INTRODUCTION
Chantal Delsol
La prudence représente l‘une des épines (douloureuse) de la
réflexion contemporaine.
Rappelons qu‘il s‘agit d‘une sagesse pratique, humaine, consistant à
chercher l‘action droite (juste) dans un monde aléatoire. Un exemple de
Cicéron dans Des Devoirs : je dois rendre ce que l‘on m‘a prêté, mais si mon
ami m‘a prêté une épée, et si entre temps il est devenu fou, dois-je la lui
rendre ? Autrement dit, la règle ne suffit pas, la vie dépasse la règle. Ici est
mise en valeur l‘importance des circonstances et de la situation : une règle
morale peut s‘énoncer de façon absolue (« tu ne tueras pas »), mais dans la
pratique l‘action morale réclame la délibération et la décision qui sont le
propre de la conscience. C‘est pourquoi la prudence exige l‘expérience et le
discernement davantage que la raison.
Les Lumières (en tout cas les Lumières françaises) ont espéré
remplacer la prudence, vertu antique, par la raison. Un dogme tout-puissant,
non plus transcendant mais issu des profondeurs de la nature, venait donner
le la à toute action morale. Voltaire parlait de la « sotte prudence ». Puis au
cours des deux derniers siècles, la foi en la raison s‘est détériorée. Les
désastres totalitaires, héritiers des Lumières, ont montré a contrario que le
monde humain ne saurait être un produit de notre seule volonté, ni la bonne
décision éthique une décision élaborée hors la situation. La philosophie
pratique se voit donc réhabilitée, et donc la prudence. La réapparition de la
prudence révèle la défection (et l‘imposture) du démiurge qui dans ce monde
sublunaire croyait voir un monde supralunaire, rationnel et prévisible.
Pourtant cette réhabilitation reçoit un accueil mitigé. Avec la fin du
volontarisme des Lumières, l‘homme a gagné en liberté individuelle, mais il a
perdu en puissance cosmique. Nous sommes redevenus des créatures,
quoique sans créateur. La liberté individuelle (partie intégrante de la
prudence) est le corollaire de la contingence du monde, de son essentielle
indétermination. Nous sommes les otages du monde, et devons user de notre
liberté pour faire face à l‘empire d‘un semi-chaos. Pour résumer, nous
sommes faibles, et dès lors, vexés de l‘être ; nous sommes libres, mais
inquiets de l‘usage qui sera fait de cette liberté.