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Tribune de Genève | Mercredi 20 février 2013
Enquête Querelle entre pharmaciens et médecins
Chers médicaments
Deux professeurs se battent pour que les patients puissent trouver leur traitement aux HUG
Sophie Davaris
D
’un côté, les pharmaciens; de l’autre, les
médecins hospitaliers.
L’opposition se durcit
entre les deux professions autour de la
vente de médicaments
à l’Hôpital. Les premiers veulent l’interdire, les seconds la soutiennent mordicus. La querelle n’est pas nouvelle. Elle a
ressurgi en décembre par le biais d’une
question écrite déposée au Grand Conseil
par le député Edouard Cuendet, à laquelle le Conseil d’Etat répondra demain.
Défendant le point de vue des pharmaciens, l’élu PLR rappelle que la loi genevoise interdit la vente directe de médicaments par le médecin, sauf en cas d’urgence (nos éditions du 19 décembre 2012).
Le principe est simple: on ne peut à la
fois être prescripteur et vendeur. Or, les
blouses blanches des Hôpitaux universitaires genevois (HUG) remettent directement et, selon le député, «de plus en
plus» de médicaments oraux aux patients
en ambulatoire. Cela constitue une distorsion de concurrence et un manque à gagner pour les pharmaciens, qui assurent
qu’ils sont à même de dispenser ces traitements et de suivre les patients.
Confidentialité
Pas si simple, rétorque le camp d’en face.
Il est des situations dans lesquelles l’intérêt du patient justifie de s’approvisionner
à l’Hôpital. Qui le dit? Les professeurs
Bernard Hirschel et André-Pascal Sappino, anciens responsables de l’unité
VIH-sida et de la cancérologie des HUG.
Sur un plan formel, «la vente de médicaments n’est pas illégale, commence
Bernard Hirschel. Il ne s’agit pas d’une
vente directe dans le sens où le médecin
n’en reçoit pas le profit.» Il ajoute que la
plupart des centres hospitalo-universitaires suisses peuvent délivrer des médicaments anti-VIH. «En France, la prescription des médicaments anti-VIH est même
obligatoirement hospitalière.»
Du point de vue du patient, trouver ses
médicaments à l’Hôpital, dans le même
espace où a lieu la consultation, garantit
une confidentialité que certains craignent
de perdre en s’adressant à une pharmacie
de quartier (lire ci-dessous). Pour Bernard
Hirschel, la délivrance de médicaments
anti-VIH à l’Hôpital améliore la qualité du
suivi. «Elle permet d’améliorer l’adhésion
thérapeutique et le suivi à long terme de
ces traitements. Nous pouvons contacter
rapidement un patient qui ne se serait pas
présenté à la date prévue pour chercher
ses médicaments.»
Fâchés
Les professeurs Bernard Hirschel (à gauche) et André-Pascal Sappino,
anciens responsables de l’unité VIH-sida et de la cancérologie aux
HUG, s’insurgent contre la volonté des pharmaciens d’interdire la
dispensation de médicaments à l’Hôpital. PAOLO BATTISTON/PIERRE ABENSUR
«Les traitements sont
coûteux, les recevoir
à l’Hôpital contribue
à maintenir des soins
accessibles à tous»
André-Pascal Sappino Ancien
responsable de la cancérologie aux HUG
risés à évaluer les effets secondaires de
ces médicaments que les pharmaciens,
qui n’ont pas accès aux mêmes informations que nous.»
Marché lucratif
Plus subtilement, certains traitements anticancers ne sont pas remboursés par les
assurances et ne peuvent être trouvés en
pharmacie. «Par exemple, un médica-
ment qui aide à tolérer les greffes est
efficace en association avec certaines hormonothérapies. Etant donné que cette
molécule n’est pas encore officiellement
reconnue pour cette indication, nous
avons conclu un arrangement avec la
compagnie qui la produit pour la remettre au patient, mais à condition que ce
soit un oncologue qui la prescrive.»
Enfin, Bernard Hirschel et André-Pascal Sappino critiquent la démarche des
pharmaciens, mue selon eux par l’attrait
d’un marché lucratif. «Ils demandent à
être protégés contre la dispensation de
médicaments à l’hôpital. Mais leur accorder cette protection revient à leur accorder un régime de faveur, estime Bernard
Hirschel. Par exemple, les HUG ont beaucoup investi dans la chirurgie ambulatoire; elle est en compétition avec la médecine privée; personne n’aurait l’idée de
s’en plaindre.»
«Une question de discrétion» Une pharmacie à l’Hôpital?
Avancer 1800 francs par mois
Autre argument, financier cette fois: certaines caisses appliquent le principe du
tiers garant. «Avancer 1800 francs par
mois est inconcevable pour beaucoup
de nos patients, qui vivent dans des conditions de grande vulnérabilité. En dehors de notre système, leur précarité
pourrait les conduire à interrompre leur
traitement.» Le cancérologue AndréPascal Sappino, aujourd’hui installé en
clinique privée, plaide aussi en ce sens.
Les traitements du cancer sont également très coûteux. Les recevoir à l’Hôpital, qui ne demande aucune avance, contribue à maintenir «des soins accessibles
à tous».
Mais il existe une autre raison: «Nous
assistons à une explosion de l’offre des
traitements oncologiques, poursuit le
cancérologue. Plusieurs centaines sont à
l’étude. Leur administration est souvent
complexe, ils peuvent interagir avec
d’autres médicaments et le spectre de
leur toxicité n’est pas encore complètement établi. Les médecins sont plus autoContrôle qualité
U Nathalie* n’a pas encore 18 ans
quand elle apprend sa séropositivité.
Lorsque son sida se déclare, elle frôle la
mort. Conduite à l’Hôpital in extremis,
elle rencontre Bernard Hirschel. «Il m’a
littéralement sauvé la vie et m’a donné
l’envie de me battre.» Aujourd’hui,
Nathalie a 40 ans. Sa virémie est
devenue indétectable, elle n’est plus
contagieuse. «Mais on ne peut pas dire
que c’est réglé. Tant qu’un homme aura
peur de sortir avec une femme séropositive et vice versa, ce ne sera pas réglé.
Tant que les gens auront peur de dire
qu’ils sont séropositifs, ce ne sera pas
réglé.» Voilà pourquoi Nathalie,
toujours soignée par le professeur
Hirschel, tient autant à recevoir ses
médicaments à l’Hôpital.
«C’est une question de discrétion.
J’habite dans un petit quartier, avec une
petite pharmacie. Je n’ai pas envie de
croiser les gens que je vois au café
lorsqu’on me remet ma trithérapie.
C’est pareil pour mes boîtes de
médicaments antiviraux: je ne les jette
pas avec les cartons ordinaires. Je ne
veux pas que mon concierge ou mes
voisins comprennent.»
A l’Hôpital, tout est fait pour
préserver l’anonymat. «L’endroit est
discret, aucun écriteau ne le désigne. La
réceptionniste nous connaît. Je n’ai pas
besoin de donner mon nom, les
médicaments me sont remis dans un
sac blanc opaque.» Autre avantage: «Si
le médecin modifie le traitement et me
prescrit un nouveau médicament, je
sais que l’Hôpital l’aura en stock, ce qui
n’est pas forcément le cas dans une
pharmacie en ville.» Et puis, il y a
l’aspect économique: «Dans certaines
caisses maladie, on doit payer d’abord
et être remboursé ensuite. Avancer plus
de 1500 fr. par mois, je ne pourrais
pas.» Apprécierait-elle de trouver une
pharmacie dans les murs de l’Hôpital?
«Ce serait moins bien. Ici, une seule
personne entre à la fois. Pas deux. C’est
un endroit privé. Cela ne serait pas le
cas dans une pharmacie grand public.»
S.D.
U Le Conseil d’Etat devrait livrer sa
réponse demain au Grand Conseil.
Contacté, Pierre-François Unger,
conseiller d’Etat responsable de la
Santé, en donne toutefois les contours.
«Il existe un intérêt public prépondérant à ce que l’Hôpital remette, dans
certains cas, des médicaments aux
patients. Lorsque cela arrive, les
médecins ne gagnent aucun argent
dessus», rappelle le magistrat.
Toutefois, le Conseil d’Etat entend la
demande des pharmaciens. «Nous
allons leur proposer de réfléchir à une
solution: louer une surface à l’Hôpital
afin d’aménager une pharmacie de
garde. Un pool de pharmaciens privés
en assurerait la gestion.» Cette solution
avait déjà été présentée il y a quelques
années, avant d’être abandonnée.
Qu’en pensent les intéressés? «Ce
serait une bonne solution», réagit
Jean-Luc Forni, coprésident de
pharmaGenève, l’association qui
regroupe la majorité des officines du
canton. «Nous sommes toujours à
l’affût d’une solution qui permette
d’approvisionner la population tout en
développant le suivi des patients
chroniques. Si M. Unger nous offre
l’occasion de collaborer étroitement
avec les HUG, si les services et les
médecins sont d’accord de collaborer,
c’est une bonne idée. Si chacun y met
du sien.» Le pharmacien verrait bien
cette pharmacie, ouverte 24 h sur 24 h,
fonctionner comme un service de garde
et devenir un centre de formation pour
les officines de ville.
Quid du reproche d’être avant tout
attirés par un marché lucratif? «Oui,
nous vivons de la dispensation de
médicaments, répond Jean-Luc Forni.
Mais lorsque nous proposons d’autres
prestations, comme la prise de tension,
les entretiens de suivi, la télémédecine
ou le vaccin contre la grippe, c’est le
tollé chez les médecins. Là, ce sont eux
qui vendent des médicaments en
ambulatoire. Or, on leur demande
avant tout de traiter les gens, pas de
dispenser des médicaments.» S.D.
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