Sociologie des arts et de la culture Un état de la recherche http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] @ L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-00578-0 EAN : 9782296005785 1er congrès de l'Association française de sociologie - 2004 Sociologie des arts et de la culture Un état de la recherche Sous la direction de Sylvia Cirel L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE VHannattan Hongrie Kônyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa L'Harmattan Italla Fac..des Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; Via Degli Artisti, 15 BP243, KIN XI 10124 Torino Université de Kinshasa - RDC ITALIE L'Harmattan Burkina Faso 1200 logements villa 96 12B2260 Ouagadougou t2 Collection Logiques Sociales Série Sociologie des Arts Dirigée par Bruno Péquignot Comme phénomène social, les arts se caractérisent par des processus de production et de diffusion qui leurs sont propres. Dans la diversité des démarches théoriques et empiriques, cette série publie des recherches et des études qui présentent les mondes des arts dans la multiplicité des agents sociaux, des institutions et des objets qui les défmissent. Elle reprend à son compte le programme proposé par Jean-Claude Passeron: être à la fois pleinement sociologie et pleinement des arts. De nombreux titres déjà publiés dans la Collection Logiques Sociales auraient pu trouver leur place dans cette série parmi lesquels on peut rappeler: FAGOT Sylvain et UZEL Jean-Philippe (sous la dir.), Énonciation artistique et socialité, 2006. DENIOT Joëlle & PESSIN Alain, Les peuples de l'art Tome l, 2006. DENIOT Joëlle & PESSIN Alain, Les peuples de l'art Tome 2, 2006. ETHIS Emmanuel, Les spectateurs du temps, 2005. BECKER Howard S.: Propos sur l'art. coll. Logiques Sociales L'Harmattan 1999. BECKER Howard S.: Paroles et musique. Livre-disque coll. Logiques Sociales L'Harmattan 2003. DUTHEIL-PESSIN, Catherine, PESSIN Alain et Ancel PASCALE: Rites et rythmes de l'œuvre (2 vol) ColI Logiques Sociales Paris L'harmattan 2005. ETHIS Emmanuel: Pour une po(iJétique du questionnaire en sociologie de la culture. Le spectateur imaginé. ColI Logiques Sociales L'Harmattan 2004. GREEN Anne-Marie (dir) : Lafête comme jouissance esthétique ColI Logiques Sociales L'harmattan Paris 2004. LIOT Françoise: Le métier d'artiste colI Logiques Sociales L'Harmattan Paris 2004. MOULIN R. et coll. : Sociologie de l'art. Documentation française 1986 réédition coll. Logiques Sociales L'Harmattan 1999 NICOLA-LE STRAT Pascal: L'expérience de l'intermittence. Dans les champs de l'art, du social et de la recherche. ColI Logiques Sociales Paris L'Harmattan 2005. DUTHEIL-PESSIN Catherine: La chanson réaliste. Sociologie d'un genre. Col. Logiques Sociales. L'Harmattan Paris 2004. Nota La sélection d'articles qui compose cet ouvrage est issue des sessions organisées par le Réseau thématique en formation n° 14 (sociologie des arts et de la culture) à l'occasion du premier congrès de l'Association française de sociologie (24 au 27 février 2004 à l'université de Paris 13, Villetaneuse). De réseau thématique «en formation », le RTf 14 est aujourd'hui devenu, en 2005, un réseau thématique (RT) à part entière. Les premières journées de rencontres organisées par l'AFS à l'École normale supérieure de Cachan en février 2003, suivies du premier congrès à Villetaneuse en février 2004, ont permis de consolider ce réseau et de créer une dynamique dont la publication de cet ouvrage témoigne. L'ouvrage s'ouvre sur l'article de Bruno Péquignot qui évoque la création du RTf 14, aborde les arts et la culture d'un point de vue global, s'attachant à « la construction» spécifique de ce champ de recherche,. vient ensuite l'article de Laurent Fleury, lequel prolonge et étaye certains points de l'analyse de Bruno Péquignot, en ce qu'il traite de l'articulation entre sociologie et science politique. À sa suite les articles de David Alcaud et Justyne Balasins/d abordent frontalement cette question politique sous l'angle sociologique, en traitant respectivement de la politique culturelle en Italie et de la politique culturelle en Pologne. Viennent ensuite des articles théoriques, méthodologiques et/ou thématiques, qu'il a été possible de regrouper au regard de la forme de création que les auteurs privilégiaient dans leurs analyses (et suivant le nombre des contributions) : Clara Lévy, Florent Gaudez, Christine Détrez, Fanny Mazzonne s'intéressent à la littérature, moi-même et Fabienne Soldini croisons littérature et arts plastiques,. Laure De Verdalle, Gaëlle Redon et Sylvie Rouxel abordent le théâtre, respectivement sous l'angle du public, des compagnies, de la vidéo comme outil d'investigation dans ce domaine de recherche,. Jean-Pierre Esquenazi engage la réflexion sur l'enquête sociologique et pose des questions de méthodes à l'appui d'exemples empruntés au cinéma, domaine auquel Olivier Thévenin s'intéresse lui aussi, au travers de la Quinzaine des réalisateurs,. Betty Lefèvre et Sébastien Fleuriel abordent la danse, la première par une analyse de la réception, le second par une confrontation entre danse et sport, deux objets sociologiques spécifiques,. Cécile Prévost-Thomas, Hyacinthe Ravet et Emmanuel Brandi focalisent leur attention sur la musique contemporaine, du point de vue de la légitimité culturelle de la catégorisation «savant/populaire» pour les premières, du point de vue de l'institutionnalisation des musiques amplifiées pour le second,. enfin, Delphine Aboulker consacre son article à l'architecture, croisant l'approche sociologique et historique d'un même objet. S'il n y a pas d'intérêt particulier à trouver un fil conducteur à cet ensemble d'articles - l'intérêt de l'ouvrage résidant dans la richesse et la diversité des recherches présentées -, il est toutefois particulièrement intéressant de noter que, de manière implicite ou explicite, les auteurs s'inscrivent tous dans une perspective de «décloisonnement», «d'ouverture» (pour reprendre les termes employés) de la discipline,. chacun à leur manière, au travers du choix ou de la construction de leur objet, par le croisement des outils conceptuels et méthodologiques mis en oeuvre, en privilégiant la complémentarité des disciplines, les auteurs participent au renouvellement de la sociologie et à la construction d'une approche pluri et interdisciplinaire des arts et de la culture. Sylvia Girel. SOMMAIRE Bruno PÉQUIGNOT Des arts et de la culture: distinctions et in-distinctionsuu p. Il Laurent FLEURY L'analyse des politiques et des pratiques culturelles à l'intersection de la science politique et de la sociologie__p. 37 David ALCAUD Sociologie des arts et de la culture et politique culturelle: l'évolution des répertoires d'action en Italie _ _ __ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ______ _ _ _ _ _ _ __ _ __ _ _ __ _ __ _ _ _ _ ___ _ _ __ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ __ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ___ _ p. 59 Justyne BALASINSKI La politique culturelle en Pologne: du bloc soviétique à p. 87 l'Union européenne Clara LÉVY À quoi sert la sociologie pour rendre compte de la littérature? p. 101 _uu ___ __ u __ __ _ __ u__ u _ _ __ ___ _ Florent GAUDEZ Le texte comme champ d'investigation socio-anthropologique. Esthétique et connaissance dans le processus de production en p. 123 littérature Christine DÉTREZ Les légitimités culturelles en question: l'exemple des adaptations d'œuvres littéraires et leur réception par les p. 133 adolescents ___ _ _ _ _ _ _ _ __ _ ___ __ Fanny MAzZONE L'édition féministe littéraire: légitimité recherche à vocation interdisciplinaire scientifique d'une u__ p. u 151 Sylvia GIREL et Fabienne SOLDINI Le monde de l'art dans les romans policiers, entre l'imposture et le simulacre u__uu u p. 163 Laure DE VERDALLE Les théâtres et leur public, de la RDA aux nouveaux Lander _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ p. Gaëlle 197 REDON Organisation des compagnies théâtrales: entre choix esthétiques et obligations économiques p. 217 Sylvie ROUXEL L'observation filmée systématique, une démarche méthodologique pour comprendre et interpréter l'appropriation du théâtre p. 229 Jean-Pierre ESQUENAZI Du genre (littéraire, etc.) comme catégorie de l'enquête p. 255 sociologique _ _ ___ __ ___ _ __ Olivier THÉVENIN La Quinzaine des réalisateurs: une construction d'identité(s) collective( s) ? p. 271 Betty LEFEVRE L'expérience de la réception du spectacle en danse p. 285 contemporaine Sébastien FLEURIEL La danse: entre sociologie de l'art et sociologie du sport p. 301 Cécile PRÉvosT-THOMAS et Hyacinthe RAVET Objets musicaux contemporains: des :&ontières poreuses entre savant et populaire p. 317 ___uuu__u uuu __u uu ___uu uu___uu u u u u u_u Emmanuel BRANDL Ce que l'institutionnalisation fait à la sociologie des arts et de la culture. L'exemple des musiques amplifiées en région.__ p. 333 Delphine ABOULKER Les chefs d'œuvre de l'architecture domestique du mouvement moderne américain vus par la sociologie et l'histoire de l'architecture LES AUTEURS u _ __ _________ p. 361 p. 373 BRUNO PÉQUIGNOT DES ARTS ET DE LA CUL TURE : DISTINCTIONS ET lN-DISTINCTIONS Lors de la création de notre réseau, j'ai proposé à Alain Pessin, qui avait accepté de le mettre sur pied, l'intitulé: Sociologie des arts et de la culture, le distinguant ainsi des réseaux internationaux déjà existants: le CR 18 de l'AISLF (Sociologie de l'art), ou celui de l'AIS: RC 37 (Sociology of arts). Cet intitulé n'a pas posé de problèmes, et je note avec intérêt que l'ayant plusieurs fois répété lors des journées de l'AFS à Cachan (février 2003), personne dans l'assistance ne l'a relevé. Et pourtant, le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'est pas sans problèmes et il me semble utile de dire ce que je voulais proposer comme «programme» de recherche par cette proposition. À ma connaissance, aucune équipe de recherche n'a, en dehors de celle que j'ai co-animée à Besançon d'abord et à la MSH Paris Nord aujourd'hui, conjoint les deux termes d'arts et de culturel. Le laboratoire du CNRS et de l'EHESS fondé par Raymonde Moulin, puis dirigé par Pierre-Michel Menger s'intitule «Sociologie des arts », avant que, récemment, le travail n'apparaisse, fort logiquement, dans son intitulé. Sociologie de l'art, des arts et ou non de la culture? C'est tout un programme de recherche qui se trouve ici en question. Fautil reprendre le singulier d'un concept descriptif qui sous cette forme renvoie assez directement à la philosophie d'une part et surtout à la philosophie idéaliste idéalisant un certain rapport à ce qui est défini dès Platon comme le « beau» ? Le pluriel lui I Cette équipe dont les initiales ASPIC n'ont pas changé, a changé de nom: Arts Savoirs Pratiques Idéologiques et Culturelles est devenu Arts, Savoirs Pratiques et Institutions Culturelles. On voit que si les deux termes sont présents c'est sous une forme différente de celle proposée ici. Sociologie des arts et de la culture, 1er congrès de l'Association française de sociologie renvoie d'autre part aux « beaux-arts », ce qui n'est pas mieux, et pose un problème historique sans doute difficile à trancher, il a cependant l'avantage de ne pas confondre sous une entité unique et unifiante (c'est en tout cas un risque), l'ensemble des pratiques artistiques concrètes: comment rassembler dans un discours un des pratiques si différentes que les arts plastiques (eux-mêmes pluriels), les musiques, les arts du spectacle, voire le cinéma ou la photographie? Cette unification contribue à l'idéalisation de ces pratiques, toutes relevant d'une même « inspiration », voire même occupant une unique fonction sociale. La pratique concrète des sociologues, qui, chacun pour soi, privilégient dans leurs recherches une ou deux pratiques, justifie qu'on garde le pluriel, quitte à bien marquer la distance qui sépare les arts ainsi entendus des « beaux-arts}) de la tradition académique. Notons que les théoriciens de l'analyse de l'activité scientifique peuvent se poser le même type de problème: la ou les science(s), le choix est un enjeu de tail1e entre une appréhension unitaire du phénomène scientifique, chère entre autres au positivisme, ou une conception du pluralisme des raisons scientifiques, soutenue par exemple par Gaston Bachelard. L'introduction du « et la culture» a l'avantage entre autres de signifier cette distance, et de pennettre l'introduction dans l'objet de cette sous discipline des pratiques qui se fondent, accompagnent, copient ou singent les arts. La dimension politique (ministère de la Culture), économique mais aussi l'existence de professions instituées dans la gestion des affaires culturelles peuvent ainsi être mises en perspective avec les recherches sur les arts. Animateurs, administrateurs, médiateurs, etc., participent tous, dans le cadre de ce qu'on désigne comme «politiques culturelles », sur fond d'une économie de la culture et de ses industries, au phénomène artistique. Introduire le mot culture, c'est donc prendre au sérieux ce que Pierre Bourdieu avec le concept de «champ» ou Howard S. 12 Bruno Péquignot Becker avec celui de «Mondes de l'art» introduisent comme innovation théorique fondamentale: le caractère toujours collectif de l'activité ou des activités artistique(s). Comme l'écrit Pascal Nicolas-Le Strat: « L'avènement d'une multiplicité artistique est l'aboutissement (ou mieux le prolongement) d'un certain nombre d'agencements sociohistoriques. Elle est produite et continûment reproduite par eux. Ces agencements sont de plusieurs ordres: des agencements socio-organisationnels, qui gouvernent l'activité artistique et Howard S. Becker désigne sous le vocable de Mondes de l'art, les agencements socio-politiques que l'on peut synthétiser sous l'idée de démocratisation culturelle et de démocratie culturelle2.» Il ajoute un peu plus loin une précision essentielle: «L'auteur, l'artiste, est toujours plusieurs et son œuvre porte l'empreinte de la coopération qui a présidé à son exécution et les activités conjuguées, qui ont permis sa réalisation. Si l'une venait à manquer, l'œuvre s'en trouverait transformée et sa production devrait emprunter d'autres chemins et solliciter des appuis différents3. » La question de la culture et de sa distinction avec les arts est donc ici centrale. Le choix de rapprocher dans l'intitulé de la sous-discipline les arts et la culture que je propose est une indication, le « et » est un signe cependant qu'il ne s'agit pas de la même chose. On peut ici reprendre la définition proposée par Claude Levi-Strauss en anthropologie, pour penser notre propre défmition du champ qui nous concerne:« Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l'enquête, présente, par rapport à d'autres, des écarts significatifs. En fait, le terme de culture est employé pour regrouper un ensemble d'écarts significatifs dont l'expérience prouve que les limites coïncident approximativement4. » 2 Nicolas-Le Strat P., 1998, p. 43. 3 Ibid., p. 44. 4 Levi-Strauss C., 1958, p. 325. 13 Sociologie des arts et de la culture, 1er congrès de l'Association française de sociologie La culture se serait donc un ensemble de signes distinctifs, à partir desquels des groupes reconnaissent leurs différences, et permettent aux individus de reconnaître leur appartenance ou leur non-appartenance à ces groupes.. La culture ce serait donc le système de reconnaissance qui permet de marquer une distance et une communauté.. Distance entre deux groupes ayant chacun leur système de signes distinctifs, communauté entre les membres de chaque groupe et qui permet à chacun de reconnaître sans risque de se tromper l'appartenance de l'autre au même groupe.. Dans le développement que Louis Althusser donne de la thèse centrale de son article «Idéologie et appareils idéologiques d'État» : « l'idéologie interpelle les individus en sujets5 », il me semble qu'on peut retrouver quelque chose du même ordre, un processus analogue décrit, mais non plus sous le terme de culture, mais sous celui d'idéologie. Il nous commente, en effet, cette thèse de l'interpellation ainsi: «Nous suggérons alors que l'idéologie "agit" ou "fonctionne" de telle sorte qu'elle "recrute" des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou "transforme" les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l'interpellation, qu'on peut se représenter sous le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours: "hé, vous là-bas". Si nous supposons que la scène théorique imaginée se passe dans la rue, l'individu interpellé se retourne.. Par cette simple conversion physique de 180 degrés, il devient sujet.. Pourquoi? Parce qu'il a reconnu que l'interpellation s'adressait bien à lui, et que "c'était" bien lui qui était interpellé (et pas un autre6). » Si nous reprenons l'exemple de Louis Althusser, un individu reconnaît à une certaine interpellation son appartenance à la catégorie des « interpellables »..Il est sujet de l'idéologie nous dit Louis Althusser. Mais y a-t-il une différence dans le fait que 5 6 Althusser L., 1974, repris 1976, p. 110. Ibid, p. 113-114. 14 Bruno Péquignot l'usage d'un code ou de repères culturels produisent l'effet « interpellation» sous une autre forme que policière? Ainsi quand j'ai dit devant un groupe d'étudiants «Écoutez vous les uns les autres », et que cette recommandation (pourtant tout à fait censée) a fait rire, c'est que nous appartenons, ceux qui ont ri et moi, à une même aire culturelle. Nous avons en commun d'avoir entendu une recommandation construite selon le même mode, la transformation opérée par moi ici fonctionne en clin d'œil, c'est une forme moins brutale de l'interpellation décrite par Louis Althusser, j'interpellais les étudiants comme appartenant à une culture marquée par le christianisme. Le problème qu'il s'agit maintenant à partir de là de poser, c'est de savoir si, comme cela a été parfois fait, on peut poser l'équation: « idéologie = culture» ? Ce qui signifierait qu'il n'y a pas d'idéologie qui ne soit culture, qu'il n'y a pas de culture qui ne soit idéologie. Ce qui signifierait du même mouvement que l'idéologie ne peut pas ne pas être culture et que la culture ne peut pas ne pas être idéologie. Je poserai ici comme thèse que la réponse à cette question est non: l'équation « idéologie = culture» n'est pas juste. Qu'est-ce à dire? Je pense que si la culture est entièrement contenue dans l'idéologie, l'idéologie ne se résume pas à la culture. Qu'est-ce que l'idéologie? Là encore Louis Althusser sera notre guide. Il pose la thèse: « L'idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions d'existence7.» Il précise: « Ce n'est pas leurs conditions d'existence réelles, leur monde réel que les "hommes" "se représentent" dans l'idéologie, mais c'est avant tout leur rapport à ces conditions d'existence qui leur y est représenté. C'est ce rapport qui est au centre de toute représentation idéologique, donc imaginaire du monde réeI8.» Il conclut:« Dans l'idéologie est donc représenté non pas le système des rapports réels qui gouvernent 7 8 Ibid., p. 101. Ibid., p. 103-104. 15 Sociologie des arts et de la culture, 1er congrès de l'Association française de sociologie l'existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux rapports réels sous lesquels ils vivent9. » L'idéologie c'est donc l'ensemble des représentations des individus produites à partir de leur rapport à leurs conditions réelles d'existence. On peut dire que ces représentations sont produites « spontanément », c'est-à-dire hors de la maîtrise, de la volonté des individus ou des groupes. L'idéologie est la représentation « spontanée» que les individus ou les groupes produisent à partir de leurs pratiques sur ces pratiques et sur ce qui les détermine, les conditionne. Le processus de reconnaissance idéologique étant fonction d'une participation commune des individus à cette pratique. Ainsi dans la contradiction de classes antagonistes, qui selon Marx caractérise les modes de production ayant pour spécificité l'exploitation de l'homme par 1'homme, les classes sociales en lutte sont le produit de cette lutte, selon le principe formulé par Louis Althusser du primat de la contradiction sur les contraires à partir du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. C'est à dire que c'est dans les luttes de classes que se défmit, se pratique et se reproduit l'ensemble des signes distinctifs de l'appartenance de classe de chaque individu. Pour prendre un autre système de catégories, on peut dire que c'est ce que Jacques Lacan a schématisé ainsi: « 1) L'homme qui travaille à la production dans notre société, se compte au rang des prolétaires. 2) Au nom de cette appartenance, il fait la grève généralelO.» Et qui défmit ce qu'il nomme la fonction symbolique. Ces signes produits dans la pratique des luttes de classes, c'est ce qu'on appelle une idéologie de classe, bourgeoise ou prolétarienne par exemple. Qu'est-ce que la culture maintenant? On peut dire que la culture, c'est l'ensemble des produits d'une activité volontaire de transformation. Je voudrais préciser d'ailleurs que la matière première de ce processus de transformation est sans doute 9 Ibid, p. 104. 10 Lacan 16 1., 1966, p. 285. Bruno Péquignot constituée pour l'essentiel des idéologies des sujets transformateurs, ou mieux des groupes auxquels ils appartiennent. Ainsi l'écrivain ou le musicien ne travaillent pas seulement avec l'encre et le papier et/ou un instrument de musique, mais aussi et peut-être surtout travaillent leurs systèmes de représentations. La culture ce serait donc le produit d'un mode réglé de transformations des représentations d'un groupe ou d'un individu, représentation des rapports que ce groupe ou cet individu a avec ses conditions réelles d'existence. C'est ce qui expliquerait que la culture serait incluse dans l'idéologie, mais que l'idéologie ne se résumerait pas à la culture, dans la mesure même où l'idéologie (culturelle ou non) est la matière première de la production culturelle, mais qu'une part de l'idéologie n'est pas un produit culturel. Parvenu à ce point, il me semble nécessaire de réfléchir à la notion de « pratique », terme souvent utilisé de façon « molle ». Pour éviter un tel usage, je pars de la défmition proposée par Louis Althusser qui permet de le traiter avec un peu plus de rigueur: « Par pratique en général, nous entendons tout processus de transformation d'une matière première donnée déterminée, en un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens (de « production») déterminés. Dans toute pratique ainsi conçue, le moment (ou l'élément) déterminant du processus n'est ni la matière première, ni le produit, mais la pratique au sens étroit: le moment du travail de transformation lui-même, qui met en œuvre dans une structure spécifique, les hommes, les moyens et une méthode technique d'utilisation des moyens11.» Ce qui donc détermine toute pratique, c'est qu'elle est mise en rapport d'un certain nombre d'éléments en vue d'une fm précise, la production de quelque chose qui peut aussi bien être une marchandise qu'une théorie, une science, un résultat électoral ou une œuvre d'art. Ce qui prévaut dans la pratique, c'est le résultat, peu importe les moyens, pourvu qu'on atteigne Il Althusser L., 1965, p. 157. 17 Sociologie des arts et de la culture, 1er congrès de l'Association française de sociologie une fin, en particulier dans toutes les pratiques qui se fixent pour champ la vie sociale des hommes, leurs convictions ou leurs choix. On pourrait ainsi arriver à un résultat du type suivant: il y a de la pratique, d'où se produit de l'idéologie, (il y a d'ailleurs nécessairement toujours-déjà de l'idéologie pour qu'il y ait de la pratique), en d'autres termes, il n'y a pas d'instant « 0 », origine incertaine qui intéresse tant les métaphysiciens et qui en sociologie, comme pour Ferdinand de Saussure en linguistique, n'est pas une question relevant de l'activité scientifique. De cette idéologie naît une nouvelle pratique, disons une pratique de niveau 2: qui transforme un ensemble plus ou moins chaotique de représentations en un ensemble réglé. On est alors dans la culture, qui est un stade de transformation particulier des représentations idéologiques. Disons que la culture donne une structure déjà présente permettant que les représentations idéologiques se plaçant les unes par rapport aux autres acquièrent quelque chose comme un ordre. Cependant, et nous allons y revenir plus loin, il ne faut surtout pas considérer que l'ordre ainsi proposé: idéologie-culture-arts, soit univoque (un peu comme l'ordre de la classification des sciences chez Auguste Comte); de fait le processus est plus complexe et chacun des niveaux a des liens réciproques avec les deux autres. De l'idéologie peut être produite à partir des arts comme de la culture, et surtout, comme nous le verrons avec Jean-Luc Godard, de l'art peut être transformé sous certaines conditions en produits culturels, ou avec le débat entre Pierre Bourdieu et Hans Haacke de l'idéologie produire de l'art sans passer par la culture, etc.12 L'art, dans un tel schéma serait alors une pratique de stade 3 : qui consisterait à faire intervenir le processus de transformation sur la structure elle-même et non pas seulement sur ce qu'elle permet de classer ou d'organiser. C'est dire qu'il s'agit alors non d'une simple opération d'organisation ou de 12 Bourdieu P. / Haacke H., 1994. 18 Bruno Péquignot classification, mais d'une opération de révolution. Révolution, puisque ce dont il s'agit dans la pratique artistique, ce n'est rien moins qu'une transformation de nos modes de perception et donc de compréhension et d'action. Je vais revenir sur cette première distinction entre les arts et la culture. Mais à ce stade de défmition de notre champ d'investigation scientifique, il faut sans doute tenter de répondre à l'une des questions posées par l'argument proposé pour notre rencontre: « La diffusion culturelle de « masse» modifie-t-elle nos objets, nos objectifs, nos principes? » Une telle question est liée à une des transformations importantes bien soulignée par Raymonde Moulin dans son analyse de la «démocratisation culturelle13», analyse reprise par Pascal Nicolas-Le Strat qui souligne: «L'activité artistique n'a jamais été aussi diffuse. Jamais comme aujourd'hui elle n'est apparue aussi éclatée. Dans les années 1960, la démocratisation culturelle a marqué l'avènement d'une culture de masse en promouvant une idéologie diffusionniste - permettre à l'art de rencontrer "son" public - mais cette idéologie ne remettait pas en cause les privilèges de la culture savanteI4.» Arrêtons un peu notre lecture. Ce qu'il est important de souligner ici, c'est l'intrusion d'un phénomène nouveau, porté par une idéologie, qui sans être nouvelle s'est trouvée renouvelée en passant de la philosophie spéculative à la politique pratique: l'art a un public, le rôle ou la fonction des institutions, notamment étatiques, c'est de faciliter cette rencontre. La démocratisation, prônée par André Malraux et qui justifiait l'existence de son Ministère, reposait sur l'idée que la seule mise en contact du public avec l'œuvre d'art produirait ce que toutes les tentatives d'éducation populaire avaient échoué à réaliser. Comme le souligne Philippe Urfalino, dans sa description de l'idéologie fondatrice de la politique du ministre André Malraux (inspiré selon lui par la philosophie de Shiller) : « Le peuple mérite le meilleur et non le 13 Moulin R., 1992. 14 Nicolas-Le Strat P., op. cil., p. 49. 19 Sociologi£ des arts et de la culture/1er congrès de l'Association française de sociologi£ mépris qui consiste à lui réserver des œuvres prétendument plus accessibles; le peuple préfère le meilleur. Ce qui veut dire que représenter au public le plus large possible l'élite artistique et le meilleur du patrimoine est à la fois la procédure qui "doit" être employée et celle qui est efficace au regard de l'objectif de démocratisation. [...] L'envers du refus de la pédagogie comme forme d'accès à la culture est l'affIrmation que seule la mise en présence de l'œuvre autorise cet accès. Le mécanisme en jeu n'est plus alors un apprentissage mais un choc, une révélation qui abolit la distance ou, plus exactement, rétablit une proximité naturelle entre les hommes et les artsI5.)} Position idéaliste, finalement assez classique et encore aujourd'hui fort répandue, si j'en crois les réactions récurrentes des étudiants qui, comme André Malraux, croient à l'universalité de l'art, transcendant les clivages de classes, d'éducation, voire de cultures. C'est d'ailleurs cette idéologie qui les porte le plus souvent à se défmir comme aspirants à la fonction de médiateur culturel. Jean-Claude Passeron dit bien la réalité d'une telle idéologie: « [...] l'effet artistique devrait s'imposer de luimême comme le premier moteur non mu qui fait la divinité du dieu d'Aristote. Dieu agit peut-être ainsi, mais c'est le propre de la sociologie de l'art de ne pas prendre l'art comme un substitut de Dieu, en dépit des rhétoriques théologiques en vogue. Le pouvoir divin prêté aux œuvres - toute enquête statistique le montre à sa manière triviale - suppose la méconnaissance des moyens établissant la communication artistique, moyens aussi trivialement humains ou sociaux que ceux que la sémiotique ou la sociologieprennentpour objetl6.)} Comme le souligne bien Pascal Nicolas-Le Strat, une telle idéologie ne remet pas en cause l'essentiel. Il poursuit après notre arrêt: « La démocratisation concernait l'accès à la culture, mais la révolution démocratique ne pénétrait pas les mondes de l'art eux-mêmes. La culture devait se rapprocher de son public 15Urfalino P., 1996, p. 122-123. 16Passeron J.-C., 1991, p. 304. 20 Bruno Péquignot et se présenter dans des lieux nouveaux, plus démocratiques, proches et accessibles. Mais cette culture, qu'il s'agissait de mieux diffuser, restait une culture "savante". Elle restait prise dans une conception hiérarchique et distinctive. Tout n'était pas art ou si certaines pratiques finissaient pas rencontrer un public, elles étaient seulement tolérées, comme peuvent l'être des pratiques mineuresl7. » Le maintien de cette hiérarchie se retrouve à différents niveaux, même si comme la récente affaire de la reconnaissance de l'émission «Popstars» comme œuvre audio-visuelle, ouvrant la possibilité pour une émission de télé-réalité d'accéder au Fond de soutien au cinéma et de compter dans les quota des œuvres de création dans la programmation des chaînes de télévision, comme le remarque fort justement Jack Ralite dans un article au titre évocateur18 en montre bien l'arrière fond économiqueinstitutionnel. Un autre aspect et non des moindres est bien souligné par Jean-Claude Passeron: «Malgré les descriptions introduites hâtivement par tant de sociologues sur la "massification" des sociétés contemporaines, la sociologie d'enquête suggérerait plutôt que nos sociétés développent, à mesure que s'atténuent les formes économiques et statutaires de l'inégalité sociale, une énergie accrue dans le déplacement ou l'accentuation des différenciations et des conflits symboliques: situation qui n'est pas plus propice aux communions artistiques qu'aux consensus sur une "politique des revenus"19.» En d'autres termes, il s'agit d'une question de distinctions sociales. Inutile de s'étendre (à ce stade de notre développement), on sait depuis les travaux de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron et de quelques autres la place des consommations symboliques dans les procédures de distinction. Cependant, la critique sociologique de l'habillage « savant» de ces pratiques sociales, somme toute, banales, et le refus de 17 Nicolas-Le Strat P., op. cit., p. 49. 18 « Contre la dévalorisation des œuvres », Le Monde du 5 août 2003, p. 1 et 9. 19 Passeron J.-C., 1991, p. 299. 21 Sociologie des arts et de la culture, 1 er congrès de l'Association française de sociologie confondre l'activité scientifique avec une opération de légitimation ou de valorisation sociale d'une pratique contre une autre, ne doit pas à mon sens nous amener à faire comme si il n'y avait pas d'autres différences que la distinction sociale entre les pratiques. J'insiste sur le terme « différence », il s'agit bien de distinguer des fonctions sociales, idéologiques, culturelles et non de les hiérarchiser. Je n'ai aucun critère sociologique me permettant de considérer que Popstars soit mieux ou moins bien que les Histoire(s) du Cinéma de JeanLuc Godard, mais peut-être puis-je montrer qu'il y a ici deux pratiques différentes et que la politique de la confusion des genres est peut-être plus liée à des considérations économiques où les profits sont loin d'être négligeables, qu'à une volonté de briser l'hypocrisie des nantis de la culture. On sait que ce sont toujours les « nantis» qui profitent des discours de l'indifférenciation. La volonté «démocratique» d'introduire d'autres savoirs (lecture des journaux vs littérature légitime) ou d'autres pratiques pédagogiques (valorisation de l'oral par exemple et non de l'écrit) s'est vite retournée contre le souhait de ses initiateurs, les enfant de la bourgeoisie ont gardé leurs avantages dans les domaines légitimes, sans pour autant être défavorisés dans les autres, alors que les enfants culturellement non favorisés se voient écartés de l'accès au peu de culture savante auquel ils pouvaient naguère prétendre aspirer. On peut ne plus lire Racine, Molière ou Corneille et quelques autres dans les cours de français, ça n'empêchera pas que les pratiques familiales (lectures conseillées, sorties au théâtre, etc.) permettront quand même aux enfants des nantis de la culture de se voir transmettre la connaissance, voire la maîtrise, de ce patrimoine culturel, toujours valorisable sur le plan social, voire économique. Jean-Claude Passeron en dit bien un des aspects plus symbolique (dans la suite de la citation précédente) : «Refuser d'aider les groupes qui ne les détiennent pas par position sociale à acquérir les moyens du plaisir artistique le plus intense, c'est aussi vouloir se donner le plaisir pharisien de constater paresseusement le châtiment culturel de 22