NarrationetlangagetranscendantalchezSchlegeletTieck 243
dehors. Telle est la première — et d’une certaine façon la dernière —
exigence des jeunes écrivains de l’Athenäum. On ne trouve donc dans la
Frühromantik nulle glorification de l’irrationnel, qu’il faudrait opposer
scolairement à la raison des Lumières, comme le voudrait ce cliché
tenace. On y trouve plutôt une critique elle-même éclairée des Lumières,
un refus des séparations induites artificiellement par une certaine ratio-
nalité aufklärer, et par suite l’exigence de réfléchir jusqu’au bout, dans
l’œuvre elle-même, l’acte même de faire-œuvre, aussi appelé «poiésis»
(création, fabrication, production). Le but de cette opération n’est pas
d’abord, à notre sens, de générer un «absolu littéraire», comme le pensent
Lacoue-Labarthe et Nancy (cf. Lacoue-Labarthe P. et Nancy J.-L., 1978).
Les romantiques ne se préoccupent pas unilatéralement de conquérir le
«propre» de l’œuvre, au sens de la propriété heideggérienne. Du moins
rien ne les amène à disqualifier simultanément le prosaïque ou le mon-
dain sans autre forme de procès et à les exclure du poème, comme le
croient encore ces commentateurs. Non seulement il n’y a pas de langage
pur ou épuré de toute compromission avec l’étant chez les romantiques,
mais en outre ils n’ont pas même selon nous la nostalgie d’un tel langage,
qui serait dès lors visé téléologiquement, à en croire la réception fran-
çaise canonique, passée par Blanchot.
Contentons-nous de l’une ou l’autre remarque à ce propos. L’œuvre
d’art totale, le «roman absolu» (celui qui, à en croire Friedrich Schlegel,
doit être à la fois fantastique, sentimental, lyrique, prosaïque, etc.), est
bien sûr visé depuis l’incapacité constitutive de tout discours à produire
un tel absolu transgénérique, mais celui-ci ne renvoie à aucun acosmisme.
Par ailleurs, l’autoréflexion de l’œuvre génère bien un rapport de tension
entre le système et le non-système, le fragment ou le chaos. Toute fois,
ces derniers concepts ne signifient pas seulement l’échec du système: ils
sont aussi bien valorisés pour eux-mêmes dans leur capacité à défaire
activement le système. La réflexivité de l’œuvre est la condition d’une
autocompréhension de l’homme par lui-même, en tant qu’il s’autolimite.
Elle est pour les romantiques — en ce sens fidèles au projet transcendan-
tal — la plus sûre garantie qu’aucune instance extérieure ne vienne la
censurer du dehors de façon arbitraire. Les limites sont partout rappelées,
mais elles relèvent d’une autolimitation de la poiésis, attentive aussi bien
à garantir son autonomie qu’à traduire sans cesse sa finitude. L’autoré-
flexion de l’œuvre est en ce sens soucieuse de produire activement de
l’altérité, car l’œuvre se nourrit de ses résistances — non pas pour les
digérer immédiatement dans la visée toujours déçue d’un absolu épuré,