L`autonomie en question

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Les Cahiers de la Santé
de la Commission
Communautaire Française
L’autonomie en question
25
Lien social et santé mentale
Sous la direction de Thierry Van de Wijngaert & François de Coninck
Fédération Francophone des Initiatives d’Habitations protégées
Les Cahiers de la Santé
de la Commission
Communautaire Française
L’autonomie en question 25
Lien social et santé mentale
Photo de couverture© : Pol Pierart
Pour Pol Pierart, les jeux de mots, omniprésents dans ses travaux, ne constituent pas une fin en soi. Il considère
que le but essentiel de l’art est d’entrer en relation: «C’est la photographie qui crée la relation du fait même que le
regardeur, pour appréhender le travail, est amené à comprendre quelque chose. Ce faisant, même s’il ne s’en rend
pas compte, il fait le travail… Voilà le nœud de la relation. Le côté ludique et l’humour sont autant de moyens de
renforcer le propos.»
Extrait d’un texte de présentation de l’artiste sur www.contretype.org
TABLE DES MATIERES
Introduction - Thierry Van de Wijngaert
8
1
Présentation des Initiatives d’Habitations Protégées
1.1 LES IHP dans le paysage des institutions de soins en santé mentale et d’aide sociale
Claude Petit
1.2 La variété des pratiques
Virginie Delarue, Pascale Bourgeois et Patrick Vandergraessen
1.2.1 La diversité de l’offre et des modalités de prise en charge
1.2.2 Trois étapes importantes d’un parcours en IHP
11
13
18
18
19
2
Abords de l’autonomie
23
2.1 L’autonomie : des prescrits légaux à la réalité clinique - Thierry Van de Wijngaert
24
2.1.1 Les coordonnées de l’Arrêté Royal
2.1.2 L’autonomie
2.1.3 L’aptitude
2.1.4 L’accompagnement
2.2 L’autonomie, un abord sociologique - Jean De Munck
30
2.2.1 L’aptitude
2.2.2 Le rapport au Politique
2.2.3 Le concept d’autonomie
2.3 L’autonomie : un abord clinique - Philippe Fouchet
34
2.4 Contributions des représentants du monde politique 36
2.4.1 Des pratiques singulières et innovantes, au plus près des usagers
2.4.2 Les tensions entre le monde vécu et le système conçu
2.4.3 Les enjeux cliniques et politiques de la réorganisation des soins de santé mentale
3
3.1 3.1.1 3.1.2
3.1.3
3.1.4
3.2 3.2.1
3.2.2
3.2.3
3.2.4
3.3
3.3.1
3.3.2
3.3.3
3.3.4
3.4
3.4.1
Dix thématiques concrètes en rapport avec l’automonie
41
Difficultés d’autonomie : Symptôme psychique ou carence éducative ?
43
Savoir se séparer de l’institution et vouloir s’en séparer
Quand les troubles psychiques limitent les capacités d’apprentissage
Pas de perspective éducative sans construction du cas
Prendre la mesure de la fonction du symptôme :
l’accueil de la psychose au Club André Baillon - Manuelle Krings
47
Les activités : En faut-il ? Qu’en attend le résidant ? Qu’en espère l’équipe ?
51
S’approprier de nouvelles expériences
Le plan de services intégré, au rythme de chacun.
Les activités, satisfaction subjective et production de lien social
L’emploi et le travail pour les résidants en IHP - Fondation Julie Ranson
58
Le rapport au contrat : fonction structurante du cadre et nécessité de souplesse ?
59
La revendication de liberté pour éloigner l’envahissement de l’Autre
Le cadre au service de l’opération thérapeutique.
Inventer le lien social au-delà de la transgression
Les « mensonges » et les non-dits - Fondation Julie Ranson
65
Les vertus de l’accompagnement minimaliste : quand les exigences ne sont pas de mise.67
Chercher la juste mesure
3.4.2 Eviter l’angoisse
3.4.3 La qualité ne dépend pas de la quantité
3.5 Hygiène : Comment pouvez-vous accepter ça ?
3.5.1 La question du « territoire »
3.5.2 L’interdépendance des rapports du sujet au corps, à l’espace et à l’autre.
3.6 Le temps nécessaire : des séjours brefs et des séjours dont on ne voit pas la fin.
L’ihp comme expérience et/ou comme cadre minimal.
3.6.1 Mais qu’est-ce que le progrès ?
3.6.2 La valeur des petits changements, les dangers de la routine
3.6.3 « L’apprivoisement » et le tissage de liens.
3.6.4 Le temps d’établir un lien protecteur
3.7 « On m’envoie chez vous ». La motivation du candidat : injonction thérapeutique,
souhait de l’entourage et/ou du désir de la personne ?
3.7.1 Il n’y a pas de « bonnes demandes », il n’y a que des « rencontres engageantes »
3.7.2 L’importance du contexte institutionnel et relationnel du demandeur
3.7.3 La construction des possibilités du séjour dans sa singularité.
3.8 Travailler avec les familles : entre nécessité et impossibilité
3.8.1 Même à distance, tenir compte de la famille et des proches
3.8.2 Variabilité de l’implication des familles
3.8.3 La famille : s’en enseigner, l’aider à trouver la juste distance
3.9 Les résidants en post-cure dans le cadre d’une mise en observation
et d’une mesure de défense sociale : comment articuler des logiques différentes ?
3.9.1 Dépasser l’antagonisme
3.9.2 Accompagner se conjugue avec protéger, pas avec surveiller
3.9.3 La nécessité d’une pratique de réseau, propre à l’accompagné
3.10 L’accompagnement de résidants présentant des assuétudes
nécessite-t-il des dispositions particulières ?
3.10.1Fonction de l’assuétude et pouvoir de la parole
3.10.2Savoir faire avec l’assuétude… sans oublier les autres
3.10.3Entre la jouissance de la drogue et la fragilité des liens…
4
Relances
4.1 Autonomie et « auto-séparation » - Alfredo Zenoni
4.1.1 Les impasses de l’autonomie
4.1.2 Une approche clinique
4.1.3 Les impasses de la relation.
4.1.4 Pour une approche clinique globale
4.1.5 La séparation de soi ou « l’auto-séparation »
4.1.6 Logique d’un accompagnement
4.2 Les lois de l’incertitude et de l’autonomie : Pour une approche clinique
de la condition politique - Dan Kaminski
4.2.1 Le bon teint de l’autonomie
4.2.2 Le bon ton de la critique
4.2.3 Pour une autonomie clinique
Remerciements
74
81
85
92
99
107
113
115
123
129
Avant-propos.
On utilise le terme « autonomie » de multiples façons et dans de nombreux domaines. Dès lors, il est justifié de se demander s’il peut être considéré comme un concept clairement défini. C’est à partir de cette
question qu’en 1983, le célèbre “Colloque de Cerisy” avait réuni des scientifiques de différentes disciplines sous le titre : « L’auto-organisation, de la physique au politique »*. Ce fut une étape importante pour
prendre la mesure de la complexité en jeu quand on veut aborder l’autonomie et un résultat non négligeable fut d’en relativiser la portée en soulignant que toute entité est prise dans un contexte qui rend la
dite autonomie impensable sans son articulation à la notion d’hétéronomie. Par ailleurs, tout récemment,
dans «La société du malaise »**, le sociologue Alain Ehrenberg a consacré à cette thématique un chapitre
particulièrement enseignant intitulé « De l’autonomie comme aspiration à l’autonomie comme condition». L’auteur y décortique avec minutie les aspects idéologiques et éthiques du discours socio-politique
des années 60 à nos jours. Il confirme la thèse qui était le point de départ de notre réflexion : l’autonomie
est devenue un idéal, si pas une injonction pour tous, même pour les plus démunis d’entre nous.
Le présent ouvrage constitue une étude qui mesure l’écart entre la définition d’objectifs pris dans ce discours et les subtilités des situations concrètes. Ces dernières mettent en évidence les difficultés, voire les
ravages que peut ou pourrait générer l’absence de distanciation de ce qui est présenté comme une valeur
au-dessus de tout soupçon, un désir évident pour chacun, une nécessité sociale ou encore une source
d’épanouissement, de bonheur et de santé…
La Fédération Francophone des Initiatives d’Habitations Protégées étant à l’origine de cette recherche,
nous sommes évidemment partis de l’expérience de ce secteur en matière d’autonomie. Elle avait donné
lieu à une journée d’étude en 2007.
L’intérêt de cet ouvrage, s’il permet de découvrir ce secteur, tient surtout aux réflexions plus générales
qui en découlent et qui sont riches d’échos et d’enseignements pour ceux qui s’intéressent à l’impact de
la promotion de l’autonomie dans de très nombreux secteurs dont ceux du social, de la santé physique
autant que mentale, tout comme pour ceux qui se préoccupent d’éducation et plus largement du « vivre
ensemble ».
Nous remercions tout particulièrement Monsieur Benoît Cerexhe, Ministre de la Santé de la Région de
Bruxelles Capitale, la Commission Communautaire Française et Question Santé grâce à qui cet ouvrage a
pu être publié.
* L’Auto-organisation, de la physique au politique, sous la direction de P. Dumouchel et J.-P. Dupuy. Ed.
Seuil 1983.
** La Société du malaise, A. Ehrenberg, Ed. Odile Jacob 2010.
7
Introduction
Par Thierry Van de Wijngaert1
L’autonomie est un idéal contemporain indissociable de l’individualisme régnant. Qui oserait
aujourd’hui prétendre que ce n’est pas une valeur
que d’être autonome ? Ceci est particulièrement
vrai dans le champ de la santé mentale. Les
institutions qui en font partie sont le plus souvent
orientées par la perspective de faire évoluer les
capacités de tout individu de manière à ce qu’il
puisse se débrouiller en étant le plus indépendant
et le responsable possible. Certains auteurs
qui ont particulièrement réfléchi à la question
émettent pourtant des réserves par rapport à
cette lecture trop simpliste : Alain Ehrenberg
démontre notamment que l’autonomie est une
contrainte de masse de nature idéologique2 ;
d’autres soulignent avec force que l’autonomie
implique avant tout pour un individu de « savoir
y faire » avec les ressources autant qu’avec les
contraintes de son environnement, remettant ainsi
l’accent sur le fait que l’autonomie ne saurait se
penser que dans la perspective du lien à l’autre.
Si l’articulation entre l’autonomie et le lien social
paraît donc évidente, il reste indispensable de
l’élaborer sur le plan conceptuel, mais aussi
d’en tirer les conséquences pour penser nos
pratiques.
et au désir de l’Autre. De ce point de vue, la
réalité psychique et la réalité sociale sont faites
d’une seule et même étoffe.3 In fine, prendre en
compte l’une sans l’autre ne peut mener qu’à des
impasses dans l’accompagnement de ceux qui
s’adressent aux diverses structures d’aide et de
soins.
C’est donc une nécessité de penser cette
articulation entre l’autonomie et le lien social
qui a poussé la Fédération Francophone des
Initiatives d’ Habitations Protégées en Belgique
à organiser, en octobre 2007, un colloque sur le
thème : « L’autonomie en question(s) ».
Que cette préoccupation soit si vive au sein de nos
institutions n’est pas un hasard. L’Arrêté Royal
du 10 juillet 1990 qui fixe les normes d’agrément
des Initiatives d’Habitations Protégées, même
s’il permet aux institutions de rester créatives
et d’être en phase avec l’évolution de la réalité
psychosociale à laquelle elles sont confrontées,
est rédigé dans un langage qui fait la part belle
à l’autonomie, entendue essentiellement du
côté de l’acquisition d’aptitudes. Indirectement,
ce discours promeut la dimension pédagogique
du lien social. Or, l’accompagnement de sujets
souffrant de divers troubles psychiques nécessite
d’inventer d’autres modalités de liens dans
l’accompagnement.
Cette réflexion à construire est d’autant plus
pressante que les missions et les modalités
d’évaluation définies par les pouvoirs publics
se réfèrent très largement à cette conception
problématique de l’autonomie qui fait fi de la
question du lien social, dans une modélisation
simpliste qui n’intègre pas suffisamment la
complexité inhérente au fait de « faire lien »
pour les êtres parlant que nous sommes.
L’appropriation d’un savoir-faire est inséparable
d’un champ relationnel dont la trame de fond est
constituée par le rapport de chacun à la demande
Si les coordonnées légales de nos pratiques
nous questionnent, l’élément déclencheur
de notre désir de faire le point publiquement
sur ces pratiques – dont ce colloque a été un
temps fort – fut la publication en 2003 d’une
recherche interuniversitaire, menée en Belgique
francophone, qui nous avait particulièrement
interpellés. Elle s’intitule « Santé mentale et
1. Psychanalyste, coordinateur de l’IHP « Prélude » à Bruxelles, président de la FFIHP.
2. Alain Ehrenberg « l’individu incertain » Pluriel Hachette 1995 et « la fatigue d’être soi » Odile Jacob 1998
3. Jacques Alain Miller, Vers Pipol 4, la Lettre Mensuelle N°261 p.26 Ed. Ecole de la Cause Freudienne
8
citoyenneté : les mutations d’un champ de
l’action publique »4. Il faut certes rendre hommage
à cette recherche qui retrace de façon limpide et
instructive l’histoire et l’évolution du discours et
de l’action publique en matière de santé mentale.
Il est loin, aujourd’hui, le temps d’une conception
essentiellement asilaire de la folie, traitée d’abord
comme désordre publique. Mais ce qui nous a
intéressés plus particulièrement dans ce travail,
c’est que les chercheurs y mettent en évidence
l’importance croissante, depuis une vingtaine
d’années, de l’idéal d’autonomie associé à
une série de mots-clés comme « insertion »,
« contrat », « activation des capacités »,
« responsabilisation ». Ils soulignent également
la mise en valeur du terme « accompagnement »,
qui a la particularité d’être en usage et dans le
champ de l’aide sociale et dans celui des soins
thérapeutiques. Ils en déduisent la promotion
d’une attente du « prestataire » – l’aidant ou le
soignant – vis-à-vis du « bénéficiaire » – le patient
ou l’usager : ce dernier devrait pouvoir demander,
s’activer, se socialiser ; déterminer ses besoins
et s’impliquer rationnellement dans un contrat
d’accompagnement. Très simplement, on serait
passé d’une pratique où il s’agit de faire à la place
des patients dits « aliénés », pris comme objet de
soins, à une pratique où il s’agit de faire avec un
individu doté de « capacités pouvant faire l’objet
d’une optimalisation ». Si, de fait, on est ici fort
loin de l’idée d’aliénation mentale, peut-être s’en
éloigne-t-on un peu trop : on peut notamment se
demander où passe, dans cette lecture, ce qui
déborde le sujet à son insu, ce qui le parasite
de temps à autre de manière souvent inopinée.
La démarche critique des chercheurs consistait
donc à interroger cette exigence d’autonomie et,
pour ce faire, ils ont pris – entre autres – comme
champ d’investigation le secteur des IHP, car
il constitue un dispositif relativement nouveau
de l’action publique qui se trouve entièrement
pris dans cette sémantique. Il est évident que
l’Arrêté Royal précité recourt explicitement à ce
vocabulaire et aux idéaux qui le fondent. Dans la
foulée, la recherche a raison de mettre en avant
le fait que nous sommes pris dans des questions
sous-jacentes, comme celle de la conditionnalité
du séjour, ou que nous sommes placés devant des
dilemmes particuliers – ainsi du tiraillement des
pratiques d’accompagnement entre, d’une part,
la protection de la personne et, de l’autre, son
activation, son incitation et la contractualisation
de l’aide. Mais là où le bât blesse, c’est qu’il
ressort de ces travaux que les praticiens seraient
entièrement dupes de ce discours de type
managérial, issu du monde de l’entreprise : à
lire leurs conclusions, il n’y aurait quasiment
plus de différence de fond entre le « coaching »
dans l’entreprise et l’accompagnement en santé
mentale. Or c’est loin d’être le cas et ce discours
méritait, en conséquence, d’être corrigé et
nuancé.
Pour ce faire, ce colloque a fait une large place à
des travaux ancrés dans nos pratiques, partant de
situations de terrain. Les participants aux débats
venaient d’horizons divers ; tous ont reconnus la
pertinence du questionnement, des réflexions
produites et des échanges menés lors de cette
journée pour l’ensemble des institutions en santé
mentale, et même au-delà.
L’ensemble des débats et des interventions en
séance plénière et dans les ateliers a été enregistré
et retranscrit, et les enseignements produits par ce
colloque se sont révélés d’une grande richesse et
d’une belle diversité. Aussi ce matériau brut a-t-il
servi de point de départ à l’écriture de cet ouvrage
collectif, qui formalise ainsi les enseignements
dégagés de cette lecture à plusieurs de nos
pratiques en IHP, auxquels ont été ajoutés des
apports complémentaires, spécifiquement choisis
parce qu’ils venaient affiner de façon pertinente
l’une ou l’autre des thématiques travaillées au
cours du colloque, ou qu’ils proposaient une
relecture de l’ensemble du travail réalisé autour
de cette question de l’autonomie, en ouvrant
d’autres questionnements.
Cet ouvrage débute par la présentation de
ce dispositif de soins spécifique que sont les
Initiatives d’Habitations Protégées, lequel
peut être comparé à des dispositifs qui s’en
rapprochent dans d’autres pays 5.
4. J. DE MUNCK, J.-L. GENARD, O. KUTY, Santé mentale et citoyenneté : les mutations d’un champ de l’action publique, Collection
Problèmes actuels concernant la cohésion sociale, Gent Academia Press, 2003, 180 pages.
5. L’exemple le plus proche en France, ce sont probablement les « appartements thérapeutiques »
9
Le deuxième chapitre regroupe des abords
scientifiques et politiques de la question de
l’autonomie, à partir d’un texte qui expose en
détails l’hiatus entre les prescrits légaux et la
réalité de l’accompagnement psycho-sociothérapeutique. Après les apports théoriques des
professeurs Philippe Fouchet, de la Faculté de
psychologie de l’Université Libre de Bruxelles
(ULB) et Jean Demunck, de la Faculté des
sciences politiques et sociales de l’Université
Catholique de Louvain (UCL), nous avons repris,
en les synthétisant, les principales réflexions
des différents représentants du monde politique
qui avaient acceptés de se mettre au travail avec
nous.
des réflexions individuelles de praticiens, soit des
compte-rendu de débats entre des praticiens issus
du secteur des IHP, sur une série de questions
connexes aux thématiques abordées 6.
Enfin, nous clôturons cet ouvrage par deux
contributions majeures qui constituent de
véritables relances pour la réflexion sur
l’autonomie, sur les plans clinique et politique.
D’une part, Alfredo Zenoni, docteur en
psychologie clinique, psychanalyste disposant
d’une longue expérience de travail en institution 7,
nous propose de nouvelles références théoriques
pour approfondir la dimension psychique de
la thématique, en la mettant en perspective
avec la notion clinique d’« auto-séparation ».
D’autre part, Dan Kaminski, professeur à l’école
de criminologie de l’UCL, développe une lecture
de notre travail qui permet au lecteur de saisir
avec beaucoup de nuances la portée politique
de l’ensemble des thématiques qui auront été
travaillées dans cette réflexion collective, initiée
par la Fédération des Initiatives d’habitations
protégées et formalisée dans cet ouvrage.
Le troisième chapitre développe la question de
l’autonomie associée à dix thématiques ciblées
qui font l’objet des préoccupations constantes
des intervenants en santé mentale, et qui
furent mises au travail dans les ateliers. Des
contributions complémentaires à ce matériau issu
de notre journée d’étude ont été insérées dans
ces chapitres pour étayer le propos ça et là – soit
6. Ces débats ont eu lieu à la Fondation Julie Renson, qui accueille depuis 1995 le séminaire mensuel des intervenants des Initiatives d’Habitations Protégées.
7. L’enseignement d’Alfredo Zenoni à ce propos est repris dans son ouvrage « L’Autre pratique clinique » récemment paru aux
Editions Eres, collection Point hors ligne, 2009.
10
1. Présentation des Initiatives d’Habitations Protégées
- Le patient : « J’y vais, c’est un logement »
- Le service de santé mentale : « Vous savez, ce n’est pas un simple logement :
il y a une convention à respecter, une équipe pour l’accompagnement
et un médecin responsable. Les appartements supervisés sont… »
- Le patient : « C’est pour m’épier, je sais ! »
- Le service de santé mentale : « On les appelle des habitations protégées »
- Le patient : « Protégées de quoi ? »
1.1. LES IHP dans le paysage des institutions de soins
en santé mentale et d’aide sociale
Claude Petit8
Il me serait difficile d’être quelque peu complet
sans évoquer, comment l’Initiative d’Habitations
Protégées s’est progressivement inscrite dans le
paysage institutionnel psychiatrique, toujours
en mouvement depuis plus de trente ans. Il y a
donc plus d’un quart de siècle que les premiers
pionniers se lançaient « corps et biens » dans une
aventure qui visait à permettre à des malades
mentaux, trop souvent hospitalisés pour de
longues durées, de vivre la vie de Monsieur et
Madame « tout le monde ».
suffisamment présent que pour leur permettre
de mesurer l’urgence qu’il y avait à entamer des
changements indispensables ; quant à l’avenir, il
était à eux, en ce qu’ils constituaient la première
vague d’un courant réformateur qui allait durer,
à tout le moins, trois décennies. Ce courant fut
caractérisé, entre autres, par la généralisation
des centres de santé mentale, l’émergence des
communautés thérapeutiques, la reconnaissance
du sens qu’il y avait à développer de plus petites
unités d’hospitalisation, aux dimensions plus
confidentielles. Les hôpitaux psychiatriques ou
les asiles, enfin rangés parmi les établissements
de soins, leur emboîtèrent le pas et osèrent le
développement d’activités intra et extra-muros ;
leurs grilles s’ouvrirent peu à peu au monde
extérieur.
Les plus anciens ici présents se souviendront
des expériences anglo-saxonnes orientées vers
une thérapeutique participative, au cours de
laquelle le patient devenait l’acteur même de
ses propres soins. Le docteur Cooper, à Londres,
dirigeait le « Pavillon 21 » : Il y accueillait des
psychotiques dans un cadre plus convivial, au
sein même d’un creuset ouvert à d’éventuels
épisodes critiques. Il initie ensuite Kingsley Hall,
une communauté thérapeutique établie dans
l’Est de Londres. Ce courant antipsychiatrique
des années soixante-septante, porté également
par les docteurs Laing et Esterson, relayé un peu
plus tard en Italie par le Docteur Basaglia qui
fut à l’origine de l’abolition des asiles italiens,
ouvrit certainement les portes d’une révolution
institutionnelle. C’est donc durant cette période
quelque peu extrême, fortement marquée
par ce courant antipsychiatrique – qui n’a fait
l’unanimité ni dans la communauté scientifique
ni sur le plan politique – que ceux qui furent à
l’origine des premières habitations protégées
puisèrent leur inspiration. Ceux d’entre nous qui
prirent le train, démarrant de l’extrahospitalier
au début des années septante, ont eu la chance
d’entrer dans le monde de la psychiatrie à cette
époque charnière. Le passé, avec son cortège
de méthodes et d’idées archaïques, était encore
Les IHP s’inscrivent donc dans la suite logique d’un
processus largement entamé avant leur naissance
et y participèrent selon des modèles parfois fort
différents. Il faut préciser que les IHP trouvent
leurs origines dans les volontés conjuguées de
travailleurs issus du terrain hospitalier et du terrain
ambulatoire – encore jeune à l’époque – ainsi que
des pouvoirs organisateurs d’institutions parfois
ancestrales. Nous n’avons pas à avoir honte de
nos origines – nombre d’IHP qui vous accueillent
ici, à La Marlagne, n’auraient jamais vu le jour
si les pouvoirs organisateurs de ces institutions
n’avaient joué le jeu et mis les moyens financiers
nécessaires sur la table. Le relais par les pouvoirs
publics n’est venu que par après et, pour certains
aspects de notre quotidien, se fait encore attendre
dix-sept ans plus tard – la loi fixant le cadre des
habitations protégées datant de juillet 1990.
L’habitation protégée a vocation à être un lieu
transitionnel ; elle est l’interface entre le lieu
de la cure – le plus souvent l’hôpital – et la rue,
8. Vice-président bruxellois de la FFIHP.
13
laquelle est le symbole de l’autonomie retrouvée,
d’un confort sanitaire suffisant, se révélant par
ailleurs, au cours du temps, le témoin privilégié
d’un changement de mentalité à l’égard des
« fous ».
L’habitation protégée est d’abord un lieu de vie :
le « chez soi » de ceux qui vivent parmi nous.
le pays et regroupent les différents acteurs de
la santé mentale au sein d’une même région –
hôpitaux psychiatriques et généraux comptant
un service de psychiatrie, centres de santé
mentale, maisons de soins psychiatriques,
initiatives d’habitations protégées, structures
sous conventions INAMI. Le grand mérite de ces
plates-formes fut et est d’avoir mis en présence
des acteurs aux populations cibles parfois fort
différentes, de les avoir fédérés à l’occasion
de leurs travaux et/ou de leurs recherches
conjointes.
Lors des premières tentatives politiques d’assainir
les dépenses de la sécurité sociale, dans les
années quatre-vingt, le gouvernement confia au
professeur Groot une étude qui vint à terme en
1989 et donna lieu à deux réformes : l’une en
1990, l’autre en 1999. De ce rapport, qui fait date
dans l’histoire de la politique en matière de soins
de santé mentale, en ce qui nous concerne, nous
retiendrons les conclusions suivantes. Désormais,
il s’agit de :
- Les Maisons de Soins Psychiatriques : ce sont
des institutions dont le caractère médical est
relativisé par le législateur lui-même – le texte dit
que ces structures sont destinées à accueillir des
patients qui ne nécessitent pas de soins médicaux
permanents. Selon les modèles initiés, les MSP
se révèlent dynamiques ou non ; elles peuvent
donc autant être « resocialisantes » qu’être les
répliques modernes des asiles d’autrefois.
- traiter activement le patient psychiatrique ;
- développer la prévention ;
- coordonner, intégrer et assurer la conformité
des soins ;
- resocialiser et traiter le patient dans son propre
milieu ;
- réduire le nombre de lits psychiatriques ;
- reconvertir les lits hospitaliers – la réalité
démontra très vite que, selon des programmations
remontant aux années quatre-vingt, le nombre
de lits psy avait « explosé » en Flandre et en
Wallonie ;
- développer les services extrahospitaliers ;
- transférer les patients qui n’ont pas leur place
dans le secteur psychiatrique vers des institutions
plus adaptées – le professeur Groot songeait aux
handicapés qui étaient encore trop souvent, à
l’époque, hospitalisés quasi définitivement et
aux personnes âgées atteintes de démence.
- Les Initiatives d’Habitations Protégées : contrairement aux Plates-formes et aux Maisons de
Soins Psychiatriques, celles-ci existaient déjà.
En l’occurrence, le législateur plaçait donc juste
un cadre autour du tableau – ce cadre respecte
l’œuvre et il me paraît indispensable de le
souligner.
Soucieux de privilégier le débat plutôt que de
monopoliser un temps de parole précieux 9,
j’embraierai vers les nouveautés, les espoirs que
nous forgeons toujours et, dans la foulée, je dirai
un mot également de tout ce qui vient aujourd’hui,
sur le plan politico-administratif, grignoter, sinon
usurper le temps thérapeutique.
Je commencerai par évoquer le fait que l’IHP s’est
récemment enrichie d’un membre de personnel
supplémentaire, en vue de favoriser ce qui
s’appelle désormais « l’activation journalière »
des résidants. Ce collaborateur équivaut, en
termes de temps de travail, à un temps-plein
supplémentaire par tranche de quarante places.
Dans la foulée, le gouvernement fédéral édicta les
modifications nécessaires à la loi sur les hôpitaux
et détermina le cadre légal de trois nouvelles
structures :
- Les plates-formes de concertation pour la santé
mentale : elles sont au nombre de treize pour
9. Pour les textes de loi, les Arrêtés royaux, les normes en vigueur et leurs commentaires, nous renvoyons le lecteur à toute une
série de sources faciles d’accès, notamment sur internet, et entre autres sur le site de notre Fédération : www.ffihp.be.
14
De façon sommaire, l’activation consiste à
organiser des activités au bénéfice des résidants
ou à favoriser la recherche et l’intégration de
ceux-ci dans des zones d’activités spécifiques. Il
va sans dire que cet apport fut le bienvenu et nous
a permis d’élargir le champ de nos disponibilités.
toujours dépourvue d’un financement suffisant.
De surcroît, des disparités sont apparues entre
les différentes Régions du pays, qui entament le
droit des personnes à l’égalité des soins de santé.
La Communauté flamande octroie des subsides
en matière de construction, d’acquisition et
de restauration de bâtiments ; la Commission
communautaire française (COCOF), qui est
donc compétente pour les structures unilingues
francophones à Bruxelles, s’est sensiblement
alignée sur les dispositions flamandes ; quant à la
Commission communautaire commune (COCOM)
de la Région de Bruxelles-Capitale, sans rien
systématiser, elle a apporté à trois reprises une
contribution aux frais de rénovation des locaux.
Enfin, pour ce qui est de la Région Wallonne,
nous ne lui connaissons aucune intervention
particulière à l’heure de faire cet exposé. Nous
sommes donc loin d’une politique fédérale en
cette matière ; c’est paradoxal quand on sait que
la réglementation-cadre est fédérale, de même
que le financement des structures par l’INAMI et
le SPF Santé Publique.
Ensuite, je soulignerai que certains d’entre
nous se sont lancés dans l’expérience des SPAD
– les soins psychiatriques à domicile. Financé
par l’Etat fédéral, ce nouveau concept de soins
réunit dans un même objectif une IHP – qui est
la responsable du projet –, un service intégré
de soins à domicile et un hôpital ou un service
psychiatrique ; d’autres partenaires peuvent
s’ajouter à cette liste. Il s’agit bien, dans ce cas,
d’organiser la coordination des soins autour du
patient – entre le médecin généraliste, l’assistant
social, l’infirmière à domicile, le psychiatre, etc.)
et de soutenir les intervenants qui n’ont parfois
aucune formation psychiatrique, comme les
aides familiales. Ce service gratuit est ouvert à
toute personne qui le désire et n’est donc pas
réservé aux personnes venant des institutions
organisatrices.
Certains se souviendront qu’il y a six ans,
déjà, nous dénoncions le fait que le référent,
l’accompagnateur, le travailleur de terrain doit
être une femme ou un homme-orchestre : capable
de mener des entretiens sociaux et de faire preuve
de soutien, il doit aussi connaître la législation
dans toute une série de matières, accompagner
le résidant à travers des activités de la vie
journalière ; il est régulièrement téléphoniste,
permanent et réceptionniste et, à l’occasion, il
doit aussi être chauffagiste, plombier, électricien,
comptable, secrétaire, quand il ne doit pas
encore s’occuper lui-même du nettoyage. Enfin,
le Résumé Psychiatrique Minimum (RPM) n’a plus
aucun secret pour lui et il est, bien sûr, de garde
24h/24h. Vous l’aurez compris : le travailleur en
IHP se doit d’être polyvalent, à défaut de quoi
il ne peut survivre dans nos structures. Ceci
pour dire que nous continuons à revendiquer le
financement d’un appoint logistique afin de palier
l’entretien, la rénovation et l’administration de
nos habitations. Des promesses ont été faites,
non concrétisées à ce jour. Nous continuons
donc, chaque fois que l’occasion se présente,
d’enfoncer le clou – quand je vous disais
que nous devions nous armer d’outils ! C’est
Enfin, plusieurs projets-pilotes se sont
développés au sein des IHP par le biais de
conventions particulières avec les Services
Publics Fédéraux Santé et/ou Justice : ainsi des
projets relatifs à la prise en charge spécifique de
personnes sous statut de défense sociale ou des
projets de développement d’IHP spécifiques aux
jeunes relevant des juridictions de la jeunesse.
Ces conventions lient non seulement l’IHP mais
aussi, selon le cas, des unités hospitalières et
des maisons de soins psychiatriques. La portée
de ces conventions dépasse le champ classique
de la cure hospitalière et de l’hébergement posthospitalier ; en effet, tant en amont qu’en aval de
leur intervention, elles donnent lieu, en principe,
au développement de suivis personnalisés.
Je me dois de revenir quelques instants sur
un sujet qui n’est pas étranger à la question
de l’autonomisation, du fait qu’il concerne les
moyens nécessaires à la réalisation de nos
missions. En 2007, soit dix-sept ans après la
détermination du cadre légal, l’IHP se trouve
15
l’occasion de souligner qu’un vocable, qui n’a
rien de péjoratif, nous détermine bien : nous
sommes des thérapobricoleurs, bien plus que
des bricothérapeutes, comme on entend parfois.
Ce colloque est une occasion supplémentaire
de souligner ce qui nous manque pour mener à
bien nos missions, et ces revendications, toutes
mesurées, s’inscrivent donc au passif d’un bilan
globalement positif de quinze ans de pratiques.
considérablement sans que, jusqu’à ce jour,
personne ne puisse certifier son apport positif
à nos pratiques. Plus récemment s’annonçait, à
travers les dits « projets thérapeutiques », la mise
en œuvre de concertations institutionnelles autour
du patient et de concertations transversales, entre
partenaires de projets. Depuis deux ans, tant au
sein des hôpitaux, des centres de santé mentale,
des IHP, des structures sous conventions INAMI
que des MSP, ainsi que lors de multiples réunions
organisées par les plates-formes de concertation,
des centaines d’entre nous, dans l’ensemble
du pays, discutent et réfléchissent à la mise
en œuvre de ces missions. Simultanément, ce
sont des dizaines de techniciens, de chercheurs
qui tentent d’élaborer des protocoles de
recherches, développent des outils statistiques,
etc. L’inventaire – que personne n’a encore
réalisé à ce jour, mais serait-il seulement
possible de le faire ? – de tous les acteurs de
terrain qui sont mobilisés dans le cadre de ces
nouveaux dispositifs – gestionnaires, médecins,
psychologues, infirmiers, assistants sociaux, etc.
– devrait donner des résultats édifiants en terme
de temps et de moyens financiers empruntés à
la mission thérapeutique qui est et doit rester
notre activité essentielle. Je veux par là souligner
à quel point nous sommes en train de devenir
insidieusement les instruments d’une politique
à vocation économique, managériale, à l’égard
d’un secteur dont la mission ne peut se résumer à
une succession d’actes techniques quantifiables.
Les malades mentaux sont le plus souvent brisés
par leur pathologie. Quelle que soit l’approche
dont nous nous réclamons pour mener à bien
nos missions, celles-ci ne peuvent se résumer
à la mise en place d’un emplâtre ou d’un
pansement, comme à la délivrance de quelques
potions plus ou moins magiques. Les personnes
malades le sont également de leur origine, de
leur contexte familial, d’une éducation trop rigide
ou au contraire laxiste, etc. La symptomatologie,
entendue comme système de classification
et d’orientation exclusive des patients ne
saurait suffire à définir le processus de soins à
poursuivre, comme si tous étaient issus du même
moule. Il s’agit toujours, au cas par cas, de se
mettre autour de la table pour le patient. Nous
le faisons déjà depuis de longues années, avant
même l’invention par certains d’une concertation
Je conclurai mon exposé en abordant ce que
j’appelle « l’usurpation du temps thérapeutique ».
Il convient ici de prendre la mesure du temps qui
s’est écoulé depuis cinquante ans – les premiers
neuroleptiques datent de 1953-1955 – et, plus
particulièrement, depuis ces trente dernières
années. Durant cette période, il est vrai que
certains ont innové tout azimut ; ces innovations
se sont concrétisées, en ordre dispersé, et ont
formé très certainement un extraordinaire forum
de discussion et de réflexion, toujours en cours. Au
centre de ces débats, il y avait et il y a toujours le
patient, le résidant : l’énergie que les travailleurs,
les équipes mettent dans nos concertations
interinstitutionnelles a encore et toujours pour
commun dénominateur l’avenir de ceux et celles
qui nous font confiance. J’ai pourtant quelques
craintes pour l’avenir du sujet qu’est le résidant.
Et, en guise de conclusion, j’aimerais partager
avec vous ces craintes. Au-delà de ce partage,
il y a évidemment le secret espoir que certaines
personnes présentes en témoignent auprès
de ceux qui réfléchissent à l’avenir du terrain
psychiatrique, de nos institutions et des soins qui
constituent ou devraient constituer l’essentiel de
nos activités. En disant cela, je tiens à souligner que
nous ne sommes pas automatiquement opposés
à revisiter nos pratiques professionnelles, pourvu
que cela puisse conduire à une plus grande
efficacité thérapeutique et garantir un meilleur
service à la population.
Toutefois, je mettrai un bémol à mon optimisme
en la matière. Depuis une dizaine d’années, nous
assistons à l’émergence de missions confiées
par les pouvoirs publics aux fins, plus ou moins
avouées, d’améliorer les soins, de rationnaliser
les actes – comme ce fut le cas pour les soins
en médecine somatique – et, partant, de réduire
le coût des soins de santé mentale. Le RPM, par
exemple, nous a mobilisé et nous mobilise encore
16
réputée « organisée ». Nous continuerons la
concertation à vocation thérapeutique si les
décideurs nous en donnent et/ou nous en
laissent les moyens. Aujourd’hui, ces moyens
dans l’intérêt supérieur du patient, diminuent.
Au travail de l’écoute – indispensable –, de la
prise en charge individuelle et collective vient
s’ajouter un fatras de missions d’investigations,
de recherches, de compilations statistiques, de
réflexions souvent fortes éloignées des intérêts
même du traitement. Notre revendication de
travailleurs de terrain en IHP s’élargit, du fait de
la spécificité psychiatrique, à tous les aspects de
la prise en charge : du premier au dernier maillon
de la chaîne des soins nous ne pouvons nous
isoler de nos partenaires au sens le plus large
du terme. L’individu pour lequel nous participons
au processus de soins est un tout – un tout qui,
fort heureusement, est passé d’objet de droit
à sujet de droit durant la fin du siècle dernier.
Aujourd’hui, nous refusons qu’il devienne, en ce
début de XXIème siècle, objet de recherches et
d’investigations diverses, voire qu’il ne soit plus,
in fine, qu’un seul enjeu statistique, économique,
comptable dans une grande machinerie.
Son sens se trouve dans son inscription au sein
du tissu urbain ou rural, où elle se confond avec
l’habitat des quartiers ou du village. Elle trouve
également son sens dans la démédicalisation de
la maladie mentale qu’elle emporte : pas de
médecin in situ, pas de tablier, ni d’uniforme.
Le résidant est d’abord chez lui, un « chez lui »
partagé, certes, mais un chez lui d’abord. Inscrire
l’Habitation Protégée dans un processus de soin
au même titre que le cabinet du médecin, le
centre de santé mentale ou l’hôpital, c’est nier la
raison même de notre existence ; c’est détourner
les Initiatives d’Habitations Protégées de l’esprit
dans lequel elles se sont construites ; c’est
aller jusqu’à détourner ce lieu de vie de l’esprit
même de la loi de 1990, que nombre d’IHP ont
par ailleurs précédé. Cette législation a été écrite
dans le souci de respecter nos origines diverses
(hospitalière ou ambulatoire), de respecter nos
modes de fonctionnement propres et, partant,
de proposer une offre de prise en charge aux
approches et aux dynamiques diversifiées. Avec
comme premier principe que le résidant ne peut
intégrer telle ou telle Habitation Protégée que s’il
y consent, quand bien même il y serait contraint
par une autorité : le libre choix d’une IHP doit être
préservé ; en aucun cas, elle ne peut devenir un
lieu désigné d’office.
J’en terminerai en rappelant que l’Habitation
Protégée est d’abord et avant tout un lieu de vie.
17
1.2. La variété des pratiques
Patrick Vandergraessen, Virginie Delarue & Pascale Bourgeois
Nous allons tenter de mettre en relief, dans cette
intervention, la richesse, la diversité de l’offre
de services et la variété des pratiques en IHP. Le
contenu de cet exposé repose sur de nombreuses
rencontres avec les équipes des différentes IHP
bruxelloises et wallonnes, membres de la FFIHP.
Ce tour d’horizon n’est pas exhaustif, mais il nous
semble assez représentatif des pratiques actuelles
puisqu’il concerne vingt-trois IHP représentant
668 places – soit environ deux tiers des places
francophones dans les IHP du pays. En brossant
sommairement, à partir des quelques grands traits
dégagés de notre enquête, ce tableau du paysage
diversifié des pratiques en IHP, nous esquissons
une série de thématiques qui seront abordées en
profondeur dans les ateliers de l’après-midi.
Royal du 10 juillet 1990, cette diversité trouve
également son origine dans d’autres facteurs. On
citera, entre autres, les éléments de différenciation suivants.
- L’implantation de l’IHP en milieu rural ou
urbain : les IHP situées en milieu rural doivent
pallier au manque de ressources du réseau en
matière de déplacements, d’activités, de loisirs
ou de culture ; à l’inverse, une IHP implantée
au centre d’une métropole aura tendance à
davantage orienter les résidants, à s’appuyer sur
les services extérieurs.
- Les infrastructures mises à disposition :
la présence du bureau de l’équipe dans les
bâtiments d’habitations induit, de par une
présence continue, certains types de relation avec
les résidants qui sont différents de ceux que l’on
observe dans des structures plus importantes,
où les lieux de vie des résidants et les lieux de
travail de l’équipe sont bien distincts.
Le double objectif au départ de notre « enquête »
était, d’une part, de pouvoir répondre au mieux
au besoin d’information tant des futurs usagers
que des familles ou des professionnels qui
s’adressent régulièrement à la Fédération et,
d’autre part, de pouvoir alimenter une base de
données plus étendue, incluant toutes les IHP
francophones.
- L’orientation thérapeutique : la philosophie
de travail et les repères théoriques sont fort
diversifiés dans le paysage des IHP.
Il convient d’emblée de souligner le dénominateur
commun qui anime toutes les équipes rencontrées, à savoir : la volonté d’articuler au
mieux les demandes des résidants avec l’offre
de soins et les réponses que chaque IHP tente
d’y apporter. Il est également opportun de
préciser que l’IHP correspond davantage à un lieu
d’accompagnement à caractère thérapeutique
qu’à une structure de soins telle qu’on peut la
concevoir, par exemple, en milieu hospitalier.
- La composition des équipes : en lien étroit avec
le facteur précité, elle influence évidemment
le type et les modalités de l’accompagnement
proposé. Les principales professions recensées
– éducateurs, assistants sociaux, psychologues,
ergothérapeutes, infirmiers ou kinésithérapeutes – appartiennent essentiellement à la sphère
paramédicale. Ceci semble influencer l’accompagnement sur le plan relationnel, mais aussi
son orientation, même si tous s’inscrivent
dans le registre des interventions à caractère
psychosocial.
1.2.1. La diversité de l’offre
et des modalités de prise en charge
- Les référents méthodologiques : certaines
équipes utilisent divers outils, comme, par
exemple, le contrat, lequel peut encore se décliner
de façons diverses et concerner différentes
Chaque IHP possède un fonctionnement qui lui
est propre. Si cela peut s’expliquer d’abord par
la liberté laissée par le législateur dans l’Arrêté
18
dimensions de la vie en IHP, comme nous le
verrons plus loin.
la ou les personnes qui mènent les entretiens
de candidature, la place du médecin dans le
processus ou le nombre d’entretiens, voire
certains critères d’admission en fonction des
demandes. Ainsi, certaines équipes sollicitent un
rapport social et/ou médical, d’autres pas.
- La gestion des lieux de vie : les structures
peuvent s’organiser plutôt autour de la vie
communautaire, ou plutôt autour de projets
individuels. Les repas, par exemple, peuvent
être obligatoirement pris en commun – chaque
résidant étant tenu de « cagnotter » et d’apporter
sa contribution lors des achats ou de la préparation
– ou, inversement, rester confinés dans le registre
des préoccupations individuelles.
De façon générale, trois niveaux de réflexion
semblent entrer en ligne de compte auprès des
intervenants psychosociaux :
- la motivation du candidat : celle-ci peut
parfois être déterminée par les orientations
d’accompagnement proposées par les différentes
structures. On a déjà parlé plus haut de l’utilisation
du contrat, d’une vie de type communautaire ou
individuelle ; on peut ajouter d’autres modalités
contractuelles, telle que l’obligation de participer à
une activité ou à des réunions communautaires.
1.2.2. Trois étapes importantes
d’un parcours en IHP
Cette diversité se manifeste encore dans les
étapes d’un parcours en IHP.
1. La candidature
- L’autonomie du futur résidant : on ne peut
faire l’économie de la délicate question de
« l’autonomie minimale » de la personne, de ses
capacités plus ou moins importantes à pouvoir
assumer un certain nombre d’actes de la vie
quotidienne. Ainsi, certaines IHP examineront
plutôt la capacité d’évolution, d’apprentissage
– certaines compétences pouvant faire l’objet
d’interventions au sein de la structure – tandis
que, pour d’autres, le candidat devra pouvoir
se débrouiller seul, d’entrée de jeu, pour les
compétences « de base » que sont les courses,
la cuisine, la lessive, etc. Il en va de même pour
l’utilisation des transports en commun, qui peut
revêtir une importance différente selon que l’on
soit en milieu rural ou urbain. Au delà de ces
« habiletés instrumentales », la candidature
est également analysée du point de vue des
« habiletés relationnelles », de la convivialité que
réclame la vie communautaire, de la capacité à
entretenir un lien social.
Pour débuter, un certain nombre de critères
d’admission font référence à des contingences
légales ou administratives communes : être un
« patient psychiatrique » comme mentionné
dans l’Arrêté Royal du 10 juin 1990 ; être en
ordre d’admissibilité auprès d’un organisme
mutuelliste ; disposer d’un revenu régulier
permettant de prendre en charge les frais de
séjour, d’alimentation, etc. D’autres communs
dénominateurs se dégagent, quant aux entretiens de candidature. Ceux-ci doivent permettre
d’approfondir la question de la fonction du
séjour : quelles sont les attentes du candidat ?
Que va-t-il pouvoir lui apporter ? Ce qui fait
sens, dans la candidature, est la demande de la
personne et ce qui la motive. Les divers entretiens
qui composent la candidature doivent permettre
d’analyser la demande, de voir dans quelle
mesure le candidat est « preneur » d’une aide,
s’il peut s’approprier le cadre proposé par l’IHP et
s’il peut être acteur dans ce cadre-là. En effet, s’il
arrive que lors du premier entretien la personne
vienne accompagnée, le second rendez-vous est
souvent proposé au seul candidat afin de pouvoir
mieux se rendre compte du degré d’implication
ou d’affiner les éléments de motivation de
ce dernier. Par contre, les modalités d’entrée
diffèrent, d’une IHP à l’autre, en ce qui concerne
- L’adéquation entre l’offre de services et la
demande d’aide « formulée » par le candidat. C’est
principalement à l’estimation de cette adéquation
que sert la candidature. Soulignons que si, par
exemple, un degré minimum d’autonomie est
exigé ou que certaines pathologies trop lourdes
ne sont pas accueillies, c’est directement lié
aux moyens dont disposent les IHP. Rappelons
19
ainsi que les normes de personnel prévoient
un équivalent temps plein pour huit résidants,
et que le plus souvent, les équipes des IHP ne
sont présentes ni la nuit, ni le week-end, etc.
On notera une fois encore, ici, le lien avec les
orientations prises par les différentes structures ;
certaines IHP prévoient ainsi une présence
continue des intervenants au sein des maisons,
d’autres des passages réguliers, des rencontres
sur rendez-vous ou encore des permanences,
l’IHP jouant alors davantage un rôle de maintien
de l’autonomie, d’étayage.
types de candidats : par exemple, les « internés »,
ceux qui présentent des problèmes d’assuétudes
ou d’autres pathologies pour lesquelles la
mise en place de scénarios de crise s’avère
particulièrement mal aisée – quand un résidant
« interné » décompense sur un mode psychotique
et non délictueux, quelle alternative s’offre à
l’équipe ? Le plus courant est la réintégration
carcérale. Or, l’idéal réside dans un accord de
coopération préalable avec le psychiatre et un
service hospitalier afin de pouvoir traiter au mieux
la période de crise, ce qui, sans aucun doute,
permet au résidant d’envisager l’avenir avec plus
de sérénité. Ainsi donc, dès la candidature, la
composition du réseau, ses accords et ses modes
de collaboration sont déterminants pour la prise
en charge des résidants au sein des IHP.
Du reste, pour évaluer les compétences du résidant,
certaines IHP prévoient une période d’essai, tandis
que d’autres exigent, préalablement à la décision
d’admission, la participation du candidat à
certaines activités. Mais le commun dénominateur
à bon nombre d’IHP consiste en un certain nombre
d’entretiens d’anamnèse, menés pour tenter de
cerner les capacités, les attentes, le profil du
candidat, ce qui peut entraîner la réorientation
de certains d’entre eux vers une structure
dont le modèle thérapeutique, l’organisation
s’avèrent plus adaptés à leur pathologie ou leur
personnalité. De toute manière, il important, lors
des entretiens de candidature, que les limites
de nos interventions soient claires afin d’éviter
d’entamer des séjours voués à l’échec.
2. L’admission / l’accueil et le séjour
Des variations apparaissent qui se déclinent à
différents niveaux, dont :
- la durée du séjour ;
- l’existence et le type de contrat ;
- le cadre de vie et le fonctionnement de l’IHP ;
- l’hébergement de personnes présentant des
situations plus particulières ;
- En ce qui concerne la durée de séjour, certaines
structures définissent une échéance – par
exemple, deux années maximum. Ceci constitue
un élément du projet de vie du résidant et des
évaluations régulières ponctuent ce séjour. A
l’inverse, d’autres prévoient des conventions
à durée indéterminée, sans pour autant faire
l’impasse sur des moments réguliers de
structuration et d’évaluation de l’évolution du
séjour et des projets du résidant. Il est intéressant
de noter que l’Arrête royal ne détermine pas de
limite dans le temps : « le séjour en IHP est justifié
aussi longtemps que la personne concernée
ne peut être totalement réintégrée dans la vie
sociale ». Soulignons l’heureuse ouverture du
législateur qui permet par là de considérer l’IHP
comme tremplin vers l’autonomie ou comme lieu
de vie à durée indéterminée pour le résidant.
Certaines IHP ont mis en place des scénarios en
cas de crise, tel que la loi le prévoit, ce qui ne
veut pas dire que toutes les situations soient
« garanties », même au travers des collaborations
initiées avec le réseau de partenaires de l’IHP
(Services hospitaliers, médecins psychiatres,
etc.). De même, des IHP prévoient des accords de
retours, ponctuels ou définitifs, avec les services
envoyeurs, ou de collaboration afin de maintenir
un contact régulier entre l’équipe de l’IHP et, par
exemple, le psychiatre du résidant, ce dernier
étant dans l’obligation de suivre le traitement
prescrit. Ces collaborations ne garantissent en
rien, cependant, les risques de rechute mais, pour
les équipes, il est important de pouvoir s’appuyer
ainsi sur le réseau afin de désamorcer la crise,
d’éviter des situations inextricables qui amènent
à envisager la fin de séjour. Les situations pour
lesquelles il est difficile de mettre en place un
réseau d’intervention ne font qu’accentuer les
réserves de certaines équipes à accueillir certains
- Le projet de vie du résidant étant mis au centre
du travail qui sera entrepris par l’équipe, il sera
appréhendé de diverses façons selon l’approche
de la structure et le profil du résidant : pour
20
certains patients, le dispositif s’inscrira dans une
démarche dynamique et clairement structurée ;
pour d’autres, la mise en place d’un projet de vie
s’avérera déjà trop lourde à porter – le fait de se
trouver hors du milieu sécurisant de l’hôpital est
déjà un réel défi. Ce projet de vie, au sens large
du terme, pourra donc être formalisé dans un
contrat thérapeutique, un plan ou un programme
de soins, ou simplement être acté par l’équipe –
il constituera alors un point de repère dont les
intervenants se serviront lors des ponctuations
du séjour. Quelle que soit l’approche du travail,
les équipes s’appuient généralement sur le projet
du résidant et les « évaluations » régulières qui en
sont faites. Encore faut-il prendre ces termes avec
recul : il ne s’agit pas ici de sanctionner le trajet
parcouru comme on le fait dans le champ scolaire
ou professionnel, mais simplement de constituer
un tiers structurant la relation entre l’équipe et le
résidant.
t-il également tenir compte de cas complexes
tel l’hébergement de personnes en situation de
handicap physique.
3. Les perspectives à la sortie
L’objectif de notre « enquête » était de pouvoir
répondre au mieux au besoin d’informations,
émanant tant des futurs résidants que des
familles ou des professionnels. Néanmoins,
lors des rencontres, les équipes nous ont
spontanément fait part d’autres préoccupations,
parmi lesquelles la plus intéressante touche aux
éventuelles perspectives de sortie.
Dès son entrée, la « perspective » du résidant est
de quitter, à moyen ou long terme, l’IHP – c’est
du moins ce que prescrit l’Arrêté Royal. Cette
perspective n’est pas sans poser des questions
: quitter pour aller où ? Avec quels « outils » ?
D’où l’importance que revêt, comme objectif d’un
séjour, la construction d’un réseau de soutien
externe à l’IHP, de préférence constitué de
services « généraux » (non spécialisés). Dans la
construction de ce réseau, la place de l’IHP est
centrale. Le résidant établit des liens utiles qui
lui permettront d’envisager sa sortie et d’évoluer
dans divers domaines. Cette perspective reste,
bien sûr, idéale. Comme nous aurons l’occasion
d’en reparler au cours de cette journée, l’IHP
constitue souvent un point d’aboutissement, un
point d’équilibre pour les résidants – la sortie
reste toujours possible, mais sans qu’aucune
poussée n’aille en ce sens, de la part de l’équipe.
- Le cadre de vie offert et le fonctionnement
varient, eux aussi, d’une IHP à l’autre mais,
dans toutes les structures, les résidants ont au
minimum une chambre à usage privatif, qu’elle
soit meublée ou non. Les repas peuvent être pris
systématiquement en commun, ou certains jours
seulement, voire jamais ; de même les courses
peuvent s’effectuer ensemble, accompagnées
d’un intervenant ou être de la responsabilité
individuelle de chacun. Dans certaines IHP, les
visites sont les bienvenues ; il est même parfois
possible d’héberger un tiers. Dans d’autres, ni
l’une ni l’autre possibilité ne sont acceptées
au sein de la maison. Le type de présence des
membres de l’équipe au sein des maisons est
également un facteur très variable : certaines
équipes disposent d’un bureau dans chaque
maison, où un membre de l’équipe est chaque
jour présent, au moins une partie de la journée ;
ailleurs, les passages sont plutôt hebdomadaires,
les bureaux se situant tout à fait à l’extérieur du
lieu de vie des résidants.
L’ « après IHP » varie, à nouveau, selon les
structures. Un suivi peut être mis en place par
l’IHP elle-même ; d’autres équipes disposent
de partenariats plus ou moins formels avec les
structures ambulatoires – services de santé
mentale (SSM), services de soins à domicile
(SAD), etc. ; d’autres, encore, orientent le résidant
vers le service de soins psychiatriques à domicile
(SPAD) dont ils sont en général les promoteurs.
Ces accompagnements sont bien sûr initiés si le
résidant est demandeur.
- L’accueil de personnes présentant des situations
plus « particulières » : on vise ici d’autres aspects
de la vie qui sont pris en considération de diverses façons : par exemple, l’accueil de couples
ou de mères avec enfants, la mixité au sein des
maisons, la possibilité d’avoir des animaux
domestiques, etc. A l’avenir, sans doute faudra-
En guise de conclusion
Si nous avons fourni divers exemples des modalités de prises en charge au sein des structures,
21
la liste n’est cependant pas exhaustive. Cette
diversité est rendue possible grâce à l’Arrêté Royal
du 10 juillet 1990 qui, tout en donnant un cadre
aux missions des IHP, se montre souple sur le plan
des implications pratiques. La diversité actuelle
dans les modalités de prise en charge permet
d’enrichir l’offre, au bénéfice des résidants. Qu’il
n’y ait pas de standardisation de cette offre sur
base de la détermination de « bonnes pratiques »
est aussi la condition d’une activité de recherches
et d’interrogations constantes. Le dialogue au
sein des équipes, tout comme celui qui peut avoir
lieu entre les différentes institutions, favorisent
une perpétuelle évaluation et évolution des
interventions. C’est cette activité, sur fond
de souplesse administrative, qui garantit le
« mieux être » du résidant parce qu’elle permet
des réajustements en fonction de l’évolution
des demandes et de la situation de chacun de
ceux qui s’adressent à nous. Enfin, il est clair
que chaque dispositif produit une sélection. A
partir de ce constat, on peut se poser la question
de savoir s’il n’existe pas certains types de
candidats qui ne trouvent aucune structure qui
leur conviennent. Ceci pourrait être l’objet d’une
étude intéressante, qui éclairerait le secteur des
IHP, et, en même temps, en déterminerait les
limites, donnant par la même des informations
pertinentes sur de nouveaux types de structure
à créer.
22
2. Abords de l’autonomie
2.1. L’autonomie : des prescrits légaux à la réalité clinique
Thierry Van de Wijngaert
La thèse que nous avons choisi de mettre à l’étude,
essentiellement en nous référant à des situations
concrètes, est la suivante : là où l’autonomie
apparaît comme un idéal de débrouillardise où
l’autre devient facultatif, nous prenons la mesure
de ce que l’enjeu majeur pour les personnes qui
s’adressent à nous est plutôt de « savoir y faire »
avec l’autre et avec son monde intérieur.
comprendre les activités suivantes :
1° apprendre des aptitudes sociales ;
2° apprendre des aptitudes administratives, par
ex. en ce qui concerne la gestion de l’argent ;
3° organiser et stimuler l’occupation du temps
de façon utile ;
4° améliorer les contacts des habitants avec leur
milieu d’origine. »
Dans ces quelques lignes qui posent les
balises officielles de notre travail, tout est dit :
« autonomie », « acquisition d’aptitudes »,
« apprentissage », « rendre utile », « privilégier le
milieu d’origine ». Tâchons maintenant de mettre
certains de ces termes en résonnance avec notre
clinique.
2.1.1. Les coordonnées de l’Arrêté Royal
Nous partirons de ce que l’Arrêté Royal du 10
juillet 1990 définit, et plus particulièrement de
deux articles clés pour notre propos. Le premier
est l’article 2 :
« §1. On entend par initiative d’Habitation
Protégée l’hébergement et l’accompagnement
des personnes qui ne nécessitent pas un
traitement continu en hôpital et qui, pour des
raisons psychiatriques, doivent être aidées
dans leur milieu de vie et de logement pour
l’acquisition d’aptitudes sociales et pour
lesquelles des activités de jour adaptées doivent
être organisées. »
2.1.2. L’autonomie
L’autonomie est habituellement définie comme
la « capacité d’agir par soi-même en se donnant
sa propre loi ». C’est un bel idéal qui évoque
d’abord la liberté, et pourtant : la première idée
qui vient au clinicien en entendant cela, c’est
que de nombreux résidants agissent sans souci
de l’autre, selon leur propre loi. C’est bien là que
se pose fréquemment le problème : il s’agit bien
souvent de faire en sorte qu’ils essaient de tenir
compte de certaines lois, de certaines règles.
On pourrait même dire que notre préoccupation
quotidienne est de savoir comment conjuguer
leurs aspirations personnelles avec la vie sociale,
ses lois et la réalité commune dans laquelle nous
sommes plongés avec eux.
Ce premier paragraphe, qui donne une définition
générale du travail en IHP, est extrêmement
dense – nous pourrions nous attarder sur chacun
des éléments complémentaires qui le compose.
Nous centrerons plutôt notre intervention sur
l’accompagnement et l’acquisition d’aptitudes
sociales qui sont aussi au cœur du deuxième
article important pour notre propos, à savoir
l’article 10 :
2.1.3. L’aptitude
« §1. Les membres du personnel attachés à
l’Habitation Protégée, dont la présence continue
n’est pas exigée, ont une mission d’encadrement,
axée essentiellement sur le développement
maximal de l’autonomie individuelle des
habitants.
§ 2. La tâche visée au § 1er doit entre autre
La notion d’aptitude sociale renvoie, tout comme la notion de trouble, à une conception du
fonctionnement de l’individu que l’on peut
déterminer par une observation objectivante :
on observe la présence, l’absence ou le degré
24
de présence de telle aptitude ou de tel trouble,
à différents moments du parcours d’un individu.
Le Résumé Psychiatrique Minimum (RPM) et les
classifications psychiatriques contemporaines
comme le DSM IV sont construits sur cette
conception. Si cette objectivation peut être
indicative, elle occulte les dynamiques psychiques,
relationnelles et contextuelles qui sous-tendent le
trouble ou l’aptitude. En effet, le danger d’isoler
l’une ou l’autre de ces coordonnées essentielles
est d’imaginer que serait pertinente, pour
déterminer notre accompagnement, une seule
dimension parmi les autres – en l’occurrence,
l’approche pédagogique, à savoir l’apprentissage
de l’aptitude 10. Nos études cliniques de cas
démontrent bien que, souvent, l’absence de
telle ou telle aptitude n’est pas le résultat d’un
défaut ou d’une absence d’enseignement,
voire d’un oubli d’apprentissage, mais qu’elle
participe d’une réalité subjective, relationnelle
et contextuelle complexe qui limite fortement
l’efficacité de la pratique pédagogique. Ce
faisant, on observe qu’une théorie soutenant
une évolution linéaire allant du « moins au plus
d’aptitudes » n’est pas pertinente du fait que les
améliorations et les dégradations en la matière
sont souvent associées à la qualité des rencontres
qui sont faites par le patient. Ainsi, de « mauvaises
rencontres » peuvent avoir un effet régressif plus
ou moins passager ; inversement, de « bonnes
rencontres » peuvent apporter rapidement un
équilibre psychique et, partant, provoquer le
retour des dites « aptitudes sociales » – j’en
donnerai des exemples.
rejet du résidant pour « manque de collaboration
dans le processus de soins ».
Nous pouvons illustrer l’absence d’évolution
linéaire, à partir du moment particulier de l’arrivée
aux IHP par une vignette clinique.
« Luc connaît des états d’exaltation incontrôlable
depuis son adolescence mais, au fil de son
séjour dans une communauté thérapeutique, il
n’a plus connu d’état de crise sévère. Il y mène
une vie assez réglée, participe bien à la vie
communautaire. Dès l’annonce de la possibilité
d’entrer en IHP, son état change et inquiète son
entourage. Alors qu’il avait trouvé là un réel
apaisement, qu’il buvait moins, ne faisait plus
des projets fous de travail et évitait les rencontres
amoureuses
déstabilisantes,
l’agitation
maniaque le reprend. Durant les premières
semaines en IHP, sa vie est débridée, il ne prend
pas son traitement, il passe de l’abattement à
l’exaltation, dort peu, se néglige. Le lien à nous
est plutôt sympathique mais peu opérant. Pour
qu’il retrouve un semblant d’apaisement, cela
nécessitera, au cours des deux mois d’essai, une
brève hospitalisation, un travail intensif avec ses
médecins et sa famille, et l’entrée dans un centre
de jour. »
On ne peut donc dire que sa stabilisation en
communauté thérapeutique était le fruit de
l’acquisition du sens des réalités, mais celui d’un
dispositif institutionnel et relationnel. Le seul
acquis sur lequel on a pu s’appuyer, c’est donc
une expérience de confiance avec une équipe
soignante. Malheureusement, ce passage délicat
n’est pas toujours une réussite :
Il nous parait essentiel d’insister sur ce point car,
sans cette approche systémique, on risque fort
d’être entraîné dans certaines dérives. Si face à
une difficulté, on l’aborde uniquement sous l’angle
de l’apprentissage et des diverses méthodes qui
privilégient l’isolation d’objectifs bien définis et
successifs, le danger est grand, en effet, de glisser
progressivement vers une pratique autoritaire
face à ce qui serait alors juste considéré comme
de la mauvaise volonté de l’apprenant. Et, dans
ce cas, l’issue de la méprise consisterait dans le
« Marc est hospitalisé depuis presque deux
ans, dans le cadre d’une mise en observation,
au moment où il débute son séjour en IHP. À
l’hôpital, tout allait bien. Il est apaisé, il s’est
approprié la prise de médicaments, il a de bons
contacts avec les autres, ses sorties se passent
bien. Les relations familiales sont détendues, il
prend soin de lui, il a un projet. Après deux mois
10. Une première définition de l’aptitude consiste à la considérer comme « une variable latente qui conditionne la capacité,
c’est-à-dire la réussite possible dans la réalisation d’une tâche donnée ». Une seconde parle de l’aptitude comme de la « dimension intrinsèque d’un individu en regard de l’exécution d’une activité physique ou mentale sans tenir compte de l’environnement ». Cette définition donne consistance à quelque chose comme une « disposition naturelle » ; étonnamment, elle soutient
que l’aptitude sera indépendante du contexte dans lequel elle s’acquiert.
25
de séjour en IHP, il vit reclus dans sa chambre,
sans contact avec quiconque, ne prend plus soin
de lui, à aucun niveau. Il ne se sent plus bien du
tout. »
porter l’accent sur l’aptitude et autres termes
proches comme la capacité, la compétence, la
faculté, la qualification, etc. Ceci nous amène à
évoquer une autre situation :
Que s’est-il passé ? Vivre à l’hôpital et devoir
y retourner tous les soirs constituaient pour
le résidant des balises qui le maintenaient à
distance de certaines fréquentations et régulaient
le temps passé dans sa famille. Ces proches
ne lui demandaient rien et lui n’attendait rien
d’eux. À la sortie, tout cela s’est rapidement
effrité. On mesure donc, dans l’après-coup, que
l’appropriation d’un certain discours élaboré
avec les soignants était de pure surface.
L’importance d’avoir des activités, d’avoir sa
vie à soi, de ne pas avoir d’attentes réciproques
excessives dans la famille, de faire part de ses
difficultés à l’équipe : rien de tout cela n’a tenu.
Il ne s’agit pas de porter de jugement sur le
patient, de l’accuser de n’en avoir fait qu’à sa tête
ou d’avoir fait semblant. Il faut juste prendre la
mesure que pour plus d’un, l’appui sur ce qui se
dit est peu consistant. Les choses tenaient pour
lui grâce à la réalité quotidienne du lien avec les
soignants, dans un cadre particulier. Or ceci ne
s’exporte pas ; ce sont de nouveaux liens qu’il faut
tresser, c’est un autre mode de présence auquel
il faut s’habituer. D’ailleurs, quand nous en avons
parlé avec lui lors de son retour à l’hôpital, il
nous a dit qu’il ne comprenait rien à tout ce qui
s’était passé et à ce que nous lui avions dit. Il
ne comprend même pas qu’on s’inquiète. « Pour
moi », a-t-il ajouté, « ce qui compte c’est avoir un
toit et à manger, c’est tout ».
« Tom vit en IHP depuis six ans. Son effondrement subjectif – l’apparition des troubles
psychotiques – remonte à plus de vingt ans, alors
qu’il menait une vie professionnelle et sociale
active. Il se débrouillait bien. Il a fait de longs
séjours à l’hôpital. Entre ceux-ci, il a tenté de
revivre seul, mais cela s’est systématiquement
révélé impossible : malgré la prise rigoureuse
de ses médicaments, les hallucinations se
déchaînaient et il sombrait dans l’angoisse et le
repli sur soi. »
Dira-t-on qu’il a perdu son aptitude à vivre seul ?
Peut-on envisager de remédier à cette situation
par l’apprentissage ? Là n’est pas l’enjeu : Tom
a toutes les aptitudes sociales nécessaires à
l’autonomie que liste l’article 10 de l’Arrêté
Royal du 10 juillet 1990 ; il ne les a jamais
perdues mais ses troubles psychiques peuvent
les « geler ». En IHP, il gère son quotidien de
façon responsable. Pour lui, comme pour son
médecin, cela ne peut tenir qu’en IHP : c’est grâce
au cadre, aux liens et à la présence des autres
résidants et de l’équipe qu’il peut se tenir apaisé
dans l’existence. Dans ce contexte, les troubles
restent résiduels – juste une petite hallucination
visuelle, peu inquiétante. Le cas de Tom laisse
entrevoir une fonction très importante de l’IHP,
qui peut paraître fort marginale au regard de
l’Arrêté Royal qui met l’accent sur l’acquisition
d’aptitudes sociales pour tendre vers un « plus »
d’autonomie.
Retenons de ces vignettes que le passage en IHP
représente un défi : celui de la construction de
nouveaux liens dans un nouveau contexte. Il en
est de même quand on envisage la sortie de l’IHP.
Au-delà de ces deux moments clés du séjour, on
constate que c’est une caractéristique générale
mais essentielle de nos résidants, que d’être
particulièrement sensible aux changements,
aux aléas de la vie. Un changement d’apparence
anodine peut donner lieu à une déstructuration
étendue des balises d’un sujet.
Ces deux éléments – contexte et changement –
complexifient la question même de l’accompagnement et réduisent donc la pertinence de
Cet aspect du travail trouve un écho dans les
données du RPM mises à notre disposition par
les services fédéraux. Dans le rapport de 2003,
il est souligné que pour une bonne partie des
résidants, il est envisagé d’avoir comme objectif
à l’entrée, non pas une amélioration mais une
simple stabilisation de leur état. Et cela ne doit
pas être interprété comme un manque d’ambition
des équipes soignantes, mais comme un
réalisme thérapeutique : pour certains résidants,
l’acquisition d’un certain équilibre dans une
structure IHP est une réussite. Une partie non
26
négligeable des sorties des IHP résultent de
l’impossibilité de maintenir cet équilibre. Et
quand cet équilibre est acquis, vouloir qu’un
résidant quitte l’IHP pour une vie plus autonome
est parfois simplement dangereux.
On pourrait croire que nous allons pouvoir lui
apprendre à se débrouiller tout seul, à le rassurer
sur ses compétences réelles pour qu’il acquière
la confiance en soi nécessaire à une plus grande
autonomie. Pourtant, au fil des années, nous ne
constatons pas d’évolution significative. D’une
part, la menace d’être malmené ne se réduit
pas : même avec nous, la moindre invitation à un
entretien lui fait redouter l’annonce d’une mise à
la porte. D’autre part, Albert sait faire pas mal de
choses – par exemple, il sait mieux que quiconque
comment faire la lessive, mais il n’envisage pas de
la faire sans être accompagné. La simple présence
d’un accompagnateur reste une condition pour
qu’une série de choses se fassent. Être laissé
tomber ou attaqué est un point d’horreur qui ne
le quitte jamais. Albert est toujours au bord de
l’hospitalisation qui constitue un lieu de répit
passager dans cette vie sans paix.
« Lise a été incarcérée pour une agression grave.
Après une période d’internement dans un
établissement de Défense Sociale, elle a vécu en
MSP et obtenu plus tard de venir en IHP. Sur le
versant de la débrouillardise matérielle, il n’y a
pas grand-chose à dire. Pourtant, elle fait appel
à l’équipe très régulièrement. Elle entend des
moqueries, des voix qui l’injurient. Elle a un
petit doute et nous demande si nous les avons
entendues également. Elle nous demande aussi
fréquemment si nous avons parlé d’elle. Nous la
rassurons ainsi très régulièrement. »
L’accompagnement de Lise a toujours été axé
sur le plan relationnel, c’est-à-dire que nous
avons été à ses côtés pour traiter des relations
vécues par elle comme persécutrices. Y a-t-il une
amélioration ? Oui, au fil des mois, la fréquence de
nos rencontres a sensiblement diminué. A-t-elle
acquis l’autonomie nécessaire pour vivre seule ?
Dans un logement autonome, sans ce partenaire
qui la rassure, serait-elle à l’abri de cette tendance
interprétative qui l’a menée il y a longtemps à
commettre cet acte d’agression grave ? Rien n’est
moins sûr, parce que cette tendance interprétative
n’est pas modifiable. Marc, que nous avons
évoqué, ne se débrouillait pas bien du tout à son
arrivée, Tom et Lise fort bien. Nous n’avons pas
pu infléchir le mauvais départ de Marc parce qu’il
ne nous a pas investi, parce que nous ne l’avons
pas réellement rencontré alors qu’avec Tom et
Lise, un lien s’est noué. D’autres, comme Marc,
ont des débuts de séjours difficiles :
Albert est également un bon exemple pour aborder
le thème de « l’apprentissage de la gestion de son
argent ». Nous avons été témoins de son usage
totalement irrationnel de l’argent. Notre offre
répétée et nos conseils n’ont été d’aucun poids
face à l’appel à la consommation dont il était
l’objet. Toute publicité dans sa boîte aux lettres
l’interpelle ; il prend le discours publicitaire à
la lettre, comme autant d’aubaines. Tous nos
discours pour le détourner de cette folle captation
sont restés sans effet. La seule solution, c’est de
suppléer à cette absence de distance critique par
la protection de ses biens par un administrateur.
Gilles est un cas plus heureux : depuis la levée
de l’administration de biens, il parvient à éviter
de se retrouver sans le sou. Il s’est approprié une
gestion raisonnée, mais il reste le danger dû aux
relations d’amitié et d’amour qui l’amènent à ne
pas savoir refuser de faire plaisir. Il faut qu’il se
trouve réduit à n’avoir quasi plus rien à manger
pour venir nous trouver. Le plus souvent, la
solution pour lui est de dénoncer l’autre et d’en
prendre radicalement distance. Autre cas de figure
intéressant : Bernadette se définit et se soutient
avant tout de son identité de bonne mère, de bonne
grand-mère. Elle « donnerait sa vie pour eux » et,
de fait, elle n’est pas loin de le faire : elle accepte
de garder sa petite fille jusqu’à l’épuisement,
elle fait des cadeaux jusqu’à s’endetter, etc. Elle
le constate mais nous dit ne pas pouvoir s’en
« Albert n’a pu trouver un semblant d’apaisement
au début du séjour qu’en gardant un contact
intensif avec l’équipe de la communauté
thérapeutique où il résidait avant son arrivée. Il
a besoin de contact quasi continu, bien plus que
Tom qui se satisfait de savoir qu’il y a du monde
dans la maison. Albert a non seulement besoin
d’amis, mais il souhaite être accompagné dans la
plupart de ses démarches. Il nous dit qu’il n’est
pas sûr de bien faire les choses. »
27
empêcher. Là, non seulement quelqu’un doit faire
bord à ses dépenses irraisonnées, mais c’est
l’autorité médicale qui doit intervenir pour qu’elle
cesse de s’épuiser en gardant sa petite fille pleine
d’énergie. Albert, Gilles et Bernadette savent donc
très bien comment gérer leurs revenus : ils ont
appris différents systèmes, ont entendu les bons
conseils de nombreux intervenants, mais cette
aptitude reste parasitée par leur impossibilité
de dire « non » à la demande de l’autre. La
situation de Bernadette permet, à elle seule, de
mettre en évidence six éléments importants dans
l’accompagnement :
1. L’IHP ne travaille pas seule ;
2. La nécessité d’une limitation externe (ici, pour
la gestion des biens) ;
3. L’appui sur le suivi et l’autorité du discours
médical ;
4. L’impuissance de la seule approche pédagogique pour améliorer les aptitudes ;
5. Le peu d’impact de l’approche psychologique
centrée sur la prise de conscience ;
6. La nécessité de tout simplement « garder
le contact » ; c’est sans doute l’élément le plus
important. La protection de Bernadette suppose
qu’elle s’adresse à nous. C’est le fil rouge avec
tous les autres cas : il importe qu’ils maintiennent
le lien avec l’équipe pour que nous puissions
repérer les moments de déstabilisation et que
nous agissions en conséquence par une juste
sollicitation de leurs partenaires.
faisait du sujet un aliéné et un objet de soins.
L’accompagnateur ne prend pas celui qu’il
accompagne comme quelqu’un dénué d’aspirations, de désirs et de responsabilités. Ceci ouvre une perspective plus large que celle qui
consisterait simplement à « reconnaître et
répondre aux besoins de l’usager » – pour
employer une expression qui peut donner lieu à
une objectivation, par le praticien, de ce qu’il faut
faire pour l’autre.
Si nous nous référons au cas de Bernadette, on
sent bien que notre position doit éviter deux
extrêmes : d’une part, si l’on privilégie la liberté
individuelle, nous ne ferons qu’accompagner le
résidant là où il va, en oubliant qu’il risque de
se perdre ou d’être happé dans des expériences
douloureuses. Nous serons donc loin de notre
responsabilité de protection. D’autre part, si nous
voulons mener l’autre là où nous croyons être son
bien, c’est alors l’impasse de la rupture du lien
qui nous attend à coup sûr.
Il nous faut quotidiennement dépasser cette
opposition en articulant le respect du résidant –
respect de son rythme et de sa réalité propre –
avec sa nécessaire protection et son branchement
à la réalité sociale.
Au fil de la préparation de cet exposé, c’est
la référence première à cette qualification
d’habitations protégées qui s’est imposée, bien
avant l’idéal social ou plutôt l’idéal économique
d’autonomie. Il est nécessaire de le rappeler, à
notre époque en particulier : le point de départ
de notre mission, c’est la souffrance de nos
résidants – cette souffrance liée à leur façon de
penser, d’interpréter et de sentir le monde, et
à toutes les difficultés qu’ils rencontrent pour
traiter cette souffrance au quotidien. On pourrait
dire que ceux que nous accueillons sont avant
tout des personnes dont les solutions sont
problématiques, pour les raisons suivantes –
entre autres :
- rupture de contact, éloignement d’une proximité
toujours angoissante ;
- agression pour se défendre d’un environnement
dont ils sont certains de l’hostilité,
- errance dans et devant un monde trop bizarre ;
- déni des contingences administratives et
2.1.4. L’accompagnement
Ces situations nous permettent d’avancer,
ensuite, sur l’épineuse question de la définition de
l’accompagnement en IHP. L’accompagnement
est un terme tout à fait pertinent parce qu’il est
généraliste et qu’il peut recouvrir un ensemble
très large de pratiques.
Le dictionnaire donne du verbe « accompagner »
la définition suivante : « Se joindre à quelqu’un
pour aller où il va en même temps que lui »11.
Remarquons tout d’abord que, dans cette définition comme dans celle de l’autonomie, l’accent est mis sur l’auto-détermination. Nous sommes loin du discours psychiatrique classique qui
11. Le Petit Robert I, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1985.
28
sociales qui n’ont aucun sens ;
- déchéance et laisser-aller radical suite à une
perte irréparable ;
- traitement des hallucinations et de l’angoisse
par la consommation abusive des psychotropes,
recherche ruineuse de satisfaction à travers la
consommation sans limite d’objets divers, etc.
de repérer l’interdépendance spécifique de
ces aspects pour chacun. La série de vignettes
cliniques à l’appui de mon exposé le montre :
il n’est pas ici question de guérison et très peu
d’apprentissage, mais d’aménagement d’un
quotidien qui tienne compte du rapport au monde
de chacun.
Il se révèle ainsi qu’une de nos missions peut
paradoxalement s’avérer de faire en sorte que
le résidant reste à l’abri. Gilles, que nous avons
évoqué plus tôt, est depuis bien longtemps aux
prises avec la question du bien et du mal. Il ne
s’agit malheureusement pas d’un abord purement
intellectuel de cette question théologique : il
est constamment dans un rapport intime et
déchirant avec Dieu et Satan. C’est à partir de
là qu’il choisit la voie christique de celui qui
déborde de générosité, mais aussi celle de celui
qui doit fuir le malin. Sa vie a été faite d’errance
et de dépouillement, d’allers et retours entre la
rue et l’hôpital pendant plusieurs années. Cette
tendance à quitter le lieu où il vit pour fuir le
mal est toujours restée présente.12 Gilles est
maintenant notre plus ancien résidant et, tout
récemment encore, il m’a dit qu’il allait partir13.
Probablement que sans notre accompagnement
qui pourrait se résumer à lui reconnaître le droit
d’avoir la paix chez lui, il serait parti et aurait
poursuivi ce va-et-vient délétère entre la rue et
l’hôpital.
J’évoquerai encore, en ce sens, pour terminer,
un dernier point de l’article 10, celui qui enjoint
l’IHP à « organiser et stimuler l’occupation
du temps de façon utile ». Certains résidants,
comme Lise, ont peu d’activités ou de contacts.
Elle est très fière de la tenue impeccable de son
intérieur. Elle n’apprécie pas trop la compagnie et
les activités ; elle se demande trop vite ce qu’on
lui veut. D’autres, comme Tom, s’impliquent dans
la vie associative. Albert, lui, ne supporte pas
la solitude : il est en conséquence sans cesse
avec des amis ou fréquente divers lieux d’aide
sociale ou psycho-médicale, où il préfère qu’on
ne le pousse pas à l’introspection. Gilles a fait
plusieurs tentatives d’activités de jour dont une
structure de travail adapté, mais il n’a pu tenir :
les contacts avec les autres et les exigences de
rendement étaient trop déstabilisants pour lui ;
il préfère donc voir quelques amis, ce qui est
déjà bien compliqué à gérer. Enfin, Bernadette a
depuis peu de bons contacts avec une voisine, ce
qui lui permet de freiner les visites à ses filles et
petits-enfants.
Comme on le voit, l’accompagnement en IHP
implique non seulement une pratique à plusieurs
dans et hors IHP, avec le réseau du résidant,
mais aussi une réelle prise en compte globale du
résidant : il ne s’agit pas de « saucissonner » le
sujet entre ses aspects biologiques, psychiques,
comportementaux, sociaux, économiques et de
se spécialiser dans un de ceux-ci en oubliant
On peut conclure que la prise en considération
des différentes facettes en jeu dans les difficultés
rencontrées par nos résidants justifie de poser
que l’autonomie n’est pas une fin en soi mais une
dimension parmi d’autres de l’accompagnement,
qui ne peut en aucun cas se substituer à notre
mission élective : la protection des résidants.
12. À son arrivée en IHP, très vite il a voulu repartir. Nous n’avons pas insisté pour qu’il reste, nous lui avons juste suggéré de
prendre son temps avant de décider. Nous avons répondu présent lors de ces différentes difficultés, essentiellement les relations
au sein de la maison communautaire. Nous avons systématiquement accepté son projet de quitter l’institution tout en prenant le
temps d’écouter ce qui lui était insupportable et nous nous sommes engagés à intervenir auprès de ceux qui troublaient sa tranquillité. Il aura fallu plusieurs hospitalisations temporaires, le changement de maison et son installation dans un appartement
individuel pour qu’un apaisement minimal intervienne.
13. Là encore j’en ai simplement pris acte, évoquant même les services d’aide psychiatrique à domicile. Je lui ai demandé
comment ça allait avec son ami. « Tout va bien » m’a-t-il assuré. Quelques jours plus tard, il est venu me dire qu’il n’allait plus
partir, mais mettre plus de distance avec son ami qui l’invite trop souvent à boire. Ce travail a quelque chose de minimaliste.
L’évocation de cette relation a suffi pour qu’il lie ce qui pour nous est une évidence mais qui ne semble pas en être une pour
lui. Son identité christique inaltérable l’amène toujours à être la proie de l’abuseur qu’il ne peut que fuir si nous ne faisons pas
exister le droit d’avoir la paix chez soi.
29
2.2. L’autonomie, un abord sociologique
par Jean De Munck14
A l’époque où nous avons mené cette recherche
interuniversitaire sur les mutations du champ
de la santé mentale15 que Thierry Van de
Wijngaert évoque dans son exposé introductif,
il est vrai que les IHP apparaissaient encore,
dans la représentation publique, comme des
structures très expérimentales. Il semble bien
qu’on ait fait du chemin depuis lors : cette
expérimentation est aujourd’hui clairement en
voie d’institutionnalisation – avec le risque, bien
sûr, de se refermer sur un certain conformisme,
propre à tout processus d’institutionnalisation.
Ce colloque est sans doute une occasion d’éviter
cet écueil, voire même une manière de répondre
aux questions qui sont posées, de par sa vocation
délibérative – puisqu’il est ici question de faire le
point sur quelques quinze années de pratiques.
entreprises comme dans les CPAS, le secteur de
l’aide sociale au sens le plus large, les écoles et
le secteur de la santé mentale – dont les IHP. Ce
n’est pas si choquant de le dire, si on veut bien
se rappeler que Foucault lui-même avait choqué
beaucoup de gens quand il a dit : « Quand on
regarde l’école qui se construit au XIXème siècle,
comme elle ressemble à la prison et à l’asile ! »
– alors que, évidemment, si vous aviez dit à un
instituteur de l’époque qu’il mettait les enfants
en prison, il aurait pris cela de manière très
désagréable. Mais Foucault avait raison : on
peut dire que, dans le cas des IHP au XXIème
siècle comme dans celui de l’école au XIXème
siècle, ce qui est en jeu, c’est une transformation
profonde de l’économie d’un champ global dans
la société. Ainsi, cet « accompagnement vers
l’autonomie » des patients, que vous portez au
quotidien dans vos pratiques, fait partie de cette
transformation d’ensemble qui touche tous les
secteurs de la vie sociale – en ce compris les
entreprises et le discours managérial actuel, de
sorte que les notions d’aptitude, de compétence,
de disposition, de capacité, de « capabilité » se
ressemblent et se renvoient les unes les autres,
dans les différents champs envahis par cette
sémantique contemporaine. Par suite, la question
n’est pas de savoir si, sur le plan politique, il faut
défendre l’accompagnement ou non – tout le
monde le défend et s’entend sur ce point – mais
bien de savoir quel type d’accompagnement on
défend – dans quelle logique et selon quelle
définition de l’accompagnement on va orienter
sa pratique. La question est donc la suivante :
qu’est-ce qui va distinguer les notions d’aptitude
et de compétence qui seront développées et
utilisées dans le secteur de la santé mentale par
rapport aux définitions qui fleurissent un peu
partout, en particulier dans le champ du discours
managérial ? Il faut évidemment tenir compte,
ici, de la lutte des catégories : dans le champ de
l’action publique, il faut savoir que la définition
Je voudrais d’abord insister sur deux points
essentiels, dans le débat qui nous occupe : d’une
part, la question de l’aptitude, une question-clé
dans la sémantique qui se déploie aujourd’hui
dans le champ de vos pratiques ; d’autre part, la
question du rapport au Politique, comme on dit
désormais quand on parle des représentants du
pouvoir politique. Ensuite, et dans la prolongation
de ces développements, je dirai un mot au sujet
du concept d’autonomie.
2.2.1. L’aptitude Comme le travail d’accompagnement en IHP
ressemble au coaching des entreprises ! Je
commence ainsi par une boutade pour bien
spécifier ma démarche : il appartient au sociologue
de repérer les similitudes entre des pratiques
sociales extrêmement diverses, qui se pensent
immunisées les unes par rapport aux autres. Or
on ne peut qu’être frappé, aujourd’hui, par le fait
que la sémantique de l’accompagnement et de
l’autonomie sont en train de se répandre dans les
14. Jean De Munck, Professeur à la faculté des sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain
15. J. DE MUNCK, J.-L. GENARD, O. KUTY, Santé mentale et citoyenneté : les mutations d’un champ de l’action publique, op.cit.
30
économique de l’aptitude, par exemple, tente de
l’emporter sur d’autres définitions.
Je voudrais juste distinguer deux définitions, car
il me semble y avoir là un repaire cardinal. Il y
a d’abord une définition purement individuelle
de l’aptitude : l’aptitude serait un prédicat que
chacun aurait en soi. Chacun porte, évidemment,
des « aptitudes en soi » : la psychologie a
développé cela, l’économie aussi. Ensuite, il y a
une seconde définition de l’aptitude, qui consiste
à entrevoir celle-ci non pas comme quelque
chose qu’un individu porte en lui, mais comme
le résultat d’une interaction avec son milieu.
Dans les contributions de ce colloque, il y a donc
une distinction à faire par rapport à la définition
économique et psychologique classique : est
soutenue ici une définition de l’aptitude qui part
effectivement de l’interaction avec le milieu. Il
s’agit d’une aptitude qui, d’une part, socialise –
parce que, dans ce milieu, il y a des autres – et
qui, d’autre part, s’appuie sur des objets, des
lieux, des infrastructures. De sorte que s’il y a une
question qui se pose, c’est bien celle formulée
par Thierry Van de Wijngaert, à savoir la question
de la « transférabilité » des aptitudes : quand le
milieu vient à manquer, les aptitudes demeurentelles ? Ca ne va pas de soi ! Figurez-vous que
même les anthropologues se sont rendu compte
que des enfants qui apprennent à calculer à
l’école sont parfois incapables de calculer dans
un grand magasin. Donc, la « transférabilité »
ne va pas de soi : nous savons faire des choses
dans un contexte et puis, à un moment donné,
quand les objets ou les autres significatifs nous
manquent, nous sommes désemparés et perdons
nos aptitudes acquises dans un certain contexte.
Je pense qu’il y a là quelque chose de fort qui
mérite d’être soutenu dans le discours sur les
aptitudes. On peut et on doit même complexifier la
chose : au-delà des aspects fonctionnels évidents
qu’on peut repérer dans l’interaction avec le
milieu – les individus s’appuie sur des lieux, des
objets pour développer leurs aptitudes – il y a
aussi des aspects éthiques, à savoir que la façon
dont on s’adresse au patient peut déterminer le
type d’aptitudes qu’il est capable de développer.
C’est dire que traiter quelqu’un éthiquement
– comme un sujet et non pas comme un corps
malade ou comme une machine qui est dotée
ou non de performances – a une incidence sur
le développement de ses aptitudes. In fine, si on
maintient cette approche de l’aptitude dans toute
sa complexité, alors je pense qu’on est sur une
voie intéressante dans le grand débat qui s’ouvre
aujourd’hui sur la notion de « compétence » et
d’« autonomie ».
2.2.2. Le rapport au Politique
Il y a aujourd’hui une inquiétude sérieuse,
potentiellement dangereuse pour les dispositifs
de l’action publique, par rapport à un certains
nombres d’évolutions qui sont perçues par les
professionnels, sur le terrain, comme potentiellement pathologiques – au sens précis où ces
évolutions peuvent créer de la dysfonction.
De façon schématique, voilà comment je
comprends la situation actuelle, telle qu’elle
émerge de plusieurs interventions où il est
question de bureaucratisation, de catégories
et d’imposition de standards – dont le fameux
résumé psychiatrique minimum (RPM) qui pose
question. Dans les Ministères, les fonctionnaires
croient que c’est si simple de remplir des cases,
et que c’est adéquat. Eh bien non ! Ca pose
d’énormes questions. Car au fond, le problèmeclé aujourd’hui, dans le rapport entre le terrain et
l’Administration, c’est la notion de subsidiarité :
l’acte par lequel une administration va considérer
qu’elle n’est pas outillée ou capable de remplir
un certain nombre de missions, et qu’elle va
se reposer sur une association, au sens très
large du terme, pour effectuer ces missions. Ce
faisant, elle va poser un acte de subsidiarité :
elle ne va pas le faire elle-même mais elle va
le faire faire. Nous sommes ainsi, aujourd’hui,
devant des administrations qui font de moins en
moins et qui font faire de plus en plus. La raison
de la subsidiarité ? L’Administration considère,
à juste titre, qu’elle n’a ni le savoir ni le cadre
organisationnel adéquat pour faire elle-même le
travail. Pourquoi ? D’abord, parce que certains
secteurs de la vie sociale nécessitent un savoir
très compliqué, très élaboré qui suppose une
longue familiarité et notamment un « savoirsituer », « un savoir-localiser » qui ne peut pas
être concentré dans une administration qui, par
définition, se standardise et se délocalise. Du
même coup, la production du savoir pertinent
est considérée par l’Administration comme
31
relevant plutôt de la compétence d’acteurs
non administratifs : ainsi pratique-t-elle la
subsidiarité, pour permettre la génération d’un
savoir sur lequel appuyer son action. Ensuite,
la seconde raison de pratiquer la subsidiarité,
c’est qu’évidemment elle est prise dans des
procédures de réglementation, de standardisation
qui ne sont pas nécessairement adéquates à
la rencontre des objectifs poursuivis – de fait,
il est très difficile de « traiter » un psychotique
en se tenant à un règlement administratif ; c’est
tout à fait impossible et inadéquat. Du même
coup, il est donc parfaitement légitime que cette
administration se « débarrasse », en quelque
sorte, de cette tâche et qu’elle demande à des
associations qui ne sont pas bureaucratiques,
pas standardisées, de prendre en charge cette
mission.
raison pour laquelle il sous-traite des tâches. Il va
seulement vérifier que le service est bien rendu,
que le produit est bien produit. Dès lors que
cette logique de sous-traitance s’introduit dans
la logique de capacitation associative, le risque,
très clairement, est d’arriver à une situation
où les standards qui vont prévaloir à l’intérieur
de l’association seront ceux de la bureaucratie
administrative. Autrement dit, il n’y aura pas
d’invention de savoir car il n’y a plus d’autonomie
possible : le produit va être mesuré sur base du
contrat défini ex ante, et cette sous-traitance
va être évaluée sur base des performances – et
non pas sur base de l’ouverture des possibilités,
des connexions nouvelles qui peuvent être
découvertes au cours d’un travail dont la finalité
générale est fixée, non pas a priori, mais en cours
de processus. On se trouve donc bien dans une
logique très différente de celle de la capacitation
associative.
Le problème qui se pose maintenant, c’est que
ce modèle que j’appellerais de capacitation
associative – on donne des capacités aux
associations – est en train d’être gangrené par
une autre logique, celle de la sous-traitance, qui
envahit aujourd’hui tout le marché. C’est le nouveau
mode d’organisation des entreprises : en anglais,
on parle d’outsourcing, pour désigner ce type de
recommandation managériale d’ordre général.
Les fonctionnaires de l’administration publique
apprennent des entreprises des techniques
d’outsourcing. C’est ainsi que la logique de la
sous-traitance, sur le mode managérial, s’introduit
dans la logique de la subsidiarité. Le propre de
la sous-traitance est de définir, avant l’exécution
des tâches, les performances auxquelles doit
arriver le sous-traitant, en considérant que, pour
ce qui est des moyens à mettre en œuvre pour
atteindre ces résultats, c’est son affaire. Telle
est la logique économique de la sous-traitance :
on fixe des tâches à un sous-traitant – un cahier
des charges, comme on dit dans le jargon – et le
donneur d’ordre – l’Etat, en l’occurrence – ne se
préoccupe pas du tout de savoir comment le soustraitant va y arriver ; c’est même précisément la
Le débat avec le monde politique et avec l’Etat,
c’est fondamentalement celui-là. Ce que les associations et les professionnels hurlent aujourd’hui au monde politique et à l’Etat, c’est : « Ne
nous traitez pas comme des sous-traitants ! Nous
sommes des associations, nous voulons produire
un savoir spécifique, nous avons une prise sur le
terrain ; c’est pour cela que nous remplissons une
mission de service public ». L’introduction d’une
logique de sous-traitance est en train de ravager
à la fois la production du savoir et l’efficacité des
pratiques sur le terrain16. C’est une question très
difficile : personne ne nie qu’il y ait des nécessités
économiques dans la gestion de l’Etat et qu’il
faille effectivement rencontrer ces nécessités.
C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, il y a
une vraie discussion à avoir sur l’organisation
de l’Administration et sur le déchaînement des
sous-traitances qui prennent progressivement la
place, au fond, de ce qui constitue le fleuron de
notre type de démocratie, à savoir : la démocratie
associative.
16. NDLR : On insistera ici sur une dimension importante du problème, à savoir que le type de sous-traitance qui est de plus en
plus privilégié par l’administration est problématique : pour établir son cahier de charge, l’administration fait des choix qui
ne sont pas neutres. Par exemple, dans les question de travail en réseau actuellement débattues dans les « projets thérapeutiques » en cours, financés par l’INAMI et le SPF Santé publique, elle se réfère à des association comme le KCE, dont l’expertise
soit disant scientifique se révèle idéologique, en ce qu’elle emboîte le pas à des procédures quantitatives qui singent la science
expérimentale et produit des monstruosités, sur le plan clinique.
32
2.2.3. Le concept d’autonomie
se réfère à un idéal d’autonomie très large, qu’on
ne peut qu’approuver : cette capacité de choisir
sa propre vie et d’ouvrir des possibilités réelles
de faire des choix non standardisés ; c’est l’idéal
d’une société libérale, qui fait consensus, à droite
comme à gauche. D’un autre côté, pour travailler,
les IHP s’appuient aussi sur des critères, voire
sur des listes de critères prédéfinies – la capacité
de se laver, comme celle de travailler, etc. Ce qui
est intéressant, c’est que les choses restent en
tension, que les pratiques d’accompagnement
soient polarisées entre deux représentations et
deux usages du concept d’autonomie. Il est sans
doute utile d’avoir des critères et, en même temps,
pour ne pas fermer le concept d’autonomie et
son usage, il est compréhensible que le secteur
ait peur des nomenclatures, qui provoquent
immanquablement cet effet de fermeture, surtout
lorsque celles-ci sont prétendument établies sur
des bases scientifiques, des statistiques, etc.
L’enjeu politique, pour le secteur des IHP, c’est
donc de parvenir à toujours critiquer le premier
usage de l’autonomie par le second, mais aussi
de savoir renvoyer cette tension féconde entre
ces deux représentations, à l’administration
– laquelle rabat toujours, évidemment, la
signification de l’autonomie du côté des listes
de critères, puisqu’elle est dans l’opératoire, le
contrôle et la maîtrise inhérentes, aujourd’hui, à
la construction des politiques publiques.
Je partirais de la question que vous vous posez
sur l’insertion sociale des patients par le travail,
car elle me semble emblématique d’une difficulté
structurelle, fondamentale, qu’on rencontre avec
le concept d’autonomie. Ce concept peut s’utiliser
de deux façons. La première façon consiste à
prendre ce terme dans son sens opératoire, en
le dotant de critères d’opérationnalisation. Par
exemple, quand un candidat se présente dans une
IHP et qu’on veut mesurer son degré d’autonomie,
les professionnels vont avoir besoin de critères :
« Est-ce qu’il se lave seul ? » « Est-ce qu’il fait ses
courses seul ? », etc. Mais on aura beau allonger
la liste des critères, on restera toujours dans une
liste fermée. Voilà une première définition de la
notion d’autonomie. Le deuxième usage de la
notion d’autonomie, c’est celui qui est pointé par
Thierry Van de Wijngaert quand il nous parle de
l’idéal d’autonomie comme capacité de se donner
à soi-même sa propre loi et de choisir sa propre
vie, éventuellement en dehors des idées reçues
et des cadres conformistes – comme ceux qui
voudraient, par exemple, que « la réalisation de
soi passe par le travail ».
Il me semble que le secteur de la santé mentale,
dont le secteur des IHP en particulier, est pris entre
ces deux définitions de l’autonomie. D’un côté, il
33
2.3. L’autonomie : un abord clinique
par Philippe Fouchet17,
Je voudrais d’abord remercier les organisateurs
de cette journée pour la rigueur et la qualité du
cadre de travail qui nous est proposé, et pour
la possibilité qui nous est offerte d’interroger
l’idéal de l’autonomie dans son contexte et à
partir de la clinique. Il est en effet impossible
d’aborder cette question in abstracto – en dehors
du contexte historique, politique et institutionnel
dans lequel s’inscrivent les pratiques en IHP, mais
aussi l’ensemble du secteur de la santé mentale,
comme Jean De Munck vient de l’évoquer. Il est
en outre essentiel de soutenir la pertinence d’un
cadre de recherche et de réflexion qui ne renonce
pas à s’appuyer sur la clinique – c’est sur ce
point que je vous propose de m’arrêter quelques
instants.
ces outils. Cet objet, c’est ce à quoi un sujet se
trouve confronté à un moment de son existence,
et comment il tente d’y répondre. Pour cerner
cet objet d’étude, il s’agit de dégager la logique
de ce à quoi il se trouve confronté – ce qu’on
appelle la logique du cas. C’est à partir de là
que peuvent se construire et se réinterroger les
modalités de son accompagnement. Et ce à quoi
se trouve confronté un sujet, très concrètement,
en institution, ce sont, à l’occasion, les idéaux
thérapeutiques, comme l’a fort bien montré
Thierry Van de Wijngaert. L’autonomie, quand elle
est mise en place d’idéal, peut avoir des effets
ravageant pour certains sujets : il s’agit là d’un
enseignement précieux dont on ne peut pas ne
pas tenir compte. Une autre donnée essentielle
à prendre en considération dans cette logique du
cas, c’est que les usagers des IHP sont au premier
plan confrontés à des difficultés d’inscription
dans le lien social. Sur ce point, Virginie Delarue
et Patrick Vandergraesen ont raison de soutenir
fermement comme orientation « qu’il n’y a pas
de standardisation sur base de la détermination
de bonnes pratiques – c’est la condition d’une
activité de recherche constante ». Cette remarque
est d’une grande actualité, parce que la difficulté
d’inscription dans le lien social ne touche pas
uniquement les usagers des IHP : c’est une
difficulté généralisée dans le monde d’aujourd’hui,
où les idéaux normatifs sont fortement fragilisés,
où les modalités d’inscription dans le lien social
imposent une approche en terme de trajectoire,
d’invention et de bricolage singuliers. C’est la
raison pour laquelle les deux intervenants précités
ont également raison d’insister sur l’importance
des réseaux – à ceci près que les réseaux les plus
pertinents, du point de vue clinique, sont ceux
que le sujet s’est lui-même constitué, inventé,
bricolé comme points d’ancrage et d’appui. Ce ne
sont jamais, comme tels, des réseaux constitués
à priori.
De façon très juste, Claude Petit a posé la question
du sens, de l’utilité, de l’utilisation mais aussi du
coût d’une série d’outils comme le RPM, dont
la pertinence du point de vue clinique est loin
d’être démontrée. Il fait le constat – abrupt mais
réaliste – d’une série de missions qui s’ajoutent
de plus en plus à la prise en charge individuelle
et collective, mais qui sont souvent fort éloignées
des préoccupations liées au traitement et à
l’accompagnement thérapeutique. C’est un point
essentiel qui mérite d’être développé et qui
touche à l’articulation entre l’accompagnement
psychosocial, l’évaluation et la recherche.
Comme le souligne Claude Petit et comme en
témoigne cette journée d’étude, les équipes, les
institutions et la Fédération des IHP sont des
lieux de mise au travail et de recherche. J’oserais
dire que ce sont des laboratoires de recherche,
sans doute les mieux équipés qui soient par
rapport à leur objet d’étude – un objet « dur »
et « résistant », au sens particulier où il résiste
à se laisser approcher gentiment par des outils
de mesure ou d’évaluation standardisée ; on
pourrait même dire qu’il disparaît sous l’effet de
17. professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’Université Libre de Bruxelles et à l’Université de Mons-Hainaut
34
Un autre point sur lequel je souhaite m’arrêter
est le caractère imaginaire de cette notion
d’autonomie, laquelle n’est rien d’autre, in fine,
qu’un leurre : l’être humain arrive au monde
fondamentalement dépendant de l’univers
relationnel, culturel, social et langagier à partir
duquel il se constituera comme sujet – et de ça,
on n’en sort pas ! Vous connaissez sans doute
ce mythe de la « toute-puissance de l’enfant »,
qui a été véhiculé par certains psychologues et
dont on entend encore souvent parler. Ce que
ce mythe dit, c’est que jusqu’à un certain âge
(jusqu’à ce qu’il rencontre le principe de réalité),
l’enfant est convaincu de – et habité par – sa
« toute-puissance ». Or, c’est un mythe qui prend
les choses à l’envers ! Car ce à quoi l’enfant se
trouve confronté, c’est d’abord la toute puissance
de l’Autre, de l’adulte qui lui dit et qui lui veut
des tas de choses : ce qu’il doit faire, ce qu’il ne
faut pas faire, où, quand et comment, etc. C’est
bien à ça qu’il est tout d’abord confronté et avec
quoi il devra se débrouiller, tout au long de son
existence. Pour certains sujets, cela nécessite un
point d’appui institutionnel ; voilà ce qui donne
sens et fonction à l’institution. Du point de vue
de l’accompagnement, de l’évaluation et de la
recherche, il s’agit donc de créer, au cas par cas,
les conditions pour que l’institution puisse faire
point d’ancrage. Il s’agit de créer les conditions
pour que le sujet puisse se réconcilier avec
l’Autre, qu’il puisse prendre pied et évoluer à sa
manière sur la scène du monde. Ces conditions se
déduisent, au cas par cas, à partir de la clinique.
Dans ce contexte, la clinique nous impose une
mise en question de l’idéal d’autonomie : de fait,
elle nous montre que, pour certains sujets, leur
solution singulière nécessite des points d’appui
institutionnels, parfois de façon durable. Mais il
faut rappeler ici, et ça mérite d’être pensé, que les
institutions ne se situent pas en dehors de la scène
du monde – elles la constituent, en ce compris
les institutions de soins ou d’accompagnement
psycho-social.
35
2.4. Contributions des représentants du monde politique 18
De façon générale, les représentants du monde
politique ont chacun tour à tour souligné
l’importance politique d’un tel colloque, dans
la perspective du relais vers les décideurs des
attentes du secteur – un relais ainsi éclairé par
une lecture collective, transversale et fouillée des
pratiques de terrain, dans toutes leurs dimensions
et leur diversité. Comme le soulignait l’un d’entre
eux : « vous faites de la politique tout autant
que moi, puisque la politique c’est avant tout
l’organisation de la cité et de la vie en commun.
La vie en commun, quand elle est bien organisée,
permet la cohésion sociale, et la cohésion sociale
produit de la santé ». Ensuite, de façon plus
particulière, ils se sont montrés fort sensibles aux
préoccupations et aux enseignements dégagés
de l’ensemble des débats sur la singularité des
pratiques d’intervention en IHP, l’(in)adéquation
de leur cadre légal à la réalité et à la diversité des
situations et des besoins, les enjeux cliniques et
politiques de la réorganisation actuelle des soins
de santé mentale. Autour de ces trois grands
axes, on peut dégager, de leurs réactions et de
leurs échanges avec les participants, une série
d’éléments importants.
structures lourdes de l’hospitalier, comporte une
grande part de risque et d’invention : elle constate
que les pratiques des IHP sortent des sentiers
battus de l’intervention sociale standardisée,
préformatée par des cadres administratifs
fermés – pour aller vers une intervention très
individualisée, au plus près des usagers et de
leurs besoins particuliers. Les intervenants
inventent au jour le jour, bricolent au cas par cas
des modalités de prise en charge qui prennent en
compte les trajectoires singulières des usagers,
leur réalité complexe, leur souffrance, leurs
« incapacités », tout comme les réseaux informels
qu’ils se construisent au gré de leur parcours, le
plus souvent en dehors des cadres préétablis.
Une place est donc faite à ce qui est imprévisible
et non contrôlable dans ces destins que l’on
accompagne ; cela demande de l’énergie, du
temps, de la réflexion et des partenariats solides
entre professionnels. Nicole Maréchal souligne
que, aujourd’hui, dans notre société, les pouvoirs
publics – et l’administration en particulier, dont
on sait l’immobilisme – n’aiment pas le risque
et l’imprévisibilité, le manque de maîtrise des
trajectoires des usagers, le manque de « contrôle
de la situation » qu’il engendre, sinon le défaut de
« résultats objectifs » en termes de réintégration,
réadaptation, resocialisation, etc. Elle constate
que le travail psycho-social mené en IHP ne rentre
pas facilement dans les « cases » et qu’il n’est
donc pas évident pour ces structures particulières
de se faire entendre, reconnaître et subventionner
de façon structurelle par les pouvoirs publics :
on sait que les pratiques sociales innovantes
ne se taillent pas la belle part des budgets de
l’Etat, prioritairement alloués aux piliers, aux
dispositifs classiques, éprouvés de longue date.
Et pourtant, en ce qui concerne le secteur des IHP,
si on parle encore d’innovation, il faut reconnaître
que cela fait plus de quinze ans qu’elles sont
présentes dans le paysage institutionnel et
qu’elles ont démontré l’« efficacité », l’« utilité »
2.4.1. Des pratiques singulières
et innovantes, au plus près des usagers
Tout d’abord, la place particulière occupée par
les IHP dans le maillage des soins psychiatriques
et le rôle important que ces structures modestes
– en comparaison des structures hospitalières,
notamment – jouent, dans la perspective d’une
diversification nécessaire des modes de prise
en charge et d’accompagnement des usagers, a
retenu l’attention des politiques.
Nicole Maréchal (ECOLO), en particulier, insiste
beaucoup sur le fait que tout le travail psychosocial qui est mené dans les IHP, en marge des
18. Ce qui suit est une synthèse des réactions émises par les différents représentants politiques présents, tant aux exposés de la
matinée qu’aux débats auxquels certains d’entre eux ont assisté, dans les ateliers de l’après-midi.
36
de leurs pratiques d’accompagnement – avec les
guillemets que requièrent ces mots quand il s’agit
de l’humain. Il y a donc un travail à poursuivre :
faire entendre et admettre aux pouvoirs publics
que, en l’occurrence, dans ce secteur de la santé
mentale, il est des destins et des vies que l’on
accompagne tous les jours mais dont on ignore
tout à fait l’évolution et la trajectoire à venir.
complexe : celle de la (re) socialisation des
patients psychiatriques. Il évoque la prudence
qui s’impose dans la volonté de remise au travail
des patients psychiatriques, en écho à l’utopie
dominante qui consiste à exiger de ces personnes
en grande difficulté, sur les plans psychologique
et relationnel, qu’ils se « réinsèrent dans le
monde du travail ». Il se fait toutefois l’écho des
préoccupations formulées par des associations de
patients psychiatriques, relatives aux demandes
de leurs proches : dans des périodes de répit,
certains d’entre eux désireraient se remettre
au travail et rencontrent à cette occasion de
nombreux obstacles – à commencer par la crainte
des employeurs de les voir rechuter. Que pourraiton mettre en place – non pas spécifiquement
durant le temps de la prise en charge, mais de
façon générale, dans le cadre d’un parcours entre
l’hospitalier et l’ambulatoire ? Comment permettre
à ces patients de se reconnecter au monde du
travail, dans des conditions qui tiennent compte
de leur situation et de leur état de santé (travail
temporaire, etc.) ?
2.4.2. Les tensions entre le monde vécu
et le système conçu
Qui dit prise de risque, invention et intervention
clinique au cas par cas dit nécessairement
mise à l’épreuve des dispositifs légaux dans
lesquels les pratiques en IHP s’inscrivent. Tous
les représentants politiques présents ont été
interpellés par le constat posé et mis au travail, en
séance plénière et dans les ateliers : accompagner
les résidants dans leur trajet de vie, comme on le
fait en IHP, ne va pas sans interroger les cadres
à travers lesquels ces vies sont appréhendées, à
commencer par celui qui définit les missions des
IHP. De fait, ces interrogations sont au cœur de la
réflexion mise en chantier dans ce colloque sur
l’Arrêté Royal du 10 juillet 1990, son adéquation
par rapport aux situations des usagers, les
décalages éprouvés dans les pratiques de terrains
par rapport aux missions assignées aux IHP
en termes de mise en autonomie, d’activation,
d’intégration, de mise au travail des résidants.
Monsieur Wilmotte (PS), ensuite, dit avoir trouvé
dans les débats un écho aux préoccupations du
Ministre Paul Magnette concernant les sujets
en « dés-appartenance » de liens sociaux et
d’intégration, sinon d’une bonne partie d’euxmêmes. Il a pu également élargir sa vision sur
les dimensions humaines de certaines questions
qu’il se pose sur le seul plan technique – ainsi
du rôle à jouer par les IHP, en Région wallonne,
dans la prise en charge de la problématique des
assuétudes. Les ateliers – et en particulier les
vignettes cliniques qui y furent débattues – lui
ont permis de mesurer le fossé qui séparait les
textes des pratiques : il fut frappé par l’évolution
constante des pratiques et des questionnements
qu’elles font surgir. In fine, il y a tant de créativité
sur le terrain, tant de diversité dans les modes
d’intervention, d’une équipe à une autre, tant
de problématiques et d’approches différentes
que ce sont là des domaines d’intervention où le
politique doit se tenir en réserve, c’est-à-dire à
mettre un cadre général qui permette aux équipes
de progresser dans leur cheminement propre. Il
retient que de vraies questions philosophiques
se posent sur le terrain. Ainsi, l’IHP est-elle
d’abord un lieu de vie ou d’abord un lieu de
soin ? Les débats ont permis de mettre cette
On peut relever plusieurs réactions autour de ces
questions.
Celle de Monsieur Godin (MR), tout d’abord, qui
se dit sensible aux questions de l’autonomie,
de l’accompagnement et du lien social, telles
qu’elles ont été dépliées en séance plénière et
dans les ateliers. Il retient qu’il est essentiel
que la personne soit prise en compte dans son
intégralité, dans la perspective de la rendre
« plus autonome », tout en tenant compte de sa
réalité subjective. Selon lui, l’accompagnement
qu’on propose, dans cette optique, se distingue
de l’assistanat, en ce qu’on n’impose rien à la
personne mais qu’on lui suggère des pistes qu’on
ouvre avec lui, tout en lui laissant le choix de les
développer ou non. Enfin, il est conscient que la
question du lien social soulève une problématique
37
question en perspective avec les nécessités d’un
accompagnement minimaliste et la déconstruction des idéaux relatifs à l’autonomie, la
compétence, l’aptitude, etc.
2.4.3. Les enjeux cliniques et politiques
de la réorganisation des soins de santé
mentale
Autour de ces mêmes questions, Madame
Gerkens (ECOLO), enfin, retient deux éléments
en particulier. D’une part, elle relève l’importance
du travail en réseau pour les IHP, à partir de
la famille, de l’environnement social et des
professionnels de terrain issus des différents
types de structures et champs d’intervention
concernés par l’accompagnement des résidants
en IHP. D’autre part, les débats ont bien démontré, selon elle, que ce qui est important,
ce n’est pas tant la capacité, l’aptitude, la
compétence acquise – quelque soit le nom
et la forme qu’on leur donne – mais ce que le
processus d’accompagnement en IHP représente
en soi, pour le patient comme pour le travailleur,
à travers les questions qui émergent dans son
parcours : respecter ou non le contrat, mettre ou
non des balises, oser ou non prendre des risques
avec un patient, etc. Les débats ont bien mis
en évidence le fait qu’à un moment donné, on
doit renoncer à un certain idéal, à une certaine
image, à la conception ordinaire qu’on se fait
de l’autonomie : on en arrive à déconstruire
certains idéaux qui ont tendance à prédéterminer quelle est la trajectoire idéale de la
personne, ce qu’il faudrait qu’elle devienne,
les capacités qu’il faudrait qu’elle acquière et,
partant, la bonne manière d’intervenir et de
construire son parcours. Etre confronté tous les
jours à ces personnes en souffrance oblige à
lâcher du lest, à faire certains aménagements,
notamment en regard de la conception habituelle
qu’on peut se faire d’un « projet de vie ». Il s’agit
donc pour les travailleurs en IHP de s’autoriser
à prendre le temps, à donner « le temps au
temps » : le temps de construire, d’aller en
avant, d’aller en arrière, d’aller dans un sens et
puis dans un autre et de considérer qu’à partir
du moment où on donne du sens à une pratique,
à un comportement, à une relation, on avance
effectivement avec quelqu’un, on l’accompagne
dans sa trajectoire de vie.
Monsieur Wilmotte souligne un point important
mis en exergue par les débats : il est tout à
fait clair que la santé mentale ne doit pas être
appréhendée isolément, sur le plan politique
comme sur celui des pratiques professionnelles. Il
rappelle à cet égard que dans le cadre des travaux
d’élaboration d’un programme pour un prochain
gouvernement, le Ministre travaille au moins sur
quatre sujets pris ensemble : la pauvreté, les
inégalités sociales, le logement et la santé. Ces
quatre domaines ont des influences respectives
les uns sur les autres : tout cela est imbriqué et
nécessite donc une approche globale. Il constate
également la pression sociale pour élargir le
champ d’application de la santé à des notions de
bien-être, ce qui complexifie encore davantage
l’approche politique : la distinction entre ce
qui relève de la santé et ce qui relève d’autres
registres est de plus en plus difficile à faire. S’agitil de répondre à des besoins de « pur bien-être »
dans le domaine de la Santé publique ? Jusqu’où
peut-on aller et quelles sont les priorités ?
« Mettre en place une politique de santé
performante qui soit le meilleur reflet de ce
que les prestataires de soins, les patients et
leurs proches en attendent est sans aucun
doute le rôle du Politique », souligne ensuite
Monsieur Godin, qui rappelle cependant
l’obligation qu’a le monde politique d’inscrire
ces attentes légitimes dans un cadre budgétaire
qui est malheureusement toujours limité. D’où
l’importance de ce colloque pour bien faire
comprendre et relayer au monde politique ces
attentes et ces besoins, notamment au niveau du
financement de structures d’accueil comme les
IHP : si celles-ci sont plus discrètes que d’autres
structures, les débats ont démontré qu’elles
jouent un rôle essentiel dans les circuits de soins
qui vont de l’ambulatoire, du médecin généraliste
à l’hôpital, en passant par toute une série de
types de structure reconnues, de manière assez
ancienne comme les IHP ou plus nouvelles, non
encore agréées.
38
Monsieur De Generet (CDH) relève ensuite
l’importance des choix philosophiques à faire, au
niveau politique, sur la manière dont les pouvoirs
publics peuvent aider les professionnels de
terrain à aller plus loin dans leurs pratiques, leurs
questionnements, leur savoir-faire. L’innovation,
l’expérimentation en termes d’accompagnement
des patients psychiatriques est produite sur le
terrain et le politique, ensuite et seulement, y
fixe des normes : tel est, logiquement, le chemin
qui doit être suivi sur le plan de la formalisation
des pratiques de terrain – il est donc nécessaire
que le monde politique se mette d’abord à
l’écoute de ces pratiques innovantes, singulières
et diversifiées, avant de fixer les normes légales
qui les encadrent. Dans le même sens, Madame
Gerkens s’interroge sur ce que le politique peut
se permettre comme intervention, en termes de
dispositifs d’évaluation en particulier : il doit
faire très attention à ne pas imposer des normes,
des procédures, des exigences d’évaluation qui
empêchent que ce type d’accompagnement soit
possible, qui obligerait les IHP – ou toute autre
structure – à devoir justifier sans cesse que la
personne mérite bien le service qu’on lui apporte ;
il s’agit plutôt de garantir les conditions pour
que ce type d’accompagnement particulier que
l’on trouve en IHP puisse se faire soient réunies.
Or c’est un risque bien réel aujourd’hui, comme
le soulève un intervenant qui, évoquant les
« projets thérapeutiques » financés par l’INAMI,
dénonce l’emprise de plus en plus grande de
l’administration sur ce qui est demandé aux
acteurs de terrain, sans que ceux-ci ne disposent
plus de la moindre liberté quant aux modalités
de leur intervention clinique. De fait, on essaye
de plus en plus de formaliser leur manière de
travailler en leur imposant, en l’occurrence, toute
une série d’échelles d’évaluation.
In fine, c’est donc la question de l’autonomie
clinique des professionnels de la santé, aujourd’hui
mise à mal par des dispositifs administratifs de
plus en plus lourds et intrusifs, qui est posée.
« La Politique c’est une chose, l’Administration,
c’en est une autre », souligne Monsieur Godin :
celle-ci doit être un moyen et non pas une fin en
soi. Il y a là une vraie question, au vu des dérives
qui guettent l’administration. C’est toute la
problématique du RPM : l’utilisation finale qui en
sera faite justifie-t-elle les efforts et les coûts que
sa mise en place et sa gestion imposent dans les
institutions, compte tenu de toutes les critiques
dont il fait l’objet sur le plan de sa pertinence et
de son adéquation clinique ? En cela, il est rejoint
par les autres représentants politiques présents :
tous sont interpellés par les critiques dont le RPM
fait l’objet, et de façon plus générale, par tout ce
qui pousse à la standardisation des traitements,
des prises en charge et des procédures
administratives y afférentes. L’inquiétude des
professionnels de la santé est vive, par rapport à
l’entrée de la « marchandisation » dans le secteur
des soins de santé mentale. Il y a là un vrai débat
politique à poursuivre, celui de la nécessaire
diversification, sur le plan clinique, des modes de
prise en charge et des types d’accompagnement
des usagers.
39
3. Dix thématiques concrètes en rapport avec l’autonomie
Organisant un tour d’horizon des différentes facettes du travail en IHP, dix thématiques,
qui reflètent les préoccupations les plus vives du secteur des Habitations Protégées,
ont été mises au travail dans les ateliers de l’après-midi.
En creusant les problématiques évoquées en séance plénière à partir de la diversité des pratiques
d’accompagnement des résidants, chaque atelier fut l’occasion de prolonger la réflexion générale
de la matinée sur l’idéal d’autonomie et ses avatars, et donc de mettre en tension l
a définition légale des missions des IHP et les réalités de terrain.
S’appuyant sur des vignettes cliniques, la présentation par deux participants de la pratique
au sein de leur institution fut suivie d’une conversation animée par deux discutants,
dont l’un extérieur au secteur des IHP.
Des réflexions sur les mêmes thématiques ayant eu lieu lors de rencontres entre IHP
à la Fondation Renson et une contribution personnelle ont été intégrées au présent travail,
ainsi que quelques apports qui ont été adressés à la FFIHP suite au colloque.
3.1. Difficultés d’autonomie :
symptôme psychique ou carence éducative ?
L’idéal d’autonomie trouve un champ d’application très concret dans la pratique quotidienne.
De prime abord, l’autonomie est généralement
évoquée à travers les questions qui touchent
aux registres de la vie quotidienne, affective et
sociale : le résidant a-t-il ou non la capacité de
se débrouiller ? Parvient-il à gérer tout seul une
série d’actes nécessaires à la vie journalière ?
Trouve-t-il les moyens de nouer et d’entretenir
des relations suffisamment paisibles avec ses
pairs ou son entourage ?
l’autonomie affective ? Et dans le premier registre,
faut-il parler d’autonomie ou simplement de
débrouillardise ? On songe à tel résidant qui ne
sait pas préparer un repas chaud et qui réchauffe
ses raviolis dans la boîte ouverte sur le radiateur
de sa chambre.
Face à l’apragmatisme ou à l’apathie des patients,
il s’agit de se demander quelle est la part de non
apprentissage, voire de refus d’apprendre corrélé
à la maladie mentale, et la part de ce qui peut
être envisagé comme une carence éducative (un
milieu familial surprotecteur peut également être
incriminé). Cela étant dit, il n’est pas toujours
facile de faire la différence entre l’incapacité réelle
des résidants et la réticence qu’ils manifestent, à
l’occasion, dans le but de susciter l’intervention
des travailleurs. Faire les choses avec quelqu’un,
être en lien pour que les choses se fassent
semble dans certains cas un élément essentiel
qui souligne qu’au-delà de la carence éducative,
la dimension affective est déterminante.
Cependant, parler de « difficultés d’autonomie »
– et tenter de cerner ce qui, au coeur de ces
difficultés, relève du symptôme psychique ou
de la « carence éducative » – implique que l’on
précise d’abord ce qu’on entend par autonomie,
et donc que l’on se pose la question suivante:
quelle conception de l’autonomie oriente la
lecture que les travailleurs opèrent des difficultés
des résidants et détermine les principes et les
modalités de leur accompagnement ?
Les pratiques de deux IHP servent ici de fil
conducteur à la réflexion – leur positionnement,
leurs références et leurs questionnements en la
matière, appuyés par des vignettes cliniques,
témoignent d’une tension bien réelle entre un
idéal d’autonomie comme visée assignée au
séjour en Habitation Protégée et les nécessaires
aménagements particuliers auxquels aboutit
la prise en compte de la réalité subjective des
résidants.
Ceci nous introduit au fait que l’autonomie renvoie
aussi à la capacité de se séparer de l’institution,
capacité dont la détermination psychique est
bien connue. La fonction de l’institution mérite
d’être épinglée en lien avec la théorie formulée
par D. Winnicott : par analogie avec « la mère
suffisamment bonne » qui, après avoir contenu
l’enfant, se détache de lui, l’IHP crée un espace
transitionnel pour le patient en « dedans ». Cet
espace lui permettra d’intérioriser l’institution
pendant un temps suffisamment long (celui de son
séjour) afin de pouvoir, ensuite, exister sans elle.
Le processus de sortie et d’autonomisation du
résidant s’organise donc de manière progressive.
On passe ainsi un contrat avec le patient, en
lui signifiant que son départ n’implique pas
qu’il se retrouve dans un « dehors hostile » : il
s’agit de lui montrer que l’institution continue
à exister pour lui, jusqu’à ce qu’il puisse s’en
séparer totalement. Ceci laisse entrevoir toute
l’importance du travail en réseau, en partenariat,
3.1.1. Savoir se séparer de l’institution et
vouloir s’en séparer
Parler d’autonomie signifie que le but visé
par un séjour en Habitation Protégée est un
aménagement des conditions de vie du patient,
dont on attend des améliorations dans son
fonctionnement propre. Mais faut-il mettre
l’accent sur l’autonomie concrète, pratique ou sur
43
pour permettre que la séparation de l’IHP soit
moins difficile, grâce aux autres points d’appui
qui se sont constitués hors de celle-ci. Le travail
thérapeutique avec les patients psychotiques
en IHP est une entreprise de longue haleine qui
demande que le patient et les travailleurs puissent
prendre leur temps. Cependant, il faut se rendre
à l’évidence et admettre que tous ne sont pas
capables d’autonomie ; il est illusoire d’espérer
réinsérer à tout prix certains patients. L’équipe
doit ainsi souvent renoncer en cours de route,
pour un temps au moins, au projet initial mis en
place pour et avec le patient sous la bannière de
la mise en autonomie.
nombreuses hospitalisations en psychiatrie,
dont une conséquente à une tentative de suicide
par absorption de médicaments, qui a nécessité
une intervention chirurgicale. Depuis, suite
aux séquelles, il n’a plus parlé ou plutôt de
façon incompréhensible. Il ne veut plus parler,
pourtant il en est encore capable. Il semble
devoir faire exister par là le traumatisme subi.
Autre souci physique, il a de gros problèmes
de vue et il ne se déplace que pour des trajets
connus. Par ailleurs, il ne sait pas gérer son
argent. L’équipe a néanmoins pu lui apprendre
à aller retirer de l’argent à la banque : après un
certain temps, malgré quelques complications,
cette compétence est acquise. Il est capable de
faire seul la démarche, le trajet et l’opération de
demander de l’argent au guichet. Ses progrès
sont passés par un accompagnement pendant un
certain temps, et puis par le fait de le laisser agir
seul peu à peu. Dans deux domaines, son hygiène
corporelle et se faire à manger, l’apprentissage
reste sans résultat.
Illustrons ceci de deux vignettes.
Un homme âgé hospitalisé de nombreuses fois
en psychiatrie, fait un séjour de 6 ans dans cette
IHP. Il s’est toujours laissé vivre dans la maison
alors que ses aptitudes étaient réelles et qu’il
pouvait très bien se débrouiller dans le quotidien.
Et pourtant, il n’a jamais voulu quitter l’IHP –
lors de ses évaluations, il évoquait des raisons
financières. Ce n’est que lorsque l’équipe lui
donna une limite, à savoir un an pour trouver
un autre lieu de vie, non sans le rassurer sur
ses capacités psychiques de quitter l’IHP, que
le résidant a pu retrouver un savoir-faire dans
un environnement social différent : trois mois
après, il avait trouvé lui-même un logement pas
trop cher et proche de l’IHP, afin de garder ses
habitudes et ses liens avec les anciens résidants.
S’il ne fait plus l’objet d’un suivi de la part de
l’équipe, celle-ci continue cependant à répondre
à ses demandes ponctuelles : commande de
matériel, aide administrative, etc. En maintenant
la possibilité de garder un lien de proximité avec
l’institution, l’IHP a donc favorisé l’acquisition
d’une certaine autonomie dans le chef du
résidant ; cette sorte d’espace transitionnel
lui aura permis, à tout le moins, d’apprivoiser
l’extérieur, sans qu’il ne puisse pour autant
se passer de l’IHP : s’il n’y est plus, l’IHP est
encore là pour lui et c’est la condition pour qu’il
puisse « se débrouiller » dans sa vie en dehors de
l’institution.
Depuis quelques semaines, il ne revient plus
à l’IHP. Un autre résidant a mis en cause ses
capacités à nettoyer, ses difficultés d’hygiène,
sa propreté ; il s’est senti blessé, sa relation aux
autres s’est dégradée et il est parti se réfugier
dans un milieu plus protecteur : sa famille. Il
a beaucoup de mal à revenir et la relation avec
l’IHP ne se fait plus que par l’intermédiaire
de la mère qui nous téléphone régulièrement.
Comment rétablir ce lien aux autres ? Ce qui est
insupportable pour les autres résidants vient
toucher le rapport au corps tout à fait singulier
de ce monsieur. Il semble que chez lui, comme
chez d’autres, corriger par l’apprentissage la
déficience en matière d’hygiène se heurte à une
fonction psychique, symptomatique, nécessitant
une autre approche comme l’aide concrète d’un
tiers qui supplée cette impossibilité.
3.1.2. Quand les troubles psychiques
limitent les capacités d’apprentissage
Abordons maintenant les difficultés d’autonomie,
sous l’angle du discours médical, en termes de
dysfonctionnements. La diminution des capacités
cognitives chez les personnes schizophrènes, qui
Un résidant d’une cinquante d’années, souffrant
d’une schizophrénie désorganisée, a connu de
44
fait en particulier l’objet de son exposé, n’est pas
une découverte récente : les dysfonctionnements
cognitifs ont été démontrés à maintes reprises
chez le patient schizophrène. Considérés au
départ comme des phénomènes secondaires
déclenchés par les symptômes positifs (délire,
hallucination) ou par les conséquences négatives
liées à la vie en institution, ils sont, depuis une
dizaine d’années, considérés comme faisant
partie d’une autre dimension que les symptômes
positifs ou négatifs.
ils leur place dans une Habitation Protégée malgré
leurs « carences », ou doivent-ils être orientés
vers d’autres lieux de vie plus encadrants ?
Une patiente est admise dans cette IHP après
de nombreux séjours psychiatriques. Sa
problématique rend indispensable la mise en
place d’une série de services sans lesquels son
séjour serait probablement impossible : elle ne
sort que tout à fait exceptionnellement du quartier
immédiat de l’institution ; toute démarche
inhabituelle nécessite encore et toujours un
accompagnement, tandis qu’une aide familiale
et une aide ménagère viennent deux fois par
semaine pour entretenir son logement et faire avec
elle - ou sans elle, lorsqu’elle est trop angoissée
- sa lessive et ses courses. Dès lors, imaginer son
départ vers un lieu non protège semble tout à fait
utopique, à moyen et même à long terme. Cette
dame semble trop perturbée psychiquement pour
qu’une « couche d’apprentissage » intervienne
de façon significative pour corriger son faible
degré d’autonomie.
On peut analyser les difficultés d’autonomie en
découpant différentes séquences dans le (dys)
fonctionnement du patient. Par exemple, un
patient doit prendre l’autobus pour se rendre
de l’IHP à la ville X pour y voir sa mère. Il doit
savoir combien de temps dure le trajet et calculer
l’heure à laquelle il doit partir pour arriver à
temps (réflexion). Ensuite, il doit vérifier dans
l’horaire l’heure précise du départ du bus (entre
autres : mémoire de travail, perception visuelle,
attention). Cette heure, ainsi que l’endroit d’où
part le bus, doivent être stockées pendant un
certain temps dans la mémoire à long terme.
Une fois arrivé à l’endroit d’embarquement, le
patient doit choisir le bus adéquat parmi tous
les bus présents. Pour sortir la somme d’argent
adéquate de sa bourse, il doit de nouveau y
avoir une bonne coordination visuo-motrice.
Une fois qu’il est dans le bus, le patient doit
rester attentif pour voir à temps quand il doit
descendre (vigilance). Pendant tout le processus,
toutes sortes d’événements inattendus peuvent
se produire (il n’a pas l’argent adéquat, l’arrêt
est supprimé, l’horaire n’est pas récent, etc.).
Dans chacune de ces situations, le patient doit
élaborer la stratégie et l’exécuter correctement.
Pour certains résidants en IHP, toutes les « petites
choses » du quotidien, comme ce trajet en bus,
relèvent du défi. Ces difficultés d’autonomie font
indéniablement partie intégrante du syndrome
psychotique face auquel une prise en charge
« éducative » ne peut trouver de sens que si elle
s’inscrit dans une globalité dont la finalité est de
permettre au patient une meilleure intégration
dans la cité.
Un homme de 35 ans est admis dans cette
même IHP après un séjour de neuf mois en
clinique psychiatrique. Il porte le diagnostic de
schizophrénie paranoïde. Avant son admission, il
nous apprend qu’il a été mis à la porte d’une autre
Habitation Protégée pour un passage à l’acte
hétéro-agressif et après avoir mis fin de sa propre
initiative à son traitement neuroleptique. Dans
les mois qui suivent son admission, il présente
essentiellement des idées interprétatives, des
doutes obsédants par rapport à lui-même et aux
intentions des autres et une somatisation anxieuse
liée à son traitement. Il a des difficultés à effectuer
ses courses car il craint d’être « agressé par des
étrangers. Il a besoin de réassurance mais il peut
parfois présenter une souplesse dans ses idées,
et même de l’humour. Il déclare ainsi lors d’un
entretien : « je suis psychotique, mais pas antipsychotique ». Malgré cette phobie sociale, qui
fait partie d’une anxiété paranoïde, il fréquente
dans les mois qui suivent son admission à l’IHP,
et ce pendant deux ans, un centre de jour situé
à proximité immédiate de son habitation. Il a
également fréquenté pendant un mois un autre
centre de jour situé cette fois beaucoup plus loin
de son domicile.
Les deux vignettes cliniques qui suivent relatent
les parcours de deux résidants pour lesquels la
question de l’autonomie se pose sans cesse : ont-
45
La symptomatologie devient par la suite plus
négative, en ce sens que les comportements
phobiques deviennent envahissants – il ose
de moins en moins sortir, commande ses repas
par téléphone et s’isole. Il continue néanmoins
à faire des projets d’activités et de cours, qu’il
diffère la plupart du temps parce qu’il est mal,
que ça ne lui convient pas, qu’il a du mal à se
lever. Progressivement, il se met à annuler ou
à déplacer de plus en plus souvent ses rendezvous chez le psychologue ou chez le médecin.
Il commande ses ordonnances par téléphone
et a toujours du retard dans ses injections
mensuelles de neuroleptiques, au point où il est
nécessaire, au moins à deux reprises, d’aller
lui faire l’injection à domicile. Après deux
ans de lente dégradation, les comportements
phobiques envahissent tellement le champ de la
conscience qu’il est hospitalisé – avec difficulté
car il a peur de ne plus pouvoir revenir à l’IHP.
Une amélioration est progressivement notée au
cours de l’hospitalisation, au point où il se met
à faire des projets, parfois même de reprendre le
travail, afin dit-il « d’être utile à la société » ou
« de se faire des amis ». Après plusieurs essais en
week-end, il rentre définitivement à l’IHP avec le
projet de fréquenter un centre de jour. Depuis son
retour, les comportements qui avaient précipité
son admission à l’hôpital réapparaissent
progressivement : il est question d’avoir un
entretien avec lui et sa famille afin d’envisager
une réorientation vers un lieu d’hébergement
plus sécurisant.
son importance : c’est dans sa prise en compte
qu’une pratique d’accompagnement peut trouver
à s’orienter. L’idéal d’autonomie, d’une part, la
question de la souffrance et de la place du sujet,
comme celle des limites du soignant, de l’autre,
sont autant de paramètres qui entrent en jeu dans
l’orientation des choix posés dans la pratique
quotidienne.
• Les cas présentés sont éloquents pour prendre
la mesure de la nécessité de ne pas privilégier une
seule approche. Comme le souligne le médecin
lors de la seconde présentation, « une prise en
charge éducative ne peut trouver de sens que si
elle s’inscrit dans une globalité ». Comprenons
qu’il ne faut pas minimiser l’intrication des
savoir-faire, des compétences concrètes et des
phénomènes psychiques tels que l’interprétation
ou la conception délirante de son propre corps.
La contribution du docteur Krings – ci-après
– donne un éclairage tout aussi intéressant
puisqu’elle donne au symptôme, qui peut être
un des noms des comportements inadéquats
ou des inaptitudes, une fonction qui nécessite
plutôt des aménagements autour de lui que
son éradication. L’idée de « l’intégration dans la
cité » et celle de « l’agencement » nous mettent
sur la voie d’un travail axé sur la qualité des
relations et du contexte de vie que nous pouvons
faire exister au sein de l’IHP et dans le réseau
de chacun. Si l’accompagnement qui cherche
à encourager le développement des capacités
du résidant montre ses limites, il ne faut pas
tarder à suppléer par des services extérieurs aux
incapacités et manquements de certains, ce pour
éviter la dégradation des liens avec l’entourage
et les déstabilisations psychiques. Ces cas
permettent aussi de prendre la mesure des limites
intrinsèques des IHP qui restent des dispositifs à
encadrement léger.
3.1.3. Pas de perspective éducative
sans construction du cas
De toute évidence, les pratiques d’accompagnement des résidants en IHP oscillent
entre deux pôles : elles sont tendues entre la
recherche d’un plus de débrouillardise, à partir
d’un accompagnement de type pédagogique,
et la nécessaire prise en compte de la réalité
psychique complexe des résidants. En d’autres
termes, entre le degré d’autonomie du patient
attendu, espéré ou visé par l’équipe de soignants,
par rapport à une norme tacite ou exprimée, et
ce qui est réellement à portée du résidant, il y a
immanquablement un hiatus. Ce décalage a toute
• L’idéal d’autonomie est mis à l’épreuve dans
la réalité des pratiques. Ainsi, en revenant sur
le cas de ce résidant qui voulait avoir une carte
de banque, les intervenants ont témoigné du fait
que dans le décours de l’accompagnement, ce
monsieur pouvait être particulièrement angoissé.
Malgré l’assurance de l’intervenant qu’il avait
bien fait son code, il continuait à être très mal.
Le rapport à la machine – c’est-à-dire un rapport
46
3.1.4. Prendre la mesure de la fonction
du symptôme : l’accueil de la psychose
au Club André Baillon19.
déshumanisé – ne pouvait pour lui être fiable, et
il en était angoissé. L’équipe, prenant la mesure
des limites de l’apprentissage a réorienté son
travail. Il valait mieux soutenir ce monsieur pour
qu’il continue à s’adresser au guichet. Comme
l’intervenant de la première IHP l’a souligné :
« ce résidant, son autonomie, je crois qu’il la
recherche et, nous, c’est notre but de le soutenir
en ce sens, mais c’est surtout la relation qu’il
peut tisser avec quelqu’un qui va être importante
pour lui ». Et de poursuivre : « Il exécute souvent
les tâches si la relation est bonne avec quelqu’un.
Si la relation n’est pas bonne, ça ne va plus. Doiton dire qu’il perd son autonomie ? Si le contexte
relationnel change – par exemple quand il va à
la banque et que ce n’est pas l’employé habituel
– eh bien, cela lui pose problème. Il ne sait plus
comment faire. Il revient avec des sommes tout à
fait farfelues ou sans argent. Ce qui veut dire que
l’apprentissage de compétences à l’autonomie,
peut être complètement dépendant d’un contexte
relationnel stable. »
Reconnaître la place ou la fonction du symptôme
dans ses manifestations les plus diverses est
un fondement de l’approche institutionnelle qui
adopte une éthique analytique.
La psychanalyse, quelque soit le dispositif qui
s’en réfère, prend en compte l’impossible d’un
complet bien-être. Depuis Freud et puis Lacan, on
peut dire que le « malaise dans la santé mentale »
est irréductible et qu’il s’agit de prendre en
compte le symptôme plutôt que de chercher son
élimination. Le symptôme est « défini par la façon
dont chacun jouit de son inconscient en tant que
l’Inconscient le détermine » nous dit Lacan20. C’est
dire que le symptôme a une fonction qui n’est pas
réductible à sa facette d’entrave ; il est là où se
loge quelque chose de ce qui fait la singularité
du sujet. Il s’y reconnaît et, de ce fait, le sujet y
tient plus que tout. Une clinique qui tient compte
de cette façon particulière nous amène à préciser
et à interroger le lien particulier qui se tisse,
dans le transfert, avec le sujet schizophrène.
Cette contribution tente de définir un dispositif
à plusieurs qui respecte le psychotique en tant
qu’« homme libre », c’est-à-dire comme sujet ne
s’inscrivant pas dans le registre de la signification
et du sens communs.
• Ceci nous amène à devoir faire des
différenciations très fines entre les personnes
que nous accueillons. En effet, certaines ont
besoin d’être particulièrement protégées par la
conservation d’un contexte de vie le plus stable
possible. Leur angoisse est le signe de l’horreur
vécue quand leur monde apparaît avec une
dimension d’inquiétante étrangeté.
Dans le contexte institutionnel du « Club
André Baillon », nous nous adressons à
des patients psychotiques adultes, pour la
plupart schizophrènes, dans leur milieu de vie.
Notre pratique thérapeutique s’inspire de la
psychothérapie institutionnelle telle que François
Tosquelles et Jean Oury l’ont conceptualisée à
partir des années septante ; elle s’en différencie
en ceci qu’elle ne se situe pas à l’intérieur d’un
établissement psychiatrique, mais dans un réseau
ouvert au sein de la cité.
• Enfin, un autre apport de l’atelier doit être
évoqué : la conversation a porté sur l’importance
du lien et du travail en réseau conçu d’abord
comme un ensemble de liens interpersonnels,
patiemment tissés, et non comme une articulation de services. Comme le changement
d’employé de banque, le changement d’aide
familiale ou d’un autre acteur peut constituer
un moment délicat. En conclusion, le débat
nous amène à une proposition de définition de
l’autonomie entendue comme la constitution
d’un réseau particulier que le patient s’est
approprié.
Elle est fondée sur une prise en charge de la
psychose fondée sur une pratique à plusieurs, et
sur la prise en compte du symptôme psychique
19. Manuelle Krings nous apporte ici une contribution complémentaire à cet atelier où elle intervenait comme discutante, à partir
de son expérience qui conjugue une pratique en service de santé mentale et une en habitation protégée.
20. Jacques Lacan, RSI leçon du 18-02-75 (inédit)
47
en tant qu’opérateur thérapeutique plutôt que
comme déficience à corriger. Nous proposons à
chaque patient qui fréquente le centre de santé
mentale un dispositif thérapeutique à plusieurs
– même si seulement certains y participent. Les
patients paranoïaques ou paraphrènes se limitent
en général aux liens individuels et utilisent peu
le dispositif du Club. Ce sont surtout les patients
schizophrènes – auxquels la production délirante
n’apporte pas d’apaisement suffisant – ainsi que
certains patients névrosés qui l’utilisent le plus
souvent.
du sujet et du symptôme pour élaborer un savoir.
Les observations cliniques sur lesquelles se base
le dispositif évoqué plus haut peuvent se résumer
en trois points principaux :
1. La pratique de la « palabre », comme discours
délimitant un « espace du dire ». Jean Oury tente
de le définir dans son séminaire sur le collectif en
1984.23
2. La répétition des « va-et-vient » incessants que
le psychotique effectue dans le lien social, avec
ses référents thérapeutiques comme avec les
proches qu’il a choisis ou qui sont institués ;
Dans la rencontre avec le sujet schizophrène,
j’ai pris en considération plusieurs observations
cliniques pour préciser des repères essentiels
d’un dispositif qui, tout en respectant « l’homme
libre », ne glisserait pas dans les débordements
de souffrance subjective et de comportements
peu compatibles avec la vie en société, mais
ne produirait pas non plus l’écrasement du
symptôme21.
3. La production d’un agencement sur un mode
particulier, soutenu par un lien transférentiel
multi référentiel, non déterminé par le savoir
supposé aux praticiens.
La palabre comme « espace du dire » La palabre est un discours qui se base sur
l’abduction : c’est un discours ponctué par des
hypothèses abductives permettant un dialogue
sans fin, toujours repris. Ces hypothèses viennent
ponctuer le discours sans le conclure, sans jamais
vraiment le clore.
La ‘praxis’ comme préliminaire
Quand on s’autorise à soutenir une clinique des
psychoses, il importe d’abord de se référer à
la notion de praxis telle que Freud l’a énoncée
dans la leçon qu’il donne à ses élèves, aux fins
de les initier à sa découverte de l’inconscient en
191622: « Lorsque, par la suite d’une ignorance
matérielle, vous n’êtes pas à même de juger,
vous ne devez ni croire ni rejeter. Vous n’avez
qu’à écouter et à laisser agir sur vous ce qu’on
vous dit ». Il s’agit donc d’une immersion :
le thérapeute prête sa présence. Et Freud de
poursuivre : « La conception psychanalytique
n’est pas un système spéculatif, il s’agit d’un
fait d’expérience, d’une expression directe de
l’observation ou du résultat de l’élaboration de
celle-ci ». Ce disant, Freud insiste sur la praxis,
et non sur l’adaptation de la clinique à la théorie
– il ne s’agit donc pas d’appliquer un savoir bien
défini à une pratique, mais de partir du discours
D’après Charles Sanders Pierce, nous raisonnons
de trois façons : par induction, par déduction et
par abduction24. Par déduction, je révèle une loi
qui prédit un résultat certain. Par induction, je
formule une loi probable à partir d’une série de
résultats – mais un résultat qui contredit cette
loi annule l’induction. Avec l’abduction, je suis
face à un résultat curieux, inexplicable : il s’agit
alors de trouver une hypothèse qui rendrait
ce résultat non plus curieux mais probable.
Ce raisonnement est typique des découvertes
scientifiques révolutionnaires – eppur si muove !
C’est une hypothèse parfois hasardeuse qui
est soumise à sa propre faillibilité ; elle est
21. Manuelle Krings, «Ce que la psychose nous empêche d’oublier» Actes du colloque de psychanalyse de l’AFCLW(B) du 25-102007 pp 19-24.
22. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse 1916, Théorie générale des névroses, psychanalyse et psychiatrie, éd. Payot,
Petite Bibliothèque Payot, 1961, p 226
23. J.Oury ; le collectif, séminaire 84-85, Paris, éd. du Scarabée, 1986
24. Cfr. www.crocodilus.org/philosophie
48
comme un pari. Tant qu’elle donne des résultats
concluants, l’hypothèse tient – celles de Sherlock
Holmes pourraient en être une illustration.
L’abduction est donc un processus pendant
lequel une hypothèse est générée selon laquelle
des faits surprenants, déraisonnables, peuvent
être expliqués, et en deviennent « dicibles ».
s’agit là d’une ponctuation irréductible au point
final persécuteur. C’est seulement un pointvirgule, capitonnant pour un temps. La palabre
inclut ainsi un discours qui noue entre les sujets
un lien social non établi ou « épiphanique », basé
sur des discours singuliers livrés à la contingence
de l’inventivité individuelle27 et un acte de dire
toujours à reprendre, parce que jamais vraiment
capitonné, jamais dit « pour de bon » – comme
disent les enfants.
Palabrer, dans notre pratique, c’est donc ponctuer
la phrase interminable du sujet psychotique
et tenter de faire point de capiton. On sait que
la psychose est une pathologie du point de
capiton : dans la diachronie du discours (le
temps de la phrase) et dans la synchronie de la
métaphore25 ; comme la métaphore n’opère pas
dans le discours du psychotique, qui reste aux
prises avec la métonymie, il reste à considérer le
temps de la phrase. Si le psychotique entre dans
la palabre et la soutient, il travaille à ponctuer
son discours ; mais il n’y entre pas toujours et, s’il
y entre, il ne la soutient pas toujours. Cela nous
renvoie aux deux façons d’être au monde du sujet
schizophrène : d’une part, quand il proteste et
refuse le discours du Maître, tout en restant dans
un discours – c’est alors qu’il peut entrer dans la
palabre – et, d’autre part, quand « martyr de son
inconscient »26, il se met à l’abri, hors discours,
afin d’échapper au dire sans fin de l’Autre,
traversé par la voie de ses voix, perçues comme
venant d’un « Ailleurs ». La palabre propose une
interlocution avec un petit autre, un sujet parlant.
De cette interlocution émerge un dire du sujet qui
tente de décompléter le grand Autre. C’est opérant
à condition que l’interlocuteur reste à la place du
petit autre de l’altérité subjective, et qu’il ne se
mette pas en place du grand Autre persécuteur,
comme le grand Autre des voix.
Dans la palabre ainsi comprise, le sujet disant
peut se nommer au sein d’un agencement particulier, comme peut l’être parfois le
« Club André Baillon ». Parfois car c’est loin d’être
une évidence ; cet agencement particulier est et
reste précaire. Il ne sera opérant que s’il y a du
dire. En outre, qu’il y ait un « espace du dire » est
une condition nécessaire, mais pas suffisante :
ce « dire » qui nomme a ceci de particulier
qu’il noue de façon éphémère, chez le sujet
psychotique – où ça se noue autant que ça se
dénoue. La palabre serait donc cet espace du
dire et de l’auto-nomination faisant un nouage
précaire.
Les « va-et-vient » du sujet psychotique
Dans le transfert, le praticien prête sa présence
au patient, et non l’inverse. Les pratiques à
visée réadaptative ou normative pourraient bien
inverser le dispositif, empêchant le transfert,
mais le psychotique ne s’y trompe pas. Si, au
lieu de la singularité du sujet, le dispositif prend
davantage en compte ce qu’on pourrait appeler
« le symptôme du soignant » – à savoir, sa
volonté de guérir, ses propres idéaux – alors le
psychotique ne se laissera pas rencontrer.
Palabrer introduit donc un acte de dire qui
ponctue sans conclure. Par là, il se distingue du
dit venu des voix de l’Autre, forme extrême des
dits conclusifs quand elles prennent la forme
d’injonctions au suicide. Toute conclusion contient
le risque d’être perçue comme persécution et de
susciter le déchaînement de la parole du sujet,
alors que la ponctuation, à l’aide des hypothèses,
fait chaîne par le biais des points de capiton. Il
Le lien transférentiel avec le patient ne se
maintient que si son interlocuteur est lui aussi
soumis à la loi. Comme le psychotique n’en finit
pas de laisser se confondre son interlocuteur
avec l’Autre persécuteur, le dispositif n’a alors
de cesse de décompléter ce grand Autre, tandis
que, chez le sujet, alterne une position de refus
du discours du Maître qui sait et veut à sa place
25. Colette Soler : La querelle des diagnostics, formations cliniques du champ lacanien, séminaire 2003-2004, p.46
26. Colette Soler, L’inconscient à ciel ouvert de la psychose, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002, p 188
27. Colette Soler : La querelle des diagnostics, formations cliniques du champ lacanien, séminaire 2003-2004, p 102.
49
et une position hors discours, à entendre comme
hors lien social.
chaque interlocuteur du collectif est manquant,
de par sa présence en tant que parlêtre, l’agencement prend en compte plusieurs thérapeutes
et patients. Le sujet schizophrène circule librement au sein du collectif qu’il a lui-même
institué, au gré de ses adresses multiples et
non prédictibles. Le collectif est nécessairement
hétérogène parce qu’il rassemble des sujets qui
acceptent de le constituer à partir d’une place
rendue singulière de par leur subjectivité.
Dans nos observations cliniques, on constate
que, dans le déroulement de la trajectoire des
patients à qui l’on prête sa présence dans le
transfert, le lien est ponctué de leurs va-etvient, dès le moment où on les laisse venir. Ainsi,
l’errance à laquelle on assiste d’abord devient
parfois circulation d’un point à un autre, selon un
parcours étonnamment libre, mais pas aléatoire.
Par contre, si nous nous laissons mettre à la place
du grand Autre dont la parole fait commandement,
le psychotique persécuté ira se mettre à l’abri.
Cela ne manque pas d’arriver dans les situations
de suivi institutionnel où l’on ne parvient pas à se
maintenir dans les limites du champ de la parole,
où l’on est pris à partie dans des confrontations à
la réalité – c’est alors que s’appuyer sur le relais
possible d’un autre intervenant permet de limiter
l’impasse relationnelle du vécu persécutif. On
comprend dès lors l’intérêt et même la nécessité
d’une pratique à plusieurs : seul un transfert
multi-référentiel permet au soignant d’éviter,
autant que possible, d’occuper la place de l’Autre
persécuteur – ou du moins de pouvoir s’en
dégager quand il est mis à cette place par le sujet
psychotique.
Le sujet psychotique ne s’adressera pas à un autre
sur base d’un supposé savoir qui pourrait le guérir.
Il cherche un autre qui, par sa présence, accueille
quelque chose qui lui est intime – un objet dont
le praticien se fait « dépôt consigné ». Après un
temps imprédictible, il lui arrive régulièrement
de revenir s’assurer que l’objet qu’il a déposé
sous la forme d’un signifiant, d’un dire, d’une
expression plastique ou de toute autre forme
est toujours bien là, parfois très concrètement.
L’objet est déposé selon la consigne du sujet qui
le dépose et qui prétend le retrouver tel quel, lors
de ses va-et-vient. En particulier, quand l’objet
consigné est un signifiant, le psychotique entend
bien ne pas en être dépossédé : c’est toujours son
signifiant qui, s’il peut être pris dans la chaîne
d’un discours comme la palabre, doit pouvoir en
ressortir tel quel et être redéposé autrement –
voire de la même façon, mais à un moment que
lui-même choisit.
Conclusion : un Autre troué par la mise en série
dans un agencement hétérogène
Nous avons évoqué, à travers ces méandres, une
pratique basée sur la palabre. Celle-ci permet
au sujet schizophrène de nouer un lien précaire,
pour un temps : toujours susceptible d’être remis
en cause par une possible persécution, ce lien,
opérant mais précaire, nécessite d’être pris à
plusieurs dans un transfert « multi-référentiel ».
La production d’un « agencement »
Si, dans une pratique à plusieurs, on rencontre
le psychotique dans un lien qui se soutient de la
palabre, que l’on tient compte, dans le transfert,
des va-et-vient comme d’un symptôme qu’on
laisse parler, et que le patient schizophrène peut
librement circuler et s’adresser, celui-ci produit
un agencement particulier où il institue, dans
l’hétérogénéité, un collectif dont il fait lui-même
partie. Ce collectif constitue un réseau singulier
fait de plusieurs points de rencontre – une série
qui s’ordonne par le sujet lui-même.
Par la palabre ainsi comprise, un agencement
hétérogène que l’on peut nommer « collectif » est
produit, institué au gré des adresses multiples, ni
prédictibles, ni limitées. Ce dispositif ouvre ainsi
un espace du dire où l’analyste, parmi d’autres
intervenants, prête sa présence comme « dépôtconsigne » au schizophrène qui s’inscrit dans
un va-et-vient incessant, et travaille à se faire un
nom, une place.
Ce transfert multi-référentiel permet au sujet
psychotique de soutenir plusieurs adresses : si
50
3.2. Les activités : En faut-il ? Qu’en attend le résidant ?
Qu’en espère l’équipe ?
« On entend par IHP l’hébergement et l’accompagnement de personnes qui ne nécessitent
pas un traitement continu en hôpital et qui,
pour des raisons psychiatriques, doivent être
aidées dans leur milieu de vie et de logement
par l’acquisition d’aptitudes sociales et pour
lesquelles des activités de jour adaptées doivent
être organisées »
« être comme tout le monde » parce qu’il est
clair que cela les met sous pression et produit
des phénomènes inquiétants qui annoncent une
prochaine décompensation.
Dès lors, plusieurs questions se posent. Que
faut-il entendre par activité ? Est-il opportun
et adéquat d’établir a priori un programme
d’activités personnalisé pour tout résidant ? Car
il faut prendre la mesure de ce que la question
des activités est inséparable de la problématique
psychique de chacun : jusqu’où celle-ci intervientelle dans la capacité du résidant à nouer des
contacts suffisamment sécurisants ? Quel contexte lui est-il nécessaire pour trouver un minimum
d’apaisement ? Dans cet esprit, un autre abord de
la question est de repérer, au fil du séjour, quel
type d’organisation le résidant choisit, comment
il vit concrètement son quotidien et, dans un
second temps seulement, de soutenir chacun
dans la construction d’un mode de vie qui lui est
propre, qu’il inclue ou non certaines activités.
L’Arrêté Royal de 1990 inscrit donc l’organisation
d’activités dans les missions des Habitations
protégées. Un financement supplémentaire
a été attribué en 2006 pour renforcer ce que
le Ministère de la Santé publique nomme une
« mission de structuration des activités de jour ».
Le mot « activité » est si large qu’on peut
développer, sous cette bannière, des pratiques
très diversifiées. Comment les IHP mettent-elles
donc cette mission en pratique ? Les réponses sont
variables de l’une à l’autre. Certaines stipulent
explicitement dans leur convention de séjour que
la mise en place d’activités régulières est une
condition nécessaire pour vivre en IHP ; d’autres
choisissent de ne pas inscrire cet aspect de
l’accompagnement comme clause contractuelle a
priori. La question est délicate : on sait que pour
certains résidants, avoir des activités extérieures
structurées est impossible, impraticable, voire
périlleux. Considérer que c’est nécessaire produit
une forme de sélection à l’entrée. En revanche,
d’autres estiment que l’organisation d’activités
est une condition de leur bien-être ; ils organisent
donc rigoureusement leur temps, parfois sans
même y avoir été invités. Un autre cas de figure
est celui du « trop-plein » d’activités : il s’agit
parfois pour les travailleurs de se mettre en
alerte, quand cela signe un mode de réponse à
une injonction d’un autre ou d’un idéal auquel ils
croient devoir se conformer. Il s’agit alors plutôt
de freiner l’empressement de certains résidants
à s’inscrire compulsivement à des activités, à
reprendre des cours, à vouloir travailler pour
3.2.1. S’approprier
de nouvelles expériences
L’option choisie met en œuvre un principe de
base du projet thérapeutique de l’institution :
accompagner le résidant dans sa tentative
d’étayage afin qu’il puisse, même à minima, avoir
le sentiment d’exister pour lui, avec les autres. Une
des manières de faire est donc de l’inviter, voire
de l’inciter à faire de nouvelles expériences. C’est
sous cet angle que la mise en place d’activités est
donc envisagée au sein de l’IHP : non pas comme
une norme à appliquer, une obligation légale à
remplir, un idéal d’activation à atteindre mais,
au cas par cas, comme un outil de travail mis
au service de la singularité de chacun des résidants et de l’histoire qu’il noue avec l’Habitation protégée. Celle-ci organise ainsi des activités internes, accompagnées par l’équipe – des
51
tournois de Badminton, des séances de karaoké,
des excursions et des visites, des barbecues, etc.
– qui s’adressent à l’ensemble des résidants. Elles
permettent de découvrir des nouvelles facettes,
d’autres compétences des résidants, parfois
insoupçonnées et surprenantes pour les autres
autant que pour eux-mêmes. A l’extérieur, l’IHP
participe régulièrement aux activités organisées
par une association liée à un théâtre de renommée
qui donne accès à des spectacles de qualité et à
la participation à différentes chorales dirigées par
des professionnels de talent. Multiplier les points
d’appui extérieurs et durables est important, mais
il y faut l’appui de l’institution pour les résidants.
De part et d’autre, ce sont là des occasions pour
les résidants et pour l’équipe de renouveler
l’expérience du « vivre ensemble ».
institutionnel, fugues et errances y compris en
dehors des frontières belges ; bref, un itinéraire
qui laissait présager une difficulté à s’inscrire en
un lieu, à supporter, dans la durée, un rapport
continu aux autres. L’hypothèse était donc la
suivante : l’obligation d’assortir le séjour d’une
activité de jour était un moyen de multiplier les
lieux d’investissement et par conséquent de
rendre le séjour dans l’IHP plus supportable.
Cette obligation est cependant restée lettre morte.
Malgré les efforts et la « bonne volonté » du
résidant comme de l’équipe, aucune activité n’a
pu être concrètement organisée. La perspective
d’activité fonctionnait comme une balise, un des
fils à partir desquels se tissait le travail. Il a quitté
brusquement l’IHP, non pas parce que l’équipe
mettait fin au séjour pour non respect des clauses
du contrat mais parce qu’il ne se sentait plus en
sécurité dans la maison. Persécuté par les autres,
il a bouclé sa grande valise, s’est empressé de
remettre les clefs et est parti poursuivre son
voyage qui a débuté en Espagne pour se terminer
dans une série d’hôpitaux psychiatriques.
Quelques temps après le terme de son premier
séjour, il contacte l’IHP pour une seconde
candidature. Il explique son départ précipité par
un : « j’ai déconné ». Sa valise est toujours là et
ne demande qu’à se poser. L’Habitation protégée
décide de l’accueillir à nouveau mais dans une
autre maison. C’est après une longue période
d’hésitation, d’allers-retours et de moments de
panique que le résidant est finalement parvenu à
s’installer dans la chambre qui lui était attribuée.
Cette fois, l’obligation d’activités ne faisait plus
partie des conditions d’admission comme telle,
mais elle venait s’articuler à sa situation clinique
et aux difficultés quotidiennes rencontrées lors
de son précédent séjour. Depuis quelques mois,
il séjourne dans l’institution, sans activité de
jour. Il passe beaucoup de temps dans la maison,
particulièrement dans les espaces communs où il
se retrouve souvent seul. Il se plaint de la solitude,
trouve que la maison n’est pas suffisamment
conviviale mais refuse de participer aux quelques
activités proposées et organisées par l’équipe
(barbecue, karaoké). Les autres résidants
l’évitent, fuient les espaces communs de crainte
d’être envahis par lui. Lui s’obstine : quand
il n’y a personne dans le salon et la cuisine, il
part à la recherche des autres, frappe aux portes
L’activité, au fond, reste un prétexte à la
rencontre avec le résidant ; elle nourrit l’espoir
des travailleurs que le résidant pourra, à travers
une ou plusieurs expériences, développer un
sentiment d’existence, nourrir un sentiment
d’appartenance qui fera étayage et viendra
barrer, ne fut-ce que provisoirement, les aspects
aliénants de sa folie, sinon faire en sorte que
sa folie puisse être partagée. La mise en place
d’activités peut aussi constituer juste un horizon
temporel : ainsi, la fréquentation d’une structure
de jour psychiatrique peut servir de transition
lente vers la reprise ou la perspective d’une
reprise d’activités hors psychiatrie. Réapprendre
à se lever, retrouver un rythme, respecter des
horaires, soutenir les exigences d’une formation,
d’un travail de bénévolat ou de la participation
régulière à des activités culturelles peuvent
prendre du temps.
Un résidant en est actuellement à son second
séjour dans l’IHP. Lors de son premier accueil,
l’équipe avait établi que son entrée dans
l’institution serait assortie d’une obligation
d’activité de jour. Depuis l’enfance, son histoire
est jalonnée de nombreux séjours résidantiels
tant dans des institutions de l’aide à la jeunesse que
psychiatriques. Ses parents, séparés, connaissent
tous deux des problèmes psychiatriques et n’ont
pu que de manière aléatoire faire fonction de
support pour lui. Brefs passages chez l’un ou
l’autre, ruptures brutales, retour dans le réseau
52
des chambres, rend des visites non sollicitées,
importune par des demandes incessantes et
intempestives – il lui arrive ainsi de tambouriner
aux portes de ses voisins à cinq heures du matin
pour trouver les quelques cents manquants pour
téléphoner à sa mère. Plus il cherche le « plein »
par ses demandes de réponses immédiates à
ses manques et frustrations, plus le « vide » se
fait autour de lui. Petit à petit, avec le soutien et
les limites posées par l’équipe, son« besoin de
contact et de communiquer » – pour reprendre ses
mots – traverse la porte de la maison. Il se risque
à sortir, à faire les courses seul, à se promener
dans le quartier où il repère un terrain de basket.
Observateur éloigné dans un premier temps, il
s’approche, demande à un membre de l’équipe
de l’accompagner pour quelques échanges de
balle. Ce qui se fait à plusieurs reprises. Il y va seul
à présent, ayant trouvé quelques partenaires de
jeu dans le quartier et envisageant la possibilité
de s’inscrire dans un club. Depuis quelques
temps, il nous parle d’activités plus régulières :
« Je ne suis pas contre une activité de jour mais
dès que j’irai mieux… Et je ne suis pas encore
assez bien pour l’instant ».
temporairement et de manière très limitée, une
relation extérieure moins persécutrice.
3.2.2. Le plan de services intégré, au
rythme de chacun.
Dans une toute autre perspective, cette autre IHP
inscrit résolument son mode d’intervention dans
le courant cognitivo-comportementaliste. Ses
références théoriques sont le modèle bio-psychosocial – à savoir, une lecture systémique de la
maladie mentale où un ensemble de facteurs sont
pris en compte –, le modèle dit de vulnérabilitéstress ainsi que le DSM IV. Avant d’aborder la
thématique, il s’agit, pour ses représentants,
de spécifier le cadre de références et de valeurs
propre à l’IHP, dans lequel s’inscrit l’organisation
d’activités et d’ateliers.
1. Le cadre théorique
En termes de valeurs, d’abord, l’accent est mis
avant tout sur le respect envers les personnes
et l’environnement, comme le précise d’ailleurs
formellement le règlement d’ordre intérieur :
Cette vignette met en évidence deux enseignements. D’une part, il importe que l’IHP ne
soit pas un « Tout » mais un lieu d’investissement
parmi d’autres – incomplet, divisé. Cela limite les
risques, pour les résidants dont la difficulté est
de reconnaître l’autre et lui-même comme étant
séparés, différenciés, de s’engouffrer et de se
sentir menacés par la relation aux autres. D’autre
part, il s’agit de donner le temps à un travail
d’appropriation de se faire : celui qui permet
au résidant de découvrir, d’apprendre d’autres
manières de faire et de se débrouiller. Le rôle de
l’équipe qui encourage, soutient, accompagne
ou ouvre à d’autres expériences est ici essentiel.
Dans le cas exposé, une ouverture temporaire
s’est produite qui a pu aérer ne fut-ce qu’un
moment le huis-clos qui devenait insupportable
pour lui, comme pour les autres résidants et
pour l’équipe, obligée sans cesse de reprendre
et de gérer la question de la « bonne distance »
et des limites de chacun. L’activité « basket » est
devenue son affaire. Elle trouve tout son sens dans
la mesure où elle lui permet de faire un travail
d’appropriation – il parvient à soutenir, peut-être
- respect de la diversité et des différences,
même si l’attachement à nos représentations et
croyances nous enferme parfois dans une logique
de « corporation » ; - respect des personnes, de leur désirs et de leurs
attentes, tout en étant également à l’écoute de
leurs besoins, et ce dans l’espoir de pouvoir en
faire de réels partenaires ;
En termes de respect du cadre général, ensuite, il
est question de la Santé publique qui « englobe
à la fois des réponses sanitaires à la souffrance
individuelle, physique et/ou mentale, et des
interventions psycho-sociales fondées aussi
bien sur la prévention que sur des actions
d’insertion ».
Dans cette optique, cette Habitation Protégée
s’est d’emblée inscrite dans une logique de
type communautaire, favorisée en cela par la
souplesse du dispositif légal qui définit l’IHP
comme un « lieu de vie dans le champ de la
53
santé mentale » – un lieu où « on prend soin »
plutôt qu’un lieu « de soins ». Ce lieu de vie doit
donc avant tout permettre la mise en place d’un
projet individuel de « rétablissement » : cette
perspective se soutient de la croyance dans les
capacités des personnes à prendre le contrôle de
leur vie et de leur maladie, plutôt que de laisser la
maladie contrôler leur vie. Outre cette croyance,
« l’objectif thérapeutique est de redonner une
place en société aux personnes aux prises avec
des troubles mentaux : ceci exige en conséquence
que l’on agisse sur les différents éléments de la
vie en société que sont le logement, le travail, les
études et autres activités significatives sur le plan
social. »28 Ainsi défini et mis en perspective, le
concept de rétablissement invite donc à soutenir
les personnes atteintes d’un trouble mental en
les aidant à réintégrer leur rôle en société, et ce
malgré l’existence chez elles de symptômes ou
de handicaps – car c’est généralement par
l’interaction sociale qu’une personne apprend
que ses efforts lui donnent du pouvoir sur son
environnement. Ce projet de rétablissement
dont il faut favoriser l’émergence, doit être
construit pas à pas : il s’agit de trouver les
ressources nécessaires, les moyens d’en
plani-fier les différentes étapes, et surtout de
permettre à chacun, selon son rythme, de choisir
de faire les expériences qui lui seront utiles
pour acquérir les habiletés instrumentales,
relationnelles ou comportementales nécessaires
à une « autonomie » – de choix, de décision,
d’action, etc. – et à une interdépendance la
plus large possible. La personne est ainsi
considérée d’un point de vue global : il est tenu
compte de sa santé, de sa souffrance psychique,
mais aussi de facteurs qui relèvent plus de son
« fonctionnement » personnel en interaction avec
son environnement physique et humain.
Ainsi, l’IHP travaille très clairement dans une
perspective de réadaptation et de réhabilitation
des patients. Cette approche repose sur divers
modèles et principes tels que les principaux
facteurs thérapeutiques généraux décrits par
Franck (1981 - 1991)29 :
- la force de la relation patient-thérapeute ;
- les méthodes qui accroissent la motivation et
les attentes d’aide ;
- l’augmentation du sentiment de maîtrise et
d’efficacité personnel ;
- l’exposition à de nouvelles expériences d’apprentissage ;
- la stimulation des émotions ;
- l’opportunité de pratiquer de nouveaux comportements.
Le but visé est l’amélioration de la qualité de
vie des personnes, en les assistant pour qu’ils
puissent assumer leurs responsabilités dans
leur vie et fonctionner de manière aussi active
et autonome que possible dans la société. Le
principe de la réhabilitation vise à redonner à
la personne sa dignité et son pouvoir d’agir :
la personne doit se rétablir dans l’estime et la
considération d’autrui. A cette fin, la réhabilitation
s’appuie sur des principes généraux : utilisation
maximale des capacités humaines ; dotation
d’habilités aux résidants ; autodétermination ;
valorisation des rôles sociaux ; individualisation
des besoins et des services ; engagement
des intervenants ; déprofessionnalisation
de la relation d’aide ; intervention précoce ;
structuration de l’environnement immédiat ;
modification de l’environnement plus large ;
pas de limite à la participation de la personne ;
priorité au social par rapport au médical et valeur
affirmée de l’activité et du travail. Ce schéma
d’intervention est motivé par le souci de ne pas
enfermer la personne dans un statut de malade,
de patient, mais de mettre en avant la personne
à part entière – le sujet, le citoyen – malgré ses
difficultés de santé, en valorisant l’ensemble de
ses compétences et en lui rappelant qu’elle peut
être actrice de sa vie ; c’est ainsi que l’accent est
mis sur l’institution comme lieu de vie plutôt que
comme lieu de soins.
28. PLAN D’ACTION EN SANTE MENTALE 2005-2010 au Québec. Reconnaître le potentiel et le rôle des personnes utilisatrices de
services, des familles et des proches.
29. Franck J.D., « Therapeutic components shared by all psychotherapies », dans J.H. Harvey, M.M. Parks ‘E.D), Psychotherapy
Research and Behavior Change, Washington D.C., American psychological association.
Franck J.D., Frank J.B. (1991) Persuasion and Healing, Baltimore, MD, John Hopkins University Press.
54
Pour mener concrètement à bien ces objectifs,
il est indispensable de disposer de bons outils
– les ateliers et les activités organisées entrent
dans ce cadre. La méthodologie consiste dans
la mise en œuvre d’un plan de services intégré
(P.S.I.) qui fonctionne par étapes successives,
corrélées à des objectifs et s’appuie sur la
valorisation des rôles sociaux : c’est un outil de
planification, d’organisation et de coordination
des services individuels, des interventions,
de l’aide et des ressources nécessaires à la
réalisation et au maintien de l’intégration sociale
d’une personne souffrant de déficiences liées
à une maladie mentale chronique. Les grands
axes de travail de cet outil sont la place centrale
de la personne, la valorisation des rôles sociaux,
l’approche positive et globale de la personne
basée sur ses forces, ses compétences et le
travail en réseau. Ainsi modélisé, le PSI a pour
buts de promouvoir l’intégration sociale de la
personne et de soutenir son développement
personnel en l’aidant à reconnaître ses forces,
à identifier ses besoins particuliers, à se fixer
des buts à atteindre et, enfin, à développer
les stratégies et les moyens permettant de les
réaliser. « La méthode vise à coordonner et
à renforcer l’action des professionnels, à
responsabiliser la personne et ses proches et
à les accompagner dans la construction et la
réalisation de son projet de vie »30
D’une part, au niveau individuel : elle est fonction
du projet personnel et des centres d’intérêt
(travail, sport, bénévolat, formation à l’emploi,
etc.). En particulier, il est important pour les
personnes d’apprendre à se remettre en situation
de travail, et donc d’en avoir les pré-requis –
comme celui d’être à même de structurer son
temps. D’autre part, au niveau communautaire,
des activités collectives sont organisées, quatre
heures par semaine, autour d’une thématique
de base. Des groupes de parole, dont les thèmes
sont amenés par les personnes elles-mêmes, sont
mis en place, où s’échangent des savoirs, des
compétences et des histoires de vie ; l’important
est que chacun apprenne.
Une réflexion sur les activités a donné lieu à
une restructuration des choses depuis deux
ans, laquelle a aboutit à un modèle théorique à
trois axes : l’axe individuel centré sur le projet
de la personne, l’axe du groupe qui se déploie
à travers les ateliers, le travail autour d’un
thème et, enfin, l’axe communautaire, qui vise
à sensibiliser des services extérieurs au public
de l’IHP. Car la personne qui sort de l’hôpital se
retrouve livrée à elle-même : elle a fait l’objet
d’une prise en charge totale et, par suite, elle a
perdu ses repères temporels, sa capacité propre
à structurer sa journée – ainsi pour les repas :
elle doit réapprendre à les prendre en charge
elle-même. C’est dire que les diverses habiletés
et compétences instrumentales, relationnelles
et comportementales ne seraient d’aucune
« utilité », si elles n’étaient opérationnelles en
dehors de la structure de l’IHP ; ceci demande dès
lors un travail intense de sensibilisation, d’écoute
et de constitution de réseau avec les services dits
généraux.
2. La structuration des activités Dans ce cadre théorique, les activités sont
considérées comme une trousse à outils « non
normative » : des outils individualisables,
d’incitation et d’étayage, qui sont autant de
prétextes à ce que les personnes puissent se
« retrouver ». Ces activités sont indispensables,
tant d’un point de vue dynamique que du point
de vue de l’acquisition, voir de l’entraînement
d’habiletés diverses dans le cadre du
projet individuel de rétablissement, évoqué
précédemment.
Un soutien intensif à la reprise des habitudes
de vie est donc tout d’abord nécessaire. Quatre
ateliers, mis en place sur des périodes successives
de douze semaines, les mercredis matins, dans
les lieux communautaires, permettent de recréer
une structure de temps. Etape par étape, chacun
d’entre eux (« santé », « hygiène », « mobilité »,
« alimentation »,) vise à stimuler et à valoriser
les aptitudes, les compétences, les savoirs, les
sentiments de capacité, les fonctions cognitives
De façon générale, elles favorisent la conscience
de soi (« je suis capable de plein de choses ») et
stimulent chez les résidants la disponibilité au
changement. L’activité se situe à deux niveaux.
30. www.pavillonduparc.qc.ca/Valeurs/PSI_PI.htm
55
et l’emprise sur le réel, dans chacun des
domaines abordés. Quand la personne a retrouvé
une certaine dynamique, il s’agit ensuite de
favoriser l’émergence et la structuration d’un
projet individuel : faire advenir des compétences
et stimuler les moyens personnels de les exercer,
en regard d’objectifs spécifiques mis en place de
concert, avec chaque personne. Tablant sur le fait
que les résidants auront acquis, non seulement
de nouvelles habiletés, mais aussi une dynamique
réflexive sur de nouvelles attentes et leur propre
projet de rétablissement, ces objectifs individuels
spécifiques sont donc inscrits dans un Plan de
services individualisé et d’interventions cogérés.
A ce second stade, des ateliers thématiques sont
proposés, en étroite relation avec certains besoins
spécifiques partagés (formation – emploi, loisirs,
budget, etc.). Il s’agit enfin d’accompagner les
résidants dans leurs recherches par des mises en
situation réelle (ex : recherche de logement), de
mettre l’accent sur les relais extérieurs, de faire en
sorte que les résidants prennent progressivement
eux-mêmes la mesure de l’écart entre « comment
les choses sont pour eux » et « comment elles
devraient être », afin de les motiver à réduire cet
écart. Ainsi, à ce troisième stade – qui se base
sur les deux stades précédents, les acquis, et
la conformité des objectifs avec les attentes et
besoins de chacun – le travail consistera à valoriser
socialement toutes les compétences de par
l’usage des services généraux ou autres activités
réalisées par Mr ou Mme « Tout le monde ». Le
travailleur social veillera ici à avoir un rôle de plus
en plus discret, mais soutenant, favorisant ainsi
aussi les renforcements intrinsèques.
maîtrise, tout en pouvant compter sur un soutien
de l’équipe : ce soutien repose sur un partenariat
construit autour de réflexions, mais aussi
d’actions propres à valoriser les rôles que chacun
est amené à jouer en société. L’équipe vise ainsi
à éviter les phénomènes de stigmatisation ou
d’exclusion.
3.2.3. Les activités, satisfaction subjective
et production de lien social
Au regard du décret, l’organisation d’activités est
une mission assignée aux habitations protégées.
Et pourtant, le premier enseignement du débat est
le suivant : « avoir ou pas des activités » n’est pas
la bonne question à se poser. Il faut se demander
plutôt, au cas par cas, pourquoi on en met en
place ou pourquoi on n’en met pas en place, dans
la perspective que l’activité est un moyen à notre
disposition pour rencontrer le patient.
• Sur le plan clinique, les activités ne doivent
pas être prises à la légère. L’avantage du mot
est qu’il est assez général pour permettre à
chaque résidant de trouver avec l’équipe ce qui
lui convient le mieux ; dans ces conditions, les
activités sont certainement à repérer et à soutenir
chez les résidants. L’un pourra effectuer un
travail régulier et rémunéré, un autre une lecture
quotidienne du journal, un autre fréquenter un
centre de jour, un autre encore ne rater aucune
émission télévisée. Les déclinaisons de l’activité
sont infinies et ne rencontrent en général comme
limite que celles de l’institution et de ses
intervenants.
En guise de conclusion, c’est donc une pédagogie
et une culture de la réussite, bénéfique aux
résidants comme à l’équipe de soignants, qui
passe par la reconnaissance et la valorisation
des rôles sociaux, la confirmation des personnes
dans leurs compétences et leurs aptitudes. Il va
de soi que ce schéma reste tout à fait théorique et
doit être adapté avec une certaine souplesse au
« profil » de chacun. Il n’en reste pas moins que,
outre la possibilité d’observation et d’évaluation
qu’il propose, ce modèle permet aussi à chacun
de gravir pas à pas les échelons de sa réussite, de
son rétablissement, d’en posséder une certaine
• La conversation dans cet atelier a permis
de mettre en lumière les deux pôles d’un axe
important de l’accompagnement, qu’on pourrait
nommer le « degré de stimulation des résidants
», et qu’on retrouve dans d’autres domaines
que celui des activités. C’est une opération qui
peut se référer à un idéal ou à une construction
clinique. L’obligation a priori relève d’un idéal :
« les activités c’est bon pour la santé mentale,
pour l’autonomie et pour l’insertion sociale ».
D’un point de vue clinique, cela peut s’avérer
dangereux ou produire, comme cela a été dit, un
56
effet de sélection à l’entrée. Mais ne nions pas
l’impasse d’un autre idéal, à savoir : « il faut leur
foutre la paix ». Pour certains sujets, une absence
de stimulation peut être tout aussi délétère.
Ainsi, la mise en place d’une activité peut être un
moyen minimaliste de mettre un peu de vie, de
lutter contre la position mortifère dans laquelle
se trouvent des résidants. E tout état de cause,
on ne peut que reconnaître l’importance de la
variété des dispositifs IHP ; mais, au-delà de la
diversité, c’est au sujet qu’il faut s’adapter. En
ce sens, le débat a permis de mettre en évidence
la nécessité d’une réflexion clinique et d’une
attention toute particulière à chacun des résidants
en diverses matières. Il s’agit de l’occupation du
temps et des effets qui en découlent pour leur
bien-être subjectif, de leur état de santé et de la
compatibilité de leur mode de vie avec le monde
qui les entoure.
type spécifique, dégagée des invitations à « parler
de soi », à « évoquer ses difficultés », etc.
• Le travail de découverte des activités qui
conviennent peut être lent ou rapide mais, dans
tous les cas, il nécessite beaucoup de tact. Certains
savent, avant d’entrer en IHP, la nécessité, pour
eux, de s’inscrire dans un programme régulier,
d’avoir des lieux de contact journalier ou d’avoir
une vie plus discrète. D’autres ne découvrent
des centres d’intérêts qu’après un long temps de
séjour.
• Si l’intervenant agit le plus souvent par
essais et erreurs, il doit éviter d’imposer des
activités, quand bien même celles-ci lui semblent
constructives. Certains résidants peuvent
s’empresser d’y adhérer afin de rentrer dans ce
qu’ils perçoivent être le moule attendu, mais
que s’en approprient-ils ? Très souvent, dans
ces cas, dès la sortie de l’institution, l’activité
est désinvestie aussi rapidement qu’elle n’a été
investie. On se rend compte alors qu’il s’agissait
d’une activité de l’institution, non du résidant.
On est ici renvoyé à une question : il n’est pas
simple, pour les intervenants, de faire avec un
certain « vide », quand « rien ne se passe » ; la
tentation peut être grande de combler ce vide
par la mise en place d’activités. Cela n’est pas
forcément problématique – si le résidant ne le vit
pas sur un mode persécuteur – mais il semble plus
intéressant que la personne en prenne quelque
chose à son compte, si l’on veut qu’elle puisse
s’en soutenir pendant et après son séjour.
• On ne peut nier cependant les surprises positives
d’un léger forçage. Ainsi certains témoignent,
après une activité : « je suis vraiment content
d’être venu, même si au départ je ne voulais pas
venir ». A contrario, pour un sujet particulièrement
fragile, le simple fait de lui avoir dit que participer
à des activités serait peut-être un « moyen
d’être mieux », a eu comme effet de provoquer
une tentative de suicide. Cette invitation a été
interprétée comme une exigence à laquelle il ne
pouvait répondre, parce qu’une activité implique
d’être confronté à un excès de présence qui
générait pour lui une angoisse insoutenable.
• La connaissance des résidants et le type de lien
qu’on tisse avec eux détermine la possibilité et
la validité de la stimulation. Il est souligné que
cette qualité d’accompagnement exige une haute
compétence des équipes.
• Connaître et faire connaître l’offre d’activités
existantes, accompagner les résidants dans leur
recherche et leur réalisation d’activités sont des
éléments du travail de toute IHP. Mais comme
on a pu le constater, le détachement de l’idéal d’
« avoir des activités » est une nécessité clinique.
Ce qui importe, c’est d’accompagner chacun pour
déterminer une économie d’activités mouvante,
qui lui convienne au fil de son séjour et de son
évolution et des circonstances. L’activité du
résidant peut paraître dérisoire mais, ce qui
importe, c’est l’aspect structurant des activités
qu’il est capable d’investir.
• Le dispositif peut induire des réponses
différentes des résidants. Ainsi, si un intervenant
a pour fonction de proposer des activités, il
sera moins vite vécu comme intrusif avec son
offre qu’un référent dont le mandat ne contient
pas cette mission de stimulation. L’invitation
du « responsable activités » peut même être
bienvenue parce qu’elle permet une relation d’un
57
sur le plan social et administratif mais aussi,
dans la continuité, sur le plan de l’exploration
conjointe des rencontres, des questions et
des impressions que le résidant retire de son
expérience de travail, au fur et à mesure de son
décours. Il s’agit notamment d’être attentif aux
« ratages » qui ne manqueront pas de jalonner
cette expérience, sinon de les prévenir : ainsi,
il importe parfois de freiner d’entrée de jeu des
projets d’insertion professionnelle trop ambitieux
et de repérer, le cas échéant, la pression exercée
par des proches, des professionnels du social
ou de la santé – CPAS, ORBEM, Mutuelle, etc.
Ceux-ci ne sont pas toujours à même de saisir les
difficultés et les enjeux cliniques qui se cachent
derrière l’énonciation d’un projet de travail par un
résidant, pris dans une sorte de « mégalomanie
ordinaire », déconnectée de ses possibilités et de
ses aptitudes réelles. En l’occurrence, si on peut
parfois faire entendre raison à des partenaires
qui minimisent les effets de la maladie mentale
sur la capacité du sujet à travailler, on se heurte
régulièrement à des logiques administratives
féroces ; il s’agit donc d’être prudent en la
matière.
3.2.4. L’emploi et le travail
pour les résidants en IHP 31
La question du travail est délicate, pour les
résidants en IHP. D’une part, le marché du travail
est extrêmement exigeant et, si notre société
valorise le travail, en retour, elle stigmatise
le chômeur, le malade, le handicapé. D’autre
part, du fait de leur maladie, nos résidants sont
fragilisés et souvent peu aptes au travail ; il n’en
reste pas moins qu’ils sont interpellés par ce
discours courant et qu’ils souffrent, à l’occasion,
de ne pouvoir « en être » comme tout le monde.
Quelle position prendre, dès lors, face au désir de
travail de certains résidants ?
• Sans minimiser ce que nous savons du marché
du travail et de ses exigences, en tenant compte
de la situation et des possibilités de chacun de
s’inscrire dans ce registre, il est important de
soutenir cet élan, au cas par cas, sans défaitisme
a priori, et donc d’accompagner les résidants qui
désirent « travailler » dans leur recherche d’un
lieu où inscrire ce désir. Comme d’autres formes
d’activités structurées, nous savons que le travail
peut faire partie du traitement du sujet, élargir
son réseau d’activités, l’inscrire ou le renforcer
dans le lien social, sinon le sortir de l’ennui, des
ruminations mentales ou de l’angoisse.
• De cette expérience de travail et de son
accompagnement, il ne s’agit certes pas d’attendre
des résultats, en termes de « rentabilité » ou de
réintégration sociale. Mais elle peut produire
une somme d’expériences fructueuses, en
termes d’épanouissement et de construction
d’un lien social. Le cas échéant, elle peut aussi
permettre au résidant de mieux identifier ce qui
lui est accessible, comme de prendre la mesure
de l’intrication de différents paramètres dans la
bonne réalisation de cette expérience – l’effet
de la médication, la gestion de sa circulation, le
rapport aux autres dans un nouveau contexte,
ses capacités physiques, les enjeux narcissiques,
etc.
• Le « travail » dont il est ici question doit être pris
comme activité productrice au sens le plus large
du terme, qu’il s’agisse d’une activité rémunérée
ou non ; ainsi des « stages découvertes » en
entreprises et de toute formation – par exemple,
la fréquentation d’une académie des Beaux-Arts.
• En ce sens, il y a une démarche à soutenir qui
nécessite la mise en place d’un accompagnement
particulier au sein de l’IHP, non seulement
31. La question du travail des résidants a fait l’objet d’un débat particulier, lors d’une réunion entre différents intervenants en
IHP à la Fondation Julie Renson à Bruxelles, introduit par M. Termolle de l’ACGHP, IHP à Charleroi. Ce débat apportant un éclairage supplémentaire à la thématique des activités, nous en reprenons ici les points essentiels.
58
3.3. Le rapport au contrat : fonction structurante du cadre
et nécessité de souplesse ?
dans sa relation aux autres. Les problématiques
engendrées tant par le contrat de séjour que
par le règlement d’ordre intérieur y sont vives :
les résidants sont le plus souvent dans des
dynamiques très adolescentes et questionnent
donc en permanence le cadre institutionnel que
posent ces documents écrits. Ces interpellations
constantes des limites de l’institution et des
travailleurs sont travaillées en privilégiant un
cadre de séjour clair, posé pour chaque résidant,
avant son entrée : le contrat de séjour prévoit un
certain nombre d’obligations précises, dont une
activité extérieure, une réunion communautaire
hebdomadaire et une série d’entretiens avec
des membres de l’équipe « de seconde ligne »
(qui n’assurent pas le suivi au quotidien). A cela
vient s’ajouter encore un contrat oral clair, selon
le résidant et sa problématique (exemple : un
comportement inadéquat dans la vie dans la cité
sera sanctionné par un retour à l’hôpital).
Toute entrée en IHP comporte une dimension
contractuelle, plus ou moins conséquente : on
inclut toujours une convention de séjour, un
règlement d’ordre intérieur, et parfois même un
projet de séjour. Ces éléments sont des points
d’appui pour le travail avec les résidants. C’est un
fait d’expérience : les relations entre les résidants
et entre les travailleurs et les résidants peuvent
être facilitées par la référence au cadre commun ;
l’usage du « tiers » que constitue le contrat réduit
le risque encouru par les travailleurs de paraître
capricieux, versatile ou comme désirant régenter
la vie des résidants.
Plusieurs questions se posent relativement
à cette dimension contractuelle. Peut-on se
reposer uniquement sur elle pour accompagner
le résidant ? Doit-on inclure un maximum ou un
minimum de choses dans le contrat et le suivre
à la lettre ? Pour ne pas tomber dans la rigidité
et l’exclusion qu’elle peut produire, n’est-il
pas nécessaire d’introduire de la souplesse
par rapport au contrat ? Quelles règles sont
imposées, quelles autres sont négociées ? Qu’est
ce qui s’écrit, qu’est ce qui se discute et s’engage
oralement ? Et surtout : si le cadre est un outil au
service de la clinique, il ne résorbe pas tout. Dès
lors, comment gère-t-on l’exception au contrat,
à laquelle on est sans cesse confronté dans le
travail clinique avec les résidants ?
Maintenir l’obligation contractuelle d’une
activité à l’extérieur est une première difficulté
récurrente pour l’équipe. Ensuite, la question
de la fin du séjour, comme temps de séparation
ou de rupture, à l’occasion de laquelle le travail
réalisé sur le plan du lien est mis à l’épreuve, est
emblématique des difficultés rencontrées par
l’équipe dans l’usage et le respect du contrat de
séjour avec les résidants, qui ne prévoit aucun
terme explicitement.
Deux vignettes cliniques viennent illustrer et
déplier ces difficultés : elles mettent en scène
deux fins de séjour où le départ du résidant fut
imposé par l’équipe, après deux ou trois ans de
séjour.
3.3.1. La revendication de liberté pour
éloigner l’envahissement de l’Autre
Cette IHP accueille quatre jeunes entre dix-huit
et vingt-cinq ans. L’idéal qui préside au travail
d’accompagnement dans l’institution est de
construire avec le résidant une certaine capacité
à nouer des liens avec les autres et à les utiliser à
bon escient, dans un espace qui doit lui permettre
de prendre la mesure de ce qui se répète pour lui
Une jeune fille qui approche de ses 18 ans, au
passé institutionnel déjà long, est adressée à
l’IHP par un foyer d’aide à la jeunesse qui l’estime
trop fragile pour être seule en kot à sa majorité,
avec le soutien du juge de la jeunesse en charge
59
de son dossier. Lors de son entrée à l’IHP, elle
est en cinquième, dans une option technique, et a
de bons résultats scolaires. Ses parents ne sont
pas présents lors de son entrée, ni durant son
séjour : elle ne peut pas compter sur eux. La jeune
résidante s’exprime beaucoup avec son corps ;
elle souffre de crampes au ventre violentes et a
de temps en temps des sortes de syncopes : son
corps la lâche, elle s’écroule dangereusement,
ce qui occasionne des visites à l’hôpital. Elle
tombe très souvent malade. Alors que son
parcours scolaire s’était toujours bien passé,
des difficultés à l’école apparaissent lors de sa
majorité. Elle rentre alors en conflit avec certains
profs, elle a des difficultés à gérer l’école, la vie
quotidienne, les obligations, etc. Des symptômes dépressifs s’installent en plus des troubles
somatiques. Quelques mois plus tard, une rupture amoureuse vient en plus ébranler la résidante, qui avait trouvé une famille de substitution
chez son ami. Cette relation contribuait pour
beaucoup à son équilibre. C’est la fin d’une
relation de plus de deux ans, Des idées suicidaires sont de plus en plus présentes. Entretemps, elle parle de son envie de quitter
l’Habitation Protégée, tout en hésitant sur sa
capacité. L’équipe la trouve également trop
fragile et soutient qu’il faut qu’elle aille mieux
pour aller s’installer dans un appartement
individuel – apaisement des symptômes dépressifs et somatiques, réinsertion à l’école pour
sa dernière année, etc. Malgré les tentatives pour
la soutenir, mettre en place un suivi médical et
consolider le lien à l’école, sa situation se dégrade
de plus en plus ; elle est de moins en moins
collaborante. Elle ne raccroche pas à l’école et
ne met rien à la place (exigence institutionnelle),
rate ses rendez-vous, transgresse le règlement
concernant les tâches communautaires et les
visites. Elle reparle alors de son désir de vivre
seule : elle en a marre de vivre en communauté et
a envie de faire ce qu’elle veut. L’équipe prend
acte de ses passages à l’acte par rapport au
cadre institutionnel, décide qu’elle doit remettre
son préavis et elle entame la recherche d’un
appartement avec son aide. Nous décidons en
effet de prendre acte de ses passages à l’acte par
rapport au cadre institutionnel. Les transgressions
du ROI continuant à se multiplier, après bien des
rappels, l’équipe prend finalement la décision
de mettre fin à son séjour avant le terme de son
préavis, alors que son nouvel appartement n’est
pas encore libre.
Dans l’après-coup, les transgressions de la
résidante sont lues par l’équipe comme ayant
constitué la seule porte de sortie possible pour
le sujet. Elle est incapable, en raison de son
histoire, de partir de son propre chef et de porter
la responsabilité de quitter car toute séparation
a toujours été vécue sous le signe de l’abandon.
Seule la rupture qui met la responsabilité du
côté de l’équipe était donc soutenable comme
position. Les questions que suscite cette vignette
sont nombreuses. Ne faudrait-il pas inscrire dès
le départ, contractuellement, une limite au temps
de séjour ? Quelle en serait l’incidence clinique ?
Cette dimension institutionnelle ne permettraitelle pas à l’équipe de se départir plus facilement
de son idéal relatif à l’autonomie et au devenir du
résidant ? Et donc d’intervenir de façon plus juste ?
Enfin, la vignette met en exergue le fait que le
cadre posé par le contrat de séjour et le règlement
d’ordre intérieur ne suffisent pas à poser les
balises et les limites d’une « juste » intervention.
Utilisés comme outils dans le transfert au
quotidien, comme garants du non arbitraire de
l’équipe, ils doivent encore s’articuler avec une
éthique de travail. En d’autres mots, il s’agit
aussi de tenir compte de la liberté du sujet et, en
conséquence, de relativiser la place de l’équipe
dans sa vie, en « introduisant une nécessaire
castration dans le chef des travailleurs aux prises
avec leur propre idéal et leur jouissance ».
Un jeune de 18 ans est envoyé par le CPAS. Depuis
plusieurs mois, il loge chez un copain et puis chez
un autre. Il a déjà tout un parcours institutionnel
derrière lui, depuis sa prime enfance. Son séjour
ne pose pas trop de problèmes : il s’entend bien
avec les autres résidants, est affable, respecte le
ROI, est toujours là en réunion communautaire
ainsi qu’aux rencontres fixées avec les
travailleurs. Il est « content d’avoir une maison ».
Il parle de « mon chez-moi ». Une des conditions
pour séjourner à l’IHP est d’avoir une occupation
pendant la journée (études, travail, bénévolat,
centre de jour). Il est en contrat d’apprentissage
en menuiserie chez un patron, les jours où il ne
va pas à l’école. Il a un réel talent pour le travail
60
manuel. Il faudra 3 ou 4 mois à l’équipe pour
se rendre compte qu’il a quitté son patron,
sans en dire quoi que ce soit, ni au patron, ni au
responsable de son contrat. Après cet épisode,
il fait toutes les démarches nécessaires pour se
mettre en règle et trouver un nouveau patron,
mais il s’arrange toujours pour ne pas se rendre
au lieu de travail quand il doit commencer. Il y a
quelque chose de peu supportable pour lui dans
les exigences du travail, mais lui ne sait rien en
dire. Le jeu du semblant continuant, l’équipe lui
donne jusqu’à la fin du mois pour se mettre en
règle avec l’obligation institutionnelle. Il ne le
fait pas et accepte de ne pas pouvoir prolonger
son séjour dans ces conditions. Il reprend sa vie
d’antan, squattant chez un copain ou l’autre,
malgré la mise en place d’autres structures
pouvant l’accueillir.
de trouver le plus de tranquillité possible. Cette
régulation s’appuie sur le cadre qui offre la
possibilité au résidant d’une rencontre avec un
« Autre qui soit régulier » – c’est dire que ce cadre
a une incidence interne sur l’opération clinique
qui s’y déroule.
Le cadre est donc au service de la clinique et
non l’inverse : il n’a pas vocation d’éduquer ou
de rééduquer à un soi-disant mode de vie plus
conforme – ce serait ignorer ce qu’implique la
position subjective propre au patient dans sa
façon de faire lien social. On pourrait dire qu’il est
vide d’intention d’éduquer, comme de formater le
résidant ou de régenter sa manière de vivre. Bref,
il constitue essentiellement un point d’appui au
travail clinique avec le sujet, à partir de ce qui est
en jeu pour lui dans le lien social. Il est donc un
élément dont l’équipe peut se servir pour parer
aux conséquences mortifères de la psychose :
les passages à l’acte, l’hallucination, le délire,
mais aussi les signes plus discrets, comme le
« collage » à un autre résidant ou à son conjoint,
l’alcoolisation, l’impossibilité de respecter une
règle sans qu’elle ne soit incarnée. Il est une balise
qui traite de façon absolument particulière ces
débordements, rendant la vie en commun moins
douloureuse, plus apaisée. Il tempère aussi le
risque pour les intervenants de paraître versatiles
et capricieux en opposant la clinique et le cadre,
ou de paraître féroces et persécutant par trop
de rigidité. La pratique est plus délicate quand
c’est un autre résidant qui incarne le persécuteur
du sujet – à travers des manifestations comme
l’injure, l’envahissement d’une chambre, les
demandes incessantes, le désordre dans la
cuisine ou le salon, une parole déplacée, un
regard trop soutenu, une consommation d’alcool
ou de drogue. La position de base est d’énoncer
d’un ton neutre et généraliste la règle pour tous
car il convient de se placer « à côté » du sujet par
rapport à sa difficulté. On choisit alors d’énoncer,
sur un ton neutre, une règle générale qui vaut
pour l’ensemble de la communauté, sans viser
le sujet ou sous-entendre qu’il est concerné. Un
exemple : en cas de vol, l’équipe rappellera la
règle en réunion communautaire : « Il est interdit
de voler la nourriture dans le frigo », quand bien
même tous auront identifié celui qui a commis
les vols. Elle tâchera ensuite d’explorer avec le
L’équipe s’est cognée à l’inertie d’un jeune qui
peut tout au plus faire semblant de faire ce qu’on
lui demande, pour pouvoir rester dans un lieu qu’il
considère comme son « chez soi », dans lequel
il évolue fort bien, au demeurant. Dans l’aprèscoup, il apparaît que s’insérer dans une voie de
travail structurée signe une impossibilité radicale
pour ce résidant, dont le jeu de semblant est la
seule manière qu’il ait trouvée pour échapper au
désir de l’autre. L’équipe aurait-elle dû accepter
de faire exception à la règle de l’occupation
extérieure pour lui, entrer dans une logique de cas
par cas au nom de la psychose ? L’exigence d’être
« à la maison » n’était-elle pas en soi suffisante
pour ce jeune qui avait déjà beaucoup erré ? Et,
le cas échéant, comment l’équipe aurait-elle pu
tenir cette position d’exception par rapport aux
autres résidants qui s’accrochent, eux, tant bien
que mal à l’école ?
3.3.2. Le cadre au service de l’opération
thérapeutique.
Dans cette Habitation protégée comme ailleurs,
les règles, le règlement d’ordre intérieur, la
convention et les conditions de séjour constituent
les repères du cadre de vie : ils organisent les
rapports entre les résidants ainsi qu’entre les
résidants et l’équipe. La vie commune nécessite
une régulation minimale qui permet à chacun
61
résidant concerné la façon dont il se débrouille
avec son argent. Le deuxième temps est celui qui
consiste à tenir compte des coordonnées de la
transgression : comment le sujet a-t-il construit
sa relation à l’autre ? Qu’est-ce qui s’est modifié ?
Quelles sont les exigences du maintien de cette
relation ?
L’équipe a choisi de ne pas lui rappeler la règle,
puisqu’elle la connaît, mais de se placer à côté
d’elle par rapport à sa difficulté de ne pas savoir
dire à son compagnon de partir. Elle a donc invité
Jeanne à lui dire : « L’équipe n’autorise pas que
tu restes loger, c’est interdit par le règlement, et
je risque d’être mise dehors ». Au rendez-vous
suivant, elle a pu s’appuyer sur cette phrase
pour convaincre son ami de partir. Ensemble, ils
ont trouvé un compromis tout à fait acceptable
de part et d’autre, dans le respect de la règle de
l’IHP. Ainsi, à défaut de posséder les outils pour
faire valoir son souhait, et la nécessité de garder
une certaine distance et un lieu à elle, Jeanne a
pu se soutenir d’une parole portée par un autre –
l’institution qu’est l’Habitation protégée – pour
se dégager d’une emprise mortifère, anxiogène
et ravageante.
Trois vignettes cliniques viennent à l’appui de
ces considérations sur le cadre et l’usage qui en
est fait, au cas par cas. Dans la première, la règle
est utilisée comme soutien d’une énonciation
impossible pour la résidante. Dans la seconde,
c’est l’énonciation d’une nouvelle règle qui permet
à une difficulté de vie commune de se réguler.
Enfin, la troisième vignette met en exergue deux
choses : d’une part, le fait que le temps du sujet
n’a rien à voir avec le temps réel ni celui du cadre
institutionnel ; d’autre part, le fait qu’il faut
parfois être capable de réagir à l’exception en
produisant soi-même, à l’occasion, une exception
pertinente au cadre, quand il ne fait plus sens
dans une situation particulière – ce qui n’est pas
sans risque ni difficulté pour l’équipe.
Dans une maison communautaire où vivent
cinq résidants ayant chacun un partenaire de
couple, l’équipe est confrontée à une présence
massive, quasi continue, d’une ou plusieurs
personnes extérieures à l’IHP. Ainsi, l’un était
empêché de regarder le programme de télévision
souhaité, l’autre était dérangé par des questions
inopportunes voire intrusives, le troisième ne
savait pas cuisiner à sa guise parce que la cuisine
était occupée ou débordait de vaisselle sale,
le quatrième ne savait pas dormir à cause des
bavardages dans le salon, ou encore se sentait
exclu et mal à l’aise. Bref, tour à tour, à leur
façon, en fonction de leur point sensible, chacun
d’entre eux exprimait un envahissement de leur
maison et un malaise par rapport à leurs voisins,
n’osant rien se dire mutuellement puisque tous
les cinq recevaient de la visite. Chacun dans son
style transmettait à l’équipe sa difficulté face à
l’usurpation de la maison. Par suite, des conflits
en tout genre ont éclaté, et l’équilibre personnel
des cinq résidants s’est sensiblement dégradé.
Absorbée par l’idéal de convivialité et de maintien
de rapports affectifs existants entre les résidants
– si rares – l’équipe a eu beaucoup d’embarras
à tirer les conséquences des manifestations
rapportées individuellement. Elle a dû d’abord
se dégager de l’emprise de cet idéal pour pouvoir
construire la série des difficultés particulières à
chacun, arrivées au compte-goutte, et formuler
Jeanne, une jeune dame qui habite un logement
individuel, reçoit son compagnon en visite.
Lorsqu’il lui demande de rester loger, elle ne
peut pas refuser, quelle que soit son envie.
Le lendemain, dès le départ de son visiteur,
elle est prise d’une frénésie de nettoyage :
il s’agit d’effacer toute trace de ce passage.
Structurellement, il lui est impossible de marquer
une préférence, d’énoncer un choix. Elle est
démunie face à l’autre, prête à se soumettre à
son désir plutôt que d’être confrontée au vide
existentiel, à l’angoisse d’être abandonnée,
laissée tomber. Au fil des entrevues avec elle,
un élément se dégage et se construit : son
tiraillement entre la transgression, l’importance
de maintenir cette relation et l’exigence de garder
son lieu immaculé, non « pollué » par l’autre.
D’où cet impératif de nettoyage qui la saisit
quand elle a hébergé son ami. Elle connaît donc
la règle qui interdit le logement du visiteur mais
elle n’a pas les moyens de se défendre de son
envahissement, puisqu’elle peut à l’occasion
reconnaître qu’elle ne souhaite pas qu’il reste ;
mais comment va-t-elle conserver cette relation ?
62
l’hypothèse de leur cause : l’envahissement de
la maison par les visiteurs. Une règle s’imposait.
Lors d’une réunion communautaire, l’équipe
annonça donc une nouvelle interdiction : celle
pour les visiteurs d’occuper les lieux communs.
Si, dans un premier temps, la nouvelle a soulevé
beaucoup d’objections, au fil du temps, l’équipe
a pu constater un apaisement des troubles des
uns et des autres. Deux mois plus tard, lors d’une
réunion de bilan par rapport à la nouvelle règle,
chaque résidant a pu témoigner d’un soulagement
et d’une détente de l’atmosphère générale.
Ils souhaitaient que cette nouvelle règle de vie
commune, qui avait paré à la déstabilisation de
chacun, soit maintenue.
charge. Elle insiste jusqu’à ce qu’il donne un
semblant de consentement. Mais un an après son
entrée, la réalisation de ces conditions de séjour
n’est pas encore accomplie. L’inertie du résidant
gagne l’équipe. La question se pose de savoir si
le séjour en IHP et le cadre sont adéquats dans
sa situation particulière, et donc s’il ne faut pas
mettre un terme à son séjour. L’équipe va pourtant
progressivement opérer un changement de sa
lecture, plutôt que de poursuivre sur la voie du
forçage et d’aboutir un jour ou l’autre à sa mise à
la porte, dès lors qu’il ne répond pas à toutes les
propositions d’« aide ». Si sa seule façon de se
connecter au monde semble être la plainte, ses
lamentations ne sont pourtant pas des demandes
déguisées : elles le maintiennent dans un lien
minimal par rapport à l’équipe et aux autres
résidants. Il ne demande pas des solutions : il se
relie à l’autre de cette manière. Paradoxalement,
à côté de ce « laisser en plan », de cette réduction
de son être à un objet inerte, l’équipe observe
une grande vitalité dans ses dires, dans ses
plaintes. Par ailleurs, elle apprend par bribes
qu’il sort pour s’acheter des revues et autres,
qu’il est souvent dans le salon – autrement dit,
il bouge plus qu’il n’y paraît. Il semble donc que
l’inertie et la tristesse soient des défenses contre
ce qui lui apparaît comme exigences supposées
de l’Autre. Ceci donne un nouveau point d’appui
au travail : plutôt que de prendre l’axe d’une
incapacité et de tout organiser à sa place, ce qui
engendre encore plus d’inertie, il est décidé, pour
maintenir et construire un lien avec lui, de prendre
le temps, d’avancer pas à pas. L’équipe consent
donc à être en marge du cadre, de travailler « en
funambule », dans l’inconfort d’une position où
elle est prise en étau : entre la nécessité de veiller
à sa santé, au confort de vie pour tous tel, que
le cadre l’indique, ce qui suppose une certaine
exigence à son égard, et l’analyse clinique qui
conduit l’équipe à manœuvrer pour se dégager
de toute intention vécue comme malveillante et
qui renforce son inertie. Ce faisant, l’équipe agit
au nom du cadre – elle s’en passe pour s’en
servir – et non selon son bon vouloir, à un rythme
qui semble supportable pour le résidant. Le
temps indispensable pour obtenir un minimum
de consentement est intimement lié à sa position
défensive contre les exigences de l’Autre.
Un résidant pose question à l’équipe en regard
de certains manquements par rapport au contrat
de séjour – une chambre encombrée, envahie
d’objets, de sacs remplis de revues qu’il doit
garder et des plaintes inlassablement répétées
comme des litanies : « ça ne va pas du tout » ,
« je ne m’habitue pas aux gens de la maison »,
« je ne trouve pas mes points de repères », « à
l’hôpital, j’avais trois repas par jour et je ne
devais pas m’occuper de mes médicaments, ici
je dois tout faire », etc. Il veut partir mais ne sait
pas où aller si ce n’est chez sa mère ; mais il ne
peut pas loger chez elle à cause de son frère. Les
propositions faites par l’équipe se voient toutes
opposer une impossibilité. Le transfert vers une
structure où il pourrait jouir d’un encadrement
plus consistant ne lui convient pas non plus
et l’idéal de l’appartement individuel est
irréalisable. Il est difficile de le voir et de lui parler.
Il reste de plus en plus dans son lit ; l’inertie
le gagne, sauf le week-end quand il va chez sa
mère, le seul endroit où il semble trouver quelque
répit. Ses plaintes physiques augmentent et ses
problèmes d’hygiène corporelle s’aggravent ;
les autres résidants se plaignent de son odeur,
mais surtout, ils s’inquiètent de la dégradation
de son état. Face à ce tableau clinique inquiétant
et son refus de transfert vers l’hôpital, plutôt
que d’attendre en vain qu’il donne une réponse
positive ou qu’il indique « une préférence »,
l’équipe lui propose que des repas soient livrés
à domicile, que le suivi médical soit mis en place
et qu’une aide ménagère l’assiste au nettoyage
de sa chambre et des lieux communs dont il a la
63
3.3.3. Inventer le lien social au-delà de la
transgression
IHP : faire exception pour un jeune à l’obligation
scolaire pose immanquablement des questions
aux autres résidants qui, eux, y restent soumis ;
il faut donc tenir compte du fait que la souplesse
manifestée pour l’un a un effet « boomerang » sur
les autres.
La question du rapport au contrat a été
abordée à partir des difficultés rencontrées
par les intervenants, tant du point de vue de la
modélisation de celui-ci que sur le plan de sa
transgression par les résidants, sinon par les
équipes elles-mêmes. On peut dégager plusieurs
enseignements de ce débat.
• Entre la position qui défendrait à la lettre « la
règle pour la règle » et celle qui écarte la règle
au nom du fait qu’une exception fasse sens en
regard de la souffrance du résidant, une troisième
voie est possible qui nécessite que l’on saisisse
avec justesse la fonction du cadre : il est là pour
servir la clinique. Comme ont pu le souligner les
intervenants de la seconde IHP, le règlement
d’ordre intérieur, la convention et les conditions
de séjour constituent les repères du cadre de vie :
ils organisent les rapports entre les résidants
ainsi qu’entre les résidants et l’équipe. La vie
commune nécessite une régulation minimale qui
permet à chacun de trouver le plus de tranquillité
possible ; cette régulation s’appuie sur le cadre
qui offre la possibilité au résidant d’une rencontre
avec un « Autre qui soit régulier ». C’est un outil
de travail, et non une norme, qui permet de ne
pas être dans l’arbitraire. En ce sens, le cadre
est au service de la clinique et non l’inverse : il
constitue essentiellement un point d’appui au
travail clinique avec le sujet, à partir de ce qui est
en jeu pour lui dans le lien social. Il est donc un
élément dont l’équipe peut se servir – une balise
qui traite de façon particulière les débordements
du sujet, de façon à rendre la vie en commun
moins douloureuse, plus apaisée.
• Dans la pratique, on est constamment confronté
à la question de l’exception au cadre – règlement
d’ordre intérieur et convention de séjour. A
cet égard, se référer uniquement au contrat
se révèle être à la fois la meilleure et la pire
des choses. Ce constat est un premier élément
important qui ressort du débat : selon le résidant
concerné, l’invocation du cadre sera judicieuse
ou complètement inopérante. Ainsi, face à un
résidant qui manifeste une tendance paranoïde
à prendre ce qui lui est dit comme l’expression
d’une volonté personnelle douteuse, recourir
aux repères communs qui font tiers permet
à l’intervenant d’éviter l’écueil des tensions
interpersonnelles. D’un autre côté, face à un sujet
qui se trouve dans une phase où il éprouve des
difficultés à ordonner son monde et son rapport
aux autres, le recours aux prescrits contractuels
que le sujet ne peut tenir risque fort d’aboutir à
son exclusion.
• La nécessité d’une pratique d’un autre type que
celle du recours exclusif au prescrit du contrat,
qui fasse place à une certaine tolérance dans
l’application du cadre, se traduit donc par un
appel à l’invention du côté des praticiens. Peuton produire une exception pertinente au cadre, en
réaction à une exception ? Les exigences cliniques
de l’accompagnement au cas par cas autorisentelles l’équipe de soignants à transgresser le
cadre commun, valable pour tous, au nom du
fait que cette exception fasse sens pour un
seul ? La question est épineuse. Car la pratique
du cas par cas et, à ce titre, la formulation d’une
« exception au contrat » pour raison clinique
soulève à l’occasion une difficulté pour la vie
communautaire, comme en témoigne l’une des
vignettes cliniques présentées par la première
• Avec certains résidants, il peut être utile de
traiter préventivement les manquements au cadre
ou ses transgressions : ainsi, auprès de ceux qui
se débranchent régulièrement des nécessités de
la vie quotidienne, une présence plus soutenue,
et donc plus soutenante des intervenants dans la
réalisation des obligations concrètes – entretien
des lieux, etc. – peut être judicieuse.
• Certaines IHP tentent de générer des objectifs
à atteindre chez les résidants et recourent
également aux modalités du « contrat » pour ce
faire. Cette tendance à la contractualisation du
lien avec le résidant est problématique : il s’y
64
opère une réduction de la relation à un tiers – un
Autre « total », hyper consistant – et, partant,
un « excès de cadre » dont les intervenants se
retrouvent piégés plus souvent qu’à leur tour.
Il y a une différenciation fondamentale, sinon
une gradation à introduire entre des points de
règlement nécessairement rigides, d’une part,
et des « points d’engagement », des points de
repères fonctionnant comme « néo structure ».
Ainsi, par exemple, des éventuels objectifs à
atteindre par les résidants, au terme de périodes
: ce sont au mieux des points d’engagement, qui
ne doivent pas être situés dans une perspective
de sanction ou de punition dès lors qu’ils ne sont
pas atteints. Le cas échéant, ils ne donnent donc
pas lieu à une lecture en termes de « transgression
du contrat » : les écarts par rapport au projet de
départ servent juste comme points de départ pour
définir une suite qui intègre ces « résultats ». En
d’autres termes, ce sont des « simili contrats » :
ils ne déploient pas les effets de férocité qu’on
trouve souvent dans le monde du travail. Leur
effet est clinique : ils inscrivent le sujet dans le
temps, structurent son temps, son « faire » et sa
circulation. Vu sous cet angle, il faut reconnaître
la pertinence de ce type de traitement symbolique
pour certains sujets.
vivre avec elle lui donne un statut, une certaine
importance, une identité d’homme. Il proclame
ainsi sans cesse qu’il va bien et qu’il « assure » ;
or il est en difficulté du fait, que sa compagne ne
suit pas l’organisation du quotidien qu’il estime
être la meilleure. De ce fait, il se remet à boire,
ce que sa compagne supporte mal ; en outre, il
lui subtilise de l’agent. Il y a une discordance
grandissante entre l’image qu’il veut donner et ce
qu’il vit. Répondant aux plaintes de sa compagne,
l’équipe a tenté plusieurs interventions, afin de
dédramatiser la situation ; elles sont restées sans
suite car il nie les faits qui lui sont reprochés et
prétend toujours aller bien. Une accumulation
des moments de crise amène finalement l’équipe
à leur proposer de vivre chacun dans des maisons
séparées ; à sa grande surprise, cette formule est
fort bien accueillie par le couple, presque comme
un soulagement. Ainsi, sans véritablement
confronter le résidant à ses mensonges ni pointer
leur fonctionnement de couple, l’équipe a mis
l’accent sur les difficultés que l’un et l’autre
éprouvaient dans la gestion de leur quotidien.
Depuis lors, la compagne évoque, avec l’équipe,
le côté insécurisant des mensonges de son
compagnon mais n’en a pas parlé avec lui.
• Ce que la vignette met d’abord en évidence, c’est
que, face à un sujet qui ne peut se reconnaître
comme fautif ou en difficulté, un dialogue ouvert
et direct sur la réalité des « faits » n’est guère
praticable, ni même opérant. Certains résidants
sont dans un tel rapport défensif à l’autre
qu’ils ne peuvent que protéger leur narcissisme
fragile. Ainsi, face à l’affirmation : « ce n’est pas
moi », l’équipe n’a pratiquement aucune prise
en terme de conversation raisonnée. En outre,
interpeller un sujet à propos d’une scène dont il
est subjectivement absent peut provoquer une
déstabilisation grave et mener à des passages à
l’acte plus ou moins mortifères, dont l’alcoolisation et le repli sur soi sont les formes courantes.
Le mensonge ou le non-dit peut être le symptôme
d’une dégradation de l’état du résidant. Parfois,
la seule issue réside dans son hospitalisation –
on constate souvent que lorsqu’elle est prise,
cette décision soulage les trois parties (l’équipe,
le patient et les autres résidants).
3.3.4. Les « mensonges »
et les non-dits 32
Les « mensonges » et les non-dits, qui font
partie du quotidien de la vie en IHP, concernent
évidemment le rapport au cadre et aux règles. Ils
questionnent les intervenants quant à la position
qu’ils ont à tenir, dans l’échange de paroles,
face à ces modalités particulières du lien que les
résidants entretiennent avec l’institution.
Un monsieur et une dame vivent en couple dans
une IHP depuis quelques années. Dans un premier
temps, la dame semblait totalement dépendante
du monsieur qui, lui, apparaissait plus autonome.
Par la suite, l’équipe s’est aperçue que c’était
plus compliqué qu’il n’y paraissait ; à bien des
égards, il était plus dépendant d’elle qu’elle
ne l’était de lui, mais sur un mode particulier :
32. C’est également lors d’une réunion à la Fondation Julie Renson, regroupant des intervenants en provenance de différentes
IHP, qu’ont été dégagés ces éléments susceptibles d’enrichir la réflexion sur le « rapport au contrat ».
65
• Ensuite, il est difficile, dans une structure
thérapeutique, de parler de « mensonges »,
compte tenu notamment du jugement moral
dont ce mot est connoté. Dans la plupart des IHP,
quand la sauvegarde de la vie en communauté
oblige l’équipe à interpeller un résidant qui
dérange les autres, elle est souvent obligée de
travailler dans un autre registre que celui de la
vérité. S’il faut pour pouvoir poser des limites,
tenir compte du problème que pose le patient,
il faut le plus souvent l’aborder par la bande.
Dans un autre registre, tout aussi délicat, qu’est
l’entretien des lieux, il aura fallu une année
entière à un référent pour obtenir d’un résidant
qui niait l’insuffisance de son travail ménager
pour qu’il fasse appel à une femme de ménage.
Là aussi, il s’est avéré nécessaire de travailler
« par la bande », en invoquant le droit d’être aidé
quand une tâche est trop pesante, en rappelant si
nécessaire que d’autres résidants avaient trouvé
un apaisement important dans ce recours. Si
vivre en communauté est en soi problématique,
nommer les choses permet de les dédramatiser ;
le rôle de l’équipe est ici de servir de tiers et de
ne pas laisser porter au résidant tout le poids des
choses.
où l’équipe est souvent réduite à l’impuissance,
les résidants finissent par se débrouiller entre
eux. On peut aussi décider de « faire soupape »,
sans viser personne, en considérant que
l’important n’est pas de trouver le coupable mais
de faire cesser les tracasseries. Ainsi, rappeler les
principes de la vie en communauté peut permettre
au responsable de « se fâcher », donc d’exprimer
la colère du groupe, et d’exiger tout simplement
que les objets volés reviennent à leur place.
• Dans le registre des non dits, on est souvent
confronté à des faits de « collusion » : des choses
sont tues, autour de dynamiques d’échanges
(d’argent, de médicaments, etc.) entre les
résidants, qui peuvent être problématiques. Ici
encore, les réunions communautaires permettent
de rappeler des règles générales ; il n’en reste
pas moins qu’il importe de laisser aux résidants
une part d’autonomie et de responsabilité
dans la gestion des tensions qui naissent à ces
occasions. Dans le même ordre d’idées, il ne faut
pas perdre de vue que la notion de temps n’est
pas la même pour les résidants que pour l’équipe.
Comment leur laisser le temps de s’approprier
certains actes dans la vie communautaire ? Par
exemple, deux résidantes se sont appropriées
le ménage d’une maison de six personnes et
règnent sur la propreté des lieux avec une fierté
non dissimulée. Or ce n’est pas la règle de
l’IHP, qui vise une équité dans la réalisation des
tâches ; mais l’équipe ayant constaté qu’une
remise en cause est inaudible pour elles, elle a
opté pour le non-dit, en acceptant délibérément
cette situation qui arrange tout le monde et qui
maintient un équilibre, même précaire. C’est dire
que la constitution de liens positifs autonomes
entre les résidants peut avoir plus de valeur que
le strict respect du cadre et du règlement d’ordre
intérieur.
• La vie en groupe confronte aux mensonges –
« c’est la faute à personne » – et pourrit dès lors la
situation individuelle de personnes qui sont déjà
en souffrance. Que faire ? Il n’y a pas de recettes,
mais des orientations sont visibles. Certaines IHP
décident de ne pas aborder le registre des soucis
et des accusations personnelles lors des réunions
collectives, où les tracasseries matérielles du
quotidien sont évoquées – « on a volé dans
le frigo », etc. Si, bien souvent, tout le monde
connaît ce « on », ce dernier nie farouchement.
En attendant, le collectif de résidants attend que
l’équipe réagisse, qu’elle entende ses plaintes
et en fasse quelque chose : a priori, on ne peut
pas les laisser se débrouiller seuls quand ils
nous interpellent. On assiste alors parfois à une
escalade de dispositifs soit-disant « préventifs »
– installation de cadenas sur les armoires et le
frigo, ou de frigos personnels dans les chambres,
etc. – mais les résidants « oublient » la plupart du
temps de respecter ces solutions, adoptées à leur
demande. Et, paradoxalement, dans ces contextes
• Il fut encore souligné que le non-dit, en
particulier, peut être référé au sentiment de
honte, dont il faut tenir compte. Si accepter ses
faiblesses et les critiques est une attitude mise
au rang de valeur supérieure, cela suppose une
souplesse psychique que ne possèdent pas tous
les résidants.
66
3.4. Les vertus de l’accompagnement minimaliste :
quand les exigences ne sont pas de mise.
Si l’Arrêté Royal de 1990 donne comme
perspective au séjour d’un résidant l’acquisition
d’aptitudes sociales, il n’impose pour ce faire
aucun délai particulier. L’accent n’est donc pas
mis sur l’exigence de ce qu’on pourrait appeler
l’acquisition de « performances sociales » ;
plus humblement, il s’agit de cheminer vers une
certaine qualité de vie personnelle et sociale. La
qualité de l’accompagnement n’est certes pas
proportionnelle à la quantité d’actes posés par
l’équipe. Ainsi, avec certains résidants, n’a-t-on
pas intérêt à être discret ? A laisser le sujet faire
les choses à son rythme ? A accepter qu’il reste
peu autonome pour ne pas nuire à l’équilibre ténu
qu’il peut avoir trouvé ? Un tel accompagnement
minimaliste peut concerner la fréquence des
rencontres comme celle des activités, la façon
d’entretenir son lieu de vie, la précision d’un
projet, etc. Il semble bien que les exigences de
départ font s’éloigner certains candidats et,
inversement, qu’elles mènent certaines IHP à
refuser des candidats qui semblent peu à même
de s’y conformer.
points pratiques (tâches, repas, etc.). Mais en
dehors de ces moments, c’est aux résidants euxmêmes de s’organiser s’ils souhaitent partager
des moments plus privilégiés. Dans ce sens, un
certain nombre de règles sont établies – il y a une
seule télévision, il est demandé de ne pas déloger
plus d’une nuit par semaine et un week-end sur
deux, etc. Les résidants doivent donc être assez
autonomes pour assumer un certain nombre de
choses du quotidien (courses, etc.). Enfin, l’IHP
a posé quelques balises au séjour des résidants,
qui déclinent également une conception
minimaliste de l’accompagnement, orienté par le
souci de ne pas nourrir chez eux une dépendance
à l’institution telle qu’elle ne permettrait pas le
lien vers d’autres points d’accroche. Pour susciter
la création de liens à l’extérieur, chacun doit
ainsi choisir au moins deux activités régulières
par semaine. Un projet individuel est défini en
collaboration avec l’équipe à l’entrée. La place
d’une personne se justifie tant qu’elle et l’équipe
y trouvent encore un sens thérapeutique et
tant que le projet peut se discuter. En dehors
des passages des intervenants, des entretiens
d’évaluation ont lieu toutes les six semaines
avec les résidants et l’équipe est disponible
pour d’éventuelles démarches. Cette offre d’une
disponibilité est essentielle dans la mesure où
elle laisse le résidant se réapproprier un certain
nombre de choses, faire seul ce qu’il peut faire
seul, en sachant qu’il peut toujours faire appel
aux intervenants, qui pour être en retrait n’en
sont pas moins à l’écoute, dans une attention
vigilante, mais sans anticiper la demande ou
créer un besoin.
3.4.1. Chercher la juste mesure
Le minimalisme peut se décliner dans différents
registres de l’accompagnement : il peut concerner
le temps passé avec le résidant, les exigences
contractuelles à son égard ou, de façon générale,
les idéaux thérapeutiques et sociaux qui orientent
le travail, dès lors que l’on tient compte de la
problématique du résidant pour favoriser son
cheminement personnel, la création progressive
de liens sociaux et son évolution vers « le plus
possible d’autonomie ». L’accompagnement des
résidants dans cette IHP est minimaliste dans un
sens très pragmatique, tout d’abord : l’équipe
a choisi de ne passer que deux après-midi par
semaine dans les maisons, deux repas communs
étant organisés à ces occasions. Ensuite, une
seule réunion mensuelle obligatoire, rassemblant
intervenants et résidants, permet d’aborder la
vie dans la maison et l’organisation de divers
La vignette suivante relate longuement comment
l’équipe de l’IHP a « minimalisé » progressivement
la prise en charge d’un résidant, dans l’IHP
depuis quatorze ans, réduisant au fil du temps
les exigences à son égard au fur et à mesure
que celui-ci apprivoisait l’extérieur, s’inscrivait
dans le lien social en même temps qu’il se
défaisait d’une forte problématique d’alcoolisme,
jusqu’à se montrer abstinent. Elle témoigne d’un
67
paradoxe intéressant : le minimalisme auquel
l’équipe a abouti est le résultat d’un travail
d’accompagnement qui, lui, ne l’a pas toujours
été.
disponible pour une série de choses – sa place
parmi les autres résidants est valorisée par le fait
que l’équipe fait appel à lui pour des travaux,
par exemple. Cependant, il n’a pas vraiment
d’activité structurée, régulière à l’extérieur,
comme on le demande à d’autres. Et surtout, un
projet de sortie reste difficilement envisageable
pour lui car la perspective de se retrouver de
nouveau seul l’effraie. Pour l’équipe, il semble
que la dépendance à l’institution ait pris la place
de la dépendance à l’alcool, une dépendance
qu’elle envisage toutefois comme un moindre
mal.
A l’entrée du résidant, l’équipe est partie du
cadre minimal imposé à tous par l’IHP, à savoir :
deux passages hebdomadaires, deux repas
communautaires et une évaluation toutes les
six semaines. Au début, il ne consommait plus
d’alcool mais très vite, il s’est remis à boire,
avec des phases importantes qui ont justifié
des réhospitalisations. Se rendant compte que
la problématique alcoolique du résidant rendait
le travail très compliqué, au niveau du contact
et du respect du cadre minimal, l’équipe a
progressivement mis en place beaucoup de
choses – dont un passage quotidien dans les
bureaux de l’équipe pour son traitement à
l’antabuse, pendant un an, comme condition au
maintien du séjour. Le traitement a permis l’arrêt
de la consommation, mais il a surtout permis à
l’équipe d’entrer en contact avec lui et qu’un
lien de confiance soit créé. Bref, c’est donc plutôt
un accompagnement « maximaliste » qui fut ici
mis en place, avec une dimension contraignante
pour le résidant : une prise en charge et un suivi
très soutenus, dans un cadre précis, assortis
d’un programme d’activités qui occupe le patient
chaque jour de la semaine, outre son traitement
à l’antabuse pour stabiliser son assuétude.
Progressivement, les choses vont s’assouplir :
l’équipe soutient les liens noués par le résidant
en dehors de l’institution tout en lui permettant
de bénéficier d’un cadre protégé, qui suppose la
prise en compte de sa fragilité. Le résidant peut
ainsi aller et venir entre un accompagnement
plus cadré, comportant davantage d’exigences
contractuelles et de pressions lorsque son
état le nécessite, et un accompagnement plus
souple, qui relâche progressivement la pression
et donne à chacun « le temps nécessaire à… ».
Aujourd’hui, il est stabilisé, trouve sa place
dans la vie communautaire qui le structure, a
davantage de relations à l’intérieur comme à
l’extérieur de l’IHP, même si cela reste difficile,
et il ne boit plus. Il se débrouille au quotidien
(l’argent, les courses, la cuisine), respecte
le cadre au niveau du groupe, des réunions,
des repas communautaires ; en outre, il est
L’accompagnement auquel l’équipe de l’IHP a
abouti est minimaliste au sens où, après quinze
ans de séjour dans l’IHP, les exigences à l’égard
de ce résidant sont réellement minimales. Il
n’empêche : le lieu comme la seule présence, en
retrait, de l’équipe – son « offre de disponibilité »
– sont consistants et restent indispensables pour
ce résidant, qui « tient » par rapport à cette place
qu’il a au sein de l’IHP, aux murs qui sont là autour
de lui et qui le sécurisent, au lien qui a été établi à
l’intérieur. La fonction de protection de l’IHP prend
ici tout son sens dans la définition de ce que peut
être un « accompagnement minimaliste », sur le
plan du lien établi à l’intérieur de la structure.
Et par rapport à l’extérieur, le travail de l’équipe
garde un sens : elle tient, ici aussi, une position
minimaliste, qui consiste à le soutenir dans ses
tentatives de faire des liens à l’extérieur. Evoquer
un projet de sortie reste cependant très délicat –
il évite toute question à ce sujet qui l’obligerait
à prendre position et évoque, à l’occasion, le
traumatisme qu’a représenté pour lui sa dernière
tentative en ce sens. L’équipe ne pousse donc pas
à l’élaboration d’un projet de sortie car elle craint
que tout cet équilibre fragile, atteint après de
longues années de travail, ne puisse être rompu –
le résidant pourrait à nouveau décompenser et se
remettre à boire.
En regard de cette vignette clinique, nous pouvons
dégager quelques pistes de réflexion de nature
à préciser ce que recouvre un accompagnement
minimaliste :
• Un accompagnement minimaliste ne signifie
pas « se substituer aux résidants », mais leur
68
donner la possibilité d’être acteurs de leur vie et
de se réapproprier leurs choix : il s’agit donc de
ne pas se placer dans une position de « savoir
ce qui est bon pour eux » et de tolérer des
choix différents de ceux des intervenants. Cette
position implique une certaine souplesse dans
l’application du règlement afin que les résidants
puissent exprimer leur singularité.
3.4.2. Eviter l’angoisse
• L’IHP est un microcosme de la vie en société.
En tant que telle, elle structure et sécurise les
résidants, tout comme le mode de vie particulier
qui y est associé. Un seuil d’exigences moins élevé
qu’à l’extérieur se justifie à ce titre mais on ne
peut ni ne doit préserver de tout. Les intervenants
jouent le rôle d’interface entre la société et l’IHP,
les résidants circulant de l’un à l’autre ; l’équipe
amortit en quelque sorte la confrontation avec
le « dehors ». Le travail d’accompagnement doit
ainsi trouver sa juste mesure entre une nécessaire
individualisation de la prise en charge qui
tienne compte de la personne (son histoire, ses
ressources, sa pathologie etc.) et l’environnement
(les autres résidants, l’équipe, la famille, la
société au sens large) auquel les résidants sont
indéniablement amenés à se confronter.
L’encadrement offert dans notre IHP est léger,
pour des raisons pratiques, tout d’abord : les
intervenants doivent répartir leur temps de
travail entre plusieurs maisons assez éloignées.
Chaque résidant reçoit à son entrée un listing des
différentes adresses et numéros de téléphone
avec les heures où les intervenants sont joignables et, dès la candidature, le peu de présence
de l’équipe dans les maisons est souligné.
Ensuite, il n’y a pas d’activités organisées et les
réunions communautaires sont peu fréquentes.
Les résidants ont le choix entre trois formules :
les maisons communautaires où ils partagent les
lieux avec quatre ou cinq autres résidants, tout
en disposant de leur chambre individuelle ; les
appartements à deux, sur le même principe et,
enfin, les studios individuels. Dans les maisons
communautaires et les appartements à deux
personnes, l’équipe passe toutes les semaines
pour vérifier si les tâches ont été remplies. Durant
les deux mois d’essai, le résidant est vu une fois
par semaine ; ensuite, il est décidé avec lui d’une
régularité ou non dans les rendez-vous : certains
résidants préfèrent venir aux permanences quand
ils le souhaitent – savoir qu’une équipe est là en
cas de nécessité est suffisant pour eux –, d’autres
souhaitent des rencontres à date fixe. Le temps
de la candidature et celui de l’essai permettent
d’évaluer la nécessité de mettre en place des
structures extérieures, tels qu’un centre de jour
ou un service d’aide à domicile pour les repas et/
ou les tâches ménagères. L’équipe tente autant
que possible d’orienter les résidants vers des
intervenants à l’extérieur de l’institution, pour
permettre éventuellement un départ de l’IHP. Pour
le reste, aucun accompagnement « type » n’est
prédéfini – il sera différent pour chaque personne
en fonction de son histoire, de ses difficultés, de
ses capacités, etc. - et évoluera au fil du séjour, se
densifiant ou s’allégeant selon les ressources du
résidant.
L’accompagnement minimaliste peut s’entendre
de deux façons : cela peut concerner la présence
effective des travailleurs auprès du résidant –
la « quantité » de travail faite avec lui – ou bien
les exigences en termes d’évolution du degré
d’autonomie du résidant.
• Un encadrement minimaliste ne signifie pas
non plus « ne rien faire ». Beaucoup de résidants
confient avoir besoin d’un cadre précis et de
limites claires, même si c’est pour les enfreindre
– une règle est une contrainte qui permet au
résidant de prendre position, que ce soit en la
respectant ou en la transgressant. L’institution se
doit d’être claire par rapport à ce qu’elle soutient
et cohérente par rapport aux limites qu’elle fixe.
Bref, un cadre minimal est requis, qui énonce les
règles obligatoires pour tout un chacun.
• Un encadrement minimaliste a tout son intérêt,
mais ne convient pas pour autant à tous les patients
– toutes les personnes n’ont pas les mêmes
capacités d’autonomie, ni les ressources pour
atteindre le minimum d’aptitudes nécessaires. En
effet, un cadre minimaliste peut déjà se révéler
trop exigeant pour certains qui ont besoin d’une
structure plus soutenue et appropriée à leurs
difficultés.
69
Trois vignettes cliniques montrent, de façon
différente, l’importance que peut revêtir la
seule fonction de protection de l’IHP, à travers la
présence nécessaire d’un encadrement minimal,
ponctuel, seul à même de permettre aux résidants
concernés de garder une certaine stabilité.
Un résidant vit dans la peur d’être seul ; il a
besoin d’aide pour gérer les choses du quotidien
et chaque démarche vers l’extérieur, vers un
« autre » inconnu l’angoisse, rendant la présence
d’un membre de l’équipe nécessaire à chaque
rendez-vous : quelqu’un de l’équipe doit être le
témoin de ce qui sera dit et surtout le garant de
sa protection, le résidant craignant le jugement
négatif de l’autre. Cette crainte et cette peur
d’être seul ne sont pas mobilisables, ni par
l’équipe ni par les différents intervenants autour
de lui – psychiatre ou psychologue. A son égard,
la fonction principale de l’IHP est de garantir
une présence bienveillante dans ces moments
précis où la nécessité se fait sentir pour lui de
suppléer au défaut de présence, au quotidien, de
l’équipe.
Un jeune résidant a très peu de contacts avec
l’extérieur, si ce n’est avec sa famille et son
médecin : il est quasi en permanence dans sa
chambre à écouter de la musique pour se couper
des bruits qui le harcèlent. L’équipe le voit très
rarement et il tient toujours un discours très
sombre – rien ne vaut. L’inquiétude par rapport à
cet enfermement pousse l’équipe à vouloir créer
du lien social en l’incitant à fréquenter un centre de
jour. Il fait les démarches, essaye d’aller pendant
quelques semaines dans un centre de jour mais,
très vite, il fait part de l’insupportable dans cette
confrontation à l’autre. Malgré l’inquiétude
persistante face à son isolement et son discours
négatif sur l’existence, ni son médecin, ni l’équipe
ne trouvent adéquat d’exiger qu’il ait plus de
liens sociaux, et l’équipe décide de poser comme
seule exigence d’avoir un entretien avec lui tous
les quinze jours – non sans garder le contact avec
son médecin, à la moindre inquiétude.
Comme dans la seconde vignette, il s’agit surtout
de laisser le résidant tranquille, mais cette fois
en s’assurant d’un moyen pour garder le contact
avec lui, puisque lui ne vient pas spontanément
vers l’équipe quand cela ne va pas.
Cette première vignette met en évidence le fait
qu’un accompagnement peut être très consistant
alors même que les exigences à l’égard du
résidant sont minimales.
3.4.3. La qualité ne dépend pas de la
quantité
Une résidante discrète, courtoise et solitaire, gère
sans aucun problème les différents aspects de la
vie quotidienne. Elle est dans une IHP parce que
les relations aux autres sont difficiles : ils sont
menaçants, ils lui veulent quelque chose. Elle est
sensible aux bruits des voisins et est happée par
la présence de l’équipe dans le bureau situé en
dessous de son appartement, au point de venir
régulièrement pendant ou après les réunions pour
effectuer des vérifications – « Avez-vous parlé de
moi ? » est sa question la plus fréquente. Elle
vérifie également si l’équipe n’a pas entendu des
injures ou des plaintes qui lui sont adressées – le
voisin dire qu’elle était folle, qu’elle mangeait
trop, qu’elle fumait trop... Un simple « non »
suffit pour qu’elle dise que cela doit encore être
ses voix.
Est-ce que le patient psychiatrique ne nous oblige
pas – soit d’emblée, soit au cours de son parcours
– à passer d’un accompagnement minimaliste –
qui vise a priori surtout le cadre et les exigences
qui lui sont imposées – à une position minimaliste
– qui réfère davantage une pratique au minimum
dont, au cas par cas, un résidant a besoin pour
gagner une certaine stabilité ? La question
est dépliée dans le débat, qui met en exergue
quelques repères utiles à la bonne compréhension
de ce que recouvre un accompagnement « léger »
ou « minimaliste ».
• Un accompagnement minimaliste est une question qualitative plus que quantitative : on ne saurait
le mesurer et donc le définir à l’aune de la quantité
d’actes posés par les intervenants ou du nombre
d’exigences imposées par la structure – le nombre
de passages dans une habitation, de réunions
individuelles ou communautaires, d’activités
A l’exception de ces moments ponctuels où
la résidante se sert d’initiative de l’équipe, il
s’agit surtout pour les intervenants de la laisser
tranquille.
70
à l’extérieur ou de repas communautaires, etc.
Les règles, les exigences comme les modalités
de présence des intervenants varient d’ailleurs
très fortement d’une IHP à une autre ; or, que le
cadre soit très consistant ou très léger, toutes les
IHP disent pratiquer, à un moment donné ou à un
autre, avec tel ou tel résidant, un accompagnement
minimaliste. Les différents temps de rencontre
organisés ou imposés, qui ponctuent le séjour,
sont donc autant de balises nécessaires à
l’accompagnement, mais ils n’ont de sens que
par rapport à la question du lien qui s’y éprouve
à chaque fois : l’accompagnement minimaliste,
c’est essentiellement une affaire de présence au
lien établi par les résidants. Cela se joue au cas
par cas. Ainsi une présence peut être soutenante
alors même que les exigences à l’égard d’un
résidant sont très minimales. L’inverse est tout
aussi vrai : une multitude d’exigences en tout
genre ne donne pas nécessairement consistance à
un accompagnement. Dans la vignette présentée
par la première IHP, l’accompagnement paraît
maximaliste au vu du nombre de choses qui sont
imposées au résidant mais, in fine, il s’avère
minimaliste dans la fin qui est poursuivie : créer,
permettre, maintenir et nourrir un lien minimal
mais continu avec le résidant, qui lui permette
de trouver progressivement un apaisement et de
se stabiliser. Exiger du résidant qu’il passe tous
les jours dans les bureaux prendre son traitement
est minimal en ce sens où le minimal dont il est
question se définit à partir du minimum dont ce
résidant a besoin pour entrer dans un lien33. Tenir
cette position peut amener à certains paradoxes :
ainsi de cette résidante qui, après avoir quitté une
IHP, restait autorisée à faire appel à la garde en
cas de crise : ici, le minimum dont elle a besoin
pour vivre en dehors de l’institution définit un
accompagnement minimal qui correspond, en
l’occurrence, à une potentialité maximale de
l’IHP, à savoir son offre de présence 24h/24 via
le système de garde téléphonique – ainsi, c’est
la reconnaissance d’une dépendance à un objet
particulier qui permet l’autonomie de l’ancienne
résidante.
un minimum de temps de rencontre organisés, de
quelque nature que ce soit. Mais ce faisant, on
poursuit donc une autre visée que celle qui est
attachée, selon le cas, à l’activité, au repas ou
à la réunion communautaire : on met en place
une certaine dynamique, on donne aux résidants
la possibilité de faire appel quand ils sont pris
dans des choses difficiles mais aussi et surtout,
on se donne comme intervenant la possibilité
de « prendre la température » du résidant, de
son état ponctuel ; on s’assure d’un moyen
de maintenir le contact, de manière à pouvoir
intervenir quand c’est nécessaire – par exemple,
aller trouver quelqu’un que l’on ne voit plus et
dont on s’inquiète. Moins on pose d’exigences en
termes d’entretien individuel tous les x temps, de
présence à des réunions communautaires et à des
activités, plus on est attentif à ce qui se joue pour
le résidant en dehors du cadre minimal imposé
– comme à l’occasion de rencontres fortuites ou
d’échanges improvisés, ou à travers l’inquiétude
éventuelle amenée par d’autres résidants.
• Placer la question du lien au cœur de
l’accompagnement minimaliste, c’est rappeler la
dimension temporelle de tout accompagnement,
et donc son caractère non figé, évolutif : un
accompagnement, ça bouge énormément, en
fonction du lien établi à travers le cadre minimal
mis en place. Ce qui émerge ici du débat, c’est
que la dimension évolutive du travail fait que la
qualité du lien au sein comme en dehors de l’IHP
supplante toute forme de quantité – nombre de
règles, de contraintes, de réunions. Encore une
fois, c’est toujours du cas par cas. Si on met
des contraintes et qu’on pose des exigences
d’entrée de jeu – en termes d’activités à avoir,
par exemple – c’est parce qu’on trouve qu’elles
ont du sens pour certains et qu’elles vont leur
permettre de se structurer. Ainsi, une IHP qui
accueille exclusivement des jeunes entre 18 et 25
ans pose-t-elle un cadre plus exigeant à l’entrée.
Pour d’autres, par contre, on laisse une grande
liberté dès le départ, on s’octroie davantage
le droit d’être en phase avec le temps du sujet,
son économie propre et fonctionnelle. Une IHP
dont les exigences sont minimales en termes
de rencontres avec l’équipe évoque sa pratique
• Pour créer du lien, il faut bien sûr un minimum de
régularité dans l’investissement mutuel, et donc
33. Sur cette question, nous renvoyons également le lecteur à l’atelier III « Le rapport au contrat : fonction structurante du cadre
et nécessité de souplesse ? »
71
de « l’accompagnement léger » : après les deux
mois d’essai où une rencontre hebdomadaire est
exigée, seul un entretien tous les six mois est
imposé, pour faire un bilan ; pour le reste, libre
au résidant de venir trouver l’équipe ou non,
à ses heures de permanence. Mais lors de la
candidature, beaucoup de temps est pris pour
discuter avec le candidat de l’encadrement que lui
souhaite ; si celui-ci signifie que « sans activité, il
ne tiendra pas », alors l’équipe s’appuie sur ce dire
pour mettre en place une règle qui est spécifique
au candidat, qui tient compte du minimum dont
il a besoin, mais qui peut bouger au fil du séjour.
La règle ne vaut d’ailleurs et ne fait sens que
dans la mesure où le résidant se l’est appropriée
comme un support utile – elle quitte alors le
registre de la contrainte extérieure pour devenir
une balise personnelle, un point de soutien que
le résidant s’est choisi, qui engage quelque
chose de son désir à lui et plus (seulement) de
celui de l’institution. Il peut arriver aussi qu’il n’y
ait aucune contrainte au départ et qu’ensuite,
au fil du séjour, on en vienne à imposer telle ou
telle chose, ou du moins que l’on se montre plus
confrontant par rapport à la nécessité de mettre
des choses en place, en termes d’activités.
avec la dimension d’intimité qui s’y attache –
mais, en outre, c’est un lieu où les relations et les
tensions interpersonnelles sont régulées, traitées
sans délai : il y a là une sécurité que les résidants
ne trouvent pas ailleurs. Ainsi de ce résidant qui
a acquis une réelle autonomie à l’intérieur de
l’IHP, après quelque quinze années de séjour. Si
les exigences à son égard sont très minimales, un
projet de sortie n’est pourtant pas envisageable :
son lieu d’habitation comme la seule présence,
en retrait, de l’équipe, sont consistants et restent
indispensables pour lui. Sans cette présence
sécurisante du lieu et du lien tissé avec l’équipe,
il ne « tiendrait » pas. De même, l’équipe a pris
aussi une position minimaliste par rapport à
l’extérieur, qui consiste à continuer à le soutenir
dans ses tentatives de faire des liens en dehors
de l’IHP, sans pour autant le pousser à élaborer
un projet de sortie car elle craint que cet équilibre
fragile, atteint après de longues années de travail,
ne soit rompu – le résidant pourrait à nouveau
décompenser et se remettre à boire. Fut également
évoqué le cas d’un résidant pour qui l’IHP remplit
essentiellement une fonction : lui permettre de
vivre à juste distance – ni trop près, ni trop loin –
de sa famille : en soi, ce n’est pas minime comme
fonction, quand bien même l’accompagnement
de ce résidant l’est, quantitativement parlant.
C’est dire que la fonction de protection de l’IHP
prend tout son sens dans la définition de ce que
peut être un accompagnement minimaliste, à
l’intérieur de la structure comme vis-à-vis de
l’extérieur.
• Du point de vue temporel, le minimalisme, c’est
aussi s’autoriser à ne pas savoir où le séjour va :
accepter les hauts et les bas, mais aussi ne pas
avoir un rapport strict à ce qui se dit. Ainsi de ces
résidants qui tantôt affirment vouloir quitter l’IHP,
tantôt vouloir y passer leur vie : c’est le statut
même du dire, qui oscille entre engagement et
valeur de vérité ponctuelle pour un sujet, qui doit
être pris en compte. Un séjour peut aussi ne pas
trouver un sens immédiat : il faut parfois supporter
des longueurs hors sens, un temps de brouillard
sans prendre trop vite des décisions – pour autant
que le sujet ne soit pas en souffrance.
• Enfin, on relèvera encore un point important :
pouvoir s’en tenir, à l’égard de certains résidants,
à cette seule fonction de protection de l’IHP –
comme lieu et comme lien – cela signifie aussi
que sont mises en jeu, dans l’accompagnement
minimaliste, les exigences qu’on peut avoir
comme intervenant quant à l’évolution du degré
d’autonomie du résidant. Il s’agit le plus souvent
de réduire ces exigences, comme en témoignent
plusieurs IHP, notamment par rapport aux jeunes
résidants. Ainsi de celui-ci qui n’a quasiment
aucun contact avec l’extérieur et que l’équipe
pousse à avoir des activités, à faire des choses,
considérant qu’il est « au début de sa vie » : il aura
fallu un certain temps pour que les intervenants
mettent de côté leurs idéaux – une formation,
un travail, des activités, etc. : toutes choses que
• Outre la question du lien, les vignettes cliniques
présentées mettent en valeur l’importance que
revêt la seule fonction de protection de l’IHP, à
travers la présence d’un encadrement minimal,
ponctuel – cette « offre de disponibilité » évoquée
dans les débats – et la sécurité que confèrent
aux résidants les quatre murs de l’IHP, deux
dimensions qui permettent à certains d’entre eux
de garder une certaine stabilité. L’IHP est non
seulement un réel lieu d’habitation – un logement,
72
l’on encourage à cet âge-là – pour recentrer leur
accompagnement sur le résidant, son style de vie
propre, en retrait du lien social, qui lui convenait
selon ses propres dires. Il est clair, cependant,
qu’une vie à l’écart du lien social n’est pas un
indicateur facile à cerner, d’autant plus si les
temps de rencontre imposés ou organisés avec les
résidants sont rares, comme c’est le cas dans bon
nombre d’IHP : s’agit-il d’une souffrance, d’une
rechute ou d’une satisfaction, d’un mode de vie qui
convient au résidant, compte tenu de l’angoisse
que provoque l’entrée dans un lien ? Selon le cas,
il faudra intervenir très différemment. C’est dire
que, plus que les idéaux, c’est l’élaboration d’un
style de vie, d’une économie subjective, d’une
modalité de faire lien et de circuler qui doivent
constituer, pour les intervenants en IHP, les
repères pragmatiques qui soutiennent une variété
d’accomplissements subjectifs et sociaux.
73
3.5. Hygiène : Comment pouvez-vous accepter ça ?
Le rapport à l’ordre et à la propreté est variable
d’une personne à une autre. C’est évident. Dans
nos pratiques, nous observons que l’hygiène
est intimement liée au rapport particulier que le
résidant a avec son corps. De même, il n’est pas
rare d’entendre que leur espace de vie est comme
une projection de leur être. Dès le moment où l’IHP
propose un lieu de vie qui est autant un « chez
soi » qu’un lieu institutionnel, quelles exigences
imposer en la matière ? Qu’est-ce qu’un niveau
minimal d’hygiène ? Devons-nous promouvoir un
ordre et une propreté exemplaire ou permettre à
chacun de vivre à sa façon, en évitant seulement
les excès ? Et, une fois de plus, ne sommes-nous
pas confrontés à un dilemme entre les valeurs
générales, les idéaux sociaux et la position de
chacun en la matière ?
dont la personne a vécu les divers événements de
vie auxquels elle a été confrontée par le passé,
mais aussi par les liens actuels qu’elle a pu
tisser. L’hygiène touche la dimension intime de la
personne et est en lien étroit avec ce sentiment
de sécurité de base. Elle témoigne, entre autres,
du vécu de la période allant de la naissance à
l’adolescence. Lorsqu’une personne psychotique
est momentanément en difficulté pour s’exprimer
clairement par elle-même, quand le lien aux
autres est désinvesti, elle manifeste à l’occasion
son mal-être ou son détachement de l’autre à
travers un comportement d’hygiène particulier. Si
celui-ci pose difficulté à autrui, l’équipe doit alors
se mettre au travail en recherchant un sens à ce
qui n’arrive pas à se dire autrement et la manière
la plus adéquate d’apporter une aide dans cette
situation. La capacité d’élaboration de l’équipe
est un outil essentiel pour moduler son attitude
envers le résidant. Il est essentiel de partir de
l’idée selon laquelle le rapport à l’hygiène n’est
pas isolable du reste de la vie de la personne.
Il y faut de la patience, de la tolérance, de
l’humour, un réel travail de réflexion, ainsi que la
bienveillance du collectif et la participation active
du résidant concerné : celui-ci doit avoir le désir
et les ressources de reconstruire sa « sécurité de
base ». L’équipe peut alors mieux contenir la mise
sous tensions des diverses forces, non sans les
mettre au travail : celles de l’univers psychique du
résidant, de l’espace collectif et social, des idéaux
qui présidant au travail d’accompagnement des
professionnels.
3.5.1. La question du « territoire »
L’hygiène, en général, peut être définie comme
l’ensemble des principes et des pratiques qui
tendent à préserver et améliorer la santé. Elle
prend plusieurs formes : corporelle, alimentaire,
vestimentaire, dentaire, mentale et domestique.
L’hygiène mentale, en particulier, a été définie
il y a bien longtemps comme « la branche de
l’hygiène destinée à maintenir la santé mentale
et à assurer la prophylaxie des névroses et des
psychoses en s’attaquant aux facteurs nocifs tels
que les surmenages, les intoxications, les chocs
émotionnels, l’alcoolisme, etc. »34
Dans cette IHP, la priorité est donnée au
sentiment de « sécurité de base » éprouvé par
la personne et à partir duquel elle va pouvoir
construire ou reconstruire quelque chose. Ce
sentiment de sécurité est personnel et plus ou
moins précaire ; il est influencé par la manière
Les intervenants exposent leur pratique et ce qui
l’oriente à travers une vignette clinique.
Une dame de 43 ans, qui souffre d’une
schizophrénie paranoïde, entre à l’IHP après
quelques mois d’hospitalisation en psychiatrie.
34. Cette approche datée, qui a été abandonnée pour de bonnes raisons, apparaît étonnamment à nouveau dans l’air du temps.
Elle entre en résonance avec la perspective de gestion et de contrôle du « capital santé » qui devient de plus en plus une affaire
publique, plutôt qu’une préoccupation intime, dès le moment où les assurances publiques ou privées veillent à la rentabilité de
ce capital.
74
La première année de son séjour, l’équipe la
laisse se construire un univers à la fois sécurisant
pour elle et respectueux des autres résidants. On
observe une reconstruction lente d’elle-même, à
sa manière. Elle délimite un territoire personnel :
sa chambre dans laquelle elle s’adonne à des
activités d’écriture, de triage, de découpage.
Parallèlement, elle décide d’arrêter son suivi
médical psychiatrique. Elle montre alors plusieurs
signes d’amélioration : la structure de son
langage est meilleure, elle retrouve peu à peu une
capacité de dialogue et assume la majeure partie
des activités du quotidien sans stimulation de la
part de l’équipe. C’est au cours de la seconde
année de séjour qu’un problème d’hygiène
apparaît, dont se plaignent les autres résidants
: ils observent qu’elle se rend aux toilettes et en
ressort les cheveux mouillés, et pensent donc
qu’elle trempe sa tête dans le pot du WC ; elle
récolte son urine dans de petites bouteilles en
plastique qu’elle stocke dans sa chambre ; elle
défèque dans des langes et puis les mets dans un
sac poubelle. Bref, elle a une gestion peu commune
de ses excréments. Ce comportement va de pair
avec une perturbation de son état mental : les
hallucinations sont en recrudescence ; elle crie
parfois seule dans sa chambre et des troubles
de l’identité apparaissent. Ces comportements
sont indissociables d’une construction délirante.
L’équipe dégage alors quelques éléments
importants susceptibles d’éclairer cette situation
et le malaise collectif qu’elle a créé. Tout d’abord,
l’importance que revêt pour cette dame la notion
de « territoire », compte tenu de son histoire : à
l’IHP, sa chambre est son domaine réservé dans
lequel nul n’est invité à entrer sauf pour des
problèmes techniques, des réparations. Ensuite,
le fait qu’elle leur avait signalé depuis plusieurs
mois une infiltration d’eau : sa chambre,
territoire essentiel pour sa sécurité personnelle,
était inondée chaque fois qu’il pleuvait. Or elle
n’avait aucune prise sur cette « intrusion » qui
lui rappelait d’autres violences subies dans
son passé. L’IHP transmet donc un message
paradoxal : le règlement d’ordre intérieur insiste
sur l’entretien régulier de la chambre mais
tarde à effectuer les travaux de réparation; une
négligence qui maintient la résidante dans un état
de persécution. Enfin, deux événements majeurs
sont intervenus : le départ de deux résidants et
leur remplacement par deux nouveaux, dont les
comportements se dégradent et sont devenus
pénibles à vivre pour tous, après deux ou trois
mois de séjour. L’une développe des traits
rigides et obsessionnels : elle est obsédée par la
propreté et impose ses normes aux autres, tandis
que l’autre, impulsif et instable, empiète sur
l’espace vital des autres personnes de la maison
et se mêle de la vie de tous. Soucieuse de continuer
à travailler la socialisation des uns et des autres
et de concilier les rythmes de chacun, l’équipe a
mis plusieurs mois pour résoudre la crise. Dans
cette situation, où tant l’espace collectif, social
qu’individuel était perturbé, l’équipe a choisi
de maintenir le dialogue entre l’ensemble des
parties concernées et de négocier d’inventer
avec chacun des solutions particulières. Pour que
les choses s’améliorent, il aura fallu le départ
d’un résidant, la reconnaissance de l’urgence
des travaux à entreprendre, le passage de la
médiatrice de plaintes, le déménagement de la
résidante dans une chambre à l’écart du regard
des autres résidants et la mise en place, sans
être intrusive, d’une visite hebdomadaire de sa
chambre. Ce dernier aspect est particulièrement
important. Alors que cela peut paraître intrusif,
ce fut une manière de reprendre contact tout
d’abord par une présence brève, discrète et
silencieuse qui s’est transformée en un temps
d’échange qui a permis d’abord que son délire
évolue. C’est ce retour d’un lien qui a permis une
élaboration avec elle d’une solution acceptable
et soulageante pour tous.
Quand le soin du corps reste l’affaire de l’autre
Le mode de prise en charge des résidants dans
cette Habitation Protégée est celui d’une « double
référence » : l’équipe fonctionne en binôme –
assistant social et éducateur ou ergothérapeute.
Chaque référent a une spécificité propre, même
si les rôles sont interchangeables : l’assistante
sociale s’occupe préférentiellement des aspects
administratifs et financiers, les éducateurs
ou les ergothérapeutes des aspects de la vie
quotidienne. Concrètement, cela signifie au
minimum deux passages par semaine au sein de
l’IHP : l’un pour un entretien individuel avec le
75
résidant, l’autre pour la réunion communautaire.
Toute autre démarche ou aide supplémentaire se
fait en dehors de ces plages fixes.
durant ces années hors de toutes contraintes,
selon son propre mode de vie. L’équipe a donc
mis fin au contrat et orienté le résidant vers une
structure où chacun a sa chambre et où les repas,
le nettoyage et la lessive sont pris en charge par
les propriétaires, les résidents y disposant de
tout leur temps libre.
L’équipe a toujours pris la position de discuter
des problèmes d’hygiène corporelle avec le
résidant, mais pas d’agir concrètement. L’objectif
est de maintenir une hygiène minimale pour
que la vie communautaire et les contacts avec
la société soient les meilleurs possibles. Cet
objectif est parfois inatteignable : certains
résidants ne parviennent jamais à « acquérir » les
comportements nécessaires à maintenir par euxmêmes une hygiène minimale, quelles que soit
les aides mises en place. Cela souligne qu’autre
chose est en jeu dans cette problématique et
qu’elle doit être située dans une problématique
subjective complexe.
Un résidant, d’une quarantaine d’années, a
vécu depuis son plus jeune âge dans un milieu
fort précarisé. Il présente un manque d’hygiène
corporelle flagrant. Un travail d’éducation à
l’hygiène avec l’ergothérapeute de l’hôpital de
jour qu’il fréquente est mis en place de façon à
pouvoir assurer une hygiène minimale : le résidant
doit veiller à avoir sur lui son nécessaire de toilette,
il prend une douche au pavillon et les questions
pratiques sont travaillées avec lui : comment se
laver, dans quel ordre, à quelle fréquence, etc.
Mais l’objectif qu’il puisse étendre les acquis
de cet apprentissage au quotidien s’est avéré
hors de portée : les quelques tentatives pour
supprimer le système qui implique la présence de
l’intervenant, après un an, ont échoué – il n’y a
donc pas d’autre issue que de le maintenir.
Quatre situations ont été choisies par les
travailleurs ; elles sont représentatives des limites
de certains types d’interventions différentes que
l’équipe est amenée à mettre en place, mais aussi
des limites de l’accueil en IHP.
Un homme, âgé d’une cinquantaine d’années,
alcoolique et ancien SDF : son parcours d’errance
a été ponctué de nombreuses hospitalisations en
psychiatrie, parfois sous mesure légale, pour la
plupart consécutives à la dégradation de son état.
Il disparaît au gré de ses envies, ne manifeste
aucune aptitude à l’autonomie (préparation des
repas, courses, lessive, nettoyage) et montre peu
d’intérêt pour l’environnement dans lequel il se
trouve – un gros problème d’hygiène se pose.
A son entrée, une prise en charge soutenue,
presque complète, a été mise sur pied : des
passages quotidiens sont organisés pour l’aide à
la préparation du repas, les courses, les lessives.
L’équipe espérait que le résidant évolue et
acquiert les capacités suffisantes : une prise en
charge aussi importante ne peut s’envisager que
pendant un certain temps, vu l’investissement
horaire qu’elle implique de la part des référents
intervenants. Malgré ces passages quotidiens,
les limites du résidant à s’approprier quoi que
ce soit de cet ordre étaient trop importantes :
régulièrement, entre chaque passage, tout était à
reprendre à zéro. Aucun minima de prise en charge
par le résidant en matière d’hygiène ne semblait
pouvoir être exigé tant le résidant avait vécu
Un résidant doté d’un lourd passé institutionnel
(internement, nombreux séjours en psychiatrie)
arrive dans l’IHP : il est très actif et autonome ;
son hygiène est irréprochable, sa présentation
excellente et son temps structuré de manière
harmonieuse – il s’investit dans un projet
extérieur. Très rapidement, cependant, sa
situation se dégrade ; il se laisse complètement
aller : il ne prend plus soin de lui. On pourrait
même dire qu’il perd le contrôle de son corps. Il
explique ses difficultés par le sentiment d’être
débordé et de courir dans tous les sens. Dans
un premier temps, l’équipe décide d’alléger
son quotidien par la mise en place de services
extérieurs pour différents aspects domestiques
pour qu’il puisse poursuivre son projet auquel
il tenait. La situation ne s’améliorant pas, la
fréquentation d’un hôpital de jour est instaurée
pour qu’il soit plus soutenu : d’abord trois fois
par semaine, puis toute la semaine et enfin le
week-end également. Finalement, il n’est plus
présent dans l’IHP que pour les rendez-vous et
la nuit. Chaque tentative d’alléger cette prise
en charge fort dense se solde par un échec avec
recrudescence de la symptomatologie. L’équipe
76
s’interroge : le cadre de l’IHP n’est-il pas la
cause première de cette dégradation ? Il semble
que ce résidant ne fonctionne bien que lorsqu’il
est hospitalisé, pris en charge par un cadre non
seulement soutenant, mais surtout sans une
perspective d’autonomisation qui, comme il le
dit, le déborde.
• D’abord, il faut tenir compte de certaines
impasses. Ainsi, nous ne pouvons nous repérer
sur les sensibilités particulières des intervenants
–nous savons à quel point, dans ce que nous
énonçons, se prendre comme référence, partir
de soi est inadéquat : c’est instaurer une
relation dont la légitimité ne repose que sur le
« prestige » ou le « pouvoir » supposé. D’entrée
de jeu, la soumission ou la révolte à laquelle ce
type de positionnement conduit le plus souvent
ne s’inscrivent pas dans la perspective que nous
recherchons. Une autre impasse, c’est l’effet de
déboussolage du résidant quand il est confronté à
des avis divergents. Enfin, le débat nous a amené
à estimer que les idéaux hygiénistes en vigueur
dans les hôpitaux ne sont pas de mise : ce serait
nier la dimension de lieu privé, intime que nous
souhaitons garder pour les logements proposés
à nos résidants.
Un homme cultivé, universitaire, présente des
traits paranoïaques et mégalomaniaques : il reçoit
très mal les réflexions de l’équipe relatives à
l’hygiène de son habitat et la situation est source
de tensions multiples. L’équipe prend la mesure
qu’il n’est peut-être pas nécessaire d’avoir les
mêmes exigences pour tous et décide d’être plus
tolérante à son égard du moment que cela reste
acceptable pour la vie communautaire.
3.5.2. L’interdépendance des rapports du
sujet au corps, à l’espace et à l’autre.
• Cela étant dit, parler en référence à des
exigences qui sont au-delà de nous-mêmes reste
clairement nécessaire pour tempérer la tendance
de nombreux résidants à se sentir confrontés à
une volonté capricieuse, illégitime. Dans notre
quête de repères objectifs, nous avons trouvé
quatre critères qui justifient d’intervenir : l’odeur
qui incommode l’entourage et nuit aux relations ;
la prolifération des déchets organiques ;
l’impossibilité de se déplacer dans le logement
tant il est rempli au point que évier, lit, fenêtre,
armoire ne sont plus accessibles et, enfin, le
danger d’accident lié à l’effondrement des piles
d’objets et autres étagères branlantes - même si
ce dernier critère peut faire sourire, il est bien réel
et n’est pas si rare. Comme cette liste en atteste,
le désordre n’est pas problématique comme tel ;
il nous faut toujours, tant que ces limites ne sont
pas atteintes, permettre à chacun de construire un
univers, un espace qui lui convienne. Le résidant
y projette quelque chose d’intime. « L’ordre
m’angoisse, je ne me sens plus chez moi » peut
dire l’un ; « Si mon appartement est tout à fait en
ordre, je m’inquiète parce que quand je n’ai rien
à faire, ranger est une activité de réserve qui me
permet d’éviter l’angoisse » dit un autre.
La question de l’hygiène est une question
épineuse qui, au-delà du débat qu’elle suscite
dans les habitations protégées, se pose dans
toute structure d’accueil, dont celles du secteur
de la santé mentale.
En regard de la définition de l’autonomie évoqué
plus tôt – la capacité d’agir par soi-même en se
donnant sa propre loi – le débat a fait émerger
un point important, en porte-à-faux : dans toute
structure, les travailleurs sont sans cesse appelés
à faire en sorte que les résidants tiennent compte
des autres et, partant, qu’ils ne se limitent pas à
agir selon leur propre loi. L’autonomie doit donc
intégrer, dans sa définition même, la capacité de
mettre en tension, en interaction, sa propre loi
avec le contexte, avant tout humain, qui l’entoure.
Si on veut garder le concept d’autonomie, il s’agit
d’intégrer au cœur même de sa définition ce
« savoir y faire avec l’autre ». Mais cet « autre »
auquel on a affaire est multiple. Le titre de cet
atelier, dans sa forme interrogative – « Comment
pouvez-vous accepter ça ? »– suppose d’ailleurs
un locuteur extérieur à l’Habitation Protégée, qui
serait outré, en l’occurrence, par un laisser-aller.
Il ne faut toutefois pas spécialement sortir de
l’institution pour être confronté à une diversité
de points de vue. Alors, où situer ce qui est
acceptable ?
• Ceci nous oblige à nuancer la question de savoir
comment interpréter l’état d’un lieu, à prendre
avec réserve sa valeur d’indicateur de l’état
psychique de celui qui l’occupe. Les deux petites
77
phrases de résidants que nous venons de citer
nous obligent à ne pas interpréter trop rapidement
ce qui est en jeu pour chacun. Il reste indéniable
que nous observons des variations dans le rapport
à l’hygiène et qu’elles ne sont pas isolables du
reste du vécu global de la personne : il faut les
considérer comme des éléments importants, mais
parmi d’autres, du rapport du sujet à la vie et aux
autres, à un moment donné. C’est la raison pour
laquelle vouloir traiter isolément un éventuel
problème d’hygiène n’est pas adéquat dans la
plupart des cas – c’est d’ailleurs aussi valable
pour tout autre phénomène ou comportement
que nous observons. Bref, nous devons réfléchir
globalement à la situation du résidant, à ce qu’il
vit hic et nunc, dans ce moment particulier où la
question de son hygiène est soulevée – le premier
cas est exemplaire à ce propos.
• L’évocation de nombreuses situations a permis
de bien poser la question de l’accompagnement.
Si l’on s’accorde pour dire que ce dernier est
toujours en lien avec une situation particulière,
le statut d’un problème d’hygiène doit être bien
posé, préalablement à notre intervention. Doit-on
simplement rappeler le cadre ou indiquer qu’il y
a un souci et demander que le résidant soit plus
attentif ? Doit-on faire offre d’apprentissage ? Doiton être attentif et travailler autour d’un problème
autre qui est cause d’un certain relâchement ?
• Suite à cet atelier, on peut proposer une sorte de
cartographie de ce qui est en jeu à partir de trois
axes majeurs : Comment s’est instauré et est vécu
le rapport au corps, à l’espace et à l’autre ? Ces
dimensions sont évidemment interdépendantes.
Un premier niveau est ce que l’on peut appeler
l’oubli de l’autre et de soi. Ainsi, pour certains
schizophrènes, on pourrait parler d’un état de
flottement du lien. La personne sait et sait faire,
mais elle est tellement prise dans l’intériorité
de sa vie psychique qu’elle est déconnectée des
contingences de la réalité concrète. Ainsi de ce
monsieur à qui l’on rappelle périodiquement
qu’il doit nettoyer, prendre soin de son corps : s’il
le fait sans problème, ça ne s’inscrit pas de soi
pour autant, pour lui. L’usage d’un document qui
reprend ce qu’il doit faire peut l’aider, pendant
un petit temps, mais le rappel fréquent et la
discussion avec son référent restent nécessaires.
Il n’y a là aucune opposition ni défense :
simplement, cette pratique routinière n’arrive
pas à compter pour ce sujet préoccupé par bien
d’autres choses. Dans un deuxième cas de figure
que nous avons évoqué, les activités en rapport
avec l’hygiène nécessitent la présence de l’autre.
Le résidant sait ce qu’il y a à faire et comment
le faire, mais seul, sans le regard soutenant de
l’autre, il ne peut s’y mettre. Pour certains enfin,
un autre doit suppléer à ce qu’il ne peut faire,
car l’apprentissage s’est avéré inopérant. Ils
ne voient tout simplement pas avec quoi l’on
vient. Ainsi de ce résidant qui, lorsqu’il balayait,
n’arrivait pas à rassembler crasses et poussières.
Ses gestes amplifiaient l’éparpillement et toute
tentative de rectification pratique n’aboutissait
à aucun résultat probant. Il s’agit bien ici de
problématiques psychiques et non de déficiences
intellectuelles ou physiques, qui justifient parfois
• Certains participants ont évoqué de nombreuses
situations où le manque d’hygiène peut trouver
ses coordonnées dans des événements précis.
Ainsi, c’est pendant que des travaux un peu
envahissants étaient effectués dans la maison
où il habitait qu’un résidant s’est mis à tapisser
les murs du WC de ses excréments ; mais quand
le désordre dans la maison a pris fin, il a cessé.
Dans la série évoquée par la seconde institution,
plusieurs choses sont remarquables, mais l’une
d’entre elles est particulièrement enseignante :
selon le contexte institutionnel et relationnel,
le rapport d’une personne à l’hygiène est
totalement différent. Ceci souligne à nouveau
la question de la transférabilité de l’aptitude,
relevée précédemment par Jean Demunck.
• Quand on parle d’hygiène, on pense toujours
d’abord au manque. Or nous sommes aussi
confrontés au « trop d’hygiène », qui peut être
tout aussi problématique. D’un point de vue
relationnel, tout d’abord, puisque l’exigence de
propreté dans les lieux communs peut être une
véritable tyrannie et mener à des tensions entre
résidants ; pour la personne elle-même, ensuite,
quand elle s’épuise à nettoyer. Cette pratique
compulsive est parfois un comportement
réactionnel à un événement – ainsi de cette dame
qui, à chaque passage de son ami, devait récurer
entièrement son logement jusqu’à s’épuiser pour
retrouver son « chez elle », son intimité.
78
aussi d’être aidé. Ce laisser-aller a parfois cours
chez des sujets aux tendances mélancoliques.
À l’intérieur de cette dernière catégorie, il est
important de souligner que cela peut être un
travail dense de faire en sorte qu’un résidant
s’approprie l’idée de se faire aider. C’est le cas
évoqué d’un homme fier et travailleur, mais un
peu décalé dans les conversations : il parle sans
toujours tenir compte de son interlocuteur et est
particulièrement susceptible quand un mot met
en cause l’image qu’il a de lui-même. Il a fallu que
l’intervenant invente une façon de banaliser l’aide
en contournant toute connotation d’incapacité de
sa part, pour qu’il se l’approprie. Le deuxième
niveau, déjà évoqué, est celui d’une réaction
circonstanciée. Cela peut être dû, soit à un état
passager de découragement, de déprime face à
des événements de la vie, soit à une intrusion,
un envahissement. Il s’agit ici de travailler sur
ce contexte, de traiter ce qui cause le problème
auquel on peut reconnaître le statut de symptôme
ponctuel. Enfin, le troisième niveau, beaucoup
plus délicat, est celui de ce qu’on pourrait appeler,
à partir d’une lecture freudienne, un symptôme
essentiel de l’économie libidinale du sujet : celuici tient à son rapport singulier avec son corps et
son espace. Ainsi de ce résidant qui annonce, dès
sa candidature, qu’il est « sale et bordélique »
et qu’il ne changera pas. Ce refus de se soucier
de l’autre est indissociable d’une défense à
l’égard des exigences de l’autre, jugées comme
intrusions pour ce sujet paranoïaque. Sans être
dans cette extrémité revendiquée, « être plus ou
moins sale » peut être une protection, à savoir
une manière de mettre l’autre à distance. Autre
cas de figure, un résidant qui ne peut accepter de
laver son oreiller. Cet attachement à l’objet, dont
l’odeur est insoutenable pour quiconque à part
lui, n’est pas sans évoquer le doudou de nombreux enfants et le substitut maternel sécurisant
qu’ils y trouvent. Il est nécessaire que ceux qui
accueillent et éduquent un enfant, se chargent
d’opérer une séparation de ce rapport primordial
à l’objet tout en lui garantissant un sentiment
de sécurité, la reconnaissance de sa place dans
ce qui fait son monde. Quand le renoncement
à ce collage à l’objet pris comme part de soimême n’a pu avoir lieu, il devient très difficile,
si pas impossible de l’effectuer à l’âge adulte.
L’abord pédagogique se heurte à la fonction
du symptôme, comme cela a été déplié dans le
premier atelier ; le forçage mène à la rupture du
lien ou à la soumission, ce qui est l’envers de
l’autonomie.
• Dans le fil de ces considérations, nous avons
entendu un témoignage très éclairant sur la juste
insertion d’une séquence d’apprentissages.
Un résidant a un projet de formation dont il
espère qu’il lui permettra d’avoir un emploi.
L’intervenante qui le suit sait que le défaut évident
d’hygiène n’est pas compatible avec son projet.
Elle va lui en faire part et lui proposer son aide
pour y pallier par l’apprentissage de différentes
choses très concrètes à faire. Comme elle nous l’a
expliqué, elle a d’abord attendu qu’une relation de
confiance s’installe pour s’autoriser à lui en parler.
Deuxièmement, elle n’aborde pas ce problème à
partir de son avis, de son envie, mais se base sur
le désir du sujet, sur son projet. Troisièmement,
elle a repéré, avec ses collègues et à partir de
ses dires que ce monsieur a une piètre image
de lui-même, qu’il a tendance à se décourager, à
perdre le goût de vivre et à laisser tomber ce qu’il
entreprend. Elle s’autorise en conséquence à être
très soutenante, valorisante. L’apprentissage se
déroule plutôt bien sur cette base et c’est dans le
cadre des caractéristiques très précises de cette
relation que cela se réalise. L’intervenante est
une partenaire qui supplée à son narcissisme à la
dérive. Cette situation clinique explicitée lors de
ce débat est une variante intéressante du premier
cas présenté où, là aussi, la relation de confiance
permet à l’intervenant de devenir le partenaire qui
permet au résidant de tenir compte des exigences
du monde extérieur, de s’inscrire dans le social.
Dans ce cas, c’est même un nouveau lien obtenu
sur base de rencontres qui, au départ, étaient sans
objet : venir s’asseoir chez elle un petit moment,
chaque semaine. Ainsi, la résidante cède sur son
monde clos et élabore un nouvel aménagement
de sa pratique symptomatique, qui s’avère plus
compatible avec le lien social.
• In fine, la conversation menée lors de cet atelier,
pourtant centré sur un sujet aussi concret que
l’hygiène, confirme – comme d’autres débats
dans d’autres ateliers – la nécessité d’élaborer
une approche complexe de la notion d’autonomie
du résidant. Raisonner en termes d’aptitudes ou
79
d’éducation occulte la fonction du symptôme
dans une économie psychique et sociale
globale. Pour obtenir une stabilisation, il vaut
mieux être guidé dans sa pratique par un souci
d’apaisement, de soulagement d’un certain mal-
être : savoir prendre le temps que demande une
lente construction, la mise en place d’aides qui
suppléent aux manquements du résidant, et faire
preuve de tolérance.
80
3.6. Le temps nécessaire :
des séjours brefs et des séjours dont on ne voit pas la fin.
L’ihp comme expérience et/ou comme cadre minimal.
« Le séjour dans une IHP est justifié aussi
longtemps que la personne concernée ne peut pas
être totalement réintégrée dans la vie sociale. »
une certaine autonomie et qu’il passe à son
rythme, dans une période variable de six mois à
deux ans, de la maison communautaire vers une
maison sensiblement moins encadrée, voire un
studio. Une convention de deux mois à l’essai
et puis d’un an renouvelable est signée avec
le résidant dont on attend qu’il soit capable,
physiquement et mentalement, d’honorer ces
conventions successives. Dès son entrée, des
grilles d’observation des « compétences de vie
autonome » sont remplies tous les trois mois.
Au cours ou au terme de la première année dans
l’IHP – le temps généralement nécessaire, selon
les travailleurs, à mettre au jour et à leur faire
accepter leurs difficultés – des objectifs à moyen
ou à long terme sont alors définis avec lui.
Tel est ce que préconise l’Arrêté Royal de 1990. Le
législateur a donc eu la sagesse de reconnaître
que, pour certains patients, la durée d’un séjour
et d’un accompagnement spécifique peut s’avérer
indéterminable. Ainsi, les IHP accueillent en
général des personnes qui font une tentative de
sortie d’un lieu de soins continus : pour les uns,
cette tentative échoue ; pour d’autres, il s’avère
que le quotidien ne peut se vivre que moyennant
l’encadrement minimal qu’offre l’IHP ; d’autres,
encore, vivent leur séjour comme une expérience
qui leur fournit la force et la détermination de
vivre hors de l’institution.
Du discours émerge une tension entre un idéal
thérapeutique clairement énoncé, fortement
soutenu et soumis à une évaluation régulière – « ne
pas en rester au stade communautaire », « sortir
de l’assistance », « aboutir à la vie individuelle en
studio » – et les nécessaires aménagements de cet
idéal d’autonomie qu’impose la réalité subjective
des patients. Un résidant peut parfaitement
trouver son rythme, sa place et son équilibre dans
un cadre de vie communautaire ; cela ne signifie
pas pour autant qu’il est capable de passer à
une étape de vie moins encadrée. Ainsi de la
situation évoquée d’une dame qui se débrouille
pour tout, est autonome et s’appuie sur des aides
extérieures, mais qui, à la veille de s’installer
dans un logement social, stoppe brusquement le
processus de sortie et fait entendre à l’équipe son
besoin de protection. C’est dire que le changement
est source d’angoisse et fait basculer le point
fragile d’équilibre qu’un résidant peut atteindre
dans un cadre communautaire. Or, dans une
logique de paliers successifs à franchir, on serait
tenté de dire qu’il « stagne », qu’il « ronronne »,
et donc qu’il ne faut pas « en rester là » – le
temps est venu de passer à l’étape suivante sur
le chemin de l’autonomie. Faut-il maintenir la
Mais peut-on seulement déterminer a priori
l’itinéraire d’un séjour, et donc sa durée ?
L’expérience des IHP n’est-elle pas faite
essentiellement de surprises en la matière, dès
lors que les trajets sont fonction de la réalité
subjective de chacun ? Les bonnes comme les
mauvaises rencontres sont imprévisibles et
apportent leur poids dans les changements
de trajectoire qui, in fine, semblent bien peu
déterminés par l’acquisition objective d’habilités
diverses.
3.6.1. Mais qu’est-ce que le progrès ?
Dans cette IHP, deux types de dispositifs différents
ont été tour à tour éprouvés et mis en échec,
avant de donner lieu à un compromis : un premier
non limité dans le temps, un second qui limitait
le séjour à trois ans, avec des paliers successifs
de la vie communautaire vers une habitation
plus individualisée. Sauf exception, aucune
limite dans le temps n’est fixée à l’admission
du résidant, dont le séjour doit cependant être
évolutif : on attend de lui qu’il progresse vers
81
volonté d’atteindre ces objectifs d’autonomie ?
Jusqu’où peut-on et doit-on soutenir cet idéal de
la performance ? Encore une fois, les réponses
se formulent au cas par cas. « Respecter le
rythme des résidants », « prendre en compte
les besoins qu’ils font entendre », « accepter
que le temps psychique n’est pas le temps
institutionnel » : autant de formules qui disent
en filigrane la nécessité de prendre la mesure
de la réalité subjective du résidant, d’aller dans
la direction qu’il indique, de tâcher de repérer ce
qui se modifie dans sa temporalité propre, pour
construire un accompagnement à partir du lien
qu’il est parvenu à nouer avec le lieu où il a pu
prendre place.
relation entre accompagnant et accompagné.
Pour l’équipe, un séjour long implique donc une
souplesse de fonctionnement, une adaptation
possible de l’institution au rythme de l’évolution
des résidants : on retrouve ainsi dans cette IHP la
possibilité pour les résidants plus autonomes de
passer dans un lieu de vie communautaire moins
encadré, voire celle de séjourner en habitation
individuelle, comme une « dernière étape » avant
un départ pour un logement ordinaire. Si certains
séjours de courte durée peuvent avoir du sens, ce
sont le plus souvent des séjours « éclair » qui se
terminent sur un constat d’échec ou de mauvaise
orientation. Enfin, il peut être utile de définir a
priori la durée du séjour si l’on veut structurer
la demande d’autonomie : dans certains cas,
mettre des échéances aux objectifs à atteindre
par le résidant et fixer une date « butoir » à la
prise en charge par l’IHP peuvent avoir un effet
stimulant sur le résidant, ainsi encouragé à ne
pas « s’installer ». À l’inverse, une échéance peut
aussi avoir pour effet de mettre le résidant sous
pression, et donc se révéler invalidante et source
d’échec. Encore une fois, la durée du séjour est à
moduler au cas par cas.
3.6.2. La valeur des petits changements,
les dangers de la routine
La durée de séjour est très variable – de quelques
jours à plusieurs années – et les éléments qui la
déterminent sont multiples. On sait d’expérience
que l’absence de pression concourt à la réalisation
des objectifs, en termes de « réinsertion » de la
personne malade mentale. Dès lors, l’équipe se
réserve d’entrée de jeu une latitude par rapport
à la durée du séjour : une convention d’un an,
renouvelable, est signée avec le résidant, avec
lequel on élabore un « plan d’autonomie » qui
inclut une évaluation régulière des objectifs
atteints et à atteindre.
3.6.3. « L’apprivoisement » et le tissage
de liens.
La durée d’un séjour n’est jamais définie à l’avance.
Aux candidats qui posent la question, lors du
premier entretien de la procédure d’admission,
il est répondu que leur séjour durera « le temps
nécessaire » : le temps nécessaire à pouvoir se
reprendre en main, à appréhender et à gérer les
contraintes de la vie en société, dans la prise en
compte de leur problématique psychiatrique.
Cette façon particulière d’appréhender la durée
du séjour et de la signifier au candidat est
indissociable de l’objectif assigné au séjour : le
séjour est considéré comme une étape plus ou
moins longue, comme un temps intermédiaire de
réadaptation, de réhabilitation dans un processus
évolutif de réinsertion à l’issue duquel le résidant
doit pouvoir (re)trouver une place dans la société,
afin d’y vivre de la façon la plus autonome
possible. Au cours de son séjour, il s’agit pour lui
de se réadapter aux autres, à la vie en commun,
aux horaires, aux actes de la vie quotidienne ; de
réapprendre à se concentrer, à participer à des
Pour nombre de résidants, un séjour « au long
cours » est souvent indispensable, car il offre un
temps suffisant d’intégration à la communauté,
un temps de restructuration physique et
psychique et un temps d’adaptation à tous les
changements qui peuvent intervenir dans leur
vie : outre les difficultés personnelles et les
rechutes, on pense aux changements de lieu
de séjour, de cohabitant, de relations familiales
et sociales, d’accompagnant ou de référent,
etc. ; autant d’événements qui appellent un
accompagnement « modulaire » dans le temps.
Il s’agit cependant pour l’équipe d’être attentive
et de parer aux effets potentiellement négatifs
de la longue durée, lesquels sont évoqués
en termes de routine (source de stagnation,
de déstabilisation voire de régression pour
le résidant) et de détérioration possible de la
82
activités, à avoir des occupations, à prendre ses
médicaments, ou parfois tout simplement à se
lever. C’est donc un parcours de vie, partagé avec
lui, qui peut parfois nécessiter des retours en
arrière et qui peut aussi ne pas aboutir, en termes
d’autonomie. Ce n’est pas un échec pour autant.
Ainsi, l’équipe fait l’expérience de séjours « qui
n’en finissent plus » : pour certains résidants, une
orientation vers un lieu de vie plus autonome n’est
pas envisageable, car le cadre de vie structurant
proposé par l’IHP constitue le minimum dont ils
ont besoin pour leur bien-être. D’autres, encore,
nécessitent même un encadrement permanent,
plus soutenu que celui de l’institution : ils
sont alors réorientés vers une maison de soins
psychiatriques.
D’un point de vue formel, une période d’essai
de deux mois permet au résidant de se rendre
compte si le lieu d’hébergement correspond à
ses attentes, et à l’équipe de jauger la faisabilité
de son projet. Pour ceux qui proviennent du
service de psychiatrie proche de l’institution, il
est possible de passer d’abord par une période
dite « d’apprivoisement », dont la vocation est
d’atténuer l’angoisse que provoque le plus
souvent le changement de lieu de vie, du fait de
la coupure avec l’environnement sécurisant du
milieu hospitalier. Cette période, durant laquelle
on propose au candidat de venir participer aux
activités proposées au sein de l’institution, selon
un planning établi à la semaine, est variable
d’une personne à une autre. Les activités
organisées, dites sociothérapeutiques, ont toute
leur importance : outre leur aspect relationnel,
elles permettent au résidant de (re) découvrir
son potentiel, son savoir-faire comme son
savoir-être, en même temps qu’elles viennent
structurer et rythmer sa vie journalière. Plusieurs
types d’animation tendent à réaliser ces
objectifs : groupe de parole, atelier menuiserie,
sensibilisation à des thèmes de la vie quotidienne
(comme le tri des déchets, la diététique), activités
ludiques, sport, activités extérieures, marche,
cuisine, activité formation/emploi (de type plus
individuel). Cette période qu’on pourrait aussi
qualifier « d’approche » donne ainsi au résidant
le temps se familiariser avec l’institution, de se
rendre compte plus concrètement de l’adéquation
possible entre ses attentes et l’infrastructure.
C’est l’occasion pour le candidat de tisser des
liens, d’amorcer un accrochage avec les autres
résidants et le personnel ; bref, de préparer son
entrée en diminuant la part d’inconnu que ce
changement de lieu comporte immanquablement.
Pour l’équipe, cette période lui permet de se faire
une meilleure idée de la motivation du candidat à
« porter son projet », comme il le lui est demandé
à son admission.
Comme le mettent en exergue les vignettes
cliniques exposées à l’appui de leur discours, ce
« temps nécessaire » qui modélise au cas par cas
la durée de séjour est déterminé par une multitude
de facteurs, liés à l’histoire personnelle de chaque
résidant et à l’accrochage qu’il parvient à réaliser
avec l’institution. En particulier, la relation de
confiance qui se crée entre le résidant et son
référant, fondée sur la durée et matérialisée par
l’accompagnement journalier, occupe une place
privilégiée dans ces facteurs qui déterminent la
durée d’un séjour : cette interaction privilégiée
est tout aussi importante que le vécu du résidant.
Sa prise en compte peut ainsi impliquer un
changement de référant, aux fins de relancer une
dynamique différente dans le chef du résidant
et lui permettre de poursuivre un projet entravé,
à l’occasion, par les difficultés propres à la
relation avec son premier référant – pour qui « le
temps nécessaire » est donc aussi un temps de
confrontation et de mise au travail de son propre
vécu.
3.6.4. Le temps d’établir
un lien protecteur
S’il existe différentes manières de se positionner
par rapport à la question de la durée du séjour,
toute IHP est inscrite dans la temporalité : dès
l’entrée, pour établir un contact et créer un lien,
la question du temps se pose.
• Certaines personnes ne seront jamais
autonomes au sens où on l’entend du côté de
l’idéal de réinsertion : elles trouveront tout au
plus, tout au mieux leur place dans un lieu de
vie communautaire parce qu’elles ont besoin du
groupe et du cadre structurant de l’IHP. Accepter
cette donne, c’est tempérer une volonté de
performance et de résultats. Dès ce moment, un
autre rapport au temps du résidant peut émerger,
qui induit une autre position par rapport à la durée
83
du séjour : le séjour n’est plus entrevu comme
une succession de « paliers » à franchir, assortis
d’objectifs à atteindre, en vue d’un départ en
autonomie, mais comme un temps où un lien
peut se construire, où une place peut être prise,
singulièrement, dans un lieu.
quels critères s’appuyer dans le discours adressé
aux patients : le type de structure psychique ?
Des objectifs à atteindre ? La première logique
est dangereuse et inadéquate au type de prise
en charge des IHP : c’est la pente que suit
une certaine science médico-administrative,
qui entend établir des parallélismes entre
les pathologies mentales et les pathologies
somatiques, aux fins d’attribuer un temps
de prise en charge par pathologie. Le second
critère est insidieux : il fait état d’une volonté
thérapeutique qui fait résonner une intention
de changer quelque chose dans le parcours
du patient, ce qui peut s’avérer très délicat. Il
importe plutôt de présenter le temps du séjour
comme un temps déterminé à passer ensemble,
un temps « neutre », vide d’intention par rapport
à ce qui serait bon a priori pour le résidant : que
sa durée soit ou non déterminée à l’avance, un
lieu d’abri lui est donné pour un temps qui n’est
pas tributaire d’un vouloir thérapeutique, ni d’un
vouloir tout court. Ce faisant, on met l’accent
sur la fonction de protection de l’institution –
comme son nom l’indique : Habitation Protégée.
« Nous avons deux ans devant nous » : par là,
on signifie simplement à la personne un temps
administratif. La limite est arbitraire au sens
où elle arbitre, littéralement, la question de la
durée. Se détacher de toute intention vis-à-vis du
résidant, c’est sans doute la condition pour qu’il
puisse prendre place dans le lieu, et dans le lien
qu’est l’institution : cela ne garantit pas qu’un lien
soit tissé, mais cela le rend possible. Enfin, cette
position vide d’intentionnalité rejaillit aussi sur la
fin du séjour et sur ses modalités ; elle facilite à
l’occasion la manière dont on l’appréhende avec
le résidant.
• À partir de là, un accompagnement peut se
construire dans le respect des besoins et du
rythme de chaque résidant. Ce qui vient se modifier
dans la temporalité propre du résidant est très
important, il s’agit de le repérer. « L’institution est
un lien, l’institution est un lieu ». C’est dire que,
dans le travail avec les résidants, on touche aux
conditions mêmes du lien : que le résidant puisse
tisser des liens à sa manière, aussi singulière
soit-elle, est une condition pour qu’il puisse
supporter les changements dans sa temporalité.
Accompagner quelqu’un dans le changement,
donc, ce n’est pas lui demander de s’adapter – à
tel ou tel cadre de vie, aux étapes et aux exigences
qu’induit la volonté d’atteindre des résultats en
termes d’autonomie et de performance –, mais
faire en sorte qu’il trouve dans l’institution les
« conditions d’un lieu et d’un lien », qu’il puisse
élaborer sa propre formule de lien et de lieu. Un
intervenant parlait de l’« évolution stable » d’un
résidant : une expression qui dit toute la singularité du lien que cette personne et l’institution
ont pu inventer.
• Cet accompagnement se construit dans un
temps institutionnel, un temps administratif plus
ou moins long, plus ou moins limité d’entrée de
jeu, selon les institutions. La fixation de limites
temporelles au séjour en Habitation Protégée est
une problématique récurrente et délicate. Sur
84
3.7. « On m’envoie chez vous ».
La motivation du candidat : injonction thérapeutique,
souhait de l’entourage et/ou du désir de la personne ?
Le terme psychologique de « motivation »
est-il adéquat en l’occurrence ? Il s’agit ici de
différencier l’appui que constitue le conseil d’un
tiers pour un sujet et l’emprise de quelque chose
qui est vécu comme une injonction pour un autre.
Nombre d’admissions débutent par ces mots :
« on m’envoie chez vous », « on me recommande
votre IHP ». Ce sont là les formulations courantes
dans lesquelles se coule la demande d’admission.
Si la première formule implique une soumission à
la parole d’un tiers, alors que la seconde contient
une connotation plus participative, qui est ce
« on » dont parle le candidat au séjour en IHP ?
L’assistance sociale d’un autre service, les parents
et l’entourage familial, le médecin traitant ?
Aussi la candidature est-elle un moment délicat :
devons-nous prendre les dires du candidat
au pied de la lettre ? Devons-nous exiger qu’il
exprime et justifie précisément sa demande ?
Comment déterminer la part de ce qui est de
l’ordre de la soumission à la parole d’un tiers et
la part du désir de la personne ? Doit-on jauger
ce désir personnel ou prendre d’autres repères
pour estimer si le projet de séjour en Habitation
Protégée est un pari raisonnable ou non pour la
personne candidate ? En outre, le déroulement
du processus de candidature varie d’une IHP à
l’autre, au niveau des modalités, du nombre et du
contenu de rencontres, ainsi que du délai entre la
candidature et l’admission.
- Le service de santé mentale : « On les appelle
des habitations protégées »
- Le patient : « Protégées de quoi ? »
1. Vouloir la « bonne » demande ?
Ce petit dialogue indique que, dans le travail
en habitations protégées, il est aussi judicieux
de protéger la rencontre avec le résidant de
quelques dérives possibles inhérentes à la
pratique d’accueil et aux idéaux qui la soustendent. En l’occurrence, vouloir ou attendre
la « bonne » demande n’est pas le moindre des
écueils auxquels s’exposent les intervenants.
La dérive consiste donc à vouloir que le patient
formule ses souhaits dans les termes qui seraient
les « modèles » de l’institution – ce qui ne va pas
sans ajouter d’entrée de jeu une aliénation ou un
forçage. Concrètement, on sait que les patients
posent leur candidature dans plusieurs endroits
et qu’ils sont souvent amenés à « tordre » leur
demande, dans l’espoir de tomber sur « la bonne
réponse » à donner pour être admis. Certains
patients se constituent d’ailleurs au fil de leur
parcours une sorte de carte ou de « guide
Michelin » de l’hébergement dans le secteur de la
santé mentale ; ils connaissent bien les services,
et parfois même le nom et le trajet professionnel
des intervenants : ils ont appris que là, il convient
de parler d’« autonomie », ici de « désir », et
presque partout de « projet » – autant de sésames
qui ouvrent les portes des institutions. Ainsi la
formulation par un candidat d’un « projet » vat-elle s’assortir des locutions qui s’y trouvent
associées dans le discours courant, comme :
« avoir un travail », être un « citoyen actif »,
« suivre une formation », « gagner sa vie » et, bien
sûr, « être autonome ». Qui oserait dire « non »
à une demande aussi bien formulée ? De même,
pour les jeunes adultes, il sera souvent question
de vouloir « prendre son autonomie », voire d’être
mis en autonomie – l’expression est parlante :
3.7.1. Il n’y a pas de «bonnes demandes», il
n’y a que des «rencontres engageantes»
- Le patient : « J’y vais, c’est un logement »
- Le service de santé mentale : « Mais vous
savez, ce n’est pas un simple logement : il y a
une convention à respecter, une équipe pour
l’accompagnement et un médecin responsable…
Les appartements supervisés sont… »
- Le patient : « C’est pour m’épier, je sais ! »
85
elle signe le retour à l’envoyeur de l’injonction
paradoxale qui est souvent faite à ces jeunes.
Une vignette clinique exemplifie cette première
dimension importante du travail sur la
demande :
d’admission, que ce refus émane du patient ou
de l’équipe. Souvent, d’autres éléments viennent
faciliter le début du dialogue, comme l’a d’ailleurs
mis en exergue la première vignette. Si le premier
rendez-vous est consacré à une information
réciproque, le processus de candidature
permettra de faire connaissance et d’envisager les
possibilités d’accompagnement. C’est l’occasion
éventuelle d’atténuer la série d’injonctions qui
jalonnent le parcours du candidat et de permettre
à sa demande d’évoluer, de se transformer et de
s’adresser. Il y a en outre une continuité entre les
entretiens de candidature et l’accompagnement
durant le séjour, en ce sens qu’il s’agit de protéger
les modalités propres d’évolution du résidant.
Un jeune homme d’un peu plus de dix-huit ans se
présente à l’IHP avec un discours bien construit
avant l’entretien : l’assistante sociale de l’hôpital
où il séjourne lui enjoint de contacter différents
centres pour « préparer sa sortie », « prendre
sa vie en mains », « être autonome » : il doit
donc « prendre un appartement », « trouver un
travail », « être majeur », « avoir un salaire »… Des
phrases stéréotypées qu’il ne peut concrétiser
davantage quand on le lui demande. Au fur et à
mesure des deux entretiens de candidature, où le
fonctionnement de l’IHP est explicité – les règles,
les activités, les tâches quotidiennes –, il sort
progressivement du bois et commence à parler
en son nom – ainsi dit-il avoir besoin « d’être
secoué » par quelqu’un de l’IHP, car « il n’a pas
la motivation » ; il est très seul et est en rupture
avec ses proches, etc. In fine, les travailleurs
estiment que les paroles échangées contiennent
suffisamment d’éléments pour mener à une
admission : c’est le début d’une étape dans la
vie et il faut partir de ce que l’on a – ici : solitude
et injonctions.
Une seconde vignette met en scène une demande
manifeste et explicite de l’envoyeur :
Un homme, après une hospitalisation qui
s’est déroulée dans le cadre d’une mise en
observation avec maintien extrahospitalier,
pose sa candidature, apparemment « porté »
par l’institution qui l’envoie : le psychiatre
responsable du maintien lui a indiqué qu’il
souhaite qu’il soit « encadré » et qu’il ne retourne
pas chez sa mère. Il est difficile de se faire une
idée de ce que le candidat en pense lui-même :
il est peu en mesure de formuler son parcours,
plus particulièrement les circonstances qui l’ont
amené à l’hôpital, mais il veut le quitter. Tout
au plus ne se montre-t-il pas opposé au fait de
vivre en IHP. Le psychiatre, quant à lui, demande
à l’équipe d’occuper une place de « contrôle »
visant à réduire au maximum les temps de présence
du candidat chez sa mère. Après discussion,
l’équipe décide qu’elle ne peut assumer ce rôle
dont le patient a néanmoins besoin. La demande
explicite du psychiatre contient une indication
clinique : elle nous apprend que la relation que le
patient entretient avec sa mère est problématique
pour le patient, mais que celui-ci est pris dans une
logique relationnelle qui l’empêche de mettre
sa mère à distance. Il faut donc que quelqu’un
prenne position à sa place afin de le protéger
de ce qui peut le mettre à mal. Par ailleurs, il y
a peut-être aussi une autre demande, nullement
explicite, dans la mesure où elle n’a pas encore
pu s’adresser : celle du patient, dont la position
subjective consiste à s’en remettre à l’autre
sans être guidé par un désir vectorisant les choix
Certains résidants, qui semblent par la suite
faire un « bon usage » de l’IHP, n’y seraient
probablement jamais arrivés s’ils n’avaient pas
été portés par les demandes des institutions qui
nous les ont adressés. De plus, il est important
de ne pas se croire obligé de « choisir » entre la
demande du sujet et celle de l’envoyeur au cas où
elles divergeraient. Une position encore différente
peut ouvrir une piste : on peut tenir compte de la
place tenue par l’envoyeur pour le patient et faire
une place à la demande du patient. Considérer
l’envoyeur comme « l’oppresseur » bouche les
possibilités de voir en quoi l’envoyeur sert au
patient.
2. « On m’envoie chez vous » : obstacle ou amorce
de travail ?
Dans la pratique de cette IHP, l’injonction
thérapeutique ou le souhait de l’entourage ne
semble pas être la source principale de refus
86
de son parcours. Ce qu’on sait de son parcours
laisse à penser qu’il a largement été orienté par
une série d’injonctions – celles de sa mère, celles
des voix – tour à tour porteuses ou destructrices.
Comment permettre à cette éventuelle demande
du patient d’émerger, et partant de donner lieu
à une autre rencontre avec lui que celle placée
sous le signe du contrôle voulu par le psychiatre,
si d’emblée l’équipe prend une position qui
étouffe les possibilités nouvelles, à l’occasion
d’un nouveau contexte et cadre de vie ? Une autre
place pour l’équipe n’est possible que parce que
le psychiatre, qui occupe une place significative
pour le candidat, tient ce rôle de « contrôleur ».
L’équipe a pris le parti de considérer la relation
avec sa mère au même titre que les autres
relations dont il parle. À l’occasion, il fut exigé
que l’accompagnement de sa mère chez le
docteur ne soit pas fait à l’heure de la réunion
des résidants, par exemple, ni au moment où
il a convenu un entretien avec quelqu’un de
l’équipe. Il a décidé de raconter sa difficulté de
supporter les vœux des amis, lorsque cela est
trop chargé d’affects, et de nous dire comment
il doit souvent les éviter. Progressivement
émerge la façon dont il fait la différence entre
des exigences de quatre sortes : celles des voix,
celles chargées d’affects (les amis), celle de
proximité et secours mutuel (la mère) et celles
des professionnels. L’équipe parvient à assurer
une certaine stabilité au résidant qui, maintes
fois colloqué et fort envahi de symptômes, opère
pour la première fois un changement de lieu
de vie qui le place dans la problématique de la
« liberté ». Il n’investit pas des professionnels en
particulier, mais l’institution. Pendant sa période
d’essai, deux choses apparaissent : il tient à sa
« liberté », mais se libérer trop vite l’angoisse. Et,
progressivement, il trouve comment se protéger
de ce trop de liberté qui, s’il venait brutalement,
serait insoutenable. Le cadre stable du lieu (en
ce compris le passage régulier des camions
de livraison dans la rue) et les professionnels
rencontrés ni plus ni moins qu’une fois par
semaine à la réunion, et une autre fois à « son
entretien » hebdomadaire, forment les repères
dont il se sert pour trouver des organisations
diminuant les symptômes envahissants. Cette
stabilité vient ainsi réguler les allers-retours
entre « chez lui » et « chez sa mère ».
3. « On m’envoie chez vous parce que vous
êtes… »
Quand bien même l’initiative de la candidature
est reconnue comme appartenant à autrui, il n’est
pas rare que l’on reste en second plan par rapport
à ce qui vient souvent d’entrée de jeu, à savoir un « on me dit ceci de vous ». Il s’agit d’une première
qualification, provisoire, du lieu ou de l’équipe, à
travers des traits qui sont généralement prélevés
par le patient dans le discours de l’envoyeur.
Le lieu devient un « lieu-dit » - dit par autrui,
d’abord, mais rapporté par le patient qui a retenu
l’un ou l’autre qualificatif : « vous êtes ouverts »,
« cadrants », « battants », « cool », « fermes »,
« chaleureux », « stricts », etc. Autant de mots
d’appui qui colorent la première façon d’adresser
la demande lors de la candidature. Mais cette
demande est toujours porteuse d’une adresse
et ne saurait être réduite, en conséquence, à la
dimension consensuelle du langage. Il est donc
important de formuler la position de l’équipe
de l’IHP à cet égard : la pratique ne vise pas
l’adéquation entre les mots employés par le
patient pour décrire ses attentes et ceux qui
sont employés par l’institution pour décrire
son offre. C’est rappeler qu’une adéquation
apparente entre l’offre et la demande, fût-elle
rassurante, relève plutôt d’une pratique et d’un
discours commerciaux. Le dialogue clinique, lui,
tient compte du fait que les mots vont bien audelà de leur signification consensuelle dans le
langage courant ; ils dépassent le consensus
apparent sur le sens à leur donner ; plus encore :
ce « parasitage » n’est pas un bruit à éliminer,
pour garder un son pur ; c’est la musique même
du travail d’accompagnement.
4. « On m’envoie chez vous » et « Il n’y a pas de
demande personnelle »
Enfin, ce « on m’envoie chez vous » ne signifie
pas l’absence de demande ou de désir propre
d’admission dans le chef du candidat : il y a des
patients qui ne peuvent formuler leur demande
qu’en l’attribuant, en la référant à la pression
exercée par l’autre. Ce n’est pas pour autant
qu’ils n’ont pas de demande. On peut dire qu’il
n’y a pas de demande, au sens strict, lorsque
le patient refuse l’injonction, les souhaits ou
87
3.7.2. L’importance du contexte
institutionnel et relationnel du
demandeur
les « contraintes » de son entourage et conclut
que cela ne l’intéresse pas ou que le cadre de
l’institution ne lui convient pas du tout. À l’inverse,
il n’est pas rare que l’équipe refuse quelqu’un qui
formule une demande personnelle d’admission,
mais qui n’entend pas conclure de convention de
séjour.
Nous avons dégagé de la pratique une série de
thématiques autour de la motivation du candidat
et du processus de candidature tel qu’ils le
mettent en œuvre chez eux.
Chaque personne qui présente sa candidature doit
se débrouiller avec les souhaits ou les pressions
de son l’entourage ; sa demande d’admission est
toujours d’une certaine façon liée. On sait qu’il n’y
a pas à confondre la volonté, le souhait conscient
et les souhaits ou désirs inconscients (reliés dans
une alchimie qui fait qu’on ne veut pas toujours ce
qu’on veut…). Les « contraintes » de l’entourage
comptent donc pour le sujet et il y a lieu d’être
attentif à la façon particulière dont elles comptent
pour le sujet. Même si nous n’employons pas le
terme de « motivation » du candidat, nous tenons
compte des motifs invoqués par le patient ; nous
sommes attentifs à la façon dont ses conclusions
se transforment et se posent.
Poser sa candidature en IHP soulève de
nombreuses questions sur le choix, la motivation,
les représentations du candidat et ce que
représente pour lui ce moment de transition
dans son parcours de vie. Les variables à prendre
en compte dans l’abord de cette demande sont
nombreuses : sa situation de vie actuelle, son
état de santé, sa capacité à identifier ses besoins,
l’influence de son entourage. « On m’envoie
chez vous » : cette phrase anodine renvoie à des
contextes toujours singuliers, à des choses fort
différentes selon ce que les candidats expriment
lors de leur entretien de candidature : « je dois
quitter l’hôpital et dans un délai assez court » ;
« j’aimerais prendre mon envol en me faisant
aider un bout de chemin » ; « je suis mis à la
porte de ma famille ou d’une autre institution » ;
« mon médecin m’a dit de venir chez vous ».
Quelle représentation la personne se fait-elle de
l’IHP : un lieu de vie, un lieu d’accompagnement
où quelqu’un fera les choses à sa place, un lieu
où trouver une occupation ? Que représente ce
moment dans son parcours de vie ? Ont-elles
vraiment le choix de poser leur candidature ? Et
pourquoi aujourd’hui ?
5. Conclusion
Nous n’avons pas constaté de corrélation entre
l’injonction de l’entourage et l’absence de
demande propre d’admission. La référence du
sujet aux énoncés d’autrui n’exclut pas une
amorce de travail. Attendre la « bonne demande »
et conclure trop vite « qu’il n’y a pas de demande »
relève de l’empêchement de travailler, bloque la
créativité et la rencontre. Les critères d’admission
(conditions de base) que l’on pourrait voir comme
des objectifs ont une valeur clinique qui contribue
à l’amorce de travail. Cela fait une continuité
avec la visée du séjour : soutenir à travers le
dispositif d’Habitations Protégées les possibilités
du sujet de trouver des issues pertinentes à ses
impasses, dont celles de son désir personnel.
Mais cette visée reste modeste : c’est un appui
parmi d’autres, trouvés dans d’autres cadres –
socioculturels, thérapeutiques ou médicaux – et
agencés de façon unique par chaque patient.
Bref, il est intéressant de s’attarder sur le
contexte de vie qui conduit une personne à poser
sa candidature en IHP. Celle-ci est un processus
en soi, au cours duquel le candidat sera amené
à parler de lui, de sa vie, de ses attentes, de ses
difficultés, de son histoire personnelle. La façon
dont la personne s’intéresse au fonctionnement
et aux autres usagers de l’Habitation Protégée
lors de la rencontre avec l’équipe donne, au
travers de la projection du candidat dans la
vie de l’Habitation Protégée, un indice de sa
88
motivation. L’absence de motivation de la
personne n’est pas pour autant synonyme de
défaut d’investissement ou d’absence de désir.
Cela fait partie de la façon dont la personne se
présente, et cela peut cacher d’autres attentes
ou certaines craintes. L’ensemble des éléments
recueillis vise à percevoir la situation actuelle de
la personne dans sa globalité pour déterminer,
d’une part, l’indication d’un tel hébergement en
IHP et d’autre part, tracer une ébauche de ce que
seront les objectifs d’accompagnement.
accordée, que ce soit lors de la candidature ou
ultérieurement, durant le séjour. Rencontrer la
globalité de la personne nécessite d’accorder la
place qui revient à chaque élément en présence,
même si le travail d’accompagnement en IHP
s’effectue souvent sur un axe plus individualisé.
Chaque personne qui adresse une demande
à l’IHP peut être entendue, quelle que soit sa
motivation. Pour l’équipe, la candidature est le
point de départ de la rencontre entre la réalité de
la personne et l’offre de l’institution. La personne
occupe une place centrale dans toute orientation
d’accompagnement ; c’est ainsi que la question
que l’équipe se pose au cours de chaque
processus de candidature est : « Sommes-nous en
mesure d’offrir les conditions d’accompagnement
adaptées au projet de la personne ? ».
Ce processus prend du temps et éprouve en
conséquence la motivation du sujet, tout en
lui donnant la possibilité de faire un choix. La
deuxième rencontre est souvent bénéfique pour
clarifier certains points, poursuivre la rencontre
et aller plus loin dans l’abord de la réalité de la
personne, de sa souffrance, de ses difficultés et
de ses doutes. Cette dimension temporelle du
processus de candidature est une particularité
de l’IHP en regard d’autres services comme les
hôpitaux, les CPAS35, etc., qui disposent de délais
parfois très courts. Au cours de ce processus, un
temps est prévu pour le contact avec les personnes
éventuellement présentes dans l’orientation
de la personne vers une Habitation Protégée.
Quand il s’agit d’une équipe hospitalière, il peut
être intéressant d’entendre leur perception des
besoins du patient pour confronter le discours
de la personne et affiner l’élaboration de son
accompagnement ; en outre, il arrive régulièrement
que cet hôpital reste le lieu de soins choisi par
la personne si une hospitalisation au cours de
séjour s’avère nécessaire.
Prenons le parcours d’un résidant dont la
motivation au séjour en Habitation Protégée
témoigne de l’imbrication, dans sa demande
initiale, d’une injonction thérapeutique, d’un
souhait de l’entourage et d’un désir personnel.
L’IHP est contactée par le service social d’un
hôpital, qui propose et soutient la candidature
d’un homme hospitalisé chez eux depuis trois
mois. Après avoir déjà passé deux ans dans une
autre IHP, il a vécu seul ensuite, avant de retourner
vivre chez ses parents, chez qui ça ne s’est pas bien
passé. Il vient de poser sa candidature dans une
autre Habitation Protégée mais en se présentant
de façon tellement négative qu’il n’a pas été
accepté. Il rencontre l’équipe, accompagné de
l’assistante sociale de l’hôpital. Il évoque en
entretien des hallucinations auditives et parfois
olfactives, sa difficulté de communiquer, la peur
du regard des autres, une humeur instable liée
aux problèmes de limites, une faible estime de
lui-même, mais aussi la difficulté d’être sans
travail et les critiques de sa famille à son égard.
Son apparence est soignée, il est assez cultivé,
paraît un peu timide ou maladroit dans ses
propos, mais ses attentes par rapport à l’IHP
sont assez clairement énoncées : il veut acquérir
de l’autonomie sur le plan social, affectif et
professionnel – il aimerait ainsi travailler au grand
air, dans la nature et s’est fixé une échéance pour
Quelque soit le service envoyeur, le fait pour un
candidat « d’être assisté par » un intervenant
lors de sa candidature est porteur d’une nuance
bien différente au niveau de sa motivation que
le fait « d’être envoyé par » - vu l’obligation de
se présenter qui s’y trouve connotée. On peut
observer parfois une certaine pression qui vise
le plus souvent à stimuler la personne dans la
recherche d’une alternative constructive à sa
situation de vie actuelle ; c’est un élément avec
lequel il est possible de composer. Quand la
famille manifeste de l’intérêt dans la démarche
du candidat, une place peut lui être alors
35. Centre Publique d’Aide Sociale
89
trouver un emploi dans ce domaine –il se donne
cinq ans. Il est d’ailleurs sur une piste. Après une
réunion d’équipe avec le psychiatre de l’IHP et
l’accord de son administrateur de biens pour
la prise en charge des frais d’hébergement,
il commence son séjour quelque deux mois
plus tard. Il s’intègre dans le groupe de
l’IHP, participe aux activités organisées, aux
tâches communautaires, offre ses services
bénévolement à un oncle qui a une ferme ; bref,
son planning est bien chargé : il passe le weekend chez ses parents, revient la semaine et passe
deux journées complètes par semaine à la ferme.
L’équipe attire son attention sur le respect de
son propre rythme, mais il veut « tout donner ». Il
va une semaine par mois en postcure à l’hôpital ;
parfois, il y reste un peu plus, tant il est angoissé.
Après trois mois et demi, c’est d’ailleurs le
retour à l’hôpital : il est épuisé, suicidaire, et
culpabilise « de ne pas y arriver ». Partagé entre
ses parents, la ferme, la postcure à l’hôpital et
l’IHP, il semble avoir surtout essayé de contenter
les attentes des autres et n’avait pas investi de
« chez lui ». Après deux mois d’hospitalisation et
une rencontre entre lui, l’équipe hospitalière et
l’équipe de l’IHP, son projet de vie à l’IHP s’est
modifié : son « travail » - une notion si valorisante
pour lui – aujourd’hui, c’est de construire sa vie
privée, et donc de se fixer quelque part. Quelques
mois après son retour en Habitation Protégée,
de commun accord avec l’hôpital, il arrête les
semaines de postcure mensuelles. Trois ans plus
tard, il est parvenu à établir son domicile à l’IHP,
à espacer ses retours en famille, à prendre en
compte un peu plus ses besoins personnels dont
celui de respecter son rythme.
parole d’un tiers de celle qui relève du désir de la
personne.
• Quelles que soient les modalités concrètes
du processus de candidature – très diversifiées
d’une IHP à une autre – le débat met ici en exergue
l’importance capitale de prendre le temps pour
une admission : il s’agit de « donner le temps au
temps » de la candidature. Pour qu’un travail de
candidature puisse réellement se faire avec une
personne, il faut pouvoir donner le temps à une
demande singulière d’émerger d’une formule
courante ou d’un discours conforme, adoptés
en vue de se faire accepter. Or la question de la
demande est délicate, particulièrement avec la
population dont on s’occupe – elle implique déjà
un certain rapport à l’autre, la reconnaissance
de celui-ci en tant qu’il peut apporter quelque
chose. Plusieurs entretiens de pré-admission
sont donc préconisés. Ainsi, certaines équipes
voient les candidats pendant plusieurs mois
avant leur admission ; une entrée progressive de
la personne dans l’IHP est parfois programmée
sur plusieurs semaines.
• L’information transmise au patient est également
importante : il s’agit de présenter l’IHP au futur
résidant, comme à sa famille et parfois aussi aux
partenaires professionnels. Il est nécessaire de
leur expliquer comment on travaille dans ce type
de structure, sachant que les modes de prise
en charge sont fort variables d’une institution
à une autre – certaines sont plus soutenantes,
interventionnistes que d’autres. C’est aussi
rappeler que l’IHP n’est pas seulement un lieu
d’habitation : c’est un lieu de vie communautaire
qui implique une relation quotidienne avec
d’autres personnes, avec lesquelles le résidant
n’a pas choisi de vivre. C’est aussi un type
d’accompagnement spécifique, irréductible
à ce qui est proposé dans d’autres types de
structures, même si l’on y retrouve des personnes
de formations identiques.
3.7.3. La construction des possibilités du
séjour dans sa singularité.
« On m’envoie chez vous », « on me recommande
votre IHP » : si les professionnels n’accordent
pas la même importance à ces deux types de
formulation dans lesquelles se coule souvent une
demande d’admission, on ne saurait se contenter
des premiers mots, souvent défensifs, formulés
par la personne candidate pour déterminer la
part de ce qui est de l’ordre de la soumission à la
• Ensuite fut pointée la question du travail
préalable qui est fait, d’une part, par l’envoyeur
et, d’autre part, entre celui-ci et l’IHP. Des
participants font remarquer les différences de
motivation et d’information qu’ils constatent
90
souvent selon que le candidat vient d’un hôpital
psychiatrique ou d’une maison d’accueil ; ainsi,
les résidants en maisons d’accueil se présentent
rarement seuls dans une IHP – c’est souvent le
personnel qui fait les démarches pour eux. Audelà de cette particularité, le débat soulève la
thématique de la « motivation » : c’est peut-être un
concept inadéquat qui suppose une construction
rationnelle – à tout le moins, ce concept ne saurait
suffire à modéliser le travail de candidature et
d’admission qui est fait en IHP. Car, peut-on
seulement exiger d’un candidat, quel que soit le
lieu d’accueil ou de soins dont il vient, qu’il fasse
seul la démarche de s’adresser à une IHP ? Qu’il
sache indiquer de façon claire ce qu’il en attend
et qu’il soit explicite sur ses difficultés ? On
risque de produire une sélection de sujets qui ne
sont pas trop démunis dans leur rapport à l’autre.
C’est occulter le fait que la population en IHP,
majoritairement psychotique, a par définition un
rapport au langage particulier, et donc un rapport
tout aussi particulier à « l’autre de la demande »
et à la motivation. On évoquera ce candidat qui,
à la question « qu’est-ce qui vous amène ? »,
répond tout de go : « le tram ». Le rapport biaisé
à la métaphore est redoublé d’un trouble dans le
rapport à « la cause ». L’argumentation logique
qu’il s’est peut-être appropriée peut rester décalée
ou décollée en ce qui concerne une construction
psychologique fondée sur l’expérience de vie, au
fil du temps, mais être efficiente lorsqu’il s’agit
de choses très concrètes comme l’exemple cidessus le montre.
• Dans le fil de ces considérations, le débat met
en exergue la nécessité de se trouver d’autres
repères que celui de la « motivation » du candidat
pour soutenir le processus de candidature, le
travail de la demande, la construction du dispositif
d’accueil. Un travail de « co-construction du
cas » est nécessaire. Le travail en réseau, avec
l’envoyeur comme avec les autres partenaires,
prend donc une importance particulière : il s’agit
de repérer, au-delà des dires du candidat, quels
sont les événements et les temps importants de
sa trajectoire. Comment a-t-il vécu ? De quoi s’estil soutenu ? Quels types de liens a-t-il noués ?
Lesquels ont été soutenant et constructifs,
lesquels ont été ravageant ? De quoi donc a-til besoin pour éviter les décompensations, les
déboires psychiques et sociaux ?
91
3.8. Travailler avec les familles :
entre nécessité et impossibilité
Le travail en IHP est par définition un travail
en réseau : l’Arrêté Royal de 1990 indique que
les différentes facettes de l’accompagnement
ne reposent pas sur la seule IHP, mais qu’il est
judicieux de faire usage des ressources existantes,
à l’extérieur. C’est à travers ce dispositif que le
résidant prend pied comme acteur dans le tissu
social ; ceci s’inscrit dans la perspective de
faciliter, à terme, son départ. La collaboration avec
les partenaires du résidant est importante et doit
être pensée à chaque fois de façon spécifique.
collaboration avec la famille sont évaluées au cas
par cas. S’il semble bénéfique pour le résidant
que sa famille soit englobée dans l’intervention,
l’équipe en parle d’abord avec lui et rien ne sera
jamais entrepris sans son accord. Ensuite, en
réunion d’équipe, on cherche à définir de quelle
manière il s’agit d’intervenir par rapport à la
famille. Les questions sont nombreuses : quelle
relation de confiance peut-on avoir avec le résidant
et sa famille ? Que peut-on dire et ne pas dire à la
famille ? L’intervention ne va-t-elle pas être vécue
comme une trahison par le résidant ? Comment
peut-il vivre la tension entre dépendance et
recherche d’autonomie ? Comment rester en lien
et continuer à le soutenir dans son projet ? Si le
résidant émet le souhait de garder des contacts
avec sa famille, fait-elle pour autant partie de son
projet ?
C’est dans ce cadre que nous pouvons situer
le travail avec les familles qui possèdent
une expérience de vie et une connaissance,
conséquentes bien que subjectives, du résidant.
En effet, les liens familiaux sont complexes et
les relations ne sont pas toujours aisées. Elles
oscillent entre rupture plus ou moins définitive
et relations extrêmement proches, plus ou moins
bien vécues. Quand la famille est disponible et
active, comment l’impliquer quand le résidant
est ambivalent par rapport à la place qu’elle
prend ? Que pouvons-nous transmettre ou non
aux proches du résidant ? L’idée de ne rien
entreprendre sans son accord ne règle pas tout,
surtout quand ce dernier est dans un moment
où il est fortement exalté, déprimé, délirant ou
persécuté.
Bien sûr, il n’y a pas de recette, ni de réponse
univoque aux questions posées : encore une fois,
c’est au cas par cas que s’évaluent la nécessité
et l’opportunité de travailler avec sa famille. Ces
questions sont régulièrement débattues au sein
d’un groupe, composé de représentants d’IHP qui
se réunissent à la « Fondation Renson ».
Il ressort de ces débats que l’on peut, d’un côté,
émettre des réserves quant à l’adéquation de
travailler avec les familles, en avançant différents
arguments. Le rôle des IHP est d’abord d’être
un partenaire du résidant pour faire face à ses
difficultés et, ce faisant, l’institution ne peut
mettre à l’avant-plan l’aide à la famille. L’IHP
n’est pas toujours à la meilleure place pour
travailler les liens familiaux et, parfois, ce n’est
d’ailleurs pas adéquat pour le résidant, à certains
moments de sa trajectoire, que de le pousser
à avoir des contacts avec sa famille. Il arrive
dans certains cas que, si l’on sollicite la famille,
elle tend à s’investir de façon excessive dans le
suivi pendant le séjour et l’expérience de prise
de distance et d’autonomisation par rapport
aux proches en pâtit. D’un autre côté, certains
arguments plaident en faveur du travail avec
3.8.1. Même à distance, tenir compte de
la famille et des proches
Dans cette nouvelle IHP, on entend par
« la famille » toute personne qui, dans le passé
ou dans le présent, a été liée de près ou de loin
avec le résidant. Il s’agit le plus souvent de la
famille nucléaire ; parfois, ce sont les grandsparents, les amis, le compagnon ou la compagne
du moment, ou même d’autres intervenants.
La position de l’équipe est de ne pas inclure
a priori la famille ou les proches dans le travail
entamé avec un résidant quand il commence son
séjour. Les situations qui peuvent nécessiter une
92
les familles : rencontrer la famille permet de lui
expliquer le rôle de l’IHP et, le cas échéant, de la
rassurer et de faciliter les contacts ; par la suite,
on peut décider de répondre aux questions que
se pose la famille, mais toujours avec l’accord
du résidant ; un entretien avec la famille permet
parfois d’avancer, d’ouvrir un espace de parole
positif pour tous ; l’apport de la famille permet
de ne pas passer à côté de certaines choses qui
peuvent être du plus grand intérêt pour parfaire
l’intervention ; il est important de reconnaître le
savoir et le savoir-faire de la famille, et de ne pas
la disqualifier. Au final, pour les représentants de
cette IHP, toutes les observations convergent pour
montrer que, lorsque la famille (au sens large où
ils l’entendent) est superbement ignorée, l’échec
se profile pour le résidant, celui-ci faisant les frais
d’une mésentente entre l’institution et la famille.
Comme le formule Luc Deligne36, la famille n’est
pas un partenaire comme un autre, mais un
partenaire qui a des liens essentiels et privilégiés
avec l’usager ; il s’agit de passer d’une interaction
linéaire qui place l’usager dans un double lien à
une interaction triangulaire – en d’autres mots,
de la rivalité à la complémentarité des partenaires
familiaux et professionnels.
une rencontre, à laquelle elle vient seule. Cette
rencontre est l’occasion d’une empoignade
verbale, ponctuée de cris et de larmes où chacun
des protagonistes entend montrer à quel point
l’autre est insupportable : la mère de la résidante
questionne assez agressivement l’équipe sur
« ce que nous faisons avec sa fille » et, quand
elle se radoucit, c’est au tour de la résidante
de se déchaîner contre sa mère et sa famille en
général. L’équipe tâche de reprendre calmement
la parole pour exprimer à quel point cela parait
effectivement difficile à supporter pour chacun
des membres de la famille, mais que derrière
cette souffrance se cache sans doute un profond
attachement des uns aux autres. Cette position a
pour effet non seulement d’apaiser le climat mais
aussi de faire tomber l’hostilité de la mère envers
l’équipe, ce qui permet de pouvoir envisager
ensemble des solutions pour éviter les conflits.
Par la suite, les rencontres se font plus sereines :
malgré quelques flambées ponctuelles entre la
résidante et sa mère, le dialogue reste possible.
La démarche entreprise auprès de la famille a
donc eu pour résultat final d’apaiser la résidante
et, partant, d’améliorer sa qualité de vie : ainsi,
elle a pu parler d’autre chose que de cette
question familiale qui occupait tout l’espace de
ses relations, et commencer à envisager un autre
« possible » dans son avenir.
Deux vignettes cliniques viennent illustrer
deux types d’interventions différentes menées
par cette équipe de l’IHP en ce qui concerne la
famille : la première met en évidence la nécessité
qui s’impose, dans certaines situations, de
travailler avec celle-ci pour le mieux-être de tous
les protagonistes. A l’inverse, la seconde met en
exergue que, parfois, travailler « avec la famille »,
c’est justement ne pas travailler avec elle.
Une dame pose sa candidature et est admise
à l’IHP ; elle vient d’une communauté
thérapeutique. En début de séjour, sa demande
est très clairement exprimée : « J’ai le projet de
prendre un appartement seule et je voudrais
prendre de l’autonomie par rapport à ma mère ».
D’emblée, sa demande pose question à l’équipe,
quant à la limite de son intervention : peut-on
envisager de travailler avec la mère de la résidante
sans mettre son projet en échec ? Au travers des
différents contacts pris avec les équipes qui ont
accompagné cette dame auparavant, il apparaît
que chaque fois qu’une rencontre a été mise en
place avec sa mère, le projet était mis en échec
peu après, par l’une ou par l’autre. L’équipe a
donc décidé de respecter la demande formulée
par la résidante et, à ce jour, cela fait un peu plus
de quatre ans qu’elle séjourne dans l’institution
Une résidante, au début de son séjour, parle
beaucoup de sa famille, alors que l’équipe n’a
aucun contact avec celle-ci. Un jour, sa mère
téléphone pour demander s’il est admissible
que sa fille « doive vivre avec des gens mal polis,
drogués, sales, harceleurs », et comment se fait-il
qu’elle doive débarquer à tout moment chez elle
pour se plaindre non seulement de l’institution
mais aussi des siens qui « l’y ont abandonnée et
la laissent sans moyens financiers suffisants ».
Avec l’accord de sa fille, l’équipe propose
36. « Le travail avec les familles et les bénéficiaires », revue IMP 140, 21 septembre 2005.
93
sans qu’aucun contact n’ait cherché à être noué
avec la mère. La manière dont les intervenants se
sont positionnés par rapport à la famille et à la
résidante a permis à celle-ci de trouver sa place
dans leur relation. Le cadre de l’IHP ainsi que
les règles qu’il faut y respecter ont soutenu la
résidante dans sa volonté de mettre une distance
entre sa mère et elle-même, sans pour autant se
culpabiliser.
de ne pas se baser sur des idées préconçues,
des informations transmises par l’un ou l’autre
intervenant antérieur – par exemple, quelqu’un
prévient, à propos d’un résidant : « faites attention
à sa famille : elle dénigre systématiquement tout
ce qu’on fait, elle venait ici toute les semaines
pour faire des scandales, etc. ». Dans certains
cas, la famille est présente tant que le résidant
est dans l’IHP ; elle se repose sur nous. Mais
lorsqu’il est question de sortie et/ou de retour
pour vivre « seul » la famille n’est plus du tout
soutenante. In fine, la famille peut avoir un
rôle important surtout si elle positive ce que le
résidant entreprend au sein de l’IHP. L’équipe
tient enfin à insister sur un principe important
de son intervention en la matière : « travailler
avec la famille » veut dire en tenir compte comme
partenaires possibles ou nécessaires, non pas
faire de la thérapie familiale – tel n’est certes pas
l’objectif de l’IHP, ni d’aucune autre d’ailleurs.
3.8.2. Variabilité de l’implication des
familles
Nous partirons du principe que la famille peut être
une ressource pour le résidant. Que le contact
avec la famille soit aisé ou non, les intervenants
disent constater que, dans bien des cas, le fait de
tenir compte de la famille du résidant est positif
pour lui. Par famille, les travailleurs entendent :
« toute personne proche du résidant, membre
effectif de la famille nucléaire ou ami, qui a des
contacts réguliers et qui s’en occupe ». Ce faisant,
ils vont dans le sens de la perspective indiquée
par l’Arrêté Royal de 1990, lequel enjoint les
travailleurs à « ne pas centraliser sur l’IHP les
différentes facettes de l’accompagnement, mais
à faire usage des ressources existantes (...) ». Au
résidant qui est admis dans l’IHP, il est proposé
de rencontrer sa famille, sans a priori ni préjugé,
quand celle-ci est présente. S’il est d’accord, sa
famille est invitée ; s’il ne l’est pas, en fonction
du contexte, on réitérera ou non l’invitation plus
tard. Il arrive aussi que la famille demande ellemême à prendre contact avec l’équipe : dans ce
cas, on en discute d’abord avec le résidant. Enfin,
la famille refuse parfois de nous rencontrer. Le
but de cette rencontre est de présenter l’IHP et
l’équipe d’intervenants, d’expliquer à la famille
sa manière de travailler, les objectifs poursuivis.
D’une part, cela permet aux intervenants de voir
comment fonctionne le résidant et quel type de
contact il a avec sa famille ; d’autre part, cela
permet à la famille de connaître l’équipe, de lui
poser des questions sur l’IHP, voire de la rassurer
dans certains cas (« Mon frère est malade, mais
les personnes avec lesquelles il habite ne le
sont-elles pas davantage ? Ne sont-elles pas
dangereuses ? Etc. »). De façon générale, les
intervenants essaient de « partir de zéro » et
Trois vignettes cliniques témoignent de la
variabilité à laquelle nous sommes confrontés.
Un résidant d’une quarantaine d’années est sous
l’influence de sa mère, avec laquelle il entretient
des contacts réguliers (il va la voir presque
tous les week-ends), mais celle-ci le dénigre
constamment : tout ce qu’il entreprend n’est pas
bien, ou pas suffisant. La difficulté du contact
avec elle réside dans le fait qu’elle n’accepte pas
d’entendre autre chose que « c’est un incapable,
un fainéant, un bordélique, etc. » à propos de son
fils. Elle ne comprend pas qu’on puisse tolérer
que sa chambre ne soit pas parfaitement en ordre
tous les jours. Lorsque l’équipe lui fait part de ce
qu’elle n’est pas du même avis et que son fils
s’investit dans ses activités, qu’il semble tenir,
que ça l’intéresse vraiment, etc., elle stoppe net
la conversation et passe à autre chose. Or le fait
pour le résidant d’entendre un autre discours,
valorisant et positif, est porteur pour lui : il
continue là où il aurait arrêté une activité du fait
de s’entendre toujours être dénigré par sa mère.
Avant l’arrivée d’un autre patient, le personnel
de l’hôpital envoyeur met l’équipe en garde
contre certains membres de sa famille : selon
le personnel soignant, ils sont désagréables
et ont tendance à mettre en échec le travail de
94
3.8.3. La famille : s’en enseigner, l’aider
à trouver la juste distance
l’équipe. Lors de son admission, avec l’accord
du résidant, l’équipe invite sa famille et procède
comme d’habitude : présentation, explication
du fonctionnement de l’institution, écoute,
sans a priori, de la famille. La différence entre
l’hôpital et l’IHP leur est expliquée, ainsi que
la pathologie du résidant et la nécessité pour lui
de prendre ses médicaments. L’équipe rassure
également la famille sur le but poursuivi : le
séjour en Habitation Protégée est une étape dans
sa vie, il s’agit de le rendre le plus autonome et
indépendant possible, afin d’entrevoir à l’issue
du séjour un autre mode de vie, etc. Bref, l’équipe
ne se montre pas « supérieure » à la famille, elle
se met d’emblée sur le même pied. Le contact
passe bien ; la famille comprend mieux les choses
et collaborera au projet du résidant. Il apparaît
que la famille avait ou a encore du mal à accepter
que le résidant soit malade et qu’il se retrouve en
psychiatrie : il devrait « mener une vie comme tout
le monde, travailler, se marier, avoir des enfants »,
etc. La difficulté de la famille est d’autant plus
grande que le résidant est relativement stabilisé
quand il prend bien son traitement et qu’il « ne
paraît donc pas malade ».
Le débat sur le rôle des familles fut amorcé par
les réflexions du Président de l’association
« Similes », dont la vocation élective est de
travailler avec les familles qui se préoccupent,
précisément, de la situation d’un proche
hospitalisé en psychiatrie. Ces familles font appel
à l’association car elles rencontrent, à l’occasion
de leur confrontation au monde psychiatrique ou
judicaire, de grosses difficultés.
• La première d’entre elles est le déni fréquent
de la maladie mentale dont le proche est affecté : l’acceptation, la reconnaissance d’une
maladie mentale chronique prend souvent de
nombreuses années ; elle est source de souffrance
et de vives tensions au sein des familles. Elles
sont nombreuses à ne pas vouloir admettre la
maladie, à ne vouloir entendre autre chose que la
conformité, le retour rapide à une « vie normale »
et, par conséquent, à se mêler excessivement
du travail des soignants. Il est évident que cette
souffrance des familles rend souvent leur abord
malaisé par les soignants. Beaucoup de proches
mettent tout leur espoir dans la médication,
espérant par là que tout redevienne « comme
avant », un fantasme dont il leur faut du temps
pour se départir. A « Similes », on s’emploie
à apprendre aux parents à reconnaître les
symptômes et la maladie prise dans sa globalité,
ainsi que ses implications en termes de soins
et de mode de vie. Faire accepter aux proches
que le patient ne sera plus comme avant, qu’il
est d’une certaine manière devenu « quelqu’un
d’autre », mais qu’il peut pour autant aller mieux,
est difficile et constitue un travail de longue
haleine. Pour éclairer l’incompréhension, voire
la rivalité courante entre soignants et proches,
il faut souligner qu’on est en présence de deux
temporalités différentes : les familles ont le plus
souvent connus le patient quand il n’était pas
malade et cette référence à « l’avant » est très
prégnante ; le soignant, lui, n’a pas accès à cette
réalité antérieure. Ainsi, même quand la personne
va mieux pour le soignant, aux yeux de la famille,
elle est toujours mal au regard de ce passé dont
elle espère le retour.
Une dame d’un certain âge vit en couple avec un
autre résidant, dans un appartement. Lors de son
arrivée, elle n’avait pas l’air d’avoir fort envie
que l’équipe rencontre sa famille ; ensuite, elle
fait part du fait que celle-ci refuse de rencontrer
les travailleurs de l’IHP, car elle n’en a pas
le temps. Elle garde cependant de nombreux
contacts avec elle : ils se voient régulièrement, le
compagnon est inclus et la famille est généreuse
avec eux. La famille, finalement, nous contacte
: la résidante lui avait rapporté qu’elle serait
renvoyée dans les prochains jours. C’est une
interprétation malencontreuse : il lui avait été
simplement signifié que si elle continuait à ne
pas respecter certaines règles du règlement, elle
pourrait, à terme, être renvoyée. Le malentendu
éclairci – il n’est donc pas question de la renvoyer
– l’équipe n’a plus aucun contact avec la famille,
mais comme tout semble bien se passer entre la
résidante et celle-ci, aux dires de la première (sa
famille la soutient, elle intègre son compagnon,
etc.), il est décidé de ne pas insister : l’équipe
respecte sa vie privée qu’elle gère comme elle
l’entend, et le droit de cette famille de ne pas voir
d’intérêt à nous rencontrer.
• Une seconde difficulté récurrente qu’il s’agit
95
de chercher à apaiser, est la culpabilité des
parents : « pourquoi cela nous arrive-t-il ? qu’a-ton fait de mal ? ». Le malaise persistant, sinon la
révolte contre l’injustice qu’induit cette culpabilité
rend l’abord des soignants souvent difficile. Ceci
explique la position défensive ou révoltée dans
laquelle peuvent être les proches d’un patient, de
prime abord – position renforcée dès lors que, par
exemple, les parents sont mis ou maintenus en
position de responsables de la maladie mentale
de leur enfant. Or il ne s’agit pas d’aller chercher
les causes et les responsabilités des uns ou
des autres, mais de mobiliser les compétences
du groupe familial pour qu’il s’en sorte et qu’il
apprenne à « faire avec » la maladie mentale.
certes, dans la recherche d’une complémentarité
entre les deux, il y a lieu, cependant, d’être
prudent dans le travail avec les familles. Plusieurs
éléments du débat éclairent ou soutiennent cette
position.
• Est d’abord pointée, en toile de fond de
la problématique, l’évolution des situations
rencontrées : un médecin souligne ainsi que,
dans le travail mené avec les familles dans son
IHP, en quinze ans, ils sont passés de situations
où les familles étaient peu présentes, du fait
qu’ils accueillaient au départ essentiellement des
patients chronifiés ayant passés de nombreuses
années en hôpital psychiatrique, à des situations
très différentes et plus diversifiées : des patients
plus jeunes ou des patients qui viennent
avec d’autres parcours, d’autres pathologies.
Aujourd’hui, les familles sont donc plus présentes,
avec des bonheurs et des écueils divers. En ce sens,
l’évolution de la société appelle le renouvellement
de la lecture qu’on opère de ce qui constitue la
famille : il ne s’agit plus de restreindre la famille
à son noyau – parents et fratrie – mais plutôt de
l’étendre aux personnes qui forment l’entourage
familier du patient et constituent, à ce titre, des
ressources pour lui.
• Si certaines familles font appel à « Similes » dès
le moment où elles sont confrontées à la maladie
mentale d’un proche, d’autres attendent parfois
très longtemps. On rencontre donc beaucoup de
situations fusionnelles, figées sur le plan familial :
ainsi des parents qui adressent une demande
d’aide pour leurs enfants qui approchent la
cinquantaine. Ces situations, le plus souvent
indénouables, sont emblématiques : à « Similes »,
on rencontre beaucoup de résistances, tant de la
part des parents que des personnes malades,
quant à des démarches novatrices, qui impliquent
une prise de risque, une autonomie vis-à-vis
des parents, devenue indispensable vu leur
vieillissement.
• L’accompagnement peut se soutenir de ce
point d’appui qu’est l’entourage du patient.
Il importe de consacrer du temps aux aspects
humains et relationnels de sa vie familiale et
sociale, plutôt que se focaliser uniquement sur
des impératifs de résultats en terme d’autonomie
et d’intégration sociale. On ne saurait d’ailleurs
bien accompagner un patient en négligeant ce
que ses proches en savent et veulent bien en dire.
En outre, disqualifier la famille quand celle-ci est
collaborante peut s’avérer très dommageable :
la famille a un savoir sur le fonctionnement de
son proche, sur son délire éventuel et sa façon
de fonctionner en situation de crise, dont les
soignants doivent s’enseigner pour éviter des
événements plus inquiétants – comme un passage
à l’acte. En ce sens, la façon de se présenter à la
famille est capitale : il est important de montrer
qu’on est là comme partenaire et qu’on n’a pas la
science infuse. De même, tenir compte du milieu
d’où les gens viennent, avoir le tact de savoir
ce qui peut être demandé ou non, dans quelles
conditions, rencontrer les gens dans le milieu de
• Enfin, le président de « Similes » souligne
encore l’existence de deux sortes de difficultés
particulières rencontrées par les familles. D’une
part, celle que représente pour eux le fait d’être
mis à l’écart par les soignants, quand ceux-ci
prennent au pied de la lettre le refus manifesté
par leur proche, en période de crise, de quelque
contact que ce soit avec sa famille. D’autre part, la
difficulté éprouvée par des parents qui souhaitent
que leur enfant aille en IHP, mais qui se heurtent à
son refus, celui-ci désirant rester habiter chez eux
– il s’agit alors d’accompagner les parents dans le
travail de distanciation et d’autonomisation qu’ils
ont à mener avec leur enfant.
De ces premières considérations, il ressort
donc que perdure ou apparaît de temps à autre
l’impasse d’une opposition, voir d’une rivalité
entre les soignants et les proches. Si la voie est,
96
vie permettent de comprendre bien des choses
indicatives pour les accompagner et les soutenir
et, le cas échéant, pour ne pas mettre la barre
trop haut.
famille. Il peut y avoir un temps où la relation de
confiance avec le résidant est prioritaire, quitte
à ne pouvoir avoir accès momentanément à des
informations précieuses. En tout état de cause, ne
pas rencontrer les proches ne signifie pas qu’on
ne travaille pas avec eux. Dès le moment où on se
centre sur le lien social, le lien à l’autre, on est dans
la dynamique du travail avec l’entourage, donc
nécessairement avec la famille. Dans d’autres cas
de figure – pas spécialement plus facile à gérer
–, on a affaire à des parents qui sont dans une
position ambivalente : ils veulent une distance et
l’autonomie de leur fils ou de leur fille, mais en
même temps, ils restent trop présents pour qu’un
lien aux intervenants puisse se nouer. Enfin, on
doit encore évoquer la situation où l’entourage n’a
aucun désir d’être associé à l’accompagnement
de leur proche, pourtant demandeur d’un lien.
• Permettre au patient d’arriver à une certaine
stabilisation de son état, sans lui en demander
trop et en s’appuyant sur son entourage est donc
possible – sans doute plus qu’en hôpital – et
souhaitable en IHP. Il est d’autant plus important
de faire de la famille un partenaire qu’il y a un
« après IHP » pour le patient, où la famille restera
présente. Participer au processus par lequel une
famille s’approprie le fait que leur proche est
malade et qu’il doit prendre des médicaments,
que tout ne sera pas ou plus possible, que le
changement peut être lent : tout cela implique
de prendre le temps, sans brusquer le patient
afin d’éviter de le précipiter vers la rechute. Cela
concerne souvent des choses très concrètes, qui
doivent pouvoir se discuter avec les proches – par
exemple, respecter que le patient vive dans un
certain désordre, c’est un point où peut être en jeu
l’acceptation de la maladie. Il est donc important
d’écouter la famille sans préjugé, comme de la
rassurer sur ce qui va se passer dans ce nouveau
lieu de vie – ainsi de ceux qui redoutent qu’on
fasse de leur proche une « plante ». Rencontrer
la famille, c’est également l’occasion d’avoir,
comme intervenant, un regard neuf sur le patient,
et inversement – faire en sorte que la famille
entrevoit de nouvelles pistes et permettre au
patient d’avoir un regard neuf sur les choses, qu’il
n’avait pas au sein de la famille.
• S’il y a sans doute autant de situations qu’il
y a de familles, on peut dire que, au moment
de l’arrivée en IHP, deux cas de figure extrêmes
se présentent le plus souvent : ou bien c’est la
famille qui a manifestement mis une distance par
rapport au résidant, ou bien c’est celui-ci qui ne
veut plus en entendre parler. Dans l’un comme
dans l’autre cas, il y a donc eu une fracture, une
séparation ou une distanciation importante suite
à une période de grande tension. Et puis, au fil du
temps, un rapprochement peut parfois s’opérer.
L’intérêt de soutenir celui-ci reste toujours
une question clinique délicate et ne peut être
considéré comme allant de soi, au nom de l’idéal
d’« avoir des relations familiales ». En effet, un
rapprochement peut, à l’occasion, être l’amorce
d’un retour vers une relation où le patient se
sent appelé à combler quelque chose chez ses
parents, et donc à être mis en position d’objet –
de l’« Autre maternel », en particulier.
• Cela étant dit, le travail avec la famille ou avec
l’entourage proche du résidant, dans son principe
comme dans ses modalités, s’aborde au cas
par cas : il ne doit pas constituer un impératif
catégorique. Il importe de faire – au bon moment
– des propositions de rencontre avec les proches
du résidant, surtout pas de les rendre obligatoires.
Dans certains cas, on ne peut prendre le risque
que le résidant se place d’entrée de jeu dans une
position défensive à l’égard des intervenants. De
même, à certains moments dans sa trajectoire, il
peut demander aux intervenants d’être mis à l’abri
de la « férocité de l’Autre », incarnée par la famille :
c’est alors délicat d’aller contre cette demande,
de vouloir à tout prix qu’il y ait une rencontre
familiale ou de vouloir savoir ce qui se passe en
• Par rapport à l’hôpital, en particulier, deux
spécificités des IHP doivent être soulignées : le
fait d’avoir du temps devant soi et celui d’être
un lieu de vie. De ce fait, les travailleurs de ces
structures sont plus proches, au fil du temps, du
regard que peuvent avoir des parents et de leur
sensibilité sur des détails. Dans les maisons, des
petites choses se disent, s’échangent entre les
résidants ou entre ceux-ci et les intervenants :
en IHP, on acquiert une sensibilité aux variations
d’humeur, à la façon de parler, à ce qui se dit, à
97
la façon de se débrouiller dans le quotidien ; cela
permet de faire un travail plus préventif, comme
de désamorcer des crises. L’IHP rejoint aussi
la position des parents sur un autre point : les
intervenants doivent faire lien, être investi, être
des personnes de confiance et des points d’appui
et, en même temps, l’institution doit viser à terme
son propre effacement. Ainsi, dès l’entrée – et sans
doute même dès la candidature – il faut penser
l’accompagnement avec d’autres personnes
que le personnel de l’IHP : on ne peut faire sans
partenaires extérieurs, ne serait-ce que pour le
suivi médical. De quoi le candidat aura-t-il besoin
dans les domaines les plus concrets, mais aussi en
terme d’environnement, de contexte relationnel ?
Enfin, pour remplir sa mission telle que la loi le
prescrit – être un lieu temporaire – mieux vaut
chercher à établir des liens à l’extérieur pour que
la transition à la sortie soit facilitée, grâce à la
possibilité pour le résidant de garder ses liens
externes à l’IHP. Celle-ci a ainsi vocation à être un
seul élément du réseau du résidant – c’est là tout
le paradoxe du travail en IHP.
durée de quelques mois ou de quelques années,
y trouver un apaisement, apprendre à gérer son
quotidien et ses relations pour, ensuite, aller
vivre de façon autonome, lorsque les contraintes
de l’IHP leur sont devenues trop lourdes, et donc
inutiles. Pour d’autres patients – nombreux à
ne pas pouvoir s’inscrire dans cette perspective
idéale de l’autonomie –, il importe plutôt, dans
une visée plus pragmatique, moins idéalisée,
de savoir comment organiser la vie autrement :
comment reconstruire quelque chose qui soit
suffisamment soutenant et encadrant pour la
personne. La mission des IHP, c’est donc aussi
d’accueillir des personnes qui ont besoin d’un
suivi institutionnel plus dense et plus continu : le
premier défi, pour ces patients, c’est de créer du
lien, d’établir des relations dont ils se supportent.
L’idéal d’autonomie peut ne pas être de mise
pour certains sujets particulièrement fragiles :
lâcher ses liens pour en reconstruire d’autres
est parfois vécu comme une impossibilité. Ainsi,
les changements de contexte de vie, de relations
nécessitent toujours un travail extrêmement
délicat. Loin des visées d’autonomie, on doit donc
souvent se soucier des « aliénations positives »
à sauvegarder, dont celles qui sont nouées de
longue date par le patient avec son entourage;
ce qui éclaire encore, sous un autre jour, la
problématique du travail avec les familles, au
sens le plus large du terme.
• In fine, il fut souligné que se développe le plus
souvent en IHP une approche pragmatique de
l’accompagnement – qui englobe, le cas échéant,
le travail avec l’entourage et les proches. Pour
certains patients, il est important de les faire
cheminer vers l’autonomie : venir en IHP pour une
98
3.9. Les résidants en post-cure dans le cadre d’une mise
en observation et d’une mesure de défense sociale :
comment articuler des logiques différentes ?
Il semble que la politique générale des IHP est de
ne pas accepter de résidants contre leur gré : tout
candidat doit souhaiter entrer. Si cela peut être
le cas de personnes qui sont dans des conditions
de postcure, il n’est pas rare que des intervenants
s’interrogent alors sur le fondement de leur désir
de venir en IHP ; d’autant plus si le candidat
indique en toute franchise que c’est pour lui
le seul moyen de sortir d’un lieu où il se trouve
contraint de vivre. Notre préoccupation est alors
de savoir comment différencier clairement les
engagements du résidant par rapport à certaines
autorités de ceux qu’il prend vis-à-vis de l’IHP, ce
qui nous amène à nous poser la question d’une
pratique de concertation à trois partenaires.
Comment aider le résidant à saisir que nous
avons une place, un rôle différent ? Comment
faire comprendre aux intervenants ayant un
mandat légal que nous ne pouvons pas être mis
en continuité avec eux ?
peu », « beaucoup » ou « tout à fait » autonome,
quand bien même on se référerait à une échelle
d’évaluation standardisée. En effet, la dimension
psychodynamique à elle seule semble poser les
limites de cette évaluation – on songe à nombre de
résidants qui sont la proie de crises d’angoisses
existentielles imprévisibles, submergeantes
et « multi-résistantes » aux traitements et aux
prises en charge ; moments de décompensation
durant lesquels on constate toujours une perte
importante de l’autonomie, fût-elle temporaire.
C’est pourquoi la notion d’autonomie ne renvoie
pas uniquement à celle d’indépendance et à
la possibilité pour un individu de décider par
rapport à une autorité. L’autonomie serait
surtout, en l’occurrence, la capacité du malade à
organiser son histoire personnelle en fonction des
symptômes de sa maladie, comme sa capacité à
reconnaître les signes de celle-ci et à demander
des soins, ou à ne pas en demander.
2. À propos des soins contraints
3.9.1. Dépasser l’antagonisme
Deux cadres légaux doivent être évoqués. Le
premier concerne la mesure de postcure qui
s’exerce dans le cadre de la Loi du 26 juin 1990
sur la protection de la personne des malades
mentaux. Cette mesure vise à prolonger le
traitement du malade qui est autorisé à quitter
l’hôpital où il avait été admis et soigné contre son
gré. La postcure est donc organisée à l’extérieur
de l’hôpital, elle met en place les conditions de
traitement et précise le lieu de résidence avec
l’accord du malade. Sa durée maximale est d’une
année. Pendant cette période, la direction de
l’hôpital demeure responsable de la personne
et le Médecin Chef de Service est habilité à
organiser une réintégration sans formalités si la
situation le lui fait juger nécessaire (non-respect
des conditions de la postcure, nécessité de soins
hospitaliers) ; il est aussi habilité à mettre fin à
la postcure. Le deuxième cadre légal concerne la
libération à l’essai des internés. Le résidant placé
« Autonomie » et « soins sous contrainte » :
d’emblée, l’antagonisme qui oppose ces deux
registres pose la question de savoir comment on
peut, en IHP, articuler des logiques apparemment
si différentes ? Il faut sans doute avant tout dire
un mot de la manière dont on se représente, dans
cette IHP, ces deux registres.
1. À propos de l’autonomie
Parmi les quatre-vingts résidants qui sont
hébergés, presque tous souffrent de troubles
psychiatriques de type psychotique. De nos vingt
années de pratique, il ressort que l’autonomie, pour
ces résidants, se décline sur un mode personnel,
subjectif, en lien étroit avec la maladie ; bref, qu’il
s’agit là d’une notion difficilement quantifiable :
il est donc inopportun, sinon difficile de dire que,
de façon générale, tel ou tel résidant est « un
99
sous statut de défense sociale doit se soumettre
aux obligations imposées par la Commission de
Défense Sociale (ou le futur Tribunal d’Application
des Peines). Ces conditions organisent notamment
une tutelle médicale et le suivi par une Maison
de Justice (qui exerce un contrôle médical et
social). Des rapports d’évolution doivent être
régulièrement transmis à la Commission par le
médecin et l’assistant de justice.
Un homme d’une trentaine d’années, sous statut
de défense sociale à la suite d’actes violents et
des voies de fait contre des policiers, a séjourné
une première fois dans notre IHP trois ans après
son jugement. Alors âgé de 23 ans, venant de
l’hôpital psychiatrique, il a passé une année
en Habitation Protégée, allant au bout de ce
projet sans problèmes particuliers, pour ensuite
s’installer dans un appartement de location. Huit
ans plus tard, il entame son deuxième séjour,
toujours sous contrainte, dans notre structure.
Entre les deux séjours, il a construit sa vie
affective, a vécu chez lui et a été réhospitalisé à
sa demande à plusieurs reprises. Un dangereux
acting out a marqué cette période. L’histoire
personnelle du résidant rapporte des éléments de
resocialisation d’une part, d’hétéro-agressivité
sévère par ailleurs – les vieux démons continuent
à hanter, par moments, son existence. À cette
deuxième admission dans notre IHP, les conditions
de libération à l’essai précisent notamment les
obligations suivantes : se soumettre à la tutelle
médicale du médecin désigné ; se soumettre
à la tutelle sociale de la Maison de Justice ;
résider à l’IHP; être de conduite irréprochable ;
ne pas quitter le territoire, (dé) loger maximum
deux nuits par mois chez son père. Au niveau
de l’Habitation Protégée, nous complétons la
convention de séjour de conditions individualisées
qui précisent le cadre de notre accompagnement.
Ces conditions sont l’aboutissement du travail
de candidature ; elles sont élaborées avec le futur
résidant et visent à donner du sens au séjour du
candidat en tenant compte des éléments de son
anamnèse. Le résidant accepte de s’engager à
ces deux niveaux : celui de la Défense sociale et
celui de l’IHP. Peu de temps après son admission,
il commence à montrer certaines difficultés à
s’organiser et à se gérer : il renonce à l’activité
de jour qu’il avait programmée, il ne maîtrise
pas son budget, il consomme des substances
psychoactives. Pourtant, son intégration dans la
maison communautaire se passe bien et il répond
aux conditions de sa sortie à l’essai. En outre,
il dit se plaire à l’IHP et « avoir appris à vivre
sans rien faire, avoir apprivoisé l’ennui ». En
définitive, il répond, sous un certain formalisme,
aux exigences posées par la Défense Sociale,
mais bouscule le contrat d’accompagnement de
l’IHP. L’équilibre fragile qu’il a construit vacille
3. Les spécificités de l’accompagnement en IHP
D’abord, la particularité du travail en IHP tient
à la diversité des rôles assurés par l’équipe
d’encadrement, dans une prise en charge qui
peut s’étaler dans le temps. Il s’agit d’un travail
individualisé, de proximité, et parfois durable. À
l’IHP, le résidant est « chez lui ». Le plus souvent,
sa deuxième famille, ce sont ses colocataires et
l’équipe. L’Habitation Protégée est aussi un lieu
de soins. Ensuite, les travailleurs en IHP sont à la
croisée de certains chemins : les rôles de l’équipe
relèvent autant de la fonction paternelle (rappel de
la Loi, des règles, de l’autorité) que de la fonction
maternelle (réassurance, protection, etc.). Enfin,
le caractère multidisciplinaire de l’équipe offre au
résidant une palette de rapports différenciés et
donne ainsi du relief à l’alliance thérapeutique.
4. L’articulation de logiques antagonistes
Ces balises posées, on peut aborder la question
de savoir comment articuler, en IHP, ces logiques
antagonistes de l’autonomie et des soins sous
contrainte. Ainsi et surtout, comment différenciet-on clairement les engagements du résidant
par rapport aux autorités concernées et ses
engagements vis-à-vis de l’Habitation Protégée ?
L’équipe aborde la problématique à partir d’une
vignette clinique, qui expose le parcours d’un
résidant sous statut de défense sociale. Celui-ci
a fait deux séjours dans l’IHP, qui se sont soldés
par deux issues différentes : malgré l’expérience
d’une première prise en charge ayant débouché
sur une issue favorable, l’équipe est confrontée,
lors de son second séjour, aux difficultés de
conjuguer une alliance thérapeutique et le respect
du cadre par le résidant, difficulté qui aboutit à un
retour à l’hôpital.
100
3.9.2. Accompagner se conjugue avec
protéger, pas avec surveiller
et, à un moment donné, l’Habitation Protégée
ne suffit plus à le « récupérer ». Il demande sa
réadmission en hôpital psychiatrique après sept
mois de séjour, sans que les autorités de tutelle
n’aient eu à s’inquiéter de sa situation en termes
de dangerosité.
Pour la justice, qu’il s’agisse d’une personne
effectuant une postcure comme suite à une
mesure de mise sous protection ou d’une
personne provenant d’un Établissement de
Défense Sociale, les questions de la dangerosité
et du contrôle sont primordiales.
La question du consentement aux soins dans
un cadre contraint est un sujet sensible, qui
interpelle les responsables d’institutions autant
que les autorités de tutelle. Ces deux logiques
où se côtoient relation de confiance et mesures
contraignantes peuvent se révéler conflictuelles.
En IHP, un aspect de l’accompagnement est d’ordre
pédagogique : il a pour objectif l’acquisition par
le résidant de l’autonomie domestique minimale.
Une autre dimension du travail est de l’amener,
grâce à ses propres ressources, à créer des liens
sociaux de qualité qui lui seront utiles à l’avenir.
Ce travail psychosocial nécessite souvent la mise
à distance des idéaux promus par notre époque,
dont celui de l’autonomie. C’est là que se situe
un premier paradoxe, pour les travailleurs : l’IHP
ne peut pas assurer une fonction de surveillance
ou de contrôle d’une personne qui représente
un danger pour la société. Elle peut assurer, si
le résidant collabore, une série de guidances
et d’accompagnements divers visant à son
émancipation dans la gestion de son traitement
et de sa vie quotidienne. On ne saurait améliorer
ses capacités à agir de façon responsable
sans laisser à la personne la part de liberté
nécessaire pour expérimenter son « potentiel »
et lui permettre d’avancer à son rythme. Une
logique de surveillance risquerait de freiner
son évolution. Cette « capacité d’autonomie »
attribuée au résidant apparaît d’ailleurs comme
le principe fondateur de l’intervention en IHP et
de son cadre thérapeutique. Et pourtant, il est
important de ne pas nier la contrainte dès lors
qu’on accepte de travailler dans un cadre médicojudiciaire, et de lui faire une place légitime, en
tâchant de l’inclure dans une triangulation. Un
autre paradoxe réside dans le fait que les IHP
sont des structures ouvertes qui n’acceptent que
Dans les prises en charge sous contrainte, il paraît
indispensable de rappeler les mandats de chacun,
mais aussi de favoriser la communication entre les
différents acteurs qui gravitent autour du patient,
parmi lesquels les autorités de tutelle médicale
et judiciaire. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans un
schématisme réductionniste à deux pôles ; tout
n’est pas blanc ou noir : « contraindre » ne veut
pas nécessairement dire « punir », et la logique de
l’accompagnement ne signifie pas que le résidant
puisse faire tout ce qu’il veut, et qu’en définitive
c’est son désir qui prime. Il y a donc lieu de
trouver des voies d’accompagnement du résidant
dans son projet personnel tout en se donnant la
possibilité de lui dire, s’il le faut, que l’autorité
de tutelle (médicale, sociale ou judiciaire) sera
informée d’une situation qui paraît, à un moment
donné, présenter un réel danger pour lui-même
ou pour autrui. Quatre axes majeurs orientent
l’accompagnement des résidants sous contrainte
dans cette IHP : l’état de santé du résidant ; ses
rapports avec les différentes tutelles ; les rapports
interpersonnels et familiaux ou son isolement ;
l’organisation de son temps et la mise en œuvre
du volet social et administratif. La question de la
santé est donc cruciale, mais il faut aussi travailler
les autres aspects de la prise en charge.
En conclusion, à la question de savoir comment
articuler des logiques a priori aussi différentes
que celles de l’autonomie et celle de la contrainte,
on peut dire tout au plus qu’apporter les réponses
les plus spécifiques et personnalisées possibles
aux besoins du patient exige du temps et des
moyens. Cette exigence se trouve renforcée
quand la dangerosité du malade est avérée et
que les logiques thérapeutique et judiciaire
doivent être conciliées, et idéalement devenir
complémentaires. 101
les dossiers venant de candidats demandeurs,
c’est-à-dire de personnes qui ont le libre choix de
poser leur candidature à un séjour. Or la mesure
de protection de la personne malade mentale
recouvre la notion d’irresponsabilité par rapport à
la maladie, alors qu’en IHP nous allons développer
sa responsabilisation et tenter de l’amener à
trouver un « savoir y faire » sa maladie.
par les transports en commun. Aucune autre
condition n’est mentionnée sur le plan social ou
familial. Son projet personnel est de reprendre la
vie commune avec son conjoint et sa petite fille.
C’est avec beaucoup d’espoir et de conviction
qu’elle sollicite notre aide pour organiser des
rencontres avec la plus jeune de ses enfants et le
père de celle-ci. Quelques visites ont lieu à l’IHP
le week-end et, malgré le peu d’enthousiasme de
son compagnon, elle projette de passer quelques
week-ends en famille. Son souhait de ne pas
séjourner longtemps à l’IHP est manifeste : elle
ne videra jamais ses valises ni ses cartons et
n’investira jamais son lieu de vie. L’équipe lui
suggère de discuter de son projet de retour en
famille avec son psychiatre, mais curieusement,
celui-ci n’est jamais présent ou disponible
pour rencontrer sa patiente lors de ses retours
mensuels à l’hôpital. L’équipe tente alors
d’interpeller ce médecin, en vain. Cette absence
de dialogue empêche de pouvoir envisager quoi
que ce soit avec la résidante, qui ne pense qu’à
reprendre contact avec son compagnon et sa
petite fille pour passer le week-end avec eux. Les
mois passent et, une fois, à l’insu de l’équipe,
elle débarque à l’improviste chez son compagnon
et leur fille. C’est en fourgon de police qu’elle
réintègre l’Habitation protégée quelques heures
plus tard. Face à cette réaction « musclée » de son
compagnon, incompréhensible et traumatisante
pour la résidante, une réunion est organisée à la
demande de l’équipe, à l’hôpital. En présence
d’une assistante sociale et d’une infirmière
inconnue, et toujours en l’absence du médecin,
l’équipe apprend qu’en réponse à des violences
envers sa fille et le père de celle-ci, elle s’est
vue interdite d’approcher son ancien domicile.
Ni la résidante ni l’équipe n’étaient au courant
de cette mesure. La mise sous protection est
prolongée pour une durée d’un an avec la
même fréquence de contrôle à l’hôpital. L’IHP,
lui, ne se considère plus comme faisant partie
des conditions de postcure, et l’équipe aide la
résidante dans la recherche d’un logement dans
sa région d’origine. Actuellement le traitement
médicamenteux ayant été diminué, elle montre
une nouvelle énergie et est impatiente de quitter
l’IHP.
Certaines Habitations Protégées insistent pour
que les candidats disposent d’une alternative à
leur admission chez elles : qu’ils n’y entrent pas
seulement par dépit, qu’ils aient le recul suffisant
par rapport à ce qui les amène à solliciter leur
aide. L’entrée en IHP nécessite que les candidats
soient dans une position de sujet, même soumis
à certaines conditions.
Le passage sans transition d’un univers carcéral
ou hospitalier contrôlé, sécurisant et régressif,
à la confrontation stressante et angoissante
au monde extérieur peut donner lieu à des
comportements menaçants, voire violents, qui
peuvent venir remettre en question le fragile
équilibre des personnes, vite déstabilisées
dans le cadre de l’IHP. Faut-il dès lors envisager
des lieux de vie transitoires, où ces personnes
bénéficieraient d’un encadrement plus soutenu,
de nature à leur permettre d’expérimenter cette
liberté de façon progressive ? Ces lieux pourraient,
dans certains cas, éviter le retour en prison ou en
établissement de défense sociale de personnes
qui n’ont pas commis de nouveau délit, mais n’ont
tout simplement pas pu s’adapter à l’IHP, ou qui y
ont décompensé.
Deux vignettes cliniques viennent illustrer les
difficultés rencontrées par l’IHP à articuler ces
logiques contradictoires et, par suite, à garder leur
cap dans la mise en œuvre du projet personnel du
résidant sous statut de contraintes.
Une patiente nous est adressée par un hôpital
psychiatrique dans le cadre d’une postcure, à la
suite d’une mesure de protection de la personne
malade mentale. Outre sa résidence obligatoire
en IHP, l’autre condition à laquelle elle doit se
soumettre se borne à un séjour de deux jours,
une fois par mois, à l’hôpital pour rencontrer son
psychiatre. Cet établissement est relativement
éloigné de l’IHP et difficilement accessible
Le manque d’implication et d’informations de
l’hôpital d’où émanait la demande de postcure a
102
ainsi placé les deux institutions dans des logiques
très différentes, ce qui a eu pour effet de perturber
l’équipe de l’IHP dans sa façon d’agir envers la
résidante et, plus gravement, de compromettre
la mise en place de son projet. Cet hiatus entre
deux cultures institutionnelles s’explique
probablement par la position de protection
inhérente à la structure hospitalière, laquelle n’a
rien à voir avec le sens que l’IHP donne au terme de
« protection », à savoir : un accompagnement vers
plus d’autonomie et un projet de vie dynamique.
Ce qui se dégage de cette vignette, à tout le
moins, c’est la nécessité de rencontres régulières
entre les deux institutions, première condition
pour que le parcours du résidant sous contrainte
puisse recevoir un minimum de cohérence et son
projet retrouver un sens à ses yeux.
séjour en Habitation Protégée sera tenté,
d’autres projets seront proposés, mais en vain.
Finalement, ce second séjour se soldera par une
fugue.
L’équipe de l’IHP s’est interrogée sur ce parcours
vécu comme un échec. Il en ressort que, à plusieurs
niveaux, les différents intervenants qui se sont
impliqués dans l’histoire de ce résidant n’ont pas
suffisamment tenu compte des quatorze années
d’internement durant lesquelles il s’est mis et a
été tenu à l’écart du monde et de la vie extérieure ;
il y a là une longue régression à laquelle plus de
sens aurait dû être apporté.
3.9.3. La nécessité d’une pratique de
réseau, propre à l’accompagné
L’IHP accueille un résidant en liberté conditionnelle, en provenance d’un Établissement de
Défense Sociale, qui a un lourd passé derrière lui.
Il a été jugé à 21 ans pour faits de mœurs et déclaré
immature, débile, influençable et irresponsable
de ses actes, il a été interné en Défense sociale
pendant 14 ans, années durant lesquelles il est
resté dans une position régressive, sans aucun
projet, ne sollicitant rien ni personne : il s’est fait
oublier. Durant la 15e année de son internement,
une assistante sociale s’intéresse à son cas, et
durant un an, il suit des séances d’hypnothérapie.
Ensuite, une formation en entreprise est mise en
place, et c’est avec un projet d’engagement que
l’IHP reçoit sa candidature. Durant cette période,
il a renoué des contacts avec sa grand-mère chez
qui il passe tous ses week-ends. Pendant quinze
mois, l’équipe tente de faire face aux multiples
résistances qui empêchent la bonne réalisation de
ce projet (problèmes de déplacement, imbroglio
administratif avec un CPAS dû à son changement
de domicile, etc.). Une belle énergie est déployée
pour lui permettre de poursuivre cette réinsertion
socioprofessionnelle tant espérée qui doit aboutir
à son autonomie. Une étape supplémentaire
est franchie lorsque la commission de Défense
Sociale accepte qu’il aille vivre chez sa grandmère. Pourtant, les choses se gâtent quand il
rencontre une jeune fille, mineure d’âge, et qu’il
décide d’aller vivre avec elle, sans l’accord de la
Commission. Ce non-respect de ses conditions de
libération aura pour conséquence sa réintégration
à l’Établissement de défense sociale. Un nouveau
Un constat central, en guise d’amorce du débat :
à ce jour, l’articulation entre la logique judiciaire
et de surveillance, d’une part, et la logique des
soins de santé mentale et de l’accompagnement
sociothérapeutique, d’autre part, reste encore
à construire. Les points de contact, les lieux,
les temps et les modalités de rencontre entre
les acteurs de terrain en provenance des deux
réseaux sont rares et peu structurés. Comment,
donc, mieux organiser ce système ? Il faudrait
peut-être davantage provoquer la rencontre entre
intervenants – IHP, centres de jour, maisons de
justice, médecins responsables, etc. Il ne s’agit
certainement pas, ici, de formaliser et d’appliquer
un code standard – une solution unique valable
pour tous les cas de Défense Sociale ou de
mesures de protection –, mais de chercher à
structurer davantage la concertation entre les
partenaires des deux réseaux autour du patient.
Il y a là un point d’articulation à soutenir : un
lieu et un temps pour clarifier le cadre de prise
en charge et les missions de chacun, rappeler
les balises posées par la loi, reprendre l’histoire
clinique du patient sous mesure de défense
sociale ou de protection afin de construire la
concertation et de trouver un juste milieu entre
les intérêts en présence, dans le respect de la
diversité des prises en charge, de la mission et
de l’expertise de chaque intervenant. Ces intérêts
sont, d’une part, la protection de la société, qui
fonde le régime de la contrainte et, d’autre part,
l’autonomie du patient, ou à tout le moins son
103
épanouissement, dans la prise en compte de sa
maladie et de ses implications sur l’organisation
de sa vie quotidienne. Soutenir l’autonomie dans
un cadre de contrainte n’est certes pas le moindre
des paradoxes auxquels doivent faire face, en
l’occurrence, les intervenants des IHP. C’est une
raison supplémentaire de rappeler qu’en aucun
cas, ces intervenants n’ont à endosser un rôle de
surveillance : ils sont là pour accompagner ces
personnes comme ils le font avec les autres.
personne est réhospitalisée, c’est parfois pour
plusieurs mois et, dans ce cas, l’IHP ne peut
plus facturer le séjour à l’organisme assureur.
Bref, de façon générale, les contraintes liées
au mode de financement des IHP – réputés être
les « parents pauvres de la Santé Mentale » –
pèsent dans la balance, en la défaveur de ce
public, exigeant à tous points de vue. Enfin, on
peut encore évoquer une entrée particulière de
ces personnes sous statut de défense sociale en
IHP, à savoir celle qui est prévue par l’article 14 :
le placement en IHP. Cette mesure a peut-être la
préférence des Commissions de Défense Sociale,
car elle permet de ne pas prendre le risque d’une
libération à l’essai ; mais elle ne peut se prendre
sans consentement de l’Habitation Protégée.
Le placement en IHP permet de réintégrer la
personne plus rapidement en hôpital, en cas de
« couac », sans repasser par le circuit de la prison.
Mais en pratique, cette mesure n’a lieu que quand
un psychiatre de Défense Sociale est aussi aux à
la direction médicale d’une IHP.
Autour de ce constat d’un défaut d’articulation
entre les deux réseaux, d’un manque de
concertation entre leurs intervenants respectifs
et de la question posée de comment y remédier,
le débat a permis d’affiner des éléments de
compréhension de la problématique et de faire
émerger quelques pistes de réflexion et d’action.
• On remarque, dans le secteur des IHP, une
disparité des positions prises par les structures
quant à l’accueil de ce public spécifique : certaines
refusent, par principe, de s’impliquer dans ce
domaine des soins sous contrainte, considérant
que ce n’est pas là leur mission, sinon leur
problème ; d’autres accueillent des personnes
sous statut de défense sociale, avec tout ce que
ce statut comporte : l’histoire personnelle, la
symptomatologie, l’anamnèse plus ou moins
chargée en antécédents psychiatriques. Parmi
celles-ci, certaines limitent le nombre de patients
sous mesure de défense sociale pour des raisons
bien précises, liées à la symptomatologie (par
ex. : un ou deux toxicomanes maximum) ou
à la lourdeur de l’accompagnement : donner
un véritable accompagnement à ces patients
exige en effet plus de temps, notamment pour
les concertations avec les acteurs extérieurs –
avocats, assistants de justice et commissions. Il
faut aussi souligner que dans le cas de personnes
sous statut de défense sociale, sur le plan
procédural et administratif, il s’agit souvent de
candidatures plus longues et plus compliquées.
Pour certaines IHP dont la viabilité est fort liée
à leur taux d’occupation, ces candidatures sont
d’autant plus difficiles à accepter qu’elles exigent
qu’une place soit bloquée longtemps, ce qu’elles
ne peuvent en général se permettre ; garder un
lit inoccupé pendant deux ou trois mois alors
qu’il y a quinze personnes sur leur liste d’attente
est difficilement tenable. De même, lorsqu’une
• Y a-t-il une différence d’accueil en IHP entre
les patients qui sont sous mesure de protection
et ceux qui sont sous statut de Défense Sociale
? La situation des seconds est plus interpellante,
car elle est plus lourde sur le plan procédural.
Avec des patients sous mesure de protection,
on négocie plus facilement avec le médecin
de tutelle. Avec des personnes sous statut de
défense sociale, une des craintes récurrentes
des équipes de soins concerne les implications
procédurales d’une dégradation de leur situation : si l’état mental d’un patient se détériore,
même s’il n’a pas commis de nouveau délit, il
retombe dans la procédure de son incarcération et
repasse par la « case départ ». D’où l’importance,
en l’occurrence, de mieux organiser le réseau et
les échanges entre les deux instances, de manière
à éviter autant que faire se peut le retour du
patient en prison. En particulier, il s’agit de tisser
un vrai partenariat avec le médecin de tutelle.
• La nécessité de provoquer la rencontre entre les
intervenants des deux réseaux, pour clarifier les
rôles respectifs, est d’autant plus nécessaire que
le monde de la défense sociale véhicule une série
de représentations tronquées dans le secteur des
soins, qui nourrissent les craintes à l’égard des
« internés » et de leur possible prise en charge
104
en structure d’hébergement ouverte. Réinscrire
ces patients sous statut de défense sociale dans
le champ des préoccupations de ceux qui doivent
les soigner – celui de la maladie et du symptôme,
quel que soit le statut – n’est donc guère aisé.
Les personnes dites « internées » ont un statut
lourd à assumer ; souvent, ce seul statut signe
une fin de non-recevoir dans les structures
d’accueil, quels que soient le diagnostic posé
et la symptomatologie du patient. Il est donc
très difficile de lever les résistances de certaines
équipes de soins à accepter des personnes qui
font l’objet d’une mesure de Défense Sociale.
Ainsi, penser un projet de sortie d’un patient
qui le ferait transiter par une structure d’accueil
avant d’aller vivre seul se heurte souvent à des
obstacles : certaines structures d’hébergement
craignent de ne pas pouvoir « gérer » le patient
(« sera-t-il capable de dire quand ça ne va pas
et, le cas échéant, de prendre l’initiative d’une
hospitalisation ? »). Elles ont aussi peur d’« être
contrôlées » par les maisons de justice ou les
Commissions de Défense Sociale. Certains
hôpitaux restent pourtant des partenaires dans
ce processus et s’engagent à accueillir l’interné
dans les moments difficiles : ainsi, en cas de
décompensation de la personne dans la structure
d’accueil, il est assuré de retrouver une place à
l’hôpital. De cette manière, on évite au patient
de devoir réintégrer l’annexe psychiatrique d’une
prison, ce qui se passe généralement quand une
structure d’accueil fait appel à la commission.
Toutefois, malgré ce dispositif de collaboration
mis en place par l’hôpital, des structures d’accueil
font sentir la faveur ou l’effort que représente le
fait d’accepter un « interné » ; en cas de retour à
l’hôpital, il n’est pas rare qu’elles mettent fin au
contrat dès la fin du séjour en psychiatrie. En tout
état de cause, l’accueil de personnes sous statut
de défense sociale demande un investissement
plus conséquent aux intervenants, une implication
plus forte dans le travail d’articulation avec les
instances légales ou judiciaires. Ensuite, l’accueil
de ces personnes fait surgir une question délicate :
celle de la vigilance plus grande que nécessiterait
leur dangerosité potentielle, « annoncée » en
quelque sorte par ce statut de personne « sous
défense sociale ». Or il est clair que le risque,
la dangerosité potentielle d’un malade mental
n’est pas directement liée à ce statut – derrière
lequel se cachent d’ailleurs des personnes bien
différentes. Comme l’évoquait un intervenant, les
personnes sous mesure de Défense Sociale ne
sont pas « potentiellement plus dangereuses »
que d’autres malades mentaux ; seulement,
leur dangerosité est apparue puisqu’elle a été
sanctionnée par la mise sous ce statut, alors
que dans tous les autres cas, elle est pendante.
Par ailleurs, avec ou sans statut, la trajectoire
de chacun peut attester d’une propension
au passage à l’acte. C’est l’association de la
psychose, souvent paranoïaque, et de traits dits
« psychopathiques », c’est-à-dire l’absence de
recours possible à la parole et la conversation,
qui forment le plus souvent le détonateur de
la violence, qu’elle se tourne vers les autres
ou se retourne sur la personne malade. Bref,
il s’agit d’être attentif à ne pas venir nourrir la
stigmatisation galopante dont ces personnes
font l’objet, aujourd’hui sans doute plus qu’hier.
De fait, ce ne sont pas tous des « psychopathes
sanguinaires » et c’est sans doute aux intervenants
à soigner les angoisses que ce statut fait naître ou
nourrit en eux ; nous avons affaire à des patients
comme les autres et peut-être même moins
dangereux dans certains cas. On peut d’ailleurs
souligner le peu de dangerosité des personnes au
passage à l’acte unique : dans une configuration
précise, un délire se développe sans rien en dire
et puis, soudain, le sujet « explose ». À cet égard,
l’accompagnement en IHP peut tout à fait se
révéler utile au sujet et le garder à distance de
la répétition d’un tel acte isolé. Enfin, comme
l’évoquait une participante, une formation ou
un encadrement des intervenants désireux
d’accueillir ce public permettrait sans doute de
lever une série de résistances fondées dans les
angoisses que ce statut d’« interné » nourrit et
partant, de contribuer à faire davantage de place
à ces personnes plus stigmatisées que d’autres.
• Les intervenants psychosociaux ont donc un
rôle à jouer, dans la perspective d’un véritable
accompagnement des personnes sous statut de
défense sociale, et d’une articulation de ce travail
avec le cadre légal et judiciaire qui le contraint.
Ainsi, puisque ce sont eux qui connaissent le
mieux le résidant dans sa vie de tous les jours, il
est important qu’ils puissent aller témoigner, en
connaissance de cause, devant la commission de
défense sociale, lorsque celle-ci est interpellée
par le médecin de tutelle. Eux seuls peuvent
105
témoigner du fait que, le cas échéant, le patient
va bien, qu’il s’est intégré dans un quartier et
qu’il a des rapports conviviaux avec le cordonnier,
l’épicier, etc. ; bref, qu’il peut retrouver une
place dans la société dont on l’a privé pour des
motifs justifiés. En outre, il est souligné que les
commissions de Défense Sociale font preuve
d’une certaine souplesse : si les rapports sont
favorables et que des choses sont proposées en
termes de suivi ou de prise en charge du patient,
à l’issue d’une concertation entre les acteurs –
une hospitalisation, la fréquentation d’un centre
de jour, un séjour en Habitation Protégée, etc. –
elles écoutent l’expertise des gens de terrain et
ne décident pas à leur place de ce qui semble le
plus adéquat à mettre en œuvre.
c’est en apprenant à travailler dans le respect des
contraintes légales ou judiciaires qu’ils trouveront
les moyens de faire au mieux leur travail auprès
de ces patients.
• Une meilleure organisation de la concertation
pose la question de savoir qui fait le lien entre
les deux réseaux : s’agit-il de désigner un acteur
professionnel en particulier – le psychiatre
de tutelle, l’assistant de justice – comme la
« personne de référence », celle qui assure ce
lien entre les réseaux et assume les aspects
contraignants et légaux de la prise en charge du
patient ? Dans cette perspective, les intervenants
psychosociaux, dégagés de cette dimension
procédurale et contraignante de la prise en
charge, pourraient se concentrer sur les soins
et l’intégration de la personne dans leur réseau.
Si l’idée est séduisante, elle appelle quelques
réserves, au nom de la clinique : en effet, il faut
se méfier d’une formule standard et rappeler que
le travail clinique, dans quelque cadre que ce
soit, c’est toujours du « cas par cas ». Autrement
dit, dans chaque situation, il y a à inventer une
forme de réseau et de collaboration qui inscrive
le patient comme partenaire et acteur de ce qui
se construit et de ce qui se passe.
• Il y a un autre intérêt à ce que les acteurs prennent
plus d’initiatives pour structurer la concertation
entre les réseaux judiciaire et de soins, nourrir
le dialogue entre les intervenants respectifs : à
savoir que, si personne ne bouge, ce cadre de
l’accueil des personnes sous statut de défense
sociale ou mesure de protection risque d’être
défini et imposé un jour, sans trop de concertation
avec les acteurs de terrain, et donc sans penser
les dispositifs à partir d’une lecture clinique et
thérapeutique des situations concernées. C’est
donc au secteur de soins à s’investir davantage
dans le domaine des soins sous contraintes, à
mettre les problématiques au travail, de manière
à poser les balises de son intervention dans ce
territoire spécifique, situé à l’intersection des
secteurs judiciaire et de la santé mentale. Quand
une série de conditions sont posées par la justice,
c’est donc au réseau de soins à s’organiser et à
décider de ce qui est le plus adéquat à mettre
en place pour le patient, comme il le fait pour
tout autre patient, en en référant bien sûr, quand
la loi l’impose, à l’assistant de justice ou à la
commission. De la façon dont les acteurs de soins
vont s’organiser entre eux et s’impliquer dans
leur mission dépend leur liberté thérapeutique,
leur marge de manœuvre dans ce cadre imposé :
• Enfin, pour clôturer ce débat et l’ouvrir à une
autre dimension du travail en IHP, il fut souligné
que, comme la notion d’ « autonomie », la notion
de « contrainte » peut également être posée en
terme de position subjective – dans ce cas, elle
recouvre alors une dimension plus clinique. Il
est donc intéressant de déplier la « contrainte »
autrement que dans sa dimension légale ou
judiciaire, telle qu’elle fut disséquée dans cet
atelier. En effet, nombreux sont les candidats
qui ne font l’objet ni d’une mesure de placement
(art. 14), ni d’une mesure de défense sociale ou
de protection, et qui sont pourtant contraints
d’une manière ou d’une autre, à faire un séjour en
Habitation Protégée : que ce soit par des équipes,
des familles ou des services sociaux.37
37. A ce sujet, on renverra le lecteur aux débats menés dans l’atelier VII, sur la motivation du candidat : « On m’envoie chez
vous »
106
3.10. L’accompagnement de résidants présentant
des assuétudes nécessite-t-il des dispositions particulières ?
La place du psychotrope – alcool, drogues et
médicaments – dans la vie du sujet est singulière :
elle apparaît comme un traitement du mal-être,
de l’angoisse, des hallucinations, du délire. Et
cependant, ce traitement peut ici devenir lui-même
la cause d’une rupture du lien social. Comment
gérer ce paradoxe ? L’usage de psychotropes,
qu’il soit interdit ou toléré est une préoccupation
constante en IHP ; la crainte d’une consommation
« contagieuse » suscite, elle aussi, régulièrement
le débat. Certaines institutions ont prévu des
dispositifs spécifiques : quels sont-ils ? En quoi
sont-ils nécessaires ? Jusqu’où peut-on tolérer
la consommation d’alcool ou d’autres
psychotropes ?
l’IHP, à savoir : les consommations chroniques
d’alcool, les surconsommations alcooliques ou
médicamenteuses qui apparaissent à la suite de
crises d’angoisses, de mélancolie ou de déprime
et, enfin, la combinaison de ces deux premières
formes. Les travailleurs soulignent cependant
que leur expérience en matière de prise en
charge de personnes présentant une ou plusieurs
assuétudes est limitée ; quand bien même un
certain nombre de résidants présentent une
assuétude plus ou moins importante à l’alcool.
Les questions que se pose l’équipe sont variées.
L’assuétude des résidants est-elle du côté de
la transgression ou de l’appel, de la demande
d’aide ? Est-elle un signe de mal-être social ou
un moyen de socialisation ? Quelle suite donner
à une surconsommation ponctuelle, gênante,
voire dangereuse pour le patient et pour ceux
qui l’entourent ? Y a-t-il un compromis possible
entre les bénéfices et les inconvénients d’une
consommation jugée excessive ? Trois vignettes
évoquent la diversité rencontrée dans la prise en
charge de cette problématique des assuétudes.
3.10.1. Fonction de l’assuétude et pouvoir
de la parole
Les problèmes d’assuétudes rencontrés dans l’IHP
ne sont jamais isolés : ils sont concomitants à
une maladie mentale. Il s’agit essentiellement de
l’abus d’alcool ainsi que d’une surconsommation
médicamenteuse, la plupart du temps à partir du
traitement prescrit dans le cadre de la pathologie.
L’IHP préfère donc refuser les candidatures de
personnes dont la consommation problématique
de substances prédomine sur la maladie mentale
ainsi que les personnes dont la consommation
est aiguë. C’est souvent le signe que le patient
n’est pas tout à fait prêt pour l’entrée – au même
titre, d’ailleurs, que toute autre difficulté qui
se présente de manière trop aiguë. Car pour
la réalisation d’un projet, il est nécessaire de
pouvoir identifier un ou plusieurs « leviers »
de travail possibles ; or, dans ces cas, cela est
difficile. En outre, on sait que le type de structure
qu’est l’Habitation Protégée est peu approprié à
opérer un contrôle régulier de la consommation
des résidants ; ce n’est d’ailleurs pas l’esprit qui
préside à l’accompagnement en IHP. Un homme d’un certain âge, souffrant de
schizophrénie paranoïde, consomme tous les
jours entre trois et cinq verres de bière, afin de
stabiliser ses angoisses, elles-mêmes chroniques.
L’équipe tente de lui faire diminuer, voire stopper
sa consommation, avec l’aide de son psychiatre
qui lui propose un traitement de substitution. Le
résidant accepte la proposition, mais fait ensuite
remarquer que ce traitement ne stoppe plus ses
angoisses comme le faisait la bière et qu’il se
sent moins bien ; il recommence bientôt à boire
sans en avertir l’équipe. Cela étant dit, l’équipe
se rend compte qu’il contrôle lui-même sa
consommation. En outre, il apparaît que l’alcool
a en partie une fonction sociale pour lui : c’est
l’occasion de partager un moment avec des
copains, à l’occasion de ses rares sorties de la
maison. Dans l’attente de nouvelles ouvertures,
l’équipe accepte cette consommation comme
une forme de solution, voire d’automédication.
Il faut distinguer trois formes principales de
consommation problématique au sein de
107
Une jeune femme à la personnalité dite
« borderline » avec troubles affectifs, qui
s’automutile et est une ancienne consommatrice
de drogues dures, vit sa vie dans « l’acting out
» et fait de réguliers passages à l’acte, tant du
point vue alcoolique que médicamenteux ; son
humeur varie abruptement. La prise massive
d’alcool et de médicaments survient en période
de crise affective : leur fonction est de créer
une amnésie temporaire, afin de la soulager
de sentiments devenus trop débordants pour
elle. Les armes de l’équipe sont la discussion,
le raisonnement et l’écoute. Elles ne sont
malheureusement efficaces qu’à condition que
la résidante prévienne l’équipe lorsqu’elle va
consommer. Si ce n’est pas le cas, les travailleurs
ne peuvent que l’interpeller, voire la recadrer a
posteriori dans la mesure de leurs possibilités.
souvent de tenter de « mettre du sens » à des
actes qui sont par définition non réfléchis et
qui s’imposent à ces résidants qui ne peuvent
se contrôler. Dans la mesure du possible, la
construction de solutions se fait en collaboration,
en partenariat avec les personnes : dans la prise
en compte du sens qu’elles donnent elles-mêmes
à leur consommation, mais aussi dans la mise
en perspective des conséquences de celle-ci,
tant sur leur santé que sur l’équilibre de la vie
communautaire. Mais on mesure fréquemment
en IHP, comme ailleurs, les limites de la prise
de conscience par un apport de sens avec des
patients qui ne peuvent y prendre appui. Dans les
cas de débordements dangereux ou d’états trop
perturbants pour les autres résidants, du fait de la
consommation de psychotropes, il importe d’être
cadrant avec le résidant concerné et de le renvoyer
à sa responsabilité. On ne peut pas communiquer
dans de telles circonstances. Dans certains cas,
d’autres réponses, souvent médicales, doivent
être fournies (produits de substitution, sevrage),
lesquelles ne sont pas praticables en Habitation
Protégée. Quand l’addiction reprend une trop
grande ampleur, en cas de réelle mise en danger
de la personne, il est incontournable de la mettre
à l’abri dans une structure plus encadrante. On
touche là aux limites d’un dispositif aussi léger
qu’une IHP.
Une dame dans la quarantaine, ancienne
toxicomane, souffrant d’hépatite C active,
présente une consommation chronique d’alcool
et de médicaments, associée à des phases
de surconsommation ponctuelles liées à des
événements de vie difficiles. L’équipe oscille
entre les positions décrites précédemment,
à une différence près : l’hépatite active de la
résidante qui place les travailleurs face à un
risque réel quant à son pronostic vital. L’alcool
a un côté anxiolytique, mais pas de dimension
sociale : la résidante boit seule, cherchant
dans la consommation d’alcool un effet à peu
près identique aux benzodiazépines qu’elle
consommerait en temps normal ; seulement,
l’alcool lui apporte un résultat plus rapide et
moins sédatif. Dans les moments de crise, elle ne
recourt qu’à l’alcool, en doses massives, ce dont
elle ne parle que quelques jours après. L’équipe
travaille donc a posteriori. Elle tâche alors de
mettre du sens par rapport à l’événement précis
de surconsommation, quant à l’adéquation de sa
réaction, mais aussi en regard de son pronostic
vital.
3.10.2. Savoir faire avec l’assuétude…
sans oublier les autres
Cette équipe a saisi l’occasion du colloque pour
effectuer un bilan sur le travail réalisé avec des
résidants présentant une assuétude, après cinq
ans de fonctionnement de leur IHP. Environ
80% des résidants qui ont séjourné dans l’IHP
présentent une dépendance à un produit (alcool,
médicaments, drogues). Le terme « assuétude »
renvoie à toute habitude de consommation d’un
produit psychotrope, quel qu’il soit, allant jusqu’à
l’asservissement – donc la perte de la liberté
d’arrêter. Actuellement, un quart des résidants ont
une demande d’aide spécifique concernant leur
dépendance ; la plupart d’entre eux demandent
que l’institution leur offre une « barrière » par
rapport au produit. La mission de l’IHP étant de
viser l’autonomie de l’individu, l’équipe tente
donc de favoriser chez les résidants la capacité de
Les difficultés liées aux assuétudes, les dérapages
auxquels elles donnent lieu, comme toute
autre difficulté se référant aux liens entretenus
par le résidant avec le monde extérieur, sont
ainsi abordés par l’équipe sous l’angle de la
discussion, de la négociation, du compromis.
La réponse de l’équipe, individualisée, est donc
108
« savoir faire avec » les autres sans avoir recours
au produit toxique, ou le moins possible.
deux séjours consécutifs d’un an. Globalement,
ils seront émaillés de répétitions et de rechutes
à différents niveaux : transgressions des règles
(fumer dans les chambres, héberger son fils,
boire, troquer et abuser de médicaments),
relations amoureuses avec des résidants
alcooliques abstinents, conflits de voisinage, etc.
L’équipe l’accompagnera, non sans mal, dans
la mise en place d’une administration de biens,
d’un suivi psychiatrique régulier, d’un suivi
de sa médication et de son régime alimentaire,
ainsi que dans la remise en ordre de toute sa
situation administrative – autant de domaines où
la question des limites est présente (dépenses,
orgies alimentaires, abus de médicaments, laisseraller des papiers). Au final, devant l’impossibilité
pour la résidante d’entendre et de respecter les
règles, l’équipe décidera de ne pas reconduire sa
convention et d’utiliser les trois derniers mois de
son séjour à l’organisation de sa sortie, laquelle
est en cours de préparation aujourd’hui.
La définition du terme « assuétude » par
Beycherelle Aîné, dans le Dictionnaire national
français du 19e siècle, a retenu l’attention de
l’équipe : Physiol. Propriété que possède l’économie animale de résister à certaines causes
perturbatrices. Il y a bien dans la consommation
de produits une dimension d’automédication,
de protection et de lutte par rapport à des
causes perturbatrices : résister à l’angoisse de
la rencontre avec l’autre, enfouir au plus profond
de soi des souvenirs douloureux, etc. Le parcours
du candidat retient donc toujours l’attention des
travailleurs. Quelle est son histoire ? Quelle place
le produit a-t-il prise dans sa vie, dans son délire
et dans maladie ? Comment a-t-il vécu jusqu’à
présent sa consommation ? Comment énonce-til sa demande ? Pour le sujet, la consommation
n’est que la partie visible de l’iceberg ; c’est un
symptôme qui, certes, prend de la place et peut
être dérangeant, mais qui recouvre bien d’autres
choses : il est capital de garder à l’esprit que
le recours au produit a une fonction précise et
que l’abstinence n’est généralement pas sans
conséquence pour le sujet.
Comme lors de la première présentation sur ce
thème, de nombreuses questions reviennent
régulièrement « sur le tapis » : faut-il sanctionner
la consommation ? Peut-on tout accepter au nom
du symptôme ? En cas de re-consommation,
poursuit-on le travail et le cas échéant, comment
? Faut-il privilégier le bon fonctionnement de
la communauté sur celui de l’individu ? Fautil considérer l’IHP comme un lieu de vie plutôt
que comme un lieu de soins ? Comment gérer la
dépendance, surtout quand le produit est illégal,
en respectant le sujet, en allant à son rythme, en
lui permettant de vivre les choses de la façon la
plus sereine possible ? Comment travailler cela,
sachant que d’autres résidants du même immeuble
présentent une problématique de dépendance
et sont dès lors susceptibles de consommer à
nouveau, par un effet de contagion ? Faudrait-il
limiter le nombre de résidants souffrant du même
problème dans un immeuble précis ?
Exemplifions :
Une dame dans la cinquantaine, mère de trois
enfants issus de deux unions différentes,
pose sa candidature à l’IHP. Elle réside en
maison d’accueil, où elle a abouti à la suite
de l’expulsion de son appartement, pour
cause de fortes consommations d’alcool et de
médicaments, mais elle ne boit plus depuis deux
ans. Elle apparaît comme une personne très
isolée. Elle livre quelques bribes de son histoire,
sans aucune émotion : les sévices de son père
alcoolique ; deux maris alcooliques et violents;
le placement de son fils par le service de l’Aide
à la Jeunesse; plusieurs hospitalisations en
psychiatrie pour dépression, arrêt de médication,
épisode de confusion psychique. Sa demande
est centrée sur des aspects socio-administratifs
et sur l’organisation des visites de son fils. Elle
ne semble reconnaître aucune responsabilité
dans ce qui lui arrive. Elle ne demande rien en
ce qui concerne l’alcool ni les médicaments. Elle
souhaite juste se « stabiliser ». Elle fera chez nous
Lorsqu’un candidat annonce une dépendance,
le dispositif mis en place dans cette IHP est le
suivant : l’équipe n’accepte sa candidature que si
le sujet a effectué une postcure ou est abstinent
depuis au moins 6 mois. C’est là une règle
générale et arbitraire, certes, mais à laquelle
on peut à l’occasion faire exception, en fonction
de l’évaluation de la motivation du candidat,
109
de son parcours, etc. Elle ne donne aucune
garantie d’abstinence ni de réussite d’un séjour ;
elle offre juste une plus grande probabilité
d’accueillir un résidant « sevré » et donc de
protéger la communauté déjà existante. En outre,
l’interdiction de consommer de l’alcool ou de la
drogue, ainsi que d’abuser de médicaments est
notifiée dans le règlement d’ordre intérieur. Cela
ne signifie pas que l’équipe vise l’abstinence
totale du résidant de manière rigide et totalitaire :
le règlement d’ordre intérieur est seulement une
disposition générale qui permet d’intervenir
en cas de transgression trop importante et de
dérapage. Mais la première disposition d’esprit
de l’équipe, c’est d’être à l’écoute de la parole du
résidant et de s’abstenir de tout jugement afin
que la rechute puisse s’énoncer, sans renforcer les
sentiments de culpabilité ou de honte. L’équipe
ne procède pas à des prises d’urines et ne se
permet pas non plus d’intrusion dans les lieux de
vie des résidants : en principe, les travailleurs ne
pénètrent pas dans les chambres sans avertir les
résidants. C’est seulement lorsqu’ils sont amenés
à penser qu’un sujet s’alcoolise quotidiennement
ou qu’il consomme des produits illicites, sans
qu’aucun membre de l’équipe puisse en parler
avec lui, qu’ils s’autorisent alors une position
de contrôle, dont la possibilité d’entrer dans les
chambres, afin de protéger le sujet de lui-même.
est plutôt curieux, soucieux de repérer la fonction
de la consommation, en sachant que certains
résidants traitent souvent par leur consommation
une souffrance bien pire que les ravages que
cette consommation provoque à l’occasion, sur
eux-mêmes ou dans leur rapport aux autres. En
même temps, d’expérience, on sait que cette
position d’accueil peut être soutenue seulement
jusqu’à un certain point : au-delà d’une limite, ce
n’est plus gérable, car trop déstabilisant pour la
collectivité et, parfois, cela conduit à une mise en
danger inacceptable de leur santé. Pour fixer ces
limites, on passe nécessairement par les règles –
de toute évidence, celles-ci font partie du travail
clinique.
À cet égard, on constate tout d’abord une grande
variété de règles dans les IHP. Leur formulation,
tout comme leur application sont tributaires de
la conception que l’on se fait de ce qu’est une
IHP. Ensuite, sur le fond, toute la complexité
est de savoir quelles règles on se donne : ainsi,
interdit-on – ou permet-on, le cas échéant –
au résidant de consommer dans sa chambre ?
Dans les lieux communautaires ou en dehors ?
Sur toute la durée de la prise en charge ou à
certains moments de celle-ci ? Un large champ de
réflexion fut ouvert par le débat, dont émerge une
idée centrale : les règles sont indispensables,
mais, à ne vouloir s’appuyer que sur elles, on se
retrouve dans une impasse. Il s’agit donc de faire
preuve de finesse, tant dans la lecture que l’on
fait de la consommation de drogue, d’alcool ou
de médicaments que dans la réponse qu’on lui
donne en conséquence. Plusieurs éléments du
débat qui éclairent la problématique peuvent être
dégagés.
3.10.3. Entre la jouissance de la drogue et
la fragilité des liens…
Faut-il des dispositions particulières pour
accompagner des résidants qui présentent une
assuétude ? Quelles règles met-on en place,
comment s’en sert-on ? Quel usage fait-on de la
parole ? Comment réagit-on à la consommation ?
En écho aux deux présentations, le débat
a conforté l’idée qu’on ne peut donner aux
questions posées qu’une réponse en demi-teinte,
et au cas par cas. Les positions des deux IHP se
répondent en ce que l’une et l’autre n’adoptent
pas, à l’égard de la consommation d’alcool,
de drogue ou de médicaments, une position
« orthopédagogique », mais plutôt une position
« d’accueil » : de part et d’autre, en effet, on
ne vise pas à sanctionner ou à rééduquer un
comportement dans la croyance que, « dans
l’absolu, c’est mieux de ne pas consommer ». On
• Comme il le fut souligné lors de la première
présentation, d’abord, en cas de consommation
de substances ou de produits, il est nécessaire
d’utiliser les règles qu’on s’est données dans une
institution comme une IHP. On commence par
rappeler la règle, en formulant, le cas échéant,
un certain nombre d’avertissements ; ensuite
et seulement, on peut en sanctionner le nonrespect, quand l’usage excessif de produits ou le
comportement problématique vient à se répéter.
Une hospitalisation du résidant peut constituer,
par exemple, la réponse qui s’accorde à la règle
énoncée, mais non respectée. Donc, il y a des
110
règles, mais aussi un certain usage des règles
par l’institution : il est interdit de consommer
dans l’IHP – la règle est donnée –, mais, en même
temps, le résidant n’est pas d’emblée exclu quand
il recommence à consommer – l’IHP fait preuve de
tolérance dans l’application de la règle. S’appuyer
de cette façon sur la règle, c’est intervenir du
côté de la coupure, dans un premier temps : ce
faisant, on ne s’appesantit pas sur la question du
« pourquoi y a-t-il eu consommation ? », c’est-àdire sur la question du sens que le résidant est
en mesure ou non de donner à sa consommation
– car entrer dans le registre explicatif, cela peut
durer longtemps et être sans portée ! Du côté
de la seconde IHP, ce qui est mis en avant, dans
le même esprit, c’est le principe d’une double
intervention : d’abord, on s’appuie sur une règle et
sur un cadre ; ensuite et seulement, on interroge,
non pas tant le sens de la consommation que sur
sa fonction.
que « chercher une explication à » a souvent
peu d’impact et la drogue est tellement plus
efficace que le « blabla » ! Cela ne signifie pas,
bien sûr, qu’on n’en parle pas avec le résidant,
qu’on ne tente pas de l’impliquer dans la solution
à trouver, ni qu’un travail de conscientisation
ne soit pas parfois possible. Mais, amener un
résidant à se questionner sur ce qui le pousse à
toujours choisir cette même réponse à son malêtre se fera sans doute à meilleur escient en
dehors de l’une ou l’autre période de crise et de
consommation, c’est-à-dire quand la personne va
plutôt bien. D’expérience, on sait par ailleurs qu’il
est peu probant d’agir, de quelque façon que ce
soit, dans l’urgence, quand un résidant est sous
l’emprise de l’alcool. Par exemple : dans tous les
cas, il est préférable de laisser passer le temps
nécessaire à pouvoir reprendre les choses quand
il est à nouveau en état de le faire.
• En dehors de cette question de la fonction et du
sens, un autre enjeu posé par la problématique
de la consommation en IHP, c’est de trouver un
équilibre entre l’individuel et le collectif : comment
préserver l’individu dans sa particularité, en
tenant compte de tous les autres qui vivent dans
la maison et qui ont, peut-être aussi, à des degrés
divers, des problèmes de dépendance ? Bref, la
dimension communautaire doit être prise en
considération pour répondre. Dans la vignette,
le fils de la résidante était une source d’angoisse
pour tous ses voisins ; l’interdiction est arrivée
au moment où la communauté était mise à mal
par les arrivées intempestives de cet homme
qui débarquait en pleine nuit et consommait
dans la maison. De façon générale, dans ce type
de situation, les autres résidants demandent
à l’équipe d’apporter une réponse. Cela peut
mener rapidement à une fin de séjour, car entre
l’avertissement et l’exclusion, on a souvent peu
de mesures intermédiaires, si ce n’est l’exclusion
temporaire, par la voie d’une hospitalisation, par
exemple. À ce sujet, il fut souligné que quand
l’IHP et le résidant prennent la consommation
comme un symptôme plutôt que comme une
transgression, une exclusion temporaire du lieu
est un moyen possible de traiter le problème de
la consommation en IHP.
• Que traite la consommation pour quelqu’un qui
se trouve en Habitation Protégée ? Il est important
de chercher à le savoir. La nuance entre le sens et
la fonction de la consommation est importante ;
prendre les choses par le biais de la fonction
du produit consommé permet de mieux calculer
le type d’intervention à mettre en place, au cas
par cas. Est pointé ici le fait que la drogue est un
symptôme et que la personne fait un certain usage
de sa consommation. Elle s’en sert pour se mettre
à l’abri, pour se défendre de quelque chose. Dans
la dernière vignette clinique de cet atelier, la
fonction de la drogue est repérée, tout d’abord :
la consommation répond soit à un débordement
du sujet quand elle est avec les autres, soit à un
moment où elle est ou se sent « lâchée » par les
autres. Ensuite, une solution pratique et réaliste
est cherchée : on décide que quand le fils de la
résidante est trop envahissant, l’entrée du lieu
lui est interdite. De cette manière, la résidante
peut mettre elle-même des limites à quelque
chose qui la déborde, dans ses liens sociaux.
Indirectement, c’est donc bien une intervention
sur sa consommation : on n’a pas cherché à trouver
une explication à celle-ci, on n’a pas demandé à
la résidante si cette consommation était liée à la
présence difficile de son fils, etc., mais on a réglé
pratiquement la question, de manière à limiter
cette consommation symptomatique. Bref, on
n’est pas intervenu du côté du sens – sachant
• La question de l’excès de consommation est une
question épineuse : où commence-t-il ? À l’aune
111
de quoi le jauge-t-on ? C’est toujours du cas par
cas, mais il faut tenir compte de deux aspects :
d’une part la vie communautaire, d’autre part
les effets « collatéraux » – sociaux, somatiques
– d’une consommation. C’est donc une question
de pondération, mais également de choix, dicté
en l’occurrence par l’orientation de l’équipe de
soins. On rappelle ici qu’il y a une grande diversité
de projets dans le paysage des IHP. Beaucoup
d’entre elles n’acceptent pas de gens dépendants
– certaines fonctionnant même selon la distinction
opérée par le DSM IV entre « dépendants »
(axe I) et « purs dépendants » (axe II), dont il
est remarqué au passage qu’elle est caduque
et artificielle, dans sa volonté d’objectivation.
Il n’y a pas de « purs dépendants » ; il y a
principalement en IHP des gens qui ont de graves
problèmes de vie, et certains les traitent par une
consommation problématique de produits, de
substances ou d’alcool. Pour le reste, certaines
IHP vont privilégier la vie communautaire : tolérer
une consommation – en considérant, le cas
échéant, que c’est la « solution du résidant » –
pour autant qu’elle n’entraîne pas de troubles
du comportement dans la communauté. D’autres
seront d’abord soucieuses de la santé du résidant
dont la consommation est jugée problématique
pour lui-même, dès lors qu’elle le pousse à une
destruction lente et qu’elle participe d’un rapport
mortifère à l’existence. Enfin, dès lors qu’en IHP,
les résidants ont leur chambre à eux, on touche
aussi à la question de la vie privée, et donc à
sa limite institutionnelle : ce qui se passe dans
les chambres regarde-t-il l’équipe ? La limite est
souvent difficile à fixer. Cette question rejoint
celle, plus générale, de l’IHP comme lieu de vie
et lieu de soins : où donc s’arrête concrètement le
thérapeutique ? Certaines Habitations Protégées
se retrouvent coincées par la règle édictée, à
savoir : une interdiction catégorique de boire
pendant le temps de la prise en charge, même
à l’extérieur de l’institution, pour les résidants
dépendants comme pour les autres. Il est clair
que cette règle n’est pas tenable, ce qui force
l’institution à fermer les yeux, dans certains
moments spécifiques – dîners de famille,
moments festifs – vis-à-vis des résidants qui ne
présentent aucun problème de dépendance. Ce
fonctionnement à deux vitesses est inconfortable
pour l’équipe, outre son incohérence sur le fond
– ce n’est certes pas une interdiction générale qui
empêche les sujets dépendants de consommer
quand même.
• Pour conclure, on dira qu’on touche ici, avec
la problématique de la consommation en IHP, à
la question des limites de l’institution dans sa
fonction de protection par rapport aux modes
de vie faisant place à une variété de passages à
l’acte : c’est la fonction de l’institution que de
faire barrière à la consommation. Elle édicte une
règle en ce sens. Mais, en même temps, il y a
un impossible qui rend la mesure inopérante et
contraint l’équipe à bricoler, au cas par cas.38
38. Sur la fonction et les limites du cadre en général, on renverra le lecteur aux débats de l’atelier III sur « le rapport au
contrat ».
112
4. Relances
Après avoir formalisé l’ensemble des textes rassemblés dans ce volume autour du questionnement
de la notion d’autonomie, nous avons demandé à Alfredo Zenoni, psychanalyste, de lire notre travail
d’écriture et d’en rédiger la préface. Il a accepté et cela l’a inspiré pour la conférence qu’il a donnée
pour lancer le programme de recherche du « Réseau 2 », qui regroupe une vingtaine d’institutions
du champ de la santé mentale39.Cependant, son texte ne ressemble en rien à une préface au sens
où, traditionnellement, celle-ci est censée introduire un ouvrage : il s’agit plutôt ici de ce qu’on
pourrait nommer une « lecture interprétative » de nos travaux – ce qui, au demeurant, est bien mieux
qu’une préface. Il ne peut qu’être remercié d’offrir, aux lecteurs et aux auteurs, une perspective
clinique pointue pour approfondir et relancer la réflexion autour de cette thématique si délicate de
l’autonomie en tant que telle, tout en l’articulant aux questions développées tout au long de ce livre,
dont principalement celles de la motivation, des activités, de l’hygiène, du rapport au cadre, des liens
familiaux, etc.
Cette réflexion trouvera toute sa pertinence aussi auprès des intervenants et des décideurs de
l’ensemble des institutions du champ de la santé mentale et, plus largement, dans les domaines de
l’éducation, de la formation, du social et de la santé.
Dan Kaminski, professeur de criminologie, fut sollicité pour la postface et nous a proposé un texte qui,
lui aussi, apporte une relance, mais dans un autre registre : c’est à une réflexion socio-politique pointue
autour du champ sémantique, de l’histoire, de l’usage actuel et de la portée de la notion d’autonomie
qu’il nous convie, nous rappelant en particulier que la clinique ne saurait se penser indépendamment
du champ politique dans lequel elle s’inscrit et avec les exigences duquel elle a à composer : à
l’horizon de nos pratiques psychosociales, clinique et politique constituent immanquablement deux
dimensions indissociables de notre travail et du discours que nous pouvons élaborer dessus.
39. Pendant deux ans, les institutions du « Réseau 2 » mettent à l’étude une thématique en lien avec la réalité de terrain et se
centrent sur l’étude de cas. Ces deux années de travail se terminent toujours par la présentation des travaux lors d’une journée
d’étude. Après « Symptômes et lien social », « Le transfert » et « Le passage à l’acte », c’est la question abordée lors de la journée d’étude de la Fédération des Habitations Protégées, dont nous proposons ici le produit, qui sera prolongée dans le cadre
du « Réseau 2 ».
114
4.1. Autonomie et « auto-séparation »
Alfredo Zenoni
Psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause Freudienne
Une des questions les plus fréquemment
soulevées dans les discussions d’équipe en
institution concerne l’ambiguïté de notre
intervention ou de notre accompagnement,
dans la mesure où l’on peut considérer qu’ils
ne favorisent pas l’émergence d’une prise en
charge du résidant par lui-même ou qu’ils le
maintiennent dans un état de dépendance,
entravant ou risquant ainsi de compromettre ce
qu’on appelle son « autonomie ». Va-t-on ou non
l’accompagner chez l’assistant social du Centre
Public d’Action Sociale, à la banque ou chez son
avocat ? Téléphoner à sa place ou avec lui ? Gérer
ou non, avec lui, son argent, sa médication ?
Etc. Voilà différentes modalités de la question si
souvent débattue – et qui, si elle était débattue
jusqu’au bout, devrait d’ailleurs également aller
jusqu’à mettre en question l’existence même de
l’équipe qui se la pose : car accueillir et prendre
soin de personnes c’est déjà, d’une certaine
façon, suppléer à une incapacité, ne pas laisser
les personnes à leur autonomie.
et donc moins « régressée » – que celle qui vit en
ménage dans une Habitation Protégée, ou est-ce
le contraire ?
4.1.1. Les impasses de l’autonomie
Dans le cadre de l’Arrêté Royal qui définit les
missions des Initiatives d’Habitations Protégées,
et plus largement dans la conception des soins qui
tend à dominer aujourd’hui, la notion d’autonomie
est indissociable d’une finalité du dispositif
institutionnel qui consisterait, en parallèle au
traitement médical dispensé, en un apprentissage
ou un réapprentissage de certaines compétences
comportementales indispensables, conçues
comme étant plus ou moins indépendantes de
la problématique clinique de la personne. Or,
comme le montrent les exposés et les débats qui
ont eu lieu lors du colloque, un tel présupposé est
démenti par l’expérience. Lors de son intervention,
le professeur Jean De Munck, en évoquant la
question de la transférabilité, souligne — lui
aussi — que ces « compétences » sont tout à
fait corrélatives du contexte relationnel où se
joue l’évolution clinique de la personne. Nous ne
pouvons que constater que les institutions existent
d’abord comme une réponse pratique alternative
à des situations humaines fort complexes et que
les séquences d’apprentissages de compétences,
quand elles sont de mise, ne constituent pas
l’essentiel de l’accompagnement. Ce serait avoir
une vision aseptisée de la vie humaine que de
la réduire à un inventaire de fonctions à exercer,
comme si elle ne comportait pas par elle-même
une complexité et une conflictualité à la fois
interpersonnelle et intrapersonnelle qui en
constitue toute l’épaisseur existentielle et toute
la virtualité clinique. Les enjeux de l’existence
humaine ne se distribuent pas sur une échelle
évolutive des fonctions, allant de l’infantile à
l’adulte, mais sont la conséquence d’une difficulté
intrinsèque, une difficulté que l’être humain
rencontre à tout âge : celle de nouer ensemble,
simultanément, des dimensions de la vie qui ne
Si j’évoque ainsi le paradoxe d’une assistance
ou d’un accompagnement nécessaire – dont on
pense en même temps qu’ils empêchent que le
sujet puisse s’en passer un jour – ce n’est pas tant
par goût du paradoxe que pour interroger, comme
cela a été réalisé au cours du colloque de la FFIHP,
une idée de l’autonomie comme abolition de toute
adresse ou de tout recours à l’Autre, présentée
comme le but suprême de l’évolution individuelle.
Je propose donc d’interroger une certaine idée de
l’autonomie qui voudrait qu’on puisse la mesurer
en degrés d’éloignement d’un pôle institutionnel
et en degrés de proximité à un pôle de vie non
institutionnel. À titre d’exemple de cette volonté
de mesure, dans un sens comme dans un autre,
des questions fréquemment entendues, du type :
la personne qui réside pendant des années dans
une Habitation Protégée est-elle moins autonome
ou plus autonome que celle qui réside chez ses
parents, ou dans un appartement tout proche de
celui de ses parents ? La personne qui vit seule
dans un studio en ville est-elle plus autonome –
115
vont pas automatiquement ensemble. Ainsi, la
vie humaine consiste moins à passer d’un point
à un autre – de la dépendance à l’autonomie, des
fantasmes ou du délire à la réalité, de l’émotion
à la raison – par des étapes ou par des stades
intermédiaires, qu’à trouver, à chaque époque de
la vie, une conciliation ou une compatibilité entre
ces dimensions diverses. Car chacune de ces
dimensions comporte son envers, et c’est tout le
drame ou la comédie de la vie que d’essayer de
les tenir ensemble.
des biens est vécu par le sujet, dont on voudrait
réguler les dépenses afin qu’il puisse mener une
vie plus autonome, comme une atteinte à… son
autonomie. Ainsi, le père d’une patiente avait
décidé de faire une donation à sa fille, hébergée
dans une IHP, mais à la condition que la gestion
de l’argent soit confiée à un avocat, ce que la
patiente avait refusé au nom de son autonomie.
Dans ce cas, la solution, consistant au fond à
concilier deux formes opposées d’autonomie, fut
trouvée en suggérant à la patiente de demander
elle-même à avoir un administrateur provisoire
des biens de son choix.
Les problèmes relationnels, auxquels les sujets
que nous accompagnons ont affaire, sont en effet
d’une bien autre nature que le simple problème
d’acquérir des compétences – « comment
s’habiller correctement ? », « comment se tenir
à table ? », « comment être à l’heure au rendezvous ? », « comment saluer ? », etc. Ils sont bien
plus de l’ordre de concilier deux impossibilités plus
radicales : celle de vivre seul et celle d’interagir
avec les autres, comme en témoigne ce sujet qui
dit avoir besoin de chaleur humaine, mais qui
supporte difficilement une forme de logement qui
inclut la présence d’autres personnes.
Parfois, c’est dans le registre de l’amour et de la
sexualité que le sujet revendique son autonomie,
alors même que les expériences dans lesquelles il
s’engage font l’objet de sa plainte constante. D’un
côté, il se plaint de la violence ou de l’exploitation
dont il fait l’objet, mais de l’autre, il ne peut ou il
ne veut pas rompre avec le partenaire. Comment
alors intervenir et répondre à la demande d’aide
tout en prenant en compte sa volonté de ne pas
rompre ou de continuer la relation ? On connaît
la réplique fulgurante qu’un thérapeute s’était
attirée lorsqu’il était intervenu dans une situation
analogue pour limiter la mainmise du partenaire
sur le sujet : « Mais c’est mon mari ! De quel droit
vous permettez-vous de le critiquer ? ».
De même, les notions de dépendance et
d’autonomie doivent moins être abordées
comme des notions successives sur l’échelle du
progrès mental que comme deux notions dont la
difficulté consiste bien plutôt dans le fait de les
tenir ensemble. Si l’on prend la chose à un niveau
moins pédagogique et plus existentiel, on se rend
compte que, bien souvent, la difficulté consiste
plus dans le fait d’amener un sujet vraiment
« autonome » – au sens où il se donne à lui-même
sa propre loi, selon la définition retenue – à
consentir à une certaine « dépendance », que dans
le fait de favoriser le passage de la dépendance à
l’autonomie, si l’on entend par « dépendance » le
fait de tenir compte de l’Autre, de souscrire à un
certain réglage collectif des choses, d’accepter
l’intervention d’un tiers. Comme cet ouvrage en
témoigne, dans bien des cas, le problème n’est
pas de pousser le sujet à s’affirmer, mais d’arriver
à modérer, à trouver comment concilier avec
d’autres dimensions de la vie l’affirmation de sa
propre indépendance, la volonté d’obtenir justice,
l’exigence d’être maître de son argent ou de faire
des cadeaux à qui l’on veut. On sait que bien
souvent le recours à l’administration provisoire
4.1.2. Une approche clinique
Ce que nous pouvons observer, c’est plutôt le
rapport du sujet à lui-même, et en particulier à son
corps, qui se réalise d’une manière inconciliable à
la fois avec les conventions de la vie en commun
et avec sa santé, témoignant d’une sorte
d’« auto-suffisance » qui est, au fond, une forme
d’autonomie poussée jusqu’à l’absurde. Vivre
dans une insouciance à l’égard de toute exigence
relative à l’hygiène ou à la tenue vestimentaire, à
la qualité de la nourriture, à la température qu’il
fait, au désordre de sa chambre, voire au paiement
des factures sont autant de signes d’une forme
d’autonomie au sens d’une séparation par rapport
à l’Autre. Cela fait du sujet un « homme libre », non
soumis à la contrainte d’idéaux ou d’obligations
sociales, même si cette « auto-suffisance » a, bien
sûr, des conséquences parfois désastreuses pour
son être social ou pour sa santé. De plus, elle est
116
souvent éprouvée par le sujet lui-même comme
un vide vital, une absence de tout intérêt et un
manque d’énergie, qui l’amènent bien souvent à
devoir les combler ou les anesthésier par ce qu’on
appelle des « dépendances » — alcool, drogues,
jeux de hasard, etc. – qui sont le prix de sa liberté
absolue, en quelque sorte. A contrario, cette
sorte d’« auto-suffisance » du corps peut devenir
à ce point insupportable au sujet lui-même qu’il
ne sait plus comment faire pour s’en débarrasser,
pour se nettoyer sans arrêt d’une crasse ou
d’une puanteur qui sont la rançon d’une trop
grande proximité à soi-même, sans distance. Les
« traitements » qu’il s’applique alors, au niveau du
nettoyage de son corps ou de l’espace où il vit, ne
manquent pas à leur tour de créer des difficultés
pour sa santé ou pour sa cohabitation avec les
autres. Ce sont là des tentatives de séparation de
soi peu opérantes – j’y reviendrai.
seul, il n’y a plus de barrières, je ne sais plus si je
suis bon, si j’ai des qualités, c’est terrible, je ne
peux plus m’arrêter, je n’arrive pas à me fixer moimême le cadre. »40 Tel autre cesse au contraire
d’être tranquille dès que sa copine lui propose
d’emménager chez lui. Luc, un autre patient, à
qui son ancienne femme permet maintenant de
voir sa fille, dit retrouver de la chaleur humaine
auprès d’elles deux, mais on constate en même
temps que ces rencontres l’angoissent, car c’est
la mère de sa fille qui décide du moment et de
la durée de ses visites, trois heures par semaine,
alors que lui n’en voudrait que deux. Monsieur
Hyde s’arrange, lui, de manière à s’installer
toujours chez une ou l’autre femme, pour finir par
devenir violent et insultant à leur égard, non sans
commettre des actes qui requièrent l’intervention
de la police. Un apaisement s’ensuivra lorsque,
ayant rencontré une femme qui est connue pour
avoir plus d’un partenaire, il ne se retrouvera
plus dans la position d’être tout pour elle et de
devoir partager avec elle un espace commun. La
formule du « chacun chez soi » s’est avérée dans
ce cas être la solution favorable, ainsi qu’elle
l’est dans bien des cas pour les couples vivant
dans des structures résidentielles : une forme
d’« autonomie » individuelle protégée, si l’on veut,
qui réalise une juste distanciation, aux dépens
de l’autonomie du couple, paraît permettre une
relation plus apaisée.
4.1.3. Les impasses de la relation.
Disons un mot aussi des impasses que peut
rencontrer l’abandon de cette auto-suffisance pour
une vie plus relationnelle. Aller vers l’extérieur,
se lier à l’Autre ne constitue pas toujours la
solution. D’autres difficultés surgissent ici, qui
ne sont plus la contrepartie de l’autonomie, mais
celles de la relation. Grâce à ce lien ou à ces
liens, le sujet sort de son « autisme » ou de son
vide existentiel, peut mieux supporter son être,
parce qu’il est devenu aimable du fait de l’amour
de l’Autre. Former un couple, ou même avoir un
enfant avec un partenaire peut paraître constituer
un progrès sur la voie de la normalité. Mais il
constitue aussi souvent la source d’impasses
relationnelles nécessitant un séjour temporaire
en institution voire une mise à distance plus
prolongée des partenaires – soit que le sujet, ne
pouvant plus se passer du partenaire, finisse par
lui devenir insupportable, soit, au contraire, qu’il
en ressente la présence comme quelque chose
d’intrusif. Tel homme, de qui sa compagne a exigé
qu’il quitte le domicile, se retrouve soudainement
privé du soutien quotidien d’un partenaire qui lui
est indispensable pour maintenir une identité.
Maintenant, dit-il, « je n’ai plus quelque chose
où je peux regarder pour me projeter ». « Tout
Ici, il faudrait ouvrir tout le chapitre des paradoxes
et des impasses de la relation avec les propres
parents ou avec les propres enfants du sujet. Je
me limite à les évoquer, puisqu’ils font la trame
même d’une problématique quotidiennement
rencontrée en institution. Tout en semblant
réaliser pour le sujet, selon les termes qu’on utilise
souvent, un « retour vers son milieu naturel » – but
explicite du séjour en institution – nous savons
que le « milieu naturel » constitue aussi, d’une
part, le registre d’ambivalences dramatiques
et de tensions, qui nécessitent le recours à un
tiers, l’installation d’une certaine distance, la
présence de médiations, et qu’il absorbe souvent,
d’autre part, tout l’investissement du sujet,
compromettant démarches et projets destinés à
mettre en place une forme de vie plus autonome.
La jeune femme qui ne cesse de se plaindre des
40. Quarto, n° 94-95, p. 99.
117
agissements de sa sœur, trouve tout naturel de
louer avec elle un appartement – « parce qu’elle est
ma sœur » – et laisse tomber tout projet. Le jeune
homme qui ne cesse de dénoncer l’arbitraire et la
« connerie » du père, persiste, malgré toutes les
solutions qui lui sont offertes, à vouloir continuer
à résider dans sa famille ; inversement, le père qui
ne cesse de subir la violence et les irruptions de
son fils qui loge dans une communauté ne peut
se résoudre à simplement changer la serrure de
la porte d’entrée. « Avec ma mère, on s’entend
comme chien et chat », dit une autre jeune fille,
alors qu’elle ne peut s’empêcher de lui téléphoner
vingt fois par jour.
4.1.4. Pour
globale
une
approche
sont pas indépendants les uns des autres. Ils
s’enracinent dans une même subjectivité. Une
problématique subjective, psychiatrique, n’est pas
lisible en une simple coexistence de troubles et de
fonctionnement psychique personnel, le trouble
faisant l’objet d’un traitement médicamenteux
et le fonctionnement psychique faisant l’objet,
en parallèle, d’un programme d’apprentissage.
Les soi-disant compétences ou habilités, conçues
comme des fonctions séparées qu’il s’agirait
de rééduquer, ne sont que des abstractions
prélevées sur une problématique relationnelle
et existentielle complexe. L’incapacité à se
servir d’une machine, tout comme celles à faire
des courses, à gérer son argent, à se soucier de
l’hygiène, à faire une activité, à communiquer, etc.
ne font que décrire les manifestations observables
d’une problématique subjective globale, à
laquelle il s’agit de les référer si l’on veut mettre
en place un accompagnement efficace.
clinique
Si je m’attarde un peu à évoquer ces différents
aspects de l’expérience dont nous sommes si
souvent les témoins dans notre accompagnement
des sujets, c’est tout d’abord pour nous amener
à mettre en question le point de vue réducteur
– réducteur de la complexité de l’expérience
– qui est souvent sous-jacent à cet idéal de
l’autonomie. Ensuite, c’est pour ne pas reculer
devant la nécessité de s’interroger sur la cause des
comportements considérés comme inadéquats
ou régressifs, « non autonomes » et de réfléchir
à la forme que doivent prendre, à la lumière
de cette cause, notre accompagnement et nos
interventions. Il existe malheureusement, dans la
clinique psychiatrique contemporaine – le DSM en
est l’illustration la plus évidente – une tendance
à vouloir extraire les aspects problématiques de
la vie d’une personne de l’ensemble de sa vie,
et notamment de sa dimension relationnelle
– relation à autrui et relation au monde – pour
en faire des « troubles » isolés, localisés dans
une fonction, à l’instar des syndromes de type
médical, sans rapport les uns avec les autres et
sans rapport avec l’ensemble de l’expérience.
Si l’on peut parler d’une rage de dents, d’une
tendinite ou d’une infection urinaire comme de
phénomènes traitables indépendamment les
uns des autres et isolés du contexte qui les a
provoqués, cette approche ne marche pas dans
notre champ de travail. Comme les vignettes
cliniques le montrent, les phénomènes de la
conduite humaine sont corrélés entre eux, ne
4.1.5. La séparation de soi ou « l’autoséparation »
Cette problématique subjective complexe se
déploie selon deux grands axes interdépendants.
Le premier concerne le statut du désir du sujet :
la façon dont il investit ou pas le monde, les
objets, son propre corps y compris, et les autres.
Le second concerne plutôt le rapport à l’Autre ou,
plus exactement, le rapport de l’Autre au sujet.
Il s’agit ici de la façon dont le sujet vit l’intention
et le désir de l’Autre à son égard. Et c’est au
croisement de ceux-ci que se situe la notion de
séparation.
Précisons tout de suite que la « séparation »
est à entendre non pas comme un moment de
l’histoire du sujet, mais comme un opérateur qui
conditionne le style même de cette histoire.
Partons du rappel, qu’il n’est jamais superflu de
faire, que l’être humain est constitué d’un corps
qui n’évolue pas seulement dans l’environnement
naturel, fait de l’air qu’on respire et du soleil qui
réchauffe, mais aussi dans un environnement fait
de cultures, de langues, de traditions, de religions,
d’institutions, de savoirs, etc. qui le façonnent
et qui conditionnent le genre de buts et de
satisfactions qui le motivent. Les « compétences »
qui sont requises pour évoluer dans cet autre
118
environnement – que nous résumons par la
notion d’Autre – ne sont pas programmées dans
l’organisme, mais s’acquièrent et se transmettent
en interaction avec cet Autre même.
c’est-à-dire qu’il se sépare de l’Autre. Ne pas être
l’objet dont l’Autre manque équivaut à se séparer
de l’objet que l’on est. La séparation de l’Autre
est donc en même temps une séparation de soi
comme objet. Mais l’aspect de « séparation de soi
comme objet » gagne à être isolé comme tel et,
à cet égard, on se sert de la notion, avancée par
Lacan, d’« extraction » de l’objet, conçue comme
extraction du plus intime de soi-même, du plus
intime de son être. C’est cette extraction, en tant
qu’elle produit un manque, qui est la condition
du désir. Cette opération est ce qui n’a pas lieu
dans les différentes formes de la psychose. Et
les manifestations considérées comme « défauts
d’aptitude » sont justement les effets de la
défaillance de cette opération de séparation.
L’expérience de l’être humain est, dès le plus
jeune âge, dès sa venue au monde, immergée dans
cette interaction. Ainsi, même la manifestation
des besoins élémentaires prend d’emblée la
dimension d’un message, d’un appel lancé à
l’Autre tel que nous venons de le définir. Et leur
satisfaction, par conséquent, ne consiste pas
seulement à fournir l’objet correspondant au
besoin que l’enfant est censé avoir, mais consiste
aussi en une « réponse », réponse qui détermine
la nature de son être. Nous entendons par là que,
dans la condition humaine, il n’y va pas seulement
des objets que le sujet peut recevoir, mais aussi
de ce qu’il peut être, lui, pour l’Autre : objet de
son amour et de ses soins et/ou objet de ses
exigences, de sa possession, de sa domination
– équivalent de l’objet du fantasme de l’Autre,
entendu ici comme l’adulte qui en a le soin. Ce qui
veut dire aussi que l’être humain vient au monde
et est au monde, pour le meilleur et pour le pire,
selon une certaine modalité d’objet, autrement dit
selon une certaine valeur (libidinale, pulsionnelle)
inhérente à son être, telle qu’elle est déterminée
par l’Autre.
1. Lorsque cette séparation de soi à soi n’a pas
lieu, il en résulte, en premier lieu - sur l’axe du
rapport à l’objet - une atteinte « au joint le plus
intime du sentiment de la vie », il en résulte un
trouble profond du ressort de la motivation. En
effet, s’il n’est pas affecté par un manque, un
manque d’être, le manque de soi, le sujet n’est
pas animé par le désir d’« aller vers… » ce qui
lui manque. Il n’est pas motivé par des choses
à faire, des choses à avoir, des réalisations, qui
pourraient compenser ce manque. Il ne voit pas
l’intérêt de tout ça, de ce qui existe hors de lui,
dans la mesure où, lui, s’autosuffit, coïncidant
avec son être, se satisfaisant de son être-là –
bien que cette « satisfaction », comme je l’ai déjà
suggéré, ne soit pas nécessairement synonyme
de plaisir et puisse même devenir insupportable
au sujet lui-même. Dès lors, en l’absence de
« séparation » d’avec l’objet, en l’absence
d’extraction de l’objet, la réalité humaine, l’image
du corps, la communication ne sont pas investies,
perdent toute signification. Ils ne recèlent pas ce
qui peut causer le désir, vu que l’objet est resté,
comme réel, du côté du sujet.
Or, toutes les compétences et habilités dont un
être humain est censé être doté pour évoluer
dans son environnement propre ne sont en fait
que les conséquences du mode et du degré selon
lesquels il se déprend ou ne se déprend pas de
cette condition primordiale d’objet de l’Autre.
La satisfaction des besoins primaires elle-même
est affectée par la plus ou moins grande distance
prise par rapport à ce statut personnel d’objet.
C’est à ce niveau structural que se pose la question
de la « séparation », à concevoir selon les deux
aspects interdépendants qui la définissent :
« séparation de soi », séparation de cette forme
d’« être soi » qui se mesure en « jouissance »,
au sens d’une satisfaction foncièrement nocive
comme Lacan la définit et « séparation de l’Autre ».
Ces deux aspects sont interdépendants, car l’objet
dont l’enfant, ou le sujet se sépare, c’est luimême. Et dans la mesure où il n’est plus cet objet,
il n’est plus non plus ce dont l’Autre se complète,
Une double série de phénomènes peut traduire
cette in séparation – ou cette non-extraction de
l’objet – qui correspond à ce trouble profond de
la motivation. D’un côté, le sujet ne manifeste pas
d’intérêt particulier : « j’ai du mal à avoir envie
de quelque chose », comme me disait quelqu’un.
Le sujet peut vivre ainsi dans une sorte d’inertie
immuable qui n’est pas incompatible avec une
circulation sans but, voire avec une errance. Dès
119
lors, c’est toute la séquence des démarches et des
obligations, qui définissent un investissement
de la réalité sociale, qui se défait. Si atteindre
un quelconque objectif n’a pas de sens, les
démarches requises pour l’atteindre perdent
toute pertinence, tout pouvoir de mobilisation du
sujet. De même, le corps « socialisé », le corps
qu’on soigne, tant au niveau de la présentation
qu’au niveau de l’hygiène, n’est pas l’objet d’un
investissement particulier, puisque c’est le corps
« réel », morcelé et invasif qui retient, si je puis dire,
tout l’investissement. Le langage, enfin, comme
lieu de production du sens, de communication,
n’est pas investi, quand il ne se défait pas en une
fuite de la pensée qui ne peut s’arrimer à rien, ni
trouver une conclusion. « Le centre ne tient pas,
tout se délite », comme dit un autre patient.
Les deux axes sont évidemment corrélés, mais,
sur tout un versant de la clinique, l’axe des
phénomènes qui semble prévaloir est celui
d’une absence d’extraction de l’objet, d’une
non-séparation de soi, où le rapport à l’Autre
n’est pas spécialement en jeu. Ici, il s’agit d’une
« autonomie » non revendiquée, il s’agit d’une
autonomie déjà réalisée en quelque sorte : le
sujet n’a pas besoin de l’Autre, ne revendique
rien, s’autosuffit, comme je l’ai déjà dit.
4.1.6. Logique d’un accompagnement
Aborder ces phénomènes cliniques sous cet
angle paradoxal d’une sorte d’autonomie
radicale peut nous aider à poser la question
de l’accompagnement dans des termes qui
débordent largement la seule perspective de
l’apprentissage. Cela peut nous aider à déplacer
l’accent de la question des manifestations du
comportement à leur cause, c’est-à-dire au
niveau de l’objet, en tant que le statut de cet
objet est corrélé à la motivation. Cela nous aidera
aussi à ne pas séparer la dimension du social de
la dimension clinique.
La question du degré d’assistance ou de coaching
sur le plan des activités et des démarches – « doisje téléphoner à la place du patient, téléphoner avec
lui ou attendre qu’il le fasse lui-même ? » – n’est
pas à négliger, mais elle apparaît alors secondaire,
au sens de venir en second lieu par rapport à la
question d’une intervention qui se règle sur le
rapport du sujet à une réalité qu’il n’investit pas,
ou sur une coïncidence avec soi-même qui le rend
indifférent aux idéaux en vigueur dans la société.
À partir du moment où l’enjeu n’est plus d’ordre
éducatif, mais d’ordre clinique, on pourra mieux
s’orienter dans la visée de notre action.
Comment esquisser alors une perspective
pratique ? Il me semble qu’on peut situer les
diverses formes d’intervention possible ou
envisageable, chaque fois à inventer, sur deux
plans, fondamentalement. Il s’agit, d’une part,
de permettre ou de soutenir diverses formes
d’éloignement, de mise à distance, de voilement
du soi réel – de l’objet que le sujet est – en tant
qu’elles peuvent constituer des équivalents ou des
substituts d’une extraction symbolique qui n’est
pas opérante. Ce qui, corrélativement, devrait
permettre ou soutenir un certain investissement
D’un autre côté, sur le versant du réel,
d’autres phénomènes peuvent témoigner de
l’envahissement du corps par le corps, de cette
appartenance de soi à soi, qui peuvent réduire
l’existence à l’inertie d’une pure présence.
Ce sont les comportements par où le sujet
tente d’anesthésier à la fois ce vide de toute
motivation et ce trop de présence – parfois sous
forme hallucinatoire –, par des consommations
de drogues ou d’alcool ou par des phénomènes
automutilatoires, quand ce n’est pas par la
tentative de suicide. Je ne fais ici qu’évoquer les
grands traits d’une phénoménologie clinique,
largement évoquée dans les ateliers du colloque,
qui remettent au centre de notre réflexion et de
notre pratique ce qui est fondamentalement
en jeu dans des comportements ou des modes
de vie qui peuvent être épinglés comme défaut
d’autonomie ou comme carence éducative.
2. Par ailleurs, en deuxième lieu, la non-séparation
de soi, la non-extraction de l’objet peuvent donner
lieu à une autre série de phénomènes qui relèvent
cette fois plus spécialement de la connexion de
l’objet avec la volonté de l’Autre, avec le manque
de l’Autre. C’est le deuxième axe, là où l’objet
dont le sujet n’est pas coupé est surtout objet
pour l’Autre. Les conséquences de cette position
en rapport à l’Autre sont particulièrement
manifestes dans les réactions paranoïdes qui
demandent une prudence d’intervention comme
en ont, par exemple, témoigné les intervenants
de l’atelier sur le rapport au contrat.
120
d’autre chose que soi. L’intérêt pour les activités,
de ce point de vue clinique, ne donne pas
nécessairement lieu à un investissement majeur
du champ social. Il peut être minimaliste, plus
intimiste et être toutefois opérant.
L’issue la plus favorable est d’abord celle qui
consiste dans une certaine extériorisation de
l’objet, hors de soi, dans une production ou une
réalisation (fut-elle celle d’une collection d’objets
insolites, par exemple) qui capture les bribes
pulsionnelles présentes dans le sujet. Personne
ne méconnaît le bénéfice clinique de cette
issue – même en l’absence de rémunération, la
rémunération pouvant très bien être représentée
par les indemnités d’invalidité – alors que se
limiter à attaquer ces symptômes comme autant
d’indices d’une compétence perturbée risque
de compromettre ce bénéfice. D’une manière
plus modeste, cette extériorisation peut aussi
se concrétiser dans un objet dont le sujet ne se
sépare pas, mais qui lui permet de se séparer, sur
le modèle de ces objets dont l’enfant psychotique
ne se sépare pas pour pouvoir se séparer, pour
aller de la maison au centre de jour, par exemple.
trouver une solution qui concilie cette fixité de
l’image vestimentaire avec un souci d’hygiène.
De même, comme la conversation lors de l’atelier
centré sur l’hygiène l’a particulièrement épinglé,
l’espace de la chambre ou de l’appartement ne
peut être réduit à un champ d’apprentissage
et d’application des exigences de propreté
ou d’ordre. Il est aussi indissociable d’une
problématique subjective où l’être du sujet est
en jeu, et dont l’angoisse peut être un indice.
Une patiente peut dire : « L’ordre m’angoisse, je
ne me sens plus chez moi ». Un autre : « Si mon
appartement est tout à fait en ordre, je m’inquiète
parce que quand je n’ai rien à faire, ranger est
une activité de réserve qui me permet d’éviter
l’angoisse ».
L’accompagnement par le thérapeute ou
l’intervenant, ou l’animateur, ou l’analyste
d’ailleurs, en fonction de semblable, d’alter ego,
s’inscrit aussi dans ce registre de suppléance,
sorte de support externe, d’idéal du moi
extérieur, de regard qui soutient, entérine,
reconnaît et peut permettre une mobilisation
du sujet. L’accompagnement a, encore une fois,
moins pour but d’amener le sujet à apprendre
un comportement (apprendre à téléphoner tout
seul, par exemple) que de constituer pour ainsi
dire un support motivationnel. Il est possible
qu’après s’être inscrit à telle activité grâce à
l’accompagnement de l’intervenant, soutenu par
le regard de l’intervenant, le sujet s’y accroche
par intérêt propre. Mais la manœuvre présuppose
que le sujet lui-même institue l’intervenant à
cette place. C’est l’envers d’un rapport d’autorité
qui, même enrobé de gentillesse, de bonnes
intentions et d’arguments de bon sens, reste
inopérant.
L’identification et l’imaginaire peuvent également
constituer une voie de mise à distance du soi réel,
qui peut aboutir à une certaine mobilisation. Car
moins le sujet coïncide avec son être, plus il peut
chercher l’être ailleurs. Même si elle s’appuie
sur l’alter ego, sur l’image, sur l’imitation, cette
relative mise à distance de soi par le biais de
l’autre va peut-être permettre une mobilisation
qui n’est pas à négliger, ne fût-ce que par ses
effets d’éloignement du réel de l’objet.
Concrètement, cela peut se traduire par
l’importance à accorder au vêtement, à l’habillage,
au look, moins dans un but éducatif que dans le
sens d’injecter un certain goût pour le semblant,
sans oublier que l’utilisation d’éléments de
l’habillement peut assurer une certaine « tenue »
du corps. Porter une casquette ou porter un
uniforme peut, dans certains cas, avoir un effet
de nouage du corps réel au corps de semblant.
Mais il est vrai aussi que le rapport à l’image
peut se traduire par l’exigence de ne pas changer
de vêtements, car changer de vêtements, c’est
changer d’image de soi. Et lorsque l’image tient
lieu d’identité symbolique, changer de vêtements
met en danger sa propre identité. Il faudra donc
La remarque précédente nous introduit ainsi
à l’autre problématique. Il s’agit ici d’étudier
la bonne façon d’introduire, selon chaque cas,
bien sûr, une médiation et une modulation des
rapports entre le sujet et ceux qui font partie de
son univers relationnel dont, au premier plan, sa
sphère familiale. Le but n’est pas, ici non plus, de
forcer directement une séparation, insupportable
et de toute façon impraticable, ni non plus, à
l’opposé, de « travailler avec la famille », comme
on dit, mais de traiter l’inséparation, les troubles
121
de l’indifférenciation par des microdispositifs de
réglage, de mise à distance, qui permettent au sujet
de se décaler un peu de ce qu’il est pour l’Autre.
On sait que c’est parfois aussi au niveau de la mère
ou du père que le lâchage de leur « objet-enfant »
rencontre une difficulté insurmontable. On fait
le pari que ces microdispositifs, qui nécessitent
un réseau d’intervenants, par exemple au niveau
de la gestion des médicaments ou de l’argent,
pourront contribuer à assouplir, à défaire quelque
peu la coïncidence du sujet avec son être-objetpour-l’Autre et, de ce fait, le rendre pour ainsi dire
plus disponible pour autre chose que lui-même,
pour un certain transfert vers la réalité ; cela ne
manquera pas d’avoir indirectement des effets de
mobilisation et, donc, si l’on veut, d’autonomie,
par rapport à une vie purement et simplement
résorbée dans la sphère familiale.
C’est pourquoi, dans notre champ de travail, le
lieu de vie apparaît être difficilement dissociable
du lieu de soin, et inversement.
C’est pourquoi, aussi, nos institutions ne doivent
pas se concevoir comme distribuées sur une
échelle de déspécialisation croissante, allant
du soin à l’autonomie, ou du thérapeutique au
social – quand on sait que c’est justement avec
l’immersion dans le social, avec l’entrée dans
une institution plus ouverte que les difficultés
surgissent et, avec elles, une exigence d’approche
clinique et de stratégie thérapeutique. Nos
institutions doivent plutôt se concevoir comme
un réseau de dispositifs à usages multiples,
l’usage qui convient à chaque fois étant au
fond décidé par la problématique propre d’un
sujet : fonction de mise à distance, de mise à
l’abri, de sortie de la solitude, de médiation,
d’identification, de rencontre avec un Autre à
basse intensité pédagogique; un usage qui a, de
toute manière, comme horizon de permettre ou
de soutenir une certaine « séparation de soi » en
tant qu’« extraction » de l’objet.
Pour conclure, je dirais que si l’on prend, à titre
d’hypothèse, la perspective d’un certain collage
inconscient, structurel, avec l’objet, comme cause
du manque d’« autonomie », peut-être pourra-ton orienter notre accompagnement dans le sens
d’opérer quelque déplacement ou quelque mise
à distance de cette cause, plutôt que d’essayer
agir directement sur un comportement « non
autonome ». À l’instar de ce qui est un des fils
du présent ouvrage, retenons que l’autonomie ne
peut être l’objectif direct de notre intervention ou
de notre accompagnement, puisqu’elle n’est que
la conséquence d’un changement, fût-il minime,
qui se produit au niveau de la cause.
On fait l’hypothèse qu’une telle opération, axée
sur l’objet subjectif, ne manquera pas d’avoir
indirectement des effets d’« autonomisation »,
plus stables, pensons-nous, que les effets directs
d’une opération de type persuasif, pédagogique.
122
4.2. Les lois de l’incertitude et de l’autonomie :
Pour une approche clinique de la condition politique
Dan Kaminski
Professeur à l’école de criminologie de l’UCL
L’ouvrage qui se referme ici ou presque est le très
beau témoignage d’un double travail : la tâche
quotidienne des équipes des IHP (Initiatives
d’Habitations Protégées) et la mise au travail
clinique de ces mêmes équipes sur le thème
sensible de l’autonomie, valeur maîtresse de
l’Arrêté Royal du 10 juillet 1990. Les récits cliniques
et les discussions auxquelles ils donnent lieu
constituent des variations sur un même thème,
témoignant le plus souvent d’une écoute des
résidants, mais plus radicalement d’une analyse
réflexive et attentive des diagnostics, des cadres
normatifs imposés ou négociés aux habitations
protégées et à leurs résidants, des motifs des
séjours, de leur temporalité fixe ou négociable,
de l’espace de l’habitation et des mouvements
qui s’y produisent, des liens à l’intérieur de
l’habitation et des liens avec la famille. Les
espaces, les temps et leurs normes assurent la
possibilité de liens, de mouvements et de motifs à
travers lesquels s’actualise, parfois difficilement,
ce qu’il est convenu d’appeler « autonomie ».
sujets, les résidants, que les travailleurs des IHP.
Il est simple et éminemment consensuel de
présenter l’autonomie comme une capacité ou
une aptitude. Mais laquelle ? L’aptitude moderne
(au sens historique de cet adjectif ) à être
propriétaire de soi-même, envers et contre toutes
les preuves du contraire que le réel nous assène ?
L’aptitude à se donner sa propre loi, que parfois
l’on confond à tort avec le caprice individualiste ?
L’aptitude à se débrouiller seul (sur le modèle
du traitement du handicap) et qui associe donc
autonomie à indépendance, voire à solitude ?
L’aptitude aux habiletés sociales, élémentaires
ou complexes, nécessaires à la débrouille avec
l’autre ? Ou encore, l’aptitude d’un sujet à lire luimême, derrière l’idéal d’autonomie, le poids des
déterminations et les marges de manœuvre, et à se
frayer un chemin viable au cœur de l’incertitude ?
Entre les deux définitions tendues de l’autonomie,
adroitement présentées par Jean De Munck et
Thierry Van de Wijngaert — la définition opératoire et multicritères et la définition idéale : se
donner sa propre loi et choisir sa propre vie —, je
suggère un léger déplacement. La dialectique de
la loi et du désir que soutient l’autonomie consiste
moins à être qui l’on désire être qu’à désirer être
qui l’on est, à l’issue des choix parfois réduits qui
sont laissés au sujet.
La première partie de l’ouvrage offre de riches
enseignements historiques, théoriques et
cliniques auxquels je tenterai vaille que vaille
et sans prétention d’apporter un complément,
informé par la lecture de l’ensemble de l’ouvrage.
L’autonomie est un concept, un idéal, une
norme, une exigence, un désir, assurément une
ressource multiforme et glissante prête à l’emploi
pour quantité d’usages politiques, sociaux et
cliniques potentiellement antagonistes. Et il
ne suffit pas de la cloîtrer dans le champ des
pratiques cliniques, ou encore de la réserver à un
mode d’intervention spécifique, pour réduire ses
ambiguïtés. Mon propos normatif sera le suivant :
de ces ambiguïtés, il faut tirer parti. Et ce parti est
à la fois clinique et politique, concernant tant les
4.2.1. Le bon teint de l’autonomie
L’autonomie est évidemment tributaire du
libéralisme révolutionnaire. Elle s’est déployée
historiquement en utopie, en réalisations
économiques, en consécrations juridiques et
politiques. La propriété privée et la propriété
de soi vont de pair dans l’histoire des sociétés
libérales41. L’ordre moral de la modernité
41. Voir Didier Vrancken et Claude Macquet, Le travail sur Soi. Vers une psychologisation de la société ?, Paris, Belin, coll. Perspectives sociologiques, 2006.
123
s’instaure
progressivement
sur
l’option
privilégiant les fins individuelles des membres
d’une collectivité nationale sur tout imaginaire
transcendant, définissant et localisant les
individus à la place qui convient à cet imaginaire.
Les individus sont donc considérés comme les
auteurs de la société politique moderne, exigeant
des structures collectives qu’elles produisent et
reproduisent l’existence des individus comme
agents libres42. Dans le contexte de la modernité,
l’État et son citoyen sont pensés chacun dans leur
autonomie : l’État s’autonomise des gouvernés
qui le construisent et des gouvernants qui en
sont les opérateurs provisoires, ce processus
rendant effective et continue l’autonomie des
citoyens libérés des imaginaires transcendants
de la sujétion43. La fondation d’un État social
a consolidé cette perspective dès la première
moitié du XXe siècle. Sa seconde moitié a vu se
reconfigurer l’autonomie, elle l’a vu s’approfondir
dans la foulée de la contestation des institutions
totales44 et des hétéronomies dénoncées par la
vague de mai 68, l’État et ses structures faisant
en quelque sorte les frais du processus qu’ils ont
eux-mêmes contribué à créer.
imaginairement autour de la force d’initiative des
individus, entrepreneurs d’eux-mêmes, quelle
que soit leur position, tant dans le travail que
dans le non-travail, dont le modèle a dorénavant
besoin. Le « nouvel esprit du capitalisme »45, luimême importateur de « l’authenticité », valeurclé de la critique, artiste dont mai 68 fut l’artisan,
a très vite exporté son principe – la conduite des
individus par leur responsabilisation – dans les
politiques publiques d’activation des chômeurs
par exemple, de responsabilisation à des degrés
divers des précaires de tous types. L’État socialactif repose sur un pari significatif : l’exclusion
n’exclut pas toute capacité de l’exclu. Alors même
que ce pari est ancré depuis longtemps dans le
champ de l’intervention médico-psychosociale,
ce champ ne peut qu’emboîter le pas s’il veut
évidemment, comme son éthique le lui impose,
non pas gérer simplement une population de
laissés-pour-compte, participer à l’évacuation des
déchets humains46, mais participer à la réduction
de la précarité psychique. L’évocation de la
précarité n’est pas anodine. Elle émerge en effet
au cœur de l’évolution historique que je survole
ici : à la pauvreté objective et aux catégories
closes de la psychiatrie de l’enfermement,
s’est substituée la précarité, subjectivement et
intersubjectivement définie, compatible avec le
désenfermement anti-psychiatrique.
Ce mouvement long et caricaturalement
rappelé en quelques lignes a évidemment
donné corps à sa critique, mais plus encore
à son instrumentalisation néo-libérale, à son
retournement dialectique dont seul le capitalisme
semble capable : l’autonomie, enjeu historique
de contestation est redevenue, marquée de
cet approfondissement, condition de la bonne
marche du capitalisme. Le modèle dominant
d’organisation socio-économique n’a plus besoin
qu’à la marge de la discipline (au sens foucaldien
du terme), mais se structure aujourd’hui
L’autonomie est donc avant tout un concept
politique. Son programme : que peuples et
individus se donnent leurs propres lois. À l’échelle
collective, l’autonomie signifie l’acceptation
de l’idée que la société « crée elle-même son
institution et qu’elle la crée sans pouvoir invoquer
aucun fondement extrasocial, aucune norme de la
norme, aucune mesure de sa mesure »47. Aucune
42. Voir Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham, Duke University Press, 2004 (chap. I) et la synthèse qu’en font Ian
Loader et Neil Walker, Civilizing Security, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 45.
43. Des imaginaires religieux ou idéologiques ont façonné efficacement le sujet occidental du XIXe et du XXe siècles en réussissant provisoirement à mettre son autonomie au service d’un ordre transcendant. L’approfondissement de la démocratie ne réduit en rien l’empire de l’illusion ; au contraire, l’autonomie (comme emblème d’un régime politique) débarrasse en apparence
le sujet de la transcendance, l’encombrant dès lors imaginairement d’une responsabilité infinie.
44. Selon le concept de l’ouvrage totémique de Erving Goffman, Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux,
Paris, éditions de Minuit, 1968.
45. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
46. Zygmunt Bauman, Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, Payot et Rivages, 2006.
47. Cornélius Castoriadis, « Institution première de la société et institutions secondes », Figures du pensable. Les carrefours du
labyrinthe (6), Paris, Points, Essais, 2009 (1ère éd., Paris, Seuil, 1999), p. 143.
124
société n’existe sans nomos, mais ce nomos est
« notre institution, notre œuvre »48, sans quoi il
ne peut y avoir de démocratie. Au contraire de
ce que voudraient nous faire croire les critiques
réactionnaires et haineuses de la démocratie,
démocratie et politique sont des synonymes49 ;
l’autonomie est la capacité politique, actualisée
en démocratie, de se lever contre les injustices
de l’hétéronomie toujours dialectiquement
renouvelée. L’autonomie politique est donc la
condition structurelle de la construction d’une
institution conventionnelle, de sa dénonciation et
de son changement.
bilitation, redressement étaient (ou sont encore)
des signifiants hétéronomes, signes d’un dispositif
de domination qu’un sujet pouvait parfois
s’approprier par surcroît. Quand la revendication
d’autonomie n’est plus formulée par les peuples,
mais par l’institution pour le bien de sujets qui en
seraient a priori privés, le paradoxe est sensible.
Il se substitue partiellement aux autres illusions
efficaces fournies par les institutions hétéronomes
qui ne reconnaissaient l’existence de sujets que
pour le bien du souverain.
4.2.2. Le bon ton de la critique
Pour l’individu, l’autonomie revient à « oser
se tenir face à la totalité des conventions, des
croyances, de la mode, des savants qui continuent
de soutenir des conceptions absurdes, des
médias, du silence public, etc »50, mais ce faisant,
elle revient aussi à être lucide sur son désir et sur
la réalité (…) [l’individu] se tenant comptable de
ce qu’il fait »51. De la dialectique de l’autonomie
politique et de l’autonomie individuelle découle
l’historicité circulaire de la fabrication de la
société et la subjectivation de l’individu : pas
d’institution sans sujets et pas de sujets sans
institution.
La critique a beau jeu de souligner, et elle a
raison de le faire, que nous sommes passés
d’une psychiatrie réparatrice à une psychiatrie
accompagnatrice. Le signifiant contemporain de
la santé mentale, plus ouvert que celui de psychiatrie, y concourt par la réticularisation de multiples
« accompagnateurs ». L’impératif d’autonomie
est puissant et sa puissance jette une ombre sur
son objet autant que sur le sujet qui s’y contraint.
La force de cet impératif est de constituer de
manière indissociable « un principe libérateur et
un mode de domination »53. La contractualisation
des dispositifs de prise en charge des résidants,
des justiciables et des chômeurs est évidemment
un témoignage de la colonisation d’un mode
libéral de gouvernementalité de l’entreprise
vers l’accompagnement des populations les
plus vulnérables. Vulnérabilité, précarité, autant
de concepts subjectivistes contemporains
qui donnent consistance à l’aporie suivante :
l’autonomie à atteindre est aussi le présupposé
de l’action, la condition requise du sujet pour
que le projet soit possible. Le sujet, dont
l’autonomie serait le bien à venir, devrait déjà en
faire preuve, au moment d’une contractualisation
de l’intervention par exemple.
Il est piquant de relever que l’histoire de
l’autonomie est celle de la revendication des
peuples contre un pouvoir étouffant et de la
retrouver aujourd’hui comme objectif légalement
attendu par un capitalisme féru de libération
et par un État bienveillant, dont le modèle de
préoccupation pour les populations précaires et
vulnérables est devenu celui de la « magistrature
sociale », répondant au mot d’ordre « aidez-nous
à vous aider ». L’impératif d’intervention repose
sur une mobilisation du sujet, accompagnée
par la « générosité de la puissance publique »52.
Éducation, socialisation, normalisation, réha-
48. Ibidem.
49. Jacques rancière est sans doute le plus significatifs des penseurs de cette synonymie.
50. Cornélius Castoriadis, op. cit., p. 144.
51. Ibidem.
52. Jacques Donzelot, Catherine Mével, Anne Wyvekens, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Paris,
Seuil, 2003, p. 233.
53. Jean Foucart, « Relation d’aide, fluidité sociale et enjeux symbolico-identitaires. Du paradigme
réparateur au paradigme de l’accompagnement », Pensée Plurielle (État social actif et pratiques sociales), n°10, 2005/2, p. 97117 (spéc. 107).
125
Autre registre de la critique de l’autonomie :
elle contribue à produire ou à reconduire
des pathologies, du fait même de son
instrumentalisation au titre d’injonction. Une
telle injonction, associée à celle de flexibilité,
de mobilité, d’initiative, de développement des
compétences, apparaît au moment historique où
le parcours de la vie semble de moins en moins
maîtrisable et maîtrisé. Ceci est particulièrement
vrai pour les individus les plus fragilisés par ce
moment historique. L’emprise de l’autonomie
(formule pour le moins paradoxale) et ses effets
sont précisément localisés par Marc-Henry
Soulet : « la vulnérabilité découle du fait que
les sociétés contemporaines placent en leur
cœur l’incertitude » et « la vulnérabilité réalisée
sanctionne une insuffisance des supports
sociaux, une mal-intégration produisant des
individus désaccordés en même temps qu’une
inadaptation à la normativité changeante »54.
On peut raccourcir la séquence : la vulnérabilité
est le produit de l’autonomie, devenue exigence
en contexte d’incertitude. On pourra même
soutenir l’idée que se développe une passion de
l’autonomie, passion aveuglante des modes de
gouvernement des sujets et passion mortifère
pour les sujets qui n’y « arrivent pas ». Alain
Ehrenberg a indexé la dépression à la passion de
l’autonomie55. « La menace de l’échec » pesant
sur des individus fragiles, soumis comme les
autres à l’exigence d’autonomie, « rimerait avec
dépression, maladie du vide et de l’absence
quand elle ne conduirait pas à l’effet inverse :
l’abus ou l’excès »56. L’autonomie comme exigence
sociale nous conduit donc à une réversibilité
pathologique de l’idéal qu’elle promeut.
pour le moins fréquente dans la population prise
en charge par les IHP, la donne doit sans doute
être complexifiée. De façon réductrice sans
doute, la psychose signe un rapport particulier
du sujet à l’autre. Soit l’autre est excessivement
manquant (rupture), soit il submerge un sujet
anéanti (soumission). L’autonomie comme projet
prend alors la forme plus radicale du pari. Quand
l’autonomie est le mot d’ordre, fût-ce au titre de
culture partagée des résidants et des travailleurs
d’une institution, elle peut devenir l’exigence
de l’autre ; la passion est alors proche de son
redoublement, si, loin de déjouer les excès et les
manques de l’autre, le mot d’ordre les rejoue.
Deux fils rouges des vignettes cliniques et des
discussions finement présentées tout au long des
chapitres de cet ouvrage sont incontestablement
l’inventivité dont les travailleurs font preuve et la
ruse avec laquelle ils doivent manipuler, au cas
par cas, les outils (métaphoriquement juridiques)
de la loi et du contrat. Cette inventivité et cette
ruse sont en fait communes aux travailleurs et
aux résidants. Ainsi, la confrontation clinique
à l’aporie (l’autonomie est à la fois visée et
présupposée) consiste à privilégier le présupposé
sur l’objectif, pour faire prendre à ce dernier les
chemins de traverse susceptibles de rendre viable
le projet. L’autonomie, conçue comme capacité
de se lier aux autres d’une façon qui évite les
extrêmes de la rupture et de la soumission,
suppose l’invention d’un temps, d’un espace
et d’un mouvement singuliers, flexibles et
remodelables. Sans quoi ce temps et cet espace,
sans mouvement, ne constituent qu’un avatar de
l’autre de la psychose.
L’aporie énoncée plus haut n’est donc qu’abstraite
et elle révèle une vérité bien plus importante :
on ne devient sujet qu’en étant reconnu comme
tel. Des intervenants d’un centre d’insertion
sociale et professionnelle de Bagneux (Hautsde-Seine) évoquent de façon précise, à propos
de l’insertion, cette vérité anti-aporétique.
« Comment pourrait-on imaginer une forme
transitive de l’insertion qui consisterait à insérer
4.2.3. Pour une autonomie clinique
Quoi qu’il en soit de l’argumentation critique à
laquelle je viens de faire place, quoi qu’il en soit
de sa valeur, l’ouvrage nous donne à voir la limite
de cette argumentation et ce n’est pas la moindre
de ses qualités. Dans l’hypothèse de la psychose, qui semble
54. Marc-Henry Soulet, « La vulnérabilité comme catégorie de l’action publique », Pensée Plurielle (État social actif et pratiques
sociales), n°10, 2005/2, pp. 49-59 (spéc. 49)
55. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être
56. Didier Vrancken et Claude Macquet, op. cit., p. 216.
126
quelqu’un, c’est-à-dire de placer quelqu’un plutôt
que de lui permettre de gagner son indépendance
en s’insérant lui-même ? Quand au lieu d’aider
quelqu’un à devenir autonome, une personne
se réapproprie le projet de l’autre, l’énergie de
l’investissement initial va être détournée et captée
dans un jeu relationnel sans fin »57. La forme
pronominale « s’insérer » est celle qui reconnaît
le présupposé du sujet dans sa formation et elle
trouve à s’appliquer dans la conceptualisation
de l’autonomie. La consubstantialité de la
domination et de la libération que contient
l’autonomie n’est opérante que dans le projet
d’autonomiser. L’aporie est consacrée dans le
projet d’autonomiser quelqu’un. Par contre, elle
se dissout dans l’accompagnement de son projet
de s’autonomiser.
par son absence l’ordonnateur de l’existence).
L’ouvrage souligne, à plusieurs de ses détours,
que l’autonomie est une interaction, un type de
lien qui n’est pas inconditionnel, qui voyage entre
le contrat et la loi, entre soi et les autres.
Il faut préciser ici ce qu’est la loi de l’incertitude.
Contrairement à des discours partiellement
convaincants,
l’incertitude
présente
des
traits contemporains, mais elle n’est en rien
contemporaine dans son principe. « L’incertitude
est et a toujours été. Elle n’est pas une nuisance
temporaire. (…) Comme l’écrit Nathalie Zaltzman,
« la réalité est indifférente à l’homme 58 »59. C’est
là la seule incertitude recevable et sur laquelle
l’autonomie peut fragilement se construire. Les
autres incertitudes sociales sont politiquement
construites et transformables par des luttes au
cœur desquelles l’autonomie retrouve son origine
collective.
Trois sens au moins sont audibles dans
l’expression « autonomie clinique », sens qui
méritent d’être déclinés.
Le second sens tire les conséquences politiques
de cette définition et envisage la clinique comme
promotrice d’une autonomie moins mortifère
que celle du programme néo-libéral. La clinique,
qu’elle le veuille ou non, inscrit son projet
dans une visée politique ou dans son spectre.
Cornélius Castoriadis dénonce l’absurdité d’un
discours qui, tenu notamment par des prix Nobel
d’économie, « pose la société comme formée par
assemblage ou combinaison d’‘individus’ »60, ces
derniers étant eux-mêmes conçus comme acteurs
rationnels. Ce discours dénie d’un seul trait la
fabrication sociale de l’individu et la part asociale
et non combinable du sujet. La clinique écoute
et fait entendre cette fabrication et ce double
déni. Son témoignage participe à la réfutation de
l’autonomie comme ressort d’actions rationnelles
et solipsistes, miraculeusement combinables
pour faire société.
Le premier sens fait entendre la production d’une
définition clinique de l’autonomie. « S’autoriser
à ne pas savoir » est la formule utilisée dans
cet ouvrage pour indiquer le minimalisme que
s’imposent et qu’imposent aux résidants les
travailleurs d’une IHP. Il me semble que l’on
tient dans cette expression le point de capiton
de l’autonomie et de l’incertitude, autour duquel
se convoquent les uns les autres les résidants et
les travailleurs de l’IHP. Accepter l’incertitude est
une condition sans garanties de l’autonomie
définie comme possibilité d’échapper au double
visage de sa négation : la rupture et la soumission.
Être autonome serait, dans cet esprit, échapper
au rapport à un autre tout en manque ou tout en
excès. L’autonomie, comme aptitude à se donner
ses propres lois, devient l’aptitude à se soumettre
à la loi de l’incertitude, afin de mettre l’autre à
une distance fluctuante qui ne se porte pas aux
extrêmes de la soumission (à ses voix, à ses
ordres) et de la rupture (l’autre n’étant pas moins
Le troisième sens revendique l’autonomie de
la clinique comme mode d’intervention et de
construction d’un savoir sur, par et pour les
57. Hugues d’Heilly et Jean-Philippe Sorriaux, « Entre insertion et autonomie : maladie mentale et stratégies institutionnelles »,
Santé mentale au Québec, vol. 27, n° 1, 2002, p. 268-285 (spéc. 274).
58. N. Zaltzman, dir., La résistance de l’humain, Paris, PUF, 1999.
59. D. Kaminski, « L’exigence de certitude: de sa reproduction et de l’impasse de son traitement par le discours de la science »,
Mille Lieux Ouverts, n° 23, janvier 2000, pp. 13-21 (spéc. 13).
60. Cornélius Castoriadis, op. cit., pp. 147-148.
127
hommes et les femmes. Ce dernier sens de la
formule donne à penser que la clinique appartient
à la condition démocratique et y contribue. Son
autonomie est fondamentalement celle des
sujets qui se prêtent bon an mal an, à travers leur
souffrance et leur étrangeté, à son jeu. Le « jeu »
est cet espace aménagé pour qu’un sujet se
meuve dans le respect d’une loi ni féroce ni
versatile, ou encore ce défaut de serrage d’un sujet
qui lui donne sa respiration propre. Le jeu, protégé par la clinique, est menacé ; des modèles de
connaissance scientifique61, de gestion politique,
de management et d’évaluation62 cherchent à
réduire ou annihiler son espace. L’existence de cet
espace est pourtant singulièrement la condition
que le travailleur des IHP partage avec le résidant.
Plus largement, il est la condition politique d’un
monde commun.
61. On trouvera des développements de nature à étayer la menace en question notamment dans l’ouvrage collectif, Trouble des
Conduites /Gedragsstoornis, Bruxelles, Quarto, Forumpsy.be, Controverse, 2008.
62. Appliquée au travail, la critique de ces modèles est poursuivie par Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du
réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA éditions, 2003.
128
REMERCIEMENTS
Tout d’abord, nous nous devons de remercier tout particulièrement Nathalie Delhaye, coordinatrice de la
Fédération Francophone des Initiatives des Habitations Protégées, pour son aide précieuse de tous les
instants pour mener à bien cette publication.
Par souci de discrétion pour les personnes évoquées dans les présentations des ateliers, nous n’avons
cité dans le texte ni les institutions, ni les intervenants qui ont présenté leur réflexion, fruit d’un travail
d’équipe le plus souvent. Par ailleurs, cet écrit et le colloque qui le précède n’auraient pas eu lien sans
l’appui de ces institutions et de ces nombreuses personnes que nous reprenons ci-dessous.
Merci tout particulièrement à Alfredo Zenoni et Dan Kaminski pour leurs lectures attentives et leurs
textes qui, chacun à leur façon, interprètent notre réflexion et la relancent.
Merci aux IHP : ACGHP Charleroi, Agora, André Baillon, Archipel, Carrefour, CASMMU Anaïs et Titeca, Entre
Autres, Juan Luis Vivès - Prélude, L’Ancrage, La Bogue, La Relance, Le Hêtre Rouge, Le Petit Bourgogne,
Le Regain, Le Relais, Le Solier, Les Erables, Messidor, Notre Domaine, IHP Sud-Luxembourg et Thuis.
Merci aux intervenants, discutants et animateurs des IHP : Pascale Bourgeois, Florence Crochelet,
Christine Clarembaux, Hélène Coppens, Jean-Luc Cottin, Karine Deblander, Virginie Delarue, Sylvia Di
Matteo, Monique Maréchal, Catherine Oswald, Bérangère Perée, Claude Petit, Michel Vandenbussche,
Patrick Vandergraesen, Emmanuel Thermolle, Claude Wittamer, Ingried Lempereur, Esther Beghin,
Catherine Clabots, Anne Debecker, Jean-Paul Mativa, Christian Daune, Nadine Raulin, Fatma Fillali, Mieke
Van Belle, Claire Collard, Sandrine Nicaise, Olivia Prizzon, Dr Manuelle Krings, Dr Catherine Desseilles,
Dr Philippe Wancket, Dr Jacques Michiels, Dr Charles Wirth,
Merci aux animateurs et discutants d’autres secteurs : J-P. Evlard (CPAS de Charleroi), D. Lestarquy (Le
Quotidien de Fond’Roy), M. Dubois (Ellipse), A. Delgrange (SSM Namur), D. Haarscher (Le Pré-texte),
P. Lejuste (Le Foyer de l’Equipe), P. Colson (Psytoyens), Docteur P. Titeca (CHJT), I. Deliège (IWSM), J.
Dechêne (Similes), J-M Josson (Centre de crise Enaden), Y. Wuyts (ZV)
Merci pour leurs contributions aux professeurs Ph. Fouchet (ULB) et J. De Munck (UCL) ; aux représentants
des partis politiques M. Gerkens et N. Maréchal (Ecolo), Ph. Henry de Generet (CDH), J.-N. Godin (MR),
J. Wilmotte (PS).
Merci tout particulièrement à Alfredo Zenoni et Dan Kaminski pour leurs lectures attentives et leurs
textes qui, chacun à leur façon, interprètent notre réflexion et la relancent.
Merci enfin à Christiane Bontemps de l’Institut Wallon pour la Santé Mentale pour l’animation de cette
journée de travail et la disponibilité de son institution pour soutenir notre réflexion.
FFIHP
Rue Bonaventure 28
1090 Bruxelles
Coordinatrice: Nathalie Delhaye
Tél: 0475/94.91.01
Fax: 02/479.63.75
e-mail: [email protected]
site : www.ffihp.be
Editeur responsable : P. Debouverie - Rue des Palais, 42 - D/2010/2239/??
Administration de la Commission Communautaire Française
Service Santé
Rue des Palais 42
B-1030 Bruxelles
Tél. 02 800 83 16 – Fax : 02 800 85 16
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