Addic10_010 A 014 7/06/05 3:27 Page 2 Dossier Vulnérabilité génétique et conduites d’addiction L’alcool est-il inscr Par Mathias Wohl (*, **), DES, Philip Gorwood (*, **), PU-PH. C’est de famille, entend-on souvent à propos d’un cas d’alcoolisme réputé inéluctable. La fatalité serait-elle inscrite dans les gènes ? Encore faut-il préciser la nature des éléments transmis. L ’hétérogénéité des manifestations de l’alcoolo-dépendance constitue à la fois un obstacle et une richesse dans la recherche de ses déterminants. L'épidémiologie génétique, comme la biologie moléculaire, offrent des chances de repérer des facteurs susceptibles d'expliquer en partie cette pathologie complexe. Epidémiologie génétique de l’alcoolisme Les études familiales ont permis de repérer l’existence d’une composante génétique dans l’alcoolisme : si la pré* C.H.U Louis Mourier, service de psychiatrie du Professeur Adès, 178 rue des Renouillers, 92701 Colombes Cedex. ** INSERM U675, 16 rue Henri Huchard 75018 Paris. valence de l'alcoolisme est évaluée dans une fourchette de 2% à 5 % en population générale, dans la fratrie d'un malade alcoolique elle atteint des niveaux situés entre 10% et 50 %. Cette implication familiale est d’autant plus forte que le degré de proximité familiale est important, et concerne essentiellement les sujets masculins. Les études de jumeaux, qui comparent les "vrais" jumeaux (monozygotes, disposant du même patrimoine génétique) et les "faux" (dizygotes, n’ayant en commun que la moitié de leurs gènes) mettent aussi en évidence une influence des gènes, significative mais partielle, dans les modalités de consommation d’alcool. Une dizaine de ces études montrent un taux moyen de concordance pour l’alcoolisme de 50% chez les jumeaux monozygotes et de 35% chez les dizygotes. Quant aux études d'adoption (enfants d’alcooliques adoptés par des parents en principe non alcooliques), elles complètent et confirment ces données et concluent à la priorité des facteurs génétiques par rapport aux facteurs d’éducation. Tous ces arguments plaident en faveur d’une transmission au moins partiellement génétique de la vulnérabilité à l’al- coolo-dépendance, mais ne permettent qu’une estimation indirecte du poids des facteurs génétiques impliqués (entre 30% et 60%). Type 1, type 2 Est-il possible, dans une population porteuse d’un marqueur d’alcoolodépendance, ou présentant des traits cliniques caractéristiques, de repérer des sujets plus "génétiquement déterminés", chez lesquels les facteurs génétiques seraient plus 10 - Juin 2005 - N°10 Addictions importants (ou plus simples à révéler) ? Encore faut-il préciser la nature des éléments transmis : incapacité à résister à l’envie de boire, traits de caractère particuliers, résistance exceptionnelle aux effets de l’alcool… Certaines manifestations cliniques laissent supposer une composante génétique de la maladie alcoolique. Ainsi, l’héritabilité génétique apparaît plus élevée dans les cas de conduites alcooliques ayant commencé précocement (avant 20 ans ou 25 ans), Addic10_010 A 014 7/06/05 3:28 Page 3 crit dans les gène s ? Interview Philip Gorwood C.H.U. Louis Mourier, service de psychiatrie (Pr Adès), INSERM U 675 Etudes familiales, études de jumeaux et études d’adoption révèlent certaines transmissions génétiques et quand les modalités de consommation restent stables au cours du temps. Pour Cloninger, un psychiatre américain, ce n'est pas l'alcoolisme en tant que tel qui est transmis, mais plutôt un type particulier de consommation (début précoce et abus sévère), auquel certains facteurs (sexe masculin, conduite antisociale) sont associés. Il distingue ainsi deux sous-types d'alcoolisme. ● Le type I, ou abus "dépendant du milieu", qui existe chez l'homme et chez la 11 - Juin 2005 - N°10 Lors de vos recherches, vous situez-vous plutôt comme généticien ou comme alcoologue ? La recherche en psychiatrie génétique est clairement à l'interface de la clinique (quel est le trouble considéré, c'està-dire le phénotype) et de la génétique (qu'est-ce qui est transmis, c'est-àdire le génotype). C'est d'ailleurs ce qui fait toute la richesse de cette approche qui se nourrit de la diversité de la clinique (chaque patient venant mettre à mal toute classification globaliste) et se confronte à la rigueur de la génétique (chaque polymorphisme devant être analysé dans son implication sur un trait et un seul). La recherche en génétique peut-elle avoir un impact sur la clinique en alcoologie ? Les deux approches sont effectivement très intriquées. Du fait de mes recherches en génétique, j'ai été sollicité à plusieurs reprises par des patients. L’un d’eux par exemple m’a expliqué qu'il était Addictions alcoolo-dépendant et que son père, son frère et son grand-père paternel étaient ou avaient été aussi dépendants. Sa demande portait sur le risque qui pesait sur ses enfants à venir. Fallait-il le rassurer à tout prix en lui disant : "C'est vous qui faites votre vie", "rien n'est inéluctable", "les connaissances en recherche sont trop insuffisantes pour pouvoir faire un pronostic". .. ? Toutes ces réponses sont exactes, mais on passe à côté de l'essentiel. A partir du moment on l'on décide de consulter, cela vaut largement le coup (je trouve) de parler vraiment de génétique. Oui, il existe bien une vulnérabilité génétique, oui ses enfants seront plus à risque que d'autres, oui la concentration familiale témoigne d'une vulnérabilité plus importante. Bien sûr, ces réalités risquent de réveiller des fantasmes et de susciter l'angoisse du sujet, il reste donc à faire l'essentiel, reprendre différents concepts clés avec le patient : (1) la vulnérabilité génétique (être vulnérable n'est pas être malade), (2) la génétique des pathologies polyfactorielles (la génétique n'explique qu'une part de ce qui est en jeu, l'éducation, la vie menée font grandement varier ce risque), (3) la pénétrance incomplète (même les vrais jumeaux de sujets malades ne sont pas tous atteints), (4) l'augmentation du risque familial (avoir trois fois plus de risque que la population générale [3 x 5%] laisse une majorité de chances de ne rien avoir [15% <50%], …Avec ce type d’explications, la relation avec le patient devient ainsi plus partenaire, moins infantilisante. Addic10_010 A 014 7/06/05 3:29 Page 4 Dossier Vulnérabilité génétique et conduites d’addiction Hyperactivité, troubles de conduite Les facteurs héréditaires pourraient aussi se manifester dans les liens existant entre l'alcoolo-dépendance et d'autres pathologies psychiatriques. Une comorbidité spécifique est souvent repérée chez les alcooliques adultes, en l’occurrence le déficit attentionnel avec hyperactivité, trouble particulier du comportement apparaissant dès l’enfance. Une étude récente s’est intéressée à 220 sujets suivis pendant une vingtaine d'années. Elle a permis de Une forte comorbidité alcoolisme-toxicomanie. montrer que l'hyperactivité augmentait de 8 fois le risque de trouble de conduite. La présence d'un trouble de conduite amène très souvent, quant à elle, à l'accomplissement d'actes illégaux (vols, fugues ou brutalités) (risque multiplié par 12). Actes illégaux apparaissant précocement qui sont à leur tour asso- ❝Le déficit attentionnel avec hyperactivité, un trouble qui apparaît dès l’enfance. ❝ femme, et se caractérise par un abus peu sévère, un début à l’âge adulte, sans histoire de criminalité chez les parents biologiques. ● Le type II, ou abus "dépendant du sexe", qui à l’inverse se caractérise par un début dans l'enfance, un abus sévère, un fort taux de criminalité chez les parents biologiques et une forte composante génétique, les facteurs postnataux jouant un rôle minime. Pour Cloninger , ces sousgroupes ont hérité de mécanismes neuroadaptatifs qui se reflètent dans leur comportements. Ainsi, le type II se distingue par une forte recherche de nouveauté, peu d'évitement de la douleur, et une faible dépendance à la récompense. Par exemple, ces sujets sont peu capables de différer un comportement (prise de boisson) lors d'une situation de stress, personnelle, familiale ou sociale. Le coefficient d'héritabilité de la conduite alcoolique, situé entre 21 et 88%, varierait ainsi en fonction du type, I ou II, auquel le malade se rattache. ciés à un risque accru (13 fois plus élevé) de personnalité psychopathique à l'âge adulte. Enfin, la personnalité psychopathique est chez l'adulte le trouble le plus fortement associé à un risque de dépendance, qu’elle augmente de 21 fois. Cet enchaînement : hyperactivité de l'enfance trouble des conduites - comportements délictueux - personnalité psychopathique développement d'une dépendance, s’il n’est pas inéluctable, est suffisamment observé pour offrir des pistes de recherche intéressantes dans la compréhension des mécanismes impliqués dans la dépendance. Les études de jumeaux ont également permis d’identifier des facteurs génétiques communs entre hyperactivité et trouble des conduites (87%), et entre trouble des conduites et dépendance à l’alcool (71 à 76%). Certaines caractéristiques cognitives spécifiques à ces troubles prémorbides, elles-mêmes probablement génétiques, pourraient soustendre cette vulnérabilité commune. Alcoolisme et toxicomanie Il existe par ailleurs une convergence d’éléments laissant supposer un déterminisme génétique des dépendances, indépendamment de la nature de la substance consommée, que confirme la 12 - Juin 2005 - N°10 Addictions forte comorbidité alcoolismetoxicomanie, révélée tant par les études familiales sur la toxicomanie que les études d’adoption, qui ont montré que les parents biologiques d’enfants toxicomanes sont plus souvent dépendants que les parents adoptifs, et ce quel que soit le toxique. Les recherches sur les lignées de rat et de souris confortent ces données. Par croisement de lignées, on peut obtenir des souris et des rats " préférant l'alcool " (contrairement à la plupart de leurs congénères), capables d’absorber en alcool jusqu'à 30 % de leur consommation hydrique quotidienne. Or la préférence pour l'alcool d’une lignée est fréquemment corrélée à une forte consommation de dérivés opiacés et de cocaïne, révélant une préférence croisée des rongeurs aux différents psychotropes. Des gènes de vulnérabilité à l’alcoolo-dépendance De nombreux marqueurs génétiques ont été testés dans la maladie alcoolique. Ils concernent principalement les gènes correspondant aux récepteurs de certains neuromédiateurs (voir encadré) : sérotonine, dopamine, GABA en particulier, impliqués dans les phénomènes d’appétence, de dépendance et de tolérance. ➜Dopamine Les récepteurs qui ont fait l’objet du plus grand nombre de recherches dans le domaine de l’alcoolisme sont ceux de la dopamine, en particulier son récepteur D2. La dopamine est le neuromodulateur qui ancre la sensation de récom- Addic10_010 A 014 7/06/05 3:29 pense potentielle pour les stimuli environnementaux (tels l'alimentation, les rapports sexuels…). On l'a souvent intitulée (à tort) la molécule du plaisir, alors qu'en fait elle ne fait que signaler (au sens propre) de manière anticipatoire l'arrivée d'une récompense à venir. L'alcool a la particularité de faire se libérer directement de la dopamine. L'ensemble des études castémoins portant sur plus de 1300 malades et 1 300 témoins montrent une association significative entre l'allèle A1 du récepteur D2 et l'alcoolisme. Le risque relatif d'alcoolisme est trois fois plus élevé pour les porteurs de cet allèle A1. Il est vraisemblable que l'allèle A1 joue un rôle dans plusieurs pathologies évoquant l’alcoolo-dépendance, dans la mesure où il est retrouvé dans les toxicomanies comorbides. De nombreuses données suggèrent par ailleurs l’implication du gène du récepteur D2 de la dopamine dans les systèmes de récompense et la vulnérabilité aux addictions. A petites doses, l'éthanol a un effet excitant sur les neurones dopaminergiques de l'aire tegmentale ventrale (région du cerveau associée au plaisir), générant ainsi une "récompense pharmacologique" qui renforce à son tour un comportement de recherche d'alcool. Noble et al. (1991) a montré que l’allèle A1 est fortement associé à une hyposensibilité (baisse de l’affinité) des récepteurs D2 à la dopamine. Les sujets souffrant d’alcoolo-dépendance seraient donc particulièrement peu sensibles aux effets de récompense liés à la dopamine, en partie du fait de leur consommation d’alcool, et en partie du Page 5 De nombreux marqueurs génétiques ont été testés dans la maladie alcoolique. fait de l’existence dans leur génome de l’allèle A1 du D2. Ces données sont compatibles avec une étude de cohorte portant sur des enfants à haut risque d’alcoolisme qui montre que le facteur le plus prédisposant est leur tolérance initiale à l’alcool, aptitude qui, en termes biologiques, se traduit par une hyposensibilité des récepteurs D2. Par ailleurs, des données convergentes suggèrent le rôle d’un gène de la dopamine dans les accidents de sevrage d’alcool (crises convulsives de sevrage et de delirium tremens). Ce qui tendrait à montrer que indépendamment du phénomène de la dépendance à l’alcool, certains facteurs génétiques peuvent aussi augmenter les complications liées à la maladie. ➜ Sérotonine Autre neuromédiateur clef dans la régulation des comportements, la sérotonine, impliquée dans l’impulsivité et les passages à l’acte violents. Un grand nombre d’ar- guments plaident en faveur du rôle significatif de la sérotonine, son recaptage et son transport, dans la préférence pour l’alcool. Son gène pourrait être plus spécifiquement associé à certains sous-types de l’alcoolo-dépendance , un de ses allèles étant lié à la sévérité et au nombre de tentatives de suicide dans des populations d’alcooliques. ➜ GABA L'anxiété, et parfois les convulsions, observées au cours du sevrage pourraient être expliquées quant à elles par l'action de l'éthanol sur le récepteur GABAA. L’alcool facilite en effet la fixation du GABA sur son récepteur, empêchant la propagation normale des informations dans le réseau neuronal. En recherche animale, on a montré que l’aversion à l’éthanol, comme l’impact de l’alcool sur la coordination motrice et l’induction de sommeil variait d’une lignée de rats à l’autre en fonction de leur génotype pour une sous-unité du récepteur GABAA. Cette sous-unité a particulièrement retenu l’attention depuis qu'une étude réalisée chez des Indiens d’Amérique (très touchés par l’alcoolo-dépendance) a montré qu’une des régions du génome transmise en même temps que l’alcoolo-dépendance comportait ce gène. ➜ Enzymes Enfin, les enzymes hépatiques impliqués dans le métabolisme de l'alcool intéressent également les chercheurs, dans la mesure où la plus ou moins grande capacité d’un individu à métaboliser l’éthanol va avoir un impact sur ses modalités de consommation, et par conséquence sur le risque d’alcoolisme qui le menace. L’alcool est dégradé au niveau du foie par l’action d’un enzyme, l’ALDH, qui le transforme en acétaldéhyde, toxique pour l’organisme. L’acétaldéhyde est dégradé à son tour en acétate, jusqu’à élimination totale de l’alcool dans l’organisme. On a montré l’existence d’une Vin et musique...chez les Beethoven Chez les Beethoven, l'alcool fut à la fois source de revenus et de pathologie. L'arrière-arrière grand-père, puis le grand-père, excellent musicien, de Beethoven tenaient un commerce de vins dont ils étaient eux-mêmes consommateurs intempérants. Sa grandmère paternelle mourut d'alcoolisme. Quant à son père, ténor réputé, il était plus connu encore pour ses excès de boisson. Ludwig lui-même mourut à 57 ans d'une cirrhose du foie. 13 - Juin 2005 - N°10 Addictions Addic10_010 A 014 7/06/05 3:30 Page 6 Dossier Vulnérabilité génétique et conduites d’addiction variante de l'enzyme ALDH chez certains Orientaux, incapables de ce fait de métaboliser l'acétaldéhyde. L'ingestion d'alcool chez ces sujets provoque un phénomène de “flush” (1) . Une telle configuration d’intolérance génétique à l’éthanol, qui entraîne une baisse significative de la consommation individuelle, semble donc correspondre à un “gène de protection” par rapport à l’alcoolo-dépendance. sant avec les tendances héritées de l’individu, pourrait modifier l’activité transcriptionnelle de certains gènes tout au long des processus de neurodéveloppement, conférant ensuite, de manière stable, une vulnérabilité à certaines pathologies liées à l’alcoolo-dépendance, ou à l’alcoolo-dépendance elle-même. L’environnement peut favoriser ou réprimer une vulnérabilité sous-jacente. Interactions entre les gènes et l’environnement Il est clair que les facteurs génétiques impliqués dans la dépendance ne sont pas de type "déterminants", mais qu’ils opèrent en abaissant le "seuil de vulnérabilité" (comme pour l'essentiel des pathologies polyfactorielles). Ainsi le risque de dépendance chez les enfants adoptés dépend à la fois de l’environnement (abus d’alcool chez les parents adoptifs), pour une part modérée, et de l’hérédité (alcoolo-dépendance chez les parents biologiques), pour une plus large part. Les facteurs familiaux non génétiques ne participeraient qu’à 37% dans la transmission. Différents travaux laissent supposer que certaines dispositions comme l’agressivité durant l’enfance, ou un comportement d’opposition à l’entourage, ou certains traits psychopathologiques peuvent jouer comme des "facteurs intermédiaires" entre la vulnérabilité génétique, l’environnement prédisposant et l’émergence de la dépendance (alcool ou drogue). Les études de jumeaux ont Quelques mots sur les neurotransmetteurs Le cerveau est le siège de stimulations internes véhiculées par les neuromédiateurs, substances chimiques assurant la transmission de l’information d’un neurone à l’autre, grâce à un récepteur spécifique. L’alcool perturbe l’action des neuromédiateurs par différents mécanismes : stimulation de la production, ou inhibition de la recapture des produits en excès ou modification de l’action de ces médiateurs sur leurs récepteurs. Dopamine : joue un rôle clé dans l’harmonisation des mouvements et attribue une valeur plus ou moins prioritaire aux événements externes. Sérotonine : c’est un régulateur du cycle veillesommeil impliqué dans la régulation de l'humeur Gaba : joue comme un frein pour les neurones sur lesquels il est localisé elles aussi montré une vulnérabilité génétique commune à l’alcoolisme, à d’autres abus de substances, et à certains troubles du comportement de l’enfant . Cette vulnérabilité commune implique encore une fois un rôle partagé des facteurs génétiques et environnementaux, la rencontre au produit constituant un cas particulier de cette vulnérabilité. Ainsi certains traits de tempérament, comme la recherche de sensation (le sujet se montre toujours avide de nouveauté, se lassant très vite d’une activité ou d’une situation) augmentent les risques d’exposition au produit. De son côté, un environnement peut favoriser ou réprimer une vulnérabilité génétique sous-jacente. Il est clair par exemple que les règles morales et religieuses familiales protègent en partie l’individu d’un usage inapproprié de l’alcool. Alors qu’à l’inverse, un climat familial perturbé ou le manque d’attention des parents vis-à-vis de leurs enfants agissent en sens inverse. Toutes ces données suggèrent que, au-delà de la simple addition des facteurs de risque, l’environnement, en interagis- 14 - Juin 2005 - N°10 Addictions Que peut attendre le thérapeute de la génétique ? La composante génétique de l’alcoolo-dépendance est surtout évidente quand elle a commencé avant 20 ans, et qu’apparaissent des antécédents familiaux d’alcoolisme (type II de Cloninger). Il est vraisemblable que des facteurs de vulnérabilité prédisposent à un comportement général d’addiction et de conduites impulsives, incluant l’alcoolodépendance. Les données génétiques peuvent être utiles au clinicien, dans la mesure où elles vont l’aider à évaluer un risque individuel en fonction d’antécédents familiaux de pathologie directement ou indirectement liés à l’alcool (autres dépendances, hyperactivité, personnalité antisociale). Cette aide peut être particulièrement utile face à un adolescent cumulant consommation excessive, conduite asociale et antécédents familiaux. La notion de vulnérabilité croisée pour les autres substances addictives peut également alerter le thérapeute sur le risque d’émergence d’autres dépendances dans le parcours du sujet. (1) manifestation de l’intolérance à l’alcool se traduisant par des rougeurs au visage et des nausées. Addict10_015 7/06/05 3:33 Page 1 Expression Des souris et des hommes Créé en 2004 par le Ministère de la recherche, le GRAP (Groupe de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendances) est une jeune équipe d’une dizaine de chercheurs s’efforçant d’élucider, par une approche multidisciplinaire, le rôle des gènes qui pourraient être impliqués dans la dépendance à l’alcool. Martine Daoust, professeur des universités UFR des sciences pharmaceutiques à l’Université de Picardie, qui dirige cette équipe, commente les hypothèses de recherche et les travaux développés par le Groupe. "Autant les mécanismes d’apparition et d’évolution des atteintes somatiques (cirrhoses cancers, hépatites…) liées à l’alcool commencent à être bien appréhendés, autant les événements cellulaires associés à la dépendance, auxquels s’intéresse notre projet, demeurent difficiles à interpréter. Ce que nous pouvons affirmer, c’est que la composante génétique n’est pas un facteur suffisant pour expliquer la dépendance. C’est un risque supplémentaire au même titre que d’autres facteurs. Il est d’ailleurs impossible d'établir un "seuil" individuel de consommation induisant une dépendance". Qu’avez-vous mis en évidence ? Notre hypothèse de travail, basée sur des travaux déjà publiés et confirmés par les nôtres, est que l’alcoolisation précoce d’un individu constitue un risque majeur de dépendance ultérieure. Les effets en sont d’autant plus évidents que le sujet est jeune et que l’alcoolisation a été associée aux phénomènes d’apprentissage, alors que le cerveau n’est pas encore formé. ❝ La consommation d’alcool reste un phénomène spécifiquement humain. ❝ S ont notamment étudiés les effets de l’alcoolisation précoce sur les sytèmes de neurotransmission. Le Groupe, qui bénéficie du soutien de l’Inserm et de la MILDT, assure la formation d’étudiants et de doctorants, et s’inscrit dans plusieurs réseaux européens de recherche. L’alcoolisation prénatale constitue en soi un facteur de risque majeur. Une étude clinique a montré par exemple que 60% des sujets atteints du "syndrome d’alcoolisation fœtale" présentent à l’âge adulte une dépendance à l’alcool ou à d’autres substances psychoactives. L’adolescence constitue également une période critique durant laquelle la vulnérabilité à l’alcoolisation, même ponctuelle, est supérieure à celle de l’adulte. Quels sont les mécanismes qui entrent en jeu ? L’alcoolisation provoque au niveau des cellules cérébrales des effets qui vont se réactiver par la suite. On pourrait parler d’une mémoire de l’alcoolisation, qui "joue" sur un terrain génétique avec les événements de la vie. Le stress en premier lieu. Mais aussi toutes les modifications pouvant intervenir dans l’environnement du sujet, au sens large du terme. La perception de l’autre en fait partie. En recherche animale, on a ainsi pu mesurer à quel point une souris peut être perturbée par l’arrivée dans sa cage d’un "intrus" qui modifie ses conditions de vie. Ces phénomènes sont connus depuis longtemps. De nombreuses études ont révélé l’impact des stress posttraumatiques liés à la guerre, poussant les vétérans à consommer des substances psychotropes. Peut-on aisément passer des souris aux hommes ? L’expérimentation animale nous sert à mesurer ou à vérifier certains paramètres, mais il est clair qu’on ne peut jamais totalement extrapoler, la consommation d’alcool reste un phénomène spécifiquement humain. Spontanément les animaux n’aiment d’ailleurs pas l’alcool. Autant certaines expressions de la maladie, le sevrage par exemple, sont modélisables, et en ce sens l’expérimentation nous est utile, autant le comportement humain, touchant la consommation en particulier, reste hautement socialisé. Les sciences humaines et sociales ont de ce point de vue beaucoup à nous apporter. Comment s’effectue votre collaboration avec le CHU d’Amiens ? L’implication du service d’alcoologie du CHU d’Amiens permet de renforcer notre approche clinique et les entretiens individuels des malades complètent nos résultats expérimentaux. Nous prolongerons notre travail en étudiant les facteurs de risque qui font passer un individu adulte d’une consommation à risque à la dépendance ou la polytoxicomanie. ■ Groupe de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendances (GRAP) Université de Picardie Jules Verne, 80000 Amiens www.u-picardie.fr/sante/pagesliees/grap/accueilgrap.html 15 - Juin 2005 - N°10 Addictions