient à être luimême un texte de philosophie. conclusion : récapituler — éviter les formules grandiloquentes (conseil général, mais souvent elles arrivent en conclusion pour revaloriser ce qui vient d’être fait. Si c’est bien, c’est bien, sinon, ce n’est pas l’expression d’une connivence avec le correcteur qui le métamorphosera). 7 0. Introduction Deux temps : 1. Biobibliographie Examen du parcours intellectuel de Descartes, quelques éléments permettant de situer les différents ouvrages dans la vie de Descartes et dans son œuvre, individualiser un peu chacun de ces ouvrages, indiquer quelle est leur perspective propre. Manière de procéder : tout à fait chronologique, on suivra Descartes à travers ses différentes œuvres. Ce ne sera pas le cas ensuite : on s’attachera plus au développement des concepts. Cette manière chronologique de procéder convient à titre d’introduction, elle permet de mettre rapidement en place un certain nombre de points de repères. 2. La recherche d’une méthode Donner des indications sur le statut de la méthode dans les Règles et dans le DM — Descartes a alors pensé qu’il pouvait trouver une méthode universelle — universelle en ce sens qu’elle s’adressait à tous, universelle aussi en ce sens qu’elle devait valoir pour tous les objets. 0.1. Biobibliographie Objet : contextualiser minimalement les œuvres de Descartes, de manière à comprendre comment elles se situent dans son itinéraire intellectuel, et de manière à identifier les différents projets qui ont été les siens. 0.1.1. la formation initiale de Descartes : un enseignement aristotélicien Aristote a vécu au e IV siècle avant JC, Descartes est né en 1596 et mort en 1650, mais l’enseignement qu’a reçu Descartes en philosophie était fondamentalement aristotélicien, non seulement en ce sens qu’il était inspiré par Aristote, mais parce qu’il consistait à lire et commenter les différents traités d’Aristote, qui était supposé une fois pour toutes avoir établi les connaissances nécessaires en philosophie. En quoi cela diffère de notre pratique du commentaire. La structure du cursus philosophique C’est un enseignement qu’on suit avant d’entrer à l’université, dans ce qu’on appelle les « collèges », équivalent des lycées. Il dure trois ans et est divisé en quatre parties, traitées successivement : logique, physique et morale, métaphysique. D’emblée remarquer : la physique, ou philosophie naturelle, est une partie de la philosophie. Pas de séparation entre « sciences » et « 8 lettres » ; quand il est question de « science » au XVII e siècle, cela désigne tout savoir certain, objet de démonstration et d’enseignement. Métaphysique venant en dernier. Ce cursus de philosophie achevé, on pouvait entrer à l’université pour étudier les choses sérieuses : médecine, droit et théologie. Les caractéristiques d’un cours de philosophie Quant à son contenu : on lit et on commente les traités d’Aristote. Bien sûr, des nouveautés ont été introduites entre le XIIIe siècle, moment où on redécouvre en Europe le corpus aristotélicien, et le XVII e siècle. Bien sûr encore, quelques modifications sont nécessaires pour adapter les affirmations d’un philosophe païen à ce qu’on tient alors pour des vérités (pas seulement des croyances ou des convictions), les propositions avancées dans la Bible (Aristote s’est trompé quand il a affirmé que le monde était sempiternel ; il ne savait pas que nous avons une âme immortelle). En ce sens, évidemment, l’Aristote du XVIIe siècle n’est pas l’Aristote historique, ni notre Aristote, etc. Mais les nouveautés introduites l’ont été avec une grande parcimonie : la vérité est supposée être dans les traités d’Aristote — face à une nouvelle thèse ou à une nouvelle découverte, la question n’est pas de savoir s’il s’agit de quelque chose de vrai ou de faux, ou même d’identifier les propositions aristotéliciennes qu’elles remettraient éventuellement en cause ; la principale question est de savoir comment concilier cette nouveauté avec les propositions aristotéliciennes, qui sont considérées comme intouchables, comme sources de tout savoir. Ex. de nouveautés problématiques contemporaines de Descartes : les observations astronomiques de Galilée. Raisons de l’attachement à Aristote : — culture fondée sur le respect de la tradition (en particulier religion et politique) : ce qu’on appelle le principe d’autorité. Ce qu’est une autorité : non pas seulement ce qui a la force pour soi, mais une légitimité tirée de l’ancienneté et de la perpétuité. « Les anciens ». — tout enseignement est conservateur dans la mesure où il se propose de transmettre des connaissances ou des manières de faire établies par ailleurs — caractéristiques propres de la philosophie aristotélicienne : sa puissance ; son aspect systématique (ex. acte/puissance appliquée en morale, en physique, etc.) Quant à sa forme : les questions comme mode d’exposition et la dispute comme méthode. Non seulement les scolastiques se disputaient comme le font depuis toujours les philosophes, au sens où ils ne défendaient pas les mêmes opinions, mais ils avaient érigé les questions en mode d’exposition et la dispute en méthode d’enseignement. De l’insatisfaction qu’on pouvait éprouver devant un enseignement de la philosophie fondé sur la controverse, on a trace dans le premier 9 chapitre du DM. Descartes passe en revue les différentes matières qu’il a étudiées et expose la déception qu’il a éprouvée. À propos de la philosophie: DM 1, AT VI p. 7-8 : « Considérant combien il peut y avoir de diverses opinions, touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable ». Autrement dit, la philosophie est dominée par des controverses sans fin, on n’arrive pas à isoler une vérité que tous reconnaissent pour vraie. On comprend dès lors qu’une des lignes de force du projet cartésien ait été de faire en sorte que soit instaurée en philosophie une certitude analogue à celle qu’on trouve en mathématiques. L’enseignement des jésuites Descartes a été l’élève des jésuites, un des ordres enseignants les plus progressistes de son temps. Ce caractère progressiste se manifeste en deux points principalement en ce qui concerne les contenus intellectuels : — Le premier n’est pas spécifique aux jésuites, mais vaut aussi pour un certain nombre de collèges à partir du XVI e siècle : suite à la redécouverte humaniste de l’Antiquité, on étudie les grands auteurs grecs et latins, y compris la littérature. Cette fréquentation des anciens contribue à la constitution d’un idéal relatif aussi bien à la pratique de la langue qu’à la structure des savoirs. Pour la langue, les termes employés ne doivent pas être des termes techniques, la syntaxe doit être claire, les figures de style éliminées autant que faire se peut. Pour la structure des savoirs, on ne cherche pas à former des docteurs (c’est-à-dire des spécialistes, des savants, des érudits), mais des honnêtes gens (c’est-à-dire des hommes qui, sans être spécialistes, en savent assez sur tout pour pouvoir comprendre en gros le sens d’un problème, et doués d’une certaine excellence morale). Évolution sociale bien connue des historiens : les mœurs des élites, en particulier de la noblesse d’épée, s’adoucissent — pour faire sa cour, il ne suffit plus d’être un vaillant capitaine au langage de charretier, il faut savoir parler de tout en honnête homme. — étude des mathématiques. Il y a là une spécificité des jésuites au début du XVIIe siècle, en particulier suite à l’action de Clavius. Les jésuites accordent une importance particulière à l’enseignement des mathématiques parce qu’ils considèrent qu’elles peuvent être utiles des deux manières suivantes : i) Utilité intellectuelle : les mathématiques sont supposées fournir des exemples, pour ainsi dire en acte, de raisonnements qui ne laissent pas place au doute et à la controverse. 10 ii) Utilité dans le sens le plus commun : ce qui est pratique, ce qui a des applications. En effet, les jésuites n’enseignent pas n’importe quelles mathématiques, mais des mathématiques appliquées : artillerie, fortifications, questions hydrauliques — autrement dit, questions destinées à de futurs capitaines ayant besoin de quelques connaissances d’ingénieurs, on retrouve là notre petite noblesse qui a besoin de connaissances nouvelles. 0.1.2. 1616-1637 : les voyages et les sciences À la sortie du collège de La Flèche, un peu de droit, puis, de 1616 à la fin des années 20, Descartes voyage en Europe, d’abord comme soldat puis comme gentilhomme, et fait toutes sortes de rencontres. On en sait très peu, on spécule beaucoup. Ce qui est notable : La rencontre avec Beeckman — 1618 : rencontre avec Beeckman. Un professeur de collège des Pays-Bas, qui, comme il le dit lui-même, pratique les « physico-mathématiques ». Ce que veut faire Beeckman, et dont il transmet l’idée à Descartes, est assez différent de ce que faisaient les aristotéliciens, qui, comme on vient de le dire, faisaient des physico-mathématiques, mais en quelque sorte pour mieux limiter la place des mathématiques. Beeckman cherche à résoudre de petits problèmes de physique sans se prononcer sur l’essence du phénomène : il lui suffit de dire comment les corps se comportent mathématiquement pour en avoir dit ce qui était dicible. Avec Beeckman donc, Descartes s’entraîne à résoudre de petits problèmes physiques grpace aux mathématiques, pourquoi une toupie reste verticale quand elle tourne, quel est le poids de l’eau dans différents récipients, à quelle vitesse une pierre tombe, et beaucoup aussi de questions touchant aux harmonies musicales. Dans la résolution de ces petits problèmes cependant, Beeckman et le Descartes d’alors ne se soucient pas de construire une théorie physique au sens fort du terme = un corps cohérent de principes physiques assez généraux pour pouvoir traiter des mêmes principes. Forme du Journal de Beeckman : des questions disjointes les unes des autres, d’une page à l’autre Beeckman change de principe ; bien souvent, il esquisse des possibilités d’explication plus qu’il n’en fournit. Le projet d’une science universelle — hiver 1619 : rêves que Descartes perçoit comme une illumination, et qui vont l’amener à rompre avec la pratique beeckmanienne des petits problèmes. Il a l’idée que, malgré leur diversité, toutes les sciences se tiennent, et forme le projet d’une science universelle, d’une science qui ne serait pas science de ceci ou de cela, mais qui s’appliquerait à tous les objets. 11 Reg 1, AT X p. 360 (ici trad. FA I p. 78) : « Toutes les sciences ne sont rien d’autre que l’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelques différents que soient les objets auxquels elle s’applique et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire ». Les sciences encore et un premier ouvrage resté inachevé 1625-1628 : il est à Paris, fréquente principalement les philosophes et les savants qui constituent le cercle de Mersenne. Moment de recherches scientifiques, beaucoup d’expériences (contre l’image d’un Descartes dogmatique : il l’a été, mais pas dès le début). C’est de cette période que datent les Regulae ad directionem ingenii, que Descartes ne publiera pas. Texte inachevé — il y a plusieurs strates, des projets et des plans distincts. Si on voulait le commenter en détail, il faudrait repérer ces différentes strates, voir si elles trahissent une évolution de Descartes, etc. Pour nous cependant, il est important en tant que premier essai, ce qu’il faut simplement, c’est en repérer les thèmes directeurs, dégager la particularité de cette première entreprise, sans y projeter tout ce qui suivra : — référence aux mathématiques comme modèle de savoir certain ; la certitude des mathématiques proviendrait d’opérations naturelles de l’esprit, l’intuition et la déduction. — idée de mathesis universalis (mathématique ou science universelle) : science (savoir certain), non limitée à certains objets (alors que les mathématiques, au premier abord, semblent avoir des objets particuliers, arithmétique et géométrie). — recherche d’une méthode au sens fort du terme : énoncer des règles qui permettent de mieux diriger l’esprit, là encore quel que soit l’objet considéré. — pas d’engagement ontologique sur ce que sont les choses de notre monde, pas d’analyse du sujet pensant ni idée que la connaissance de ce sujet pensant est le fondement du savoir en général, rien sur la métaphysique entendue comme connaissance du sujet pensant et de Dieu. Un deuxième ouvrage inachevé et la découverte de la métaphysique Vers 1629, Descartes quitte Paris pour s’établir en Hollande, principalement parce qu’il a décidé de mener une vie de simple particulier (un gentilhomme comme lui ne pouvait pas échapper à certaines obligations, normalement il aurait du faire une carrière publique ; même s’il choisissait de ne pas la faire, il devait en restant à Paris accepter de recevoir du monde, etc.), de manière à se 12 consacrer à l’étude de la philosophie au sens le plus général, aussi bien la métaphysique que la philosophie naturelle, et, dans les dernières années de sa vie, la morale. De 1629 à 1633, il travaille sur un traité de physique, Le Monde, mais aussi sur un traité de métaphysique, qui ne nous est pas parvenu. — Sur le Monde. Le projet de Descartes était initialement d’écrire un essai sur les météores (les phénomènes sublunaires), en particulier l’arc-en-ciel ; mais il s’aperçut qu’il ne peut expliquer ces phénomènes de manière satisfaisante dans le cadre de la physique aristotélicienne. À Mersenne, 25 novembre 1630, AT I p. 179 : « J’y veux insérer un Discours où je tâcherai d’expliquer la nature des couleurs et de la lumière, lequel m’a arrêté depuis six mois, et n’est pas encore à moitié fait ; mais aussi serat-il plus long que je ne pensais, et contiendra quasi une physique tout entière ». D’où l’idée d’un traité, qui présente une nouvelle physique et commence ainsi à répondre à la question ontologique laissée ouverte dans les Règles ; en particulier, Descartes suppose une matière qui ne serait que de l’étendue géométrique, sans aucune propriété sensible, et un mouvement qui ne serait que le mouvement local des mathématiciens. Autrement dit : là encore, référence aux mathématiques, mais ce n’est pas (comme c’était le cas dans les Règles) pour la certitude que présentent des opérations comme l’intuition et la déduction, c’est plutôt pour leur emprunter leurs entités fondamentales, la matière entendue comme étendue et le mouvement comme mouvement seulement local. Dans le Monde cependant, Descartes ne prétend pas avoir démontré la vérité de cette ontologie. Il la présente comme une fable, comme quelque chose qui pourrait se produire dans un nouveau monde, mais ne s’y est pas effectivement produit. Ce n’est pas que Descartes ne croit pas réel ce qu’il décrit, c’est que d’une part, il ne veut pas perdre du temps à des controverses d’autre part, il commence à penser à l’époque qu’il faudrait pour bien faire donner une démonstration métaphysique de la possibilité de la connaissance. Idée qui apparaît à partir de ce moment et qui sera ensuite longuement développée : une science qui n’a pas de fondement métaphysique n’est pas une science. — Les premiers exposés de métaphysique que nous connaissons se trouvent dans le DM, mais il importe dès maintenant de comprendre ce en quoi le projet d’une métaphysique fondant la science modifie le projet initial de Descartes. 13 Les Règles exigeaient de la connaissance qu’elle soit certaine. Descartes considérait qu’il suffisait d’avoir l’intuition de quelque chose de simple pour avoir une connaissance certaine. Par exemple, l’intuition que 2+2 = 4, ou encore la connaissance de ce qu’est une « puissance naturelle » (quelque choses qui peut avoir des effets dans la nature). On n’a pas besoin d’aller au-delà, on peut s’arrêter à cette intuition ou à cette connaissance, elles se justifient en elles-mêmes. Or, ce dont Descartes se persuade à la fin des années 20, qui le conduit à enterrer définitivement le projet des Règles, mais aussi à présenter l’ontologie du Monde comme une simple fable, c’est que cela ne suffit pas. On peut douter de tout, même de ses intuitions, même d’une vérité aussi simple que 2+2 = 4. En effet, dira un sceptique, Dieu pourrait nous avoir créés de manière à ce que nous nous trompions toujours. Contre un argument sceptique aussi radical, il faut trouver une réponse métaphysique, qui me garantisse que moi qui pense je ne me trompe pas lorsque je fais des démonstrations et que Dieu qui m’a créé m’a donné ce qu’il fallait pour ne pas me tromper. Cette réponse métaphysique va consister à examiner ce que je suis moi qui pense et à prouver que Dieu existe et qu’il n’est pas trompeur. Pour bien comprendre ce dont il est question. Objection qui sera faite à Descartes = si, comme vous le dites, toute science suppose une métaphysique, il n’est pas possible que les athées aient la science de quoique ce soit. Descartes accepte la conséquence. Selon lui, un athée peut bien savoir que 2+2 = 4 (connaissance intuitive), mais il ne peut pas en avoir la science (connaissance qu’on ne peut mettre en doute). Autrement dit, on ne sera certain de rien tant qu’on n’aura pas répondu à l’argument sceptique radical, selon lequel il est possible que Dieu m’ait créé de telle manière que je me trompe toujours. De cette métaphysique que Descartes commence à concevoir dans ces années-là, il ne nous reste plus rien. Mais idée fondamentale, qui va parcourir toutes ses œuvres, même si elle nous est devenue profondément étrangère : l’idée que le savoir devrait avoir des garanties à l’extérieur de lui-même, qu’il reviendrait à la philosophie de pourvoir les sciences d’un fondement métaphysique — nos ambitions philosophiques sont aujourd’hui bien plus limitées, nous ne pensons pas que les sciences aient besoin de fondement, il suffit qu’elles soient effectives, elles ont leur propre pouvoir de constitution de leurs objets et de leurs méthodes. 14 0.1.2. 1637-1644 : trois publications majeures Hétérogénéité du temps de la vie et des œuvres de Descartes. Trois œuvres qui ont des points communs, mais aussi un certain nombre de différences en matière de public, d’intention philosophique. Le Discours de la méthode et les Essais Le Monde ne sera pas publié. En 1633, Galilée est condamné à Rome pour son copernicanisme ; lorsque Descartes l’apprend, il abandonne son traité. À Mersenne, fin novembre 1633, AT I p. 270-271 : « Je m’étais proposé de vous envoyer mon Monde pour ces étrennes (…). Mais je vous dirai que, m’étant fait enquérir ces jours à Leyde et Amsterdam, si le Système du monde de Galilée n’y était point (…), on m’a mandé que tous les exemplaires en avaient été brûlés à Rome au même temps, et lui condamné à quelque amende : ce qui m’a si fort étonné, que je me suis quasi résolu à brûler tous mes papiers, ou du moins de ne les laisser faire voir à personne. Car je me suis pu imaginer que lui, qui est Italien et même bien voulu du Pape, ainsi que j’entends, ait pu être criminalisé pour autre chose, sinon qu’il aura sans doute voulu établir le mouvement de la Terre (…). Et (…) s’il est faux [que la terre se meut], tous les fondements de ma philosophie le sont aussi, car il se démontre avec eux évidemment. Et il est tellement lié avec toutes les parties de mon traité, que je ne l’en saurai détacher, sans rendre le reste tout défectueux ». Le Monde était en effet copernicien : explication de la lumière. D’où un remaniement dans les années 1635-1636 qui donne lieu à la publication du DM et des Essais en 1637. À Mersenne, mars 1636, AT I p. 339 : « Afin que vous sachiez ce que j’ai envie de faire imprimer, il y aura quatre traités, tous français, et le titre général sera : Le Projet d’une Science universelle, qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus, la Dioptrique, les Météores, et la Géométrie, où les plus curieuses matières que l’auteur ait pu choisir, pour rendre preuve de la Science universelle qu’il propose, sont expliquées en telle sorte que ceux mêmes qui n’ont point étudié les peuvent entendre ». Idée de Descartes : extraire du Monde des extraits convenables, qui ne montrent pas son engagement copernicien. Géométrie : pure mathématique, Météores : pure physique, Dioptrique : mélange de philosophie et de mathématique. Ce n’est pas neuf, Descartes y reprend ce qu’il a trouvé depuis une vingtaine d’années. Ce qui caractérise ces essais : non seulement, comme dans le Monde, il n’est pas question de présenter comme tels les principes de la physique ou de la métaphysique, mais il n’y a pas d’exposé 15 systématique de la physique cartésienne : simplement quelques échantillons, par exemple la Dioptrique laisse entendre clairement que la lumière est un corps et que, à ce titre, elle doit comme tous les corps être expliquée seulement à partir de la matière et du mouvement. Il va accompagner ces essais d’un DM, qui a (au moins) deux fonctions : à la fois une introduction à des essais scientifiques et une première présentation de la philosophie M. Descartes, déjà célèbre. Ouvrage dans le détail assez complexe, puisqu’on y trouve : — un récit de la formation et de l’itinéraire intellectuel qui fut celui de Descartes — ce qu’il reste, après bien des renoncements, du projet méthodique des Règles — les quatre fameuses règles de la méthode. — une « morale provisoire », destinée à indiquer comment vivre pendant qu’on entreprend faire table rase du passé en matière intellectuelle. Dissociation de l’audace intellectuelle et d’une pratique conservatrice. — une présentation sommaire de la métaphysique cartésienne, avec l’énoncé « je pense donc je suis » et des preuves de l’existence de Dieu, — un résumé du Monde et de l’Homme, — une conclusion qui porte sur les raisons qu’on peut avoir de publier ou de ne pas publier de la philosophie. Les Meditationes Si le DM et les essais sont des essais, destinés en quelque sort à tester l’accueil qui pouvait être fait à une nouvelle manière de faire de la philosophie, il restait à Descartes à publier son système de philosophie complète. Il commence par les Meditationes de prima philosophia, autrement dit par l’exposé de sa métaphysique, qu’il fait circuler en 1640, de manière à susciter des objections, auxquelles il répond, de sorte que le texte publié en 1641 comprend, en guise d’appendice ou de complément, une série d’objections et de réponses. À Mersenne, 13 novembre 1639, AT II p. 622 : « J’ai maintenant entre les mains un Discours [les Meditationes], où je tâche d’éclaircir ce que j’ai écrit ci-devant sur ce sujet [la métaphysique] (…). Mon dessein est de n’en faire imprimer que vingt ou trente exemplaires, pour les envoyer aux vingt ou trente plus savants théologiens dont je pourrai avoir connaissance, afin d’en avoir leur jugement, et apprendre d’eux ce qui sera bon d’y changer, corriger ou ajouter, avant que de le rendre public ». Pour caractériser cet ouvrage : — latin, donc cette fois destiné aux savants, 16 — intégration des objections, mais de manière à les contrôler — Ces Méditations constituent selon Descartes le fondement de son système. Pour les scolastiques la métaphysique traitait de l’être en général, pour Descartes de deux objets particuliers, l’âme et Dieu. Ces deux objets sont selon Descartes intéressants non seulement en eux-mêmes mais pour la place qu’ils occupent dans un certain ordre de connaissance : À Mersenne, novembre 1640, AT III 239 : « je ne traite point en particulier de Dieu et de l’âme, mais de toutes les premières choses qu’on peut connaître en philosophant ». D’où l’autre nom de la métaphysique chez Descartes : la philosophie première, parce qu’elle portent sur les premiers objets qu’on peut connaître, alors que, pour les scolastiques, la métaphysique venait après la physique. Structure des Méditations : — douter de tout pour se débarrasser de ses préjugés, — montrer que je suis en tant que je pense, et que je suis, précisément, seulement une substance qui pense, — démontrer l’existence de Dieu, — déterminer la norme du vrai (le clair et le distinct), et d’où vient l’erreur — identifier l’essence des corps, et, au passage, une autre démonstration de l’existence de Dieu, — distinguer l’imagination et l’entendement, le corps et l’âme ; les corps existent (y compris le mien) et ils me sont utiles. Les Principia philosophiae En 1640, alors que les Méditations ne sont pas encore parues, Descartes commence à travailler à un exposé de philosophie complet, qu’il conçoit explicitement comme un manuel destiné à supplanter les manuels scolastiques pour l’enseignement de la philosophie. Précision historique : jusqu’au milieu du XVI e siècle, des commentaires d’Aristote ; constitution progressive d’un nouveau genre : le manuel de philosophie, plus léger, et laisse, dans une certaine manière, une plus grande latitude d’interprétation. La première idée de Descartes est de rééditer un manuel existant, en ajoutant ses remarques après chaque question : 17 À Mersenne, 11 novembre 1640, AT II p. 233 : « Mon dessein est d’écrire par ordre tout un cours de ma philosophie en forme de thèses, où, sans aucune superfluité de discours, je mettrai seulement toutes mes conclusions, avec les vraies raisons d’où je les tire (…) ; et au même livre, de faire imprimer un cours de la philosophie ordinaire, tel que peut-être celui du frère Eustache, avec mes notes à la fin de chaque question (…), et peut-être à la fin je ferai une comparaison de ces deux philosophies. Mais je vous supplie de ne rien dire à personne de ce dessein ». Intention évidemment fortement polémique : il s’agit de réfuter les aristotéliciens point par point. Descartes abandonnera ce projet-là, mais l’intention polémique demeurera, et aussi le caractère scolaire. C’est parce qu’il est destiné aux écoles qu’il l’écrit d’abord en latin sous le nom de Principia philosophiae (1644). Structure des Principes : I, II, III-IV ; après la physique, les trois branches que sont mécanique, médecine et morale. Métaphore de l’arbre employée dans la préface de l’édition française des Principes : étages successifs de la philosophie, ce qui est plus près de la racine métaphysique étant le plus fondamental — mais, malgré cette métaphore organique, il ne faut pas dissimuler les ruptures qui séparent en pratique les différents étages du savoir cartésien. 0.1.5. 1644-1649 : compléments — les Passions, qui constitue une morale et revient sur la question de la relation entre l’âme et le corps (parce que les passions sont des phénomènes où ces deux substances sont impliquées). — Traités sur les êtres vivants au sens aristotélicien (plantes, animaux, hommes) : non seulement expliquer leur fonctionnement, mais leur génération par les principes de la physique cartésienne. Ces traités, Descartes ne les achèvera pas, et ils seront publiés par ses disciples après sa mort, dans les années 1660. 18 Conclusion Différence entre les œuvres de Descartes, qui vient de ce qu’elles ont différents statuts rhétoriques, qu’elles correspondent à différents moments dans son évolution intellectuelle, qu’elles relèvent de domaines différents. — différents statuts rhétoriques. Le regard lointain que nous commençons par avoir sur l’œuvre de Descartes peut niveller ce qui était très différent par son statut rhétorique, et par là il faut entendre le type de lecteurs attendus aussi bien que la manière dont c’était écrit. Règles : traité abandonné par Descartes, inachevé, donc non publié, donc pas vraiment de lectorat. Discours de la méthode : écrit en français, donc destiné au « grand public », qui se présente matériellement comme une introduction à des essais scientifiques, mais qui sert également à « sonder le gué », c’est-à-dire à présenter la philosophie cartésienne pour voir quelles seront ses réactions. Méditations : présentation de la métaphysique cartésienne, cette fois destinée aux savants, et donc d’abord publiée en latin. Principes de la philosophie : manuel destiné à remplacer les manuels scolastiques dans les écoles, donc présentant aussi bien la physique que la métaphysique. — Différence entre les projets successifs de Descartes. Toutes les œuvres de Descartes ne répondent pas à un unique projet intellectuel, il a modifié ses ambitions. Règles : ce traité avait pour ambition de fournir les règles d’une méthode valant pour toutes les sciences en général, si Descartes l’a abandonné c’est à la fois qu’il s’est convaincu que ce projet était impossible et que la science avait besoin d’un fondement métaphysique. Discours de la méthode : entre-deux, comme on le verra compromis entre les contraintes du temps et ce que Descartes était en mesure de proposer. Méditations : la fondation métaphysique est donnée. Principes de la philosophie : on peut récupérer la totalité de savoir. — Diversité des domaines abordés. Aujourd’hui en France, on privilégie le Discours de la méthode et les Méditations métaphysiques aux dépens des œuvres scientifiques de Descartes. La raison implicite de ce partage est qu’on considère que les œuvres scientifiques ne relèvent pas de l’histoire de la philosophie, mais de l’histoire des sciences. Pourtant, Descartes a commencé par les sciences, pour estimer à un moment donné qu’elles avaient besoin d’un fondement métaphysique — donc il vaut la peine, sinon de rentrer dans les détails de sa pratique scientifique, du moins d’en comprendre les enjeux. — Diversité entre les thèses soutenues. Un exemple éclatant entre tous : commennt le rapport entre science et métaphysique est-il conçu ? 19 ° Règles : science autonome, son évidence intrinsèque est autonome. C’est, bien plus que le Discours de la méthode, le moment où Descartes pense pouvoir identifier un ensemble de règles qui lui permettent de garantir un minimum de certitude dans l’établissement de ce qu’il appelle alors « mathesis universalis ». ° Monde : Échec des Règles : Descartes se rend compte qu’il faut dire explicitement ce que sont les choses que nous connaissons et nous qui connaissons. Autrement dit, nécessité d’une physique non-aristotélicienne, mais aussi de garanties contre les sceptiques. Cependant, Descartes ne donne pas la clef de voûte métaphysique, et le Monde est lui aussi abandonné, mais cette fois pour des raisons indépendantes de la volonté de Descartes. ° Méditations, et en grande partie déjà DM : cette ontologie et cette théorie de la connaissance doivent avoir un fondement métaphysique. Ce que va être ce fondement : la certitude que l’on ne peut pas douter qu’on pense pour autant qu’on pense (ce qu’on appelle le cogito), puis, ensuite, l’existence d’un Dieu vérace, c’est-à-dire non-trompeur. 20 0.2. Le projet cartésien : l’idée de méthode 0.2.1. On trouve dans les Règles trois engagements décisifs, on les retrouvera dans le DM, ils caractérisent l’ambition initiale de Descartes : — Perfectionner l’esprit même. Thèse de l’unité de l’esprit (Reg. 1) — Exclure les connaissances probables au profit des connaissances certaines. Problème de la réduction à des intuitions (Reg. 2-3) — Avoir une méthode (Reg. 4-A) 0.2.2. Les problèmes que pose l’ambition des Règles : — Deux notions de l’ordre : i) la mathesis universalis comme science de l’ordre et de la mesure (Reg. 4-B) ; ii) la mise en ordre des questions (Reg. 5) — La question de ce que sont les choses que nous connaissons, et nous qui connaissons (Reg. 8). 0.2.3. Si la méthode est un idéal qui avait déjà échoué au temps des Règles, qu’en reste-t-il dans le Discours de la méthode ? (DM 4 et Météores 8) 0.2.1. Les trois engagements décisifs et durables des Règles Ce qu’on doit s’efforcer de perfectionner, c’est l’esprit même, et non pas telle science particulière Reg 1, AT X p. 359-360 (ici trad. FA I p. 77-78) : L’objet des études doit être de diriger l’esprit jusqu’à le rendre capable d’énoncer des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. On peut décomposer l’argumentation avancée par Descartes dans la Reg. 1 de la manière suivante : i) contrairement à ce qui se passe dans l’apprentissage des arts, il n’est pas possible de bien étudier les sciences en les séparant les unes des autres. ii) le fondement de cette impossibilité est le fait que toutes les sciences, aussi diverses qu’elles soient, dépendent d’une faculté unique, que Descartes appelle « bon sens », « esprit » ou « humaine sagesse » ; c’est parce que l’esprit est un qu’on ne peut séparer l’étude d’une science de l’étude des autres sciences. 21 iii) par conséquent, ce à quoi il faut se consacrer, c’est à bien se servir de son esprit ; de ce point de vue, il est même vain de se consacrer à l’étude d’une science particulière. i) contrairement à ce qui se passe dans le cas de l’apprentissage des arts, il n’est pas possible d’étudier les sciences en les séparant les unes des autres. N.B. « science » : tout savoir théorique, par opposition à la pratique ou aux arts, le terme « art » se rapportant non seulement à ce que nous appelons les arts, mais aussi aux techniques, aux métiers, parfois même ce qui est pratique en général. Descartes commence par affirmer qu’il faut distinguer le cas des sciences et le cas des arts, et ne pas faire d’analogie entre les deux. Nous établissons à tort une analogie entre les sciences et les arts, entre la connaissance et la pratique, entre l’esprit et le corps. En raison de cette fausse analogie, nous estimons que, de même que nous ne pouvons pratiquer un art sinon au détriment des autres (exemples d’arts donnés par Descartes : jouer de la cithare, cultiver les champs), de même nous ne pouvons pratiquer une science sinon au détriment des autres. Pour Descartes, cette analogie ne tient pas. Pourquoi ? C’est là qu’intervient la thèse centrale de Descartes. ii) S’il est impossible selon Descartes d’étudier séparément toutes les sciences, c’est que, selon lui, aussi diverses qu’elles soient, elles dépendent d’une faculté unique, qu’il appelle « bon sens », « esprit » ou « humaine sagesse ». — Ce qui n’est pas discutable : que les sciences soient l’exercice d’une disposition de l’esprit, les arts d’une disposition du corps — c’est une question de définition. — Ce qui est discutable : que la dépendance des sciences par rapport à l’esprit implique leur unité ou leur dépendance mutuelle, parce que l’esprit serait un, alors que la dépendance des arts par rapport au corps impliquerait leur différence, parce que les facultés corporelles sont multiples. Contre Descartes, on pourrait soutenir, par exemple, que le cultivateur a développé des dispositions physiques telles qu’il sera plus apte à escalader une montagne que celui qui n’a jamais développé quelque activité physique que ce soit ; et que, en revanche, telle espèce d’étude développe des dispositions qui seront nuisibles, ou en tout cas pas immédiatement bénéfiques, dans telle autre espèce d’étude. Ou bien encore si l’on voulait donner des références : ° on pourrait distinguer à la suite de Pascal, contre l’unitarisme des facultés cartésien, différentes espèces d’esprit, esprit de géométrie et esprit de finesse. ° on pourrait soutenir, à la suite de Bachelard, que chaque science crée son propre réseau de problèmes, qu’elle délimite ou détermine une « région » du savoir. 22 Autrement dit, il est possible que les sciences dépendent de l’esprit, mais que l’esprit se dise de diverses manières — et inversement pour les arts. En fait, Descartes n’envisage pas cette possibilité, la thèse centrale de cette première règle, c’est précisément le contraire : tous les jugements qu’un homme porte, et donc en particulier les jugements « scientifiques », les jugements qui ont un contenu théorique et sont doués de certitude, proviennent de l’exercice d’une faculté unique, appelée dans la Reg. 1. « bon sens », « esprit », « humaine sagesse ». Reg 1, AT X p. 360 (ici trad. FA I p. 78) : Toutes les sciences ne sont rien d’autre que l’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelques différents que soient les objets auxquels elle s’applique et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire. Passage souvent commenté comme correspondant à un renversement caractéristique de la modernité, qui établirait la primauté du sujet connaissant : la connaissance n’est plus éparpillée dans une diversité d’objets, mais déterminée par l’acte du sujet connaissant. Dans la mesure où l’exercice de l’esprit se pratique « dans toutes les occasions de la vie », cet exercice n’est pas seulement d’ordre théorique et spéculatif, il peut avoir aussi des conséquences pratiques, concernant la manière dont nous conduisons nos vies. C’est pourquoi il est aussi question d’ « humaine sagesse », quoiqu’en fait il soit exclusivement question de connaissances théoriques dans les Règles. Même si l’on admet l’unité de l’esprit (et on a vu que ce n’est pas obligatoire), on n’a pas encore de quoi récupérer l’humaine sagesse, au sens d’une capacité à bien agir. On se heurtera en particulier aux deux questions suivantes : — bien juger (savoir tirer de bonnes conclusions), ce n’est pas nécessairement juger du bien (savoir reconnaître le bien). — bien juger, ce n’est pas nécessairement bien agir (c’est une question constitutive de la morale : comment se fait-il qu’on puisse dans certains cas, connaître le bien, mais pas pour autant l’accomplir ?) La thèse de l’unité de l’esprit est problématique, mais elle est décisive si l’on veut comprendre ce que se propose Descartes dans les Règles. iii) Si l’esprit est un, le principal but de nos études, c’est de bien l’exercer ; il est même vain de se consacrer à l’étude d’une science particulière. 23 Améliorer l’esprit en s’exerçant dans un domaine, non seulement n’interdit pas qu’on progresse dans un autre domaine, mais en donne les moyens, puisque ce qu’on exerce, c’est toujours, quoiqu’on fasse, un seul et même esprit. Ce qu’on fait lorsqu’on étudie, ce n’est donc pas apprendre telle ou telle chose, mais principalement exercer son esprit. Reg 1, AT X p. 360 (ici trad. FA I p. 78) : Aussi me semble-t-il vraiment étrange que tant de gens étudient avec un si grand soin les mœurs humaines, les propriétés des plantes, les mouvements des astres, les transmutations des métaux, et autres objets de ce genre, tandis que personne ne songe au bon sens, c’est-à-dire à cette sagesse universelle. Pourquoi Descartes juge-t-il étrange de se consacrer à l’histoire morale, à la botanique, à l’astronomie, à l’alchimie, mais pas à l’étude du bon sens ? C’est que tous ces savoirs-ci sont des savoirs particuliers, alors que le bon sens est la faculté générale qui nous permet de connaître toute chose. Si, effectivement, il existe une faculté générale qui est à l’œuvre à chaque fois que nous connaissons quelque chose de particulier, alors il vaut mieux se consacrer à améliorer cette faculté qu’à perfectionner tel ou tel savoir particulier. Le problème n’est pas alors de se consacrer à telle ou telle fin particulière qui serait blâmable, mais dans le fait de se consacrer à une science particulière. Bien sûr, il vaut mieux faire de la philosophie ou inventer un médicament que de se proposer comme but d’être riche et célèbre, et, si l’on se propose comme but d’être riche, il vaut mieux l’atteindre honnêtement qu’en tuant père et mère. Mais, en exagérant un peu, pour Descartes, cela revient au même tant qu’on ne prend pas ce que l’on fait comme une occasion de perfectionner son esprit. Autrement dit, la norme du bien est ici réduite à l’idée d’un perfectionnement intrinsèque de l’esprit : aucun bien particulier n’est bon pour l’esprit au point de pouvoir constituer une fin en soi, la seule fin que peut se proposer un esprit sans se limiter indûment, c’est de se perfectionner. On pourrait cependant dire : ce n’est pas bon pour l’esprit en général, mais du moins est-ce bon en ce sens que cette science particulière nous donnera une compétence particulière. Cela, Descartes le nierait aussi, toujours en raison de sa thèse de l’unité de l’esprit. Parce que l’esprit est un, il ne peut pas y avoir de compétence particulière, toute compétence est toujours compétence générale. [La fin de la règle 1 parle de l’« enchaînement très étroit des sciences », de leur « dépendance réciproque », ce qui peut donner lieu à une idée différente, indépendante de la thèse de l’unité de l’esprit. L’idée en question est que toutes les sciences sont liées entre elles, de sorte qu’on ne peut 24 pas vraiment connaître une science sans connaître aussi celles dont elle dépend. Admettons par exemple que la biologie soit liée à la chimie en ce sens que les phénomènes biologiques obéissent aux lois de la chimie. On pourrait alors faire la biologie sans connaître la chimie, en ce sens qu’on s’arrêterait au seuil de la chimie, en admettant les résultats chimiques dont la biologie a besoin comme des données. Mais ce ne serait pas une connaissance : si une explication biologique fait intervenir un résultat chimique, alors il faut aussi être capable d’établir ce résultat pour que l’explication biologique en question soit une vraie connaissance. En ce sens, il ne serait pas possible de déléguer à quelqu’un d’autre l’entreprise par laquelle on connaît, il n’y aurait pas de division du travail ou de la délégation des tâches dans la connaissance : si je veux pouvoir dire que je connais, il faut que je connaisse ce qu’il y a à connaître jusqu’au bout, que je l’ai épuisé.] Il faut exclure les connaissances qui ne sont que probables, et s’occuper d’objets à propos desquels on peut obtenir des connaissances certaines et indubitables C’est l’objet des règles 2 et 3, qui, dans la mesure où elles reprennent des thèmes similaires, mais pas de la même manière, correspondent sans doute à deux rédactions successives. Reg. 2, AT X p. 362 (ici trad. FA I p. 80) : Toute science est une connaissance certaine et évidente ; et celui qui doute de beaucoup de choses n’est pas plus savant que celui qui n’y a jamais pensé ; et il ne laisse pas de paraître même plus ignorant que lui, s’il s’est fait sur certaines d’entre elles une fausse opinion (…). Ainsi, par la présente opinion, nous avons rejeté toutes les connaissances qui ne sont que probables, et nous avons posé qu’il ne faut accorder sa créance qu’à celles qui sont parfaitement connues et à propos desquelles le doute est impossible. Trois commentaires : i) Ce qui est visé par l’exclusion du probable, et pourquoi ii) Ce qui est pris comme modèle de certitude, et pourquoi i) L’exclusion des connaissances seulement probables vise la scolastique, et de manière plus générale un apprentissage qui s’en tiendrait à apprendre les opinions d’autrui en son nom propre. * marque extérieure permettant de reconnaître une opinion : le désaccord des uns et des autres — s’il y a désaccord, dit Descartes, c’est vraisemblablement que ni l’un ni l’autre ne possède la science, car autrement celui qui la possèderait pourrait persuader l’autre qu’il a raison. Reg 2, AT X p. 363 (ici trad. FA I p. 81) : « Chaque fois que sur le même sujet le jugement de deux hommes se 25 porte à des avis contraires, il est certain que l’un au moins des deux se trompe ; et même aucun des deux, apparemment, ne possède la science ; car, si le raisonnement de l’un était certain et évident, il pourrait le proposer à l’autre de telle manière qu’il finirait par lui gagner aussi l’adhésion de son entendement ». * l’opinion est aussi caractérisée par un certain rapport d’extériorité de l’esprit qui connaît à ce qu’il connaît. Même si tous les hommes étaient d’accord sur la proposition que la glace au chocolat a meilleur goût que la glace à la vanille, ce n’est pas en apprenant de l’extérieur l’existence de cette proposition consensuelle que je perfectionnerai mon esprit. La seule chose qui puisse permettre ce perfectionnement, c’est, un rapport du sujet en son nom propre à la vérité (autrement dit : je dois penser par moi-même que la glace au chocolat a meilleur goût que la glace à la vanille, je dois en faire l’expérience et l’épreuve, mais aussi, pour que ce soit une véritable science, être capable de le démontrer. C’est là qu’on voit les limites de l’exemple !). Reg 3, AT X p. 367 (ici trad. FA I p. 86) : « Quand bien même ils seraient tous d’accord, leur enseignement ne serait pas encore suffisant : car jamais, par exemple, nous ne deviendrons mathématiciens, même en connaissant par cœur toutes les définitions des autres, si notre esprit n’est pas en même temps capable de résoudre n’importe quel problème ; et nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et que nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les sujets qu’on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont point des sciences que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l’histoire ». Si l’opinion a, de droit, toujours tort, c’est qu’elle ne pense pas en son nom propre, qu’elle est une pensée anonyme. Il ne s’agit donc pas pour Descartes de proposer une série d’opinions qui seraient du même registre que celles de ces prédécesseurs, à ceci près qu’elles seraient meilleures. C’est la manière même de procéder qu’il faut changer, il faut trouver comment sortir de ce domaine des opinions, des discussions, des controverses, trouver comment établir des connaissances qui soient non seulement certaines, mais certaines pour moi, telles que je me les approprie en vérité, que j’en fasse mes vérités. Valeur historique de ceci : contre le respect des anciens, l’idée que ce qui est écrit dans un texte est par définition vrai. Développer. * à la fin du texte qui a été cité pour commencer, quelque chose d’un peu différent ou en tout cas, qui aura des conséquences un peu différentes : Ce qui caractérise le certain n’est plus l’évidence simpliciter, mais l’indubitabilité, l’impossibilité de douter. 26 Or, dans un premier temps, on peut penser que l’évidence équivaut à l’indubitabilité : ce qui me paraît évident, c’est bien ce dont je ne doute pas. Il n’y a pas de doute que 2+2 + 4. Mais cela prend ultérieurement chez Descartes un sens un peu différent : ce qui peut résister à toute espèce de doute. Je peux faire l’hypothèse d’un Dieu trompeur (peu importe que cette hypothèse soit fausse selon Descartes, il suffit qu’il soit possible de la faire). Dispositifs de doutes de plus en plus sophistiqués, de sorte que seul celui qui a démontré que Dieu n’est pas trompeur peut être dit savoir de manière certaine. ii) Le modèle des connaissances certaines et indubitables est, dans toutes les Regulae et en particulier dans celles-ci, fourni par les mathématiques (l’arithmétique et la géométrie, l’algèbre). Il est clair cependant, d’après ce a été dit du rapport entre les sciences particulières et le perfectionnement général de l’esprit, que Descartes ne peut avoir pour idée de proposer qu’on cultive l’arithmétique et la géométrie à l’exclusion des autres sciences : s’enfermer dans la pratique de l’arithmétique et de la géométrie serait, du point de vue de la perfection générale de notre esprit, aussi vain que se consacrer exclusivement à la culture des petits pois. Reg 4, AT X p. 373 (ici trad. FA I p. 93) : « je ne ferais pas grand cas de ces règles, si elles n’avaient d’autre office que de résoudre les problèmes creux avec lesquels les arithméticiens ou les géomètres ont coutume d’amuser leurs loisirs, car je croirais de la sorte n’avoir rien fait que de m’occuper de bagatelles ». Le problème est donc de comprendre ce qui fait que notre esprit a plus d’occasion de se perfectionner quand nous nous exerçons aux mathématiques. Comment se fait-il que nous réussissions en elles ce que nous ne réussissons nulle part ailleurs, à savoir obtenir des connaissances certaines, autrement dit de véritables sciences ? Si nous pouvons répondre à cette question, nous aurons peut-être trouvé comment sortir de l’impasse des opinions. À cette question, Descartes donne successivement deux réponses distinctes. On peut atteindre des connaissances certaines en mathématiques parce que * les objets mathématiques sont purs et simples (Reg. 2, AT X p. 365) * l’acte par lequel on saisit ces objets, que Descartes va nommer l’intuition, est un acte facile et élémentaire (Reg. 3, AT X p. 368). On peut voir cela comme deux implications complémentaires : * Reg 2 : Si les objets des mathématiques sont purs et simples, alors on peut les saisir par l’acte élémentaire qu’est l’intuition. * Reg 3 : Si on peut avoir intuition d’un objet, alors il est pur et simple. 27 Ce n’est pas faux, mais l’implication la plus intéressante me paraît être la seconde. C’est pourquoi on va partir de ce que signifie le caractère intuitif d’une connaissance, montrer en quoi il détermine sa certitude (autrement dit, pour Descartes, ce qui la fait être une connaissance tout court, une connaissance incertaine n’étant pas une connaissance à proprement parler) et montrer que la simplicité des objets est simplement relative (ie. qu’un objet qui n’est pas simple à un moment donné peut le devenir ensuite). Le point de départ le plus naturel est de regarder la définition que donne Descartes de l’intuition : Reg 3, AT X p. 368, FA I p. 87 : « Par intuition j’entends, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement trompeur de l’imagination (…) mais une représentation qui est le fait de l’intelligence pure et attentive, représentation si facile et si distincte qu’il ne subsiste aucun doute sur ce que l’on y comprend ; ou bien, ce qui revient au même, une représentation inaccessible au doute (…) qui naît de la seule lumière de la raison, et qui parce qu’elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction ». Descartes fait suivre cette définition d’exemples et d’un avertissement. Les exemples d’intuitions qu’il donne sont : que chacun peut voir par intuition qu’il pense, qu’il existe ; qu’un triangle est une figure délimitée par trois segments. L’avertissement est qu’il se sert du terme « intuition » non pas comme les philosophes de son temps, mais conformément à l’usage courant du mot latin. Grâce à la définition, aux exemples et à l’avertissement, il est possible de préciser ce que Descartes entend par intuition : i) C’est « une représentation qui est le fait de l’intelligence pure » ; elle « naît de la seule lumière de la raison ». Autrement dit, l’intuition est l’acte par excellence de la raison, ie. de l’intelligence quand elle s’exerce toute seule (ce que veut dire ici : « pure » = sans être mélangée à d’autres facultés, donc sans que d’autres facultés interviennent). Cela diffère d’au moins deux espèces de significations que prend le terme « intuition » dans la langue courante et dans la langue philosophique : — l’intuition comme faculté extra-scientifique ou extra-rationnelle. Exemple courant de cet usage : ce qu’on appelle l’intuition féminine, qui serait la faculté de sentir quelque chose sans preuve et tellement vaguement qu’on peut à peine expliciter ce dont il s’agit. Exemples plus philosophiques de cet usage : dans la théologie classique, on dit que les bienheureux (ceux qui sont au Paradis) ont une vision intuitive de Dieu, autrement dit une connaissance supra-rationnelle et non-discursive de Dieu ; selon Bergson, on a une intuition de soi 28 comme durée intérieure, et une grande partie du système bergsonien repose sur l’opposition entre cette intuition de soi et la connaissance intellectuelle qu’on met en œuvre dans la vie pratique, dans le langage et dans la connaissance scientifique. Point commun entre tous ces exemples : non seulement l’intuition ne coïncide pas avec l’intelligence ou la raison, mais elle est définie par opposition à elles. C’est tout le contraire chez Descartes, puisque, pour lui, l’intuition est l’acte par excellence de la raison. — l’intuition comme un moyen pour atteindre des connaissances par anticipation. Soit de manière heuristique, quand il y a anticipation d’un résultat qui n’est pas encore prouvé, mais qui doit l’être pour être considéré comme un résultat effectif (en regardant un triangle rectangle, on peut avoir l’intuition du théorème de Pythagore sans l’avoir encore prouvé ; en histoire des sciences, il n’est pas rare que l’intuition du résultat vienne avant sa preuve, c’est l’intuition qui donne l’élan pour prouver). Soit de manière normative, en particulier chez certains philosophes des sciences qui soutenaient qu’il fallait pouvoir donner une représentation d’une explication pour pouvoir la considérer comme scientifiquement valable (Maxwell). Soit encore, et je pense ici à Kant, de manière descriptive, comme une condition de la connaissance d’un sujet fini : il y a les intuitions a priori de la sensibilité et les catégories de l’entendement. Contrairement au cas de l’intuition comme faculté supra-rationnelle, on n’a pas l’intuition contre la raison, mais du moins a-t-on une certaine extériorité de la raison et de l’intuition, la seconde étant une anticipation, une limitation ou un élément de la première. On n’est donc pas encore dans le cas de l’intuition cartésienne. Bref : contrairement à ces différents usages du terme « intuition », chez Descartes, l’intuition est l’acte de l’intelligence par excellence, ou encore toute connaissance est une intuition ou réductible à une intuition. ii) Autour de l’idée de simplicité et du fait qu’en raison de cette simplicité, il n’y a pas de doute possible. Dans le texte : « représentation si facile et si distincte qu’il ne subsiste aucun doute sur ce que l’on y comprend », « représentation inaccessible au doute », « plus simple que la déduction ». Pour comprendre ce point, on peut commencer par suivre l’avertissement de Descartes, et prendre un dictionnaire de latin : intuere veut tout simplement dire « voir », au sens sensible. Au premier abord la vision sensible est caractérisée par son immédiateté et par le fait qu’on ne peut pas y échapper : à l’exception des fous et de ceux qui ont les yeux fermés, tous les étudiants rassemblés dans cette salle voient immédiatement par les yeux de leurs corps l’éléphant rose qui leur expose les 29 intérêts économiques qui étaient ceux de l’Empire anglais dans les guerres de l’opium. Pour Descartes, l’intuition est donc l’équivalent intellectuel de cette vision sensible : comme on voit l’éléphant rose, on voit immédiatement et immanquablement par les yeux de l’esprit que 2+2 = 4. En ce sens, une intelligence qui a une intuition est toute entière tournée vers son objet, l’objet dont il y a intuition est à la fois immédiat à l’intelligence et actuel pour elle. C’est parce que l’intelligence qui a une intuition coïncide si bien avec son objet qu’il n’y a pas de place pour le doute. L’analogie avec la vision, suggérée par la signification du terme « intuere » en latin, explique donc bien le caractère certain de l’intuition. Ce n’est pas dire que tout soit sans problème dans l’idée que l’intuition est « simple », tout simplement parce que l’idée de simplicité peut recouvrir beaucoup de choses : est simple ce qui n’est pas composé, mais le composé, qu’est-ce que c’est ? (Est-ce que le terme « arbre » est composé parce qu’il y a plusieurs espèces d’arbres, et encore plus d’arbres tout court ? Est-ce qu’une proposition est composée parce qu’il y a dans une proposition plusieurs termes ? Quoi d’un raisonnement ? etc.). La question est donc : qu’est-ce que veut dire « simple » chez Descartes ? L’idée importante me semble être qu’il n’y a pas de simplicité sinon comme corrélat de l’intuition, que Descartes est prêt à qualifier de simples toutes sortes de choses, du moment qu’elles sont les corrélats d’une intuition. Il faudrait le montrer en commentant beaucoup de textes, on ira droit à un texte important : Reg. 12, AT X p. 425, FA I p. 152 : « Il est donc bien clair maintenant que l’intuition intellectuelle a pour domaine aussi bien la connaissance de toutes ces natures [les « natures simples » dont il est question dans la Reg. 8] que celle des connexions nécessaires qui les relient, et enfin tout ce dont l’entendement éprouve avec précision la présence, soit en lui-même, soit dans la fantaisie ». Souligner l’élargissement : on n’a pas seulement le triangle, mais peut-être les différentes connexions qui conduisent à démontrer par un enchaînement discursif le théorème de Pythagore, et peut-être encore le théorème de Pythagore en tant qu’il se voit sur une figure. Deux remarques s’imposent à ce point sur la manière dont Descartes rend compte de la certitude des mathématiques par l’intuition qu’on peut avoir de leurs objets : α) Ce n’est pas du tout notre conception de la certitude des mathématiques ! Pour nous : on prend certaines propositions pour axiomes (pas forcément des propositions évidentes) et des principes permettant la transformation de ces propositions ; la validité d’une proposition quelconque ne vient pas de la certitude qu’un sujet peut éprouver à son égard, mais de ce qu’on peut déduire, via les principes de transformation, cette proposition des axiomes initiaux. (Cela vaut 30 en première approximation pour ce que l’on appelle « intuitionnisme » en philosophie des mathématiques, les intuitions dont il est alors question ne concernant qu’une toute petite classe d’énoncés mathématiques.) Le problème n’est pas seulement que notre conception des mathématiques n’est pas la même que celle de Descartes (après tout, on pourrait se dire que, les mathématiques ayant connu un certain nombre de bouleversements depuis Descartes, il n’est peut-être pas anormal qu’il n’ait pas la même philosophie des mathématiques que nous). Comme on l’a dit, et on y reviendra, il est que, pour Descartes, une connaissance n’est véritablement telle qu’à se dire à la première personne, c’est moi qui connaît, de la connaissance d’autrui, je peux éventuellement parler par ouï-dire, mais ce n’est pas une vraie connaissance. Ce qu’une position de ce genre exclut : * comme on l’a vu, et historiquement c’est décisif, la critique du principe d’autorité. * mais aussi, c’est nouveau, la recherche d’une garantie formelle de la certitude. Ce qui garantit selon Descartes une connaissance, fait qu’elle soit certaine, c’est le rapport qu’un sujet singulier a à cette connaissance, l’expérience singulière qu’il en fait, non pas ce qu’on pourrait appeler très généralement sa structure formelle, la manière dont elle s’articule à d’autres connaissances. Exemple : le syllogisme. Au XVII e siècle même, critique de cet aspect de Descartes chez des auteurs comme Gassendi et Leibniz : M. Descartes nous raconte ses pensées, il nous dit qu’il a l’intution de ceci ou de cela, que cette pensée est claire et distincte lorsqu’il la considère, mais qu’est-ce qui nous garantit qu’il ne se trompe pas, qu’il n’était pas dans un état de délire quand il a écrit sa philosophie ? b) Admettons cependant que ce dont on peut avoir une intuition soit certain. Étant donné que, par ailleurs, Descartes affirme qu’on peut avoir une intuition de certaines propositions (qui, en tant que propositions, supposent des termes distincts) et des connexions entre propositions (qui portent sur la relation entre différentes propositions), on peut se demander quelle est la place qu’il reconnaît à ce qui constitue selon lui l’autre opération de l’entendement, la déduction. Deux questions qui recouvrent un même problème : — Si l’intuition peut effectivement porter sur des propositions composées ou sur les liens entre propositions, quelle fonction peut rester à la déduction, autrement dit, à quoi sert-elle ? — Pourquoi accorder aux déductions une place en mathématiques ? Si l’intuition a un objet simple et qu’elle est caractérisée par son immédiateté et son actualité, on ne voit pas bien comment la déduction pourrait la dépasser, c’est-à-dire permettre d’accéder à la connaissance d’objets plus 31 complexes, ou de ces chaînes de raisonnements qui apparaissent continuellement dans les mathématiques. Descartes lui-même donne un exemple : comment en venons-nous à savoir que 3+1 = 2+2 ? Il faut commencer par savoir que 3+1 = 4, que 2+2 = 4, et faire le lien entre ces deux choses. D’après ce qu’on a dit, ces trois choses peuvent être l’objet d’une intuition. La fonction de la déduction est de faire de ces trois choses une seul, en ce sens qu’une intuition en est possible. Reg 3, AT X p. 368 (ici trad. FA I p. 88) : « en sus de l’intuition, nous avons ajouté ici un autre mode de connaissance, celui qui se fait par déduction ; nous entendons par là tout ce qui se conclut nécessairement de certaines autres choses connues avec certitude. (…) la plupart des choses sont l’objet d’une connaissance certaine, tout en n’étant pas par elles-mêmes évidentes ; il suffit qu’elles soient déduites à partir de principes vrais et déjà connus, par un mouvement continu et ininterrompu de la pensée, qui prend de chaque terme une intuition claire : ce n’est pas autrement que nous avons que le dernier anneau de quelque longue chaîne est attaché au premier, même si nous ne voyons pas d’un seul et même coup d’œil l’ensemble des anneaux intermédiaires dont dépend ce rattachement ». Reg 7, AT X p. 388 (ici trad. FA I p. 88) : pour éviter les erreurs de la mémoire, il faut parcourir les anneaux de cette chaîne « un certain nombre de fois par une sorte de mouvement continu de l’imagination qui voit intuitivement les choses une à une en même temos qu’elle passe aux autres, jusqu’à ce que j’aie appris à passer de la première à la dernière si rapidement que, sans laisser presque aucun rôle à la mémoire, il me semble voir la totalité simultnément par l’intuition ». La déduction est donc, là où il y a initialement plusieurs objets, ce « mouvement continu et ininterrompu de la pensée » qui va d’un de ces objets à un autre. Lorsqu’on n’a pas l’intuition d’une chose et qu’elle paraît composée de plusieurs, on se meut sans s’arrêter entre elles, jusqu’à ce qu’on réussisse à les voir comme une. Lorsqu’on les voit comme une, on en a une intuition. Important, parce que cela permet de comprendre que l’intuition telle que Descartes en parle ici n’est pas déterminée absolument par son objet : l’intuition ne se rapporte pas à un type d’objet bien déterminé, l’intuition est quelque chose qui peut s’acquérir. Dès lors, on peut répondre aux deux questions dont nous sommes partis : — La fonction de la déduction est d’établir l’intuition là où elle n’est pas naturellement donnée, la déduction n’est rien d’autre que ce mouvement de la pensée, appuyée sur la mémoire, qui permet d’établir l’intuition là où elle n’est pas initialement. 32 — La déduction ne dépasse pas l’intuition, car l’intuition marque très exactement les limites de la connaissance certaine ; la déduction permet néanmoins d’acquérir une intuition d’objets dont il n’y avait pas initialement d’intuition. Ce processus d’extension présente évidemment certains risques. Il faut que quelque chose reste de ce qui a été objet d’intuition auparavant pour qu’on puisse y ajouter ce qui est objet d’intuition maintenant. On n’a donc plus seulement une faculté d’intuition de l’actuel, mais aussi une faculté de rétention du passé. Or il n’est pas dit que celle-ci présente autant de garanties que ce qui se donne au présent, chacun sait que la mémoire est oublieuse ; de surcroît, le processus d’adjonction des évidences peut, lui aussi, être source d’erreurs. En d’autres termes, si la fonction de la déduction est de permettre une réduction de toutes choses à l’intuition, il n’est pas dit que cette fonction soit effectivement réalisée. Pour finir : dans tout ce qui précède, on s’est concentré sur l’intuition et la déduction indépendamment des objets auxquels elles se rapportent ; on a montré qu’on pouvait comprendre leurs fonctions respectives, en tant qu’opérations de l’esprit, sans prendre en compte les objets de l’intuition et de la déduction ; on a aussi montré qu’un certain travail (le fait de passer et repasser d’une intuition à une autre) pouvait transformer une déduction en objet d’intuition. Comme je l’ai dit pour commencer, cette théorie de la connaissance est l’aspect qui me paraît le plus intéressant des Règles ; ce n’est cependant pas le seul aspect de ce texte : à côté de cette théorie de la connaissance, il existe aussi une esquisse de métaphysique ou d’ontologie, lorsque Descartes parle des « natures simples ». Mais il n’est pas du tout sûr que la théorie métaphysique des natures simples soit indispensable à la théorie de l’intuition, ni même conciliable avec elle : s’il y a des natures simples et que ce sont elles qui déterminent le fait qu’on puisse avoir des intuitions, on ne peut avoir d’intuition sinon d’elles. [NB. Les deux termes de la Reg 3 sont intuition et déduction ; ce qu’on vient de voir : le second est en droit réductible au premier. Dans la Reg 7, deux autres termes : intuition et énumération. Le second vient compléter le premier. Reg 10 : les deux] 33 iii) Point qu’il faudrait développer : intelligence pure et attentive. Pure : c’est dire que l’erreur n’est pas dans l’entendement lui-même, mais à l’extérieur, parce qu’il est distrait, qu’il y a entre lui et l’objet des préjugés qui s’interposent. Il faut donc purifier l’entendement, le mettre dans de bonnes dispositions pour entendre, etc. Attentive : C’est dire que l’intuition est aussi une question de bonne volonté : il faut, littéralement, faire attention. Celui qui ne fait pas l’effort de se tourner vers l’objet présent ne le verra pas bien. Dans le cas de la pureté comme dans celui de l’attention, le caractère immédiat de l’acte d’intuition ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire qu’à se laisser aller pour avoir des intuitions. Il y a un travail de constitution de l’intuition ii), mais aussi un travail de préparation de l’intuition iii). Le perfectionnement de l’esprit exige une méthode Reg 4, titre, AT X p. 371 (ici trad. FA I p. 90) : « On ne peut se passer d’une méthode pour se mettre en quête de la vérité des choses ». Ce à quoi Descartes s’oppose : la recherche par hasard, qui peut parfois nous mener à découvrir quelque chose, mais précisément seulement par hasard. La raison pour laquelle il s’y oppose : ce qui est trouvé par hasard ne constitue pas un gain pour l’esprit comme tel, on se gâche l’esprit à ne pas savoir ce qu’on fait ni pourquoi on le fait, on n’a d’ailleurs pas de véritable raison de savoir que ce qu’on a trouvé est certain dans ces conditions. Comment cependant caractériser la méthode ? * la méthode est définie par une maximisation des connaissances : en suivant quelques règles, on est sûr d’augmenter ses connaissances, jusqu’à en savoir autant qu’on peut. Reg. 4, AT X p. 371 (ici trad. FA I p. 91) : Ce que j’entends maintenant par méthode, ce sont des règles certaines et faciles, par l’observation exacte desquelles on sera sûr de ne jamais prendre une erreur pour une vérité, et, sans y dépenser inutilement les forces de son esprit, mais en accroissant son savoir par un progrès continu, de parvenir à la connaissance vraie de tout ce dont on sera capable. * la méthode admet deux limites : i) Elle n’enseigne pas les deux opérations principales de l’esprit, l’intuition et la déduction, qui nous sont données et que nous ne pouvons pas plus modifier que notre constitution physique. 34 Reg. 4, AT X p. 372 (ici trad. FA I p. 92) : « Aucune science ne peut s’acquérir autrement que par l’intuition intellectuelle ou par la déduction (…). La méthode ne peut s’étendre jusqu’à enseigner aussi comment ces opérations elles-mêmes doivent être faites, puisqu’elles sont de toutes les plus simples et les premières, au point que si notre entendement n’était déjà auparavant en état d’en faire usage, il ne comprendrait aucun des préceptes de la méthode elle-même, si faciles soient-ils ». Quelque chose de similaire dans le DM : la méthode ne nous donne pas le bon sens, le bon sens est supposé commun à tous les hommes, il ne s’agit pas de perfectionner ce que chacun doit avoir pour être un animal raisonnable et ce que chacun suppose avoir dans la mesure où il se dirige dans sa pensée et dans sa vie. Mais elle peut nous dire comment l’utiliser, comment en faire bon usage, comment bien l’appliquer. ii) la méthode n’est pas a priori, elle suppose que nous ayions déjà eu l’occasion d’effectuer ces opérations, et procède d’une réflexion sur cette pratique déjà existante. Dans la Reg. 4, Descartes considère que les mathématiques constituent les fruits spontanés d’une méthode implicite et spontanée ; la tâche restante est donc de mettre à jour des règles qui ont déjà porté leurs fruits en s’exerçant implicitement, de manière à ce qu’elles puissent être reprises dans d’autres domaines. 0.2.2. Les problèmes que pose l’ambition des Règles Jusque là, des thèmes et une inspiration qu’on retrouvera dans le DM. Maintenant, indiquer certaines des raisons pour lesquelles les Regulae n’ont pas abouti, faire comprendre pourquoi Descartes a abandonné le projet radical qui était le sien. Deux notions de l’ordre i) la mathesis universalis comme science de l’ordre et de la mesure L’idée de départ est simple, mais un peu différente de ce qu’on a vu jusqu’à présent : de la thèse de l’unité de l’esprit, on infère une certaine unité des sciences ; si les sciences présentent une certaine unité, est-ce qu’il ne serait pas possible de trouver une science universelle ? Le problème est de l’identifier, et pour cela Descartes se tourne vers les mathématiques puisque, comme on l’a dit et pour les raisons qu’on a dites, c’est en mathématiques qu’on rencontre le plus de certitude, donc le plus de science, puisqu’on a défini la science par la certitude. Les mathématiques servent de point de départ, encore une fois non pas en ce sens qu’il faudrait employer tout son esprit à faire des mathématiques, mais avec l’idée que les mathématiques existantes nous indiquent quelque chose de plus général qu’elles. Pour le saisir, dans la Règle 4, Descartes se demande ce qui fait qu’on dit d’une discipline qu’elle est mathématique. 35 À première vue en effet, les mathématiques de son époque se présentent à lui sous la forme de savoirs dispersés — il y a la géométrie et l’arithmétique, qui correspondent à ce que l’on appelle « mathématiques » au sens propre, mais aussi ce qu’on appelle mathématiques mixtes, mixtes parce qu’elles ont été thématisées par Aristote comme relevant à la fois des mathématiques et de la physique (musique, astronomie, optique, mécanique). La question est donc, par delà la dispersion de ces savoirs, de comprendre ce qui fait qu’on n’hésite pas un instant à classer telle pratique comme mathématique, et telle autre comme nonmathématique. Reg. 4, AT X p. 378 (ici trad. FA I p. 98) : « En y réfléchissant plus attentivement, il finit par devenir clair pour moi que seules les choses, et toutes les choses, dans lesquelles c’est l’ordre ou la mesure que l’on examine, se rapportent à la mathématique, peu importe que cette mesure soit à chercher dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet ; que par conséquent il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’il est possible de rechercher touchant l’ordre et la mesure, sans assignation à quelque matière particulière que ce soit ». Autrement dit, définition : est mathématique tout ce qui, et seulement ce qui, manifeste ordre et mesure. Problèmes compliqués : ce que sont l’ordre et la mesure par rapport aux mathématiques de l’époque, quel rapport entre ces deux concepts dans les Regulae, en quoi ils pourraient remplir la fonction que Descartes leur assigne, à savoir conduire à un savoir universel. Mais, sans aller plus avant, on a le sentiment que Descartes n’a pas plus tôt formulé l’idéal d’une science universelle qu’il avance dans la Reg. 4 qu’il s’est rabattu sur la deuxième idée de l’ordre, à savoir celle d’une mise en ordre. ii) la mise en ordre des questions Reg. 5, FA I p. 100 : Toute la méthode réside dans la mise en ordre et la disposition des objets vers lesquels il faut tourner le regard de l’esprit, pour découvrir quelque vérité. Dès le début de la Règle 5, on oublie la mathesis universalis, elle cède le pas à la mise en ordre. Quand l’ordre est nécessaire et quand il est utile. Comment mettre en ordre, mettre en séries, ordonner les choses du plus simple au plus complexe, distinguer les questions que nous comprenons bien, par lesquelles il nous faut commencer, des questions que nous comprenons mal, qu’il nous faut laisser de côté. Comment apprendre à reconnaître des bons ordres, etc. 36 Tout cela est bel et bon, mais c’est une autre notion de l’ordre. Une science de l’ordre et la mise en ordre comme méthode, ce n’est pas la même chose. Même en supposant qu’on puisse expliciter une méthode qui apprenne à mettre en ordre des connaissances qu’on a déjà ou à rechercher avec ordre de nouvelles connaissances, on n’aura pas pour autant mis en place une science universelle qui aurait pour objet l’ordre. Une méthode de mise en ordre ne suffit pas à constituer un objet. La connaissance des choses et la connaissance du moi À considérer l’état d’inachèvement des Règles, on a le sentiment que Descartes avait un plan à peu près satisfaisant pour mettre en ordre les questions mathématiques, mais qu’ensuite, les choses se sont gâtées. Et de fait, peut-on mettre de l’ordre sans savoir ce qu’on met en ordre et ce que nous sommes, nous qui mettons en ordre ? Pour montrer que ce problème apparaît dans les Règles, analyse de deux exemples donnés dans la Reg 8. Ce que Descartes veut montrer : mettre de l’ordre, c’est savoir décomposer et arriver à des propositions simples, mais il faut savoir arrêter le processus de décomposition ; il utilise pour cela deux exemples : * chercher ce qu’est l’anaclastique, ie. la courbe telle que des rayons parallèles se réfractant à travers un verre taillé selon cette courbe se couperont en un seul point après la réfraction. Descartes se demande comment procéder par ordre dans la résolution de cette question. — le mathématicien : la condition que tous les rayons se coupent en un seul point impose une condition sur ce que sont les angles entre la courbe et les rayons après la réfraction. Mais il ne peut aller plus loin, parce qu’il ne sait pas quel est le rapport entre l’angle de réfraction et l’angle d’incidence. — le physicien : le rapport entre les angles dépend du changement de milieu, la manière dont se fait ce changement dépend de ce qu’est la lumière, pour savoir ce qu’est la lumière il faut savoir en général ce qu’est une puissance naturelle. On s’arrête là, parce qu’on a atteint une connaissance absolue. Mais on voit bien quel est le problème : pour avoir le droit de s’arrêter là, il faut pouvoir dire que la lumière est une puissance naturelle, autrement dit qu’on ne peut pas analyser la lumière à partir d’autre chose qu’elle-même (ce que fera ultérieurement Descartes), autrement dit encore, il faut une ontologie physique, savoir ce que sont les choses dans la nature. 37 * Le deuxième exemple, que Descartes présente comme le plus éclatant de tous, consiste à savoir distinguer entre ce qu’on peut connaître et ce qui dépasse les bornes de notre connaissance. Question qu’il reprend par deux fois dans la Reg 8, et encore une fois dans la Reg 12. Là, ce va être pire, c’est-à-dire que Descartes s’aperçoit qu’il lui faut, pour répondre à cette question, à la fois savoir ce qui est connaissable et comment nous le connaissons. Autrement dit, il lui faut à la fois une théorie des choses physiques (une ontologie physique) et une théorie de l’esprit. D’où la deuxième idée : si la méthode consiste à mettre en ordre, pour mettre en ordre, il faut commencer par savoir ce qu’on met en ordre et ce que nous sommes, nous qui mettons en ordre. Autrement dit, Descartes s’aperçoit ici qu’une méthode en général ne va pas très loin. Une méthode effective et opérative dépend des objets auxquels elle s’applique, elle dépend aussi de la manière dont celui qui ordonne peut connaître [Ce qui montre bien que Descartes n’a pas d’ontologie physique à l’époque des Regulae, ou en tout cas qu’il pense qu’on peut faire de la science sans réformer totalement la physique, c’est la chose suivante. À partir de la Reg 12, Descartes propose à propos de chaque objet à connaître, de faire abstraction de tout ce qui n’est pas figuré en lui, et de le représenter dans l’imagination par une figure. Formidablement stimulant : théorisation de la représentation symbolique, en particulier de la représentation mathématique des phénomènes. Pourquoi et comment on peut représenter le rapport entre le temps et le mouvement par une courbe par exemple, mais tout aussi bien pourquoi on peut représenter, encore une fois symboliquement, des couleurs par des traits. D’une certaine manière, c’est ce que fait le physicien d’aujourd’hui : il ne dit pas que le son, c’est une équation, mais il dit que les propriétés d’un son par rapport à un autre peuvent être représentées par un système d’équations. Mais ce faisant, il ne s’engage pas ontologiquement, il laisse de côté ce que c’est que le son en lui-même. Exactement de la même manière, Descartes ne dit jamais dans les Règles que les sensations de couleur sont produites par les mouvements de petits corpuscules (ce qu’il soutiendra ensuite lorsqu’il proposera une explication mécanique des couleurs), mais seulement qu’on peut représenter les couleurs par des figures. Autrement dit, il n’y a pas d’engagement ontologique ou épistémique dans les Règles.] Bref, aporie de l’ordre dans les Règles : 38 * Soit l’ordre est pris comme l’objet de la science universelle, mais, de cela, il n’est plus question après la Reg. 4, qui substitue à l’ordre comme objet d’une science universelle l’idée d’ordonnancement. * Soit l’ordre est pris comme ordonnancement, mais alors, pour mettre en ordre, il faut savoir ce que nous pouvons mettre en ordre, et cela suppose une connaissance du sujet aussi bien que de l’objet. 0.2.3. Que reste-t-il de la méthode dans le Discours de la méthode et les Essais qu’il introduit ? Les retranchements de la méthode Dans la 4e partie du DM, la méthode est toujours l’objet de louanges, c’est toujours quelque chose de désirable. Néanmoins, on sera vraisemblablement déçu par les quatre préceptes qui se trouvent en fait dans le DM : — ne pas prendre pour vrai ce qui n’est pas connu avec évidence comme vrai — diviser ce qu’il y a à connaître — aller du plus simple au plus compliqué — dénombrer pour être sûr de connaître tout ce qu’il y a à connaître. Ces quatre préceptes correspondent assurément à l’exigence de mise en ordre présente dans les Règles ; plus, on peut facilement montrer que tel précepte trouve un équivalent dans telle règle. En ce sens, les préceptes du DM constituent une version allégée ou simplifiée des Règles. Cet allègement était nécessaire : une méthode avec trop de règles, c’est comme une législation avec trop de lois, on s’y perd, on ne sait plus laquelle appliquer. Mais, du coup, on peut avoir le sentiment qu’il n’y a là que des trivialités. Le dilemme de la méthode : * ou bien des règles applicables aux cas particuliers, mais elles risquent d’être trop nombreuses, * ou bien un petit nombre de règles, mais elles risquent d’être trop générales et vagues pour s’appliquer efficacement aux cas particuliers. La frustration qui peut être la nôtre devant les préceptes de Descartes a aussi été celle des lecteurs de Descartes. Dans plusieurs lettres, Descartes se défend d’avoir écrit un traité de la méthode, qui enseignerait la méthode, comme cela avait effectivement été son projet dans les Règles. 39 À Mersenne, 27 février 1637 [indiqué comme mars 1637 dans AT], AT I p. 349 : Je n’ai su bien entendre ce que vous objectez touchant le titre ; car je ne mets pas Traité de la Méthode mais Discours de la Méthode, ce qui est le même que Préface ou Avis touchant la méthode, pour montrer que je n’ai pas dessein de l’enseigner, mais seulement d’en parler. Car (…) elle consiste plus en pratique qu’en théorie ; et je nomme les traités suivants des Essais de cette méthode, parce que je prétends que les choses qu’ils contiennent n’ont pu être trouvées sans elle, et qu’on peut connaître par eux tout ce qu’elle vaut : comme aussi j’ai inséré quelque chose de métaphysique, de physique et de médecine dans le premier Discours, pour montrer qu’elle s’étend à toutes sortes de matières. À Huygens, 27 février 1637, qui trouvait « Discours » superflu : « je n’ai pas eu dessein d’expliquer toute la méthode mais seulement d’en dire quelque chosee (…) Je n’aime pas promettre plus que je ne donne, c’est pourquoi j’ai mis mis « discours de la méthode », au lieu que j’ai mis simplement « la dioptrique » et « les météores » pouce que j’ai tâché d’y comprendre tout ce qui faisait à mon sujet ». À Vatier, 22 février 1638, AT I p. 559 : Mon dessein n’a point été d’enseigner toute ma méthode dans le discours où je la propose, mais seulement d’en dire assez pour faire juger que les nouvelles opinions, qui se verraient dans la Dioptrique et dans les Météores, n’étaient point conçues à la légère, et qu’elles valaient peutêtre la peine d’être examinées. Je n’ai pu aussi montrer l’usage de cette méthode dans les trois traités que j’ai donnés, à cause qu’elle prescrit un ordre pour chercher les choses qui est assez différent de celui dont j’ai cru devoir user pour les expliquer. J’en ai toutefois montré quelque échantillon en décrivant l’arc-en-ciel. Soit : — j’en parle, mais je ne l’enseigne pas ; — elle se trouve plutôt du côté des Essais : sans elle, ce qu’ils exposent n’aurait pu être trouvé ; — elle ne se voit pas dans les Essais : c’est une méthode de découverte, non d’exposition. Bref : le DM par excellence, ce sont les Règles, mais elles ont échoué. Pour le DM lui-même, ses préceptes théoriques sont décevants, et on est renvoyé à une pratique elle aussi fuyante. Seule exception : l’explication de l’arc en ciel. Il faut donc voir ce qu’il en est. Le seul exemple de mise en œuvre de la méthode, l’explication de l’arc-en-ciel Structure et propos du texte Les références sont données dans le texte d’AT, FA ne comprenant pas ce texte. Pour trouver la cause de l’arc-en-ciel, série de questions : 1. Quelle est la cause de l’arc-en-ciel ? Cette partie se conclut p. 329 : l’arc-en-ciel a pour cause une suite de réflexions et de réfractions. 40 2. Quelle est la cause des couleurs en général ? Comment la lumière en vient-elle à engendrer des couleurs ? Cette partie se conclut p. 335 : toutes les couleurs sont produites par un tournoiement des boules de matière subtile qui constitue la lumière. 3. Comment se fait-il que ce soit seulement les rayons avec un certain rayon d’incidence qui donnent lieu à des réflexions et des réfractions produisant des couleurs ? Cette partie se conclut p. 341 : il n’y a plus de difficulté en la matière. 4. Conclusion. : Desc. explique certaines irrégularités et expose des inventions propres à susciter l’admiration des ignorants, un grand spectacle de sons et lumières. 1. Quelle est la cause de l’arc-en-ciel ? Une série d’observations, d’abord sur les arcs en ciel qu’on peut voir se produire dans les fontaines, puis sur une grosse fiole. Conclusion : les deux arcsen-ciel ont pour cause une suite de réflexions et de réfractions, deux réfl. et 2 réfr. pour le plus termes, 1 réfl. et 2 réfr. pour le plus éclatant. 2. Quelle est la cause des couleurs en général ? Comment la lumière en vient-elle à engendrer des couleurs ? Cette deuxième question nécessite le recours à un nouveau modèle de l’arc-en-ciel, le prisme, ie. un triangle de verre. — Grâce à ce prisme, Descartes fait différentes expériences, qui vont lui permettre de comprendre qu’il y a deux choses et deux seulement qui sont nécessaires à la production des couleurs : l’existence d’une réfraction, l’isolement d’un faisceau, ie. sa délimitation nette. Autrement dit, pas besoin d’une surface courbe comme la fiole ou la goutte d’eau, pas besoin qu’il y ait deux réfractions, pas besoin de réflexion. — Il reste alors à dire comment la réfraction peut produire différentes couleurs. C’est ici qu’intervient quelque chose qui n’est plus de l’observation, mais une hypothèse sur la nature de la lumière. Descartes invoque à ce moment ce qu’il a déjà supposé dans la Dioptrique, à savoir que la lumière résulterait de la pression de petites boules. Pour Descartes, lorsqu’un rayon de lumière est réfracté, il entre par définition dans un nouveau milieu, et les boules qui composent ce rayon vont être amenées à ne plus toutes tourner de la même manière, ce qui va provoquer l’apparition de différentes couleurs. C’est ici que l’analyse cartésienne cesse d’être recevable du point de vue de la physique d’aujourd’hui. Pour la physique d’aujourd’hui, les couleurs qui apparaissent dans le prisme résultent de la décomposition de la lumière blanche. La lumière blanche est composée de rayons de 41 différentes longueurs d’onde, et ces rayons se réfractent de manière distincte. Pas un processus de modification du rayon lumineux, mais un processus de décomposition. — D’où finalement, ce que sont les couleurs pour Descartes : ce sont des apparences, engendrées par la plus ou moins grande vitesse de tournoiement des boules de matière subtile. Il conclut donc par une généralisation du résultat obtenu, niant la différence que les aristotéliciens faisaient avant lui entre de vraies couleurs (celles qu’ils supposent être dans les objets) et les couleurs apparentes (celles des bulles de savon, des arcs en ciel, des reflets, etc.). Puisque la seule chose qui existe dans les corps, c’est une capacité à faire tourner d’une manière ou d’une autre les boules de matière subtile, toutes les couleurs sont également des apparences, toutes ne sont que pour apparaître à un sujet constitué de telle manière qu’il perçoit les différents tournoiements. Les couleurs sont subjectives, non en ce sens qu’elles seraient perçues différemment par différents sujets, mais en ce sens qu’elles n’existent qu’à être perçues par un sujet. 3) Pourquoi l’arc en ciel n’apparaît-il que sous certains angles ? Observation : un angle déterminé entre la tache rouge, l’œil, et le centre de l’arc-en-ciel. Il va s’agir, maintenant qu’on a compris la façon dont l’arc-en-ciel était produit, de faire des calculs montrant que, étant donné l’enchaînement dont résulte l’arc-en-ciel, c’est seulement sous des angles donnés que l’arc-en-ciel est observé. Autrement dit, faisant l’hypothèse que l’arc-en-ciel est bien celle qu’on a dite, on en déduit à quel angle l’arc-en-ciel devrait se produire, et on vérifie que c’est bien cela qu’on a observé. Ce sont seulement ces calculs qui le convainquent que l’arc-enciel est bien produit de la même façon que le les couleurs du prisme, auparavant, il en doutait. Méthode, modèle et expérience dans l’explication de l’arc-en-ciel — La méthode Desc. nous dit que c’est l’explication de l’arc-en-ciel constitue la meilleure illustration de sa méthode. Or, non seulement aucune règle de la méthode n’est ici invoquée explicitement, mais on serait incapable de faire correspondre un passage précis de l’explication de l’arc-en-ciel à un et un seulement des quatre préceptes énoncés dans le Discours de la méthode (évidence, mise en ordre, mise en série du plus simple au plus complexe, vérification qu’on n’omet rien). La méthode au sens de Descartes n’est pas comme une recette composée de différentes étapes par lesquelles on n’aurait qu’à passer pour obtenir le résultat escompté ; il s’agit plutôt d’un ensemble de préceptes généraux 42 qui gouvernent globalement l’enquête. Il n’y a pas de règles de méthode, mais un effet-méthode. Reprendre les préceptes et montrer en quoi ils s’appliquent. — Les modèles Il faut ici distinguer deux espèces de modèle : * modèles comme la fiole de verre ou le prisme. Leur fonction est ici de décrire plus précisément le phénomène qu’on veut expliquer, soit qu’on l’agrandisse (une goutte d’eau remplacée par une fiole de verre), soit qu’on l’isole (le prisme pour la production des couleurs). Etant donné nos organes sensoriels, nous ne pouvons pas savoir par quel chemin le rayon lumineux en vient à produire une tache d’un rouge éclatant ou terne, nous ne pouvons pas distinguer les rayons lumineux sauf une fois qu’ils sont décomposés en différentes couleurs. Le modèle transpose le phénomène de manière à ce qu’il nous soit plus accessible. * modèles comme les boules de matière subtile. Entre la lumière que je vois et les boules de matière subtile qui sont supposées expliquer le phénomène que je vois, il y a bien une différence, qui n’est pas seulement une différence d’échelle. Différence de fonction aussi : la structure microscopique est supposée expliquer le phénomène macroscopique qu’est la lumière. — L’expérience Son existence : Descartes est très certainement un rationaliste, en ce sens qu’il pense que la raison est notre principal instrument pour découvrir la vérité, y compris en physique. Ce qu’on voit cependant sur cet exemple, c’est qu’il fait une large place à l’expérience, qui seule peut nous donner les informations nécessaires pour que nous décryptions correctement le monde. Son espèce : dans la mesure où elle fait intervenir des instruments et des calculs, il ne s’agit pas d’une observation commune, mais bien d’une expérience scientifique. Sa fonction : lorsque les premiers modèles interviennent, elle sert à spécifier le phénomène. Mais, à partir du moment où est avancée l’hypothèse que la lumière est une pression des boules de matière subtile et que les couleurs en sont des tournoiements, l’expérience n’intervient plus ; en particulier, elle n’intervient pas pour confirmer ou infirmer cette hypothèse fondamentale sur ce qu’est la lumière. 43