Au-delà de la fracture entre Islam et Occident : transformations

Au-delà de la fracture entre Islam et Occident :
transformations politiques et idéologiques de l’islamisme après le
11 septembre 2001
Malika Zeghal, University of Chicago
Les attentats du 11 septembre 2001 transforment sur un mode dramatique la géographie de
l’islamisme en ce début de 21e siècle. Ils renforcent aussi certaines tendances idéologiques et
institutionnelles amorcées bien plus tôt, qui polarisent l’islamisme entre mouvements radicaux et
courants légalistes participatifs dans le cadre des Etats-nations.
En choisissant pour cible les Etats-Unis d’Amérique, super-puissance politique, militaire et
économique, les stratèges d’al-Qaida les ont investi d’un statut d’acteur central intervenant
aujourd’hui militairement dans la région du Moyen-Orient. Désignés comme la cible à détruire par
l’islamisme radical d’al-Qaida et de ses émules, les Etats-Unis, par leur entrée en guerre contre les
Talibans en Afghanistan en octobre 2001 puis contre l’Irak de Saddam Husayn en 2003, et par leur
incapacité à régler le conflit Israélo-Palestinien, confirment leur identité d’ennemi dans le regard
d’une grande majorité des populations du monde musulman. Cette évolution nous mène vers un
premier niveau d’analyse : la division mentale et symbolique d’un monde en « guerre de
civilisations » entre Islam et Occident, qui se forge au lendemain de la guerre froide, à partir des
années 19901. Produisant une fracture qui investit les mentalités et les représentations à l’échelle
globale, cette division s’inscrit dans les mémoires, rejoignant des images issues de l’histoire dans la
longue durée. Construction de l’esprit, cette fracture est pourtant bien réelle par les effets de
mobilisation et d’instrumentalisation qu’elle provoque. Elle galvanise armées et activistes de tous
bords, produisant de la sorte les faits (attentats/guérillas, guerres de résistance et guerres
d’occupation) qui la confirment et l’authentifient de la manière la plus réelle possible par leur
violence traumatique. S’il faut souligner le décalage entre cette symbolique –qui finit par se
confirmer par son ancrage dans la réalité des représentations- et une réalité beaucoup plus
complexe, il serait toutefois erroné de prétendre que le fameux « clash of civilizations » n’existe
pas2. Celui-ci offre une base mobilisatrice qui réifie et homogénéise chacune des parties qui
représente l’autre comme ennemi, et se superpose aux complexités des tensions et alliances internes
et externes à la région du Moyen-Orient. Loin d’être défini intrinsèquement par deux cultures que
tout oppose, notamment leurs religions, comme le suppose Huntington, le « clash » se déploie au
contraire comme ressource politique construite et utilisée par l’ensemble des protagonistes.
En effet, au delà de cette fracture qui se déploie sur un mode global, à un second niveau, le
mouvement islamiste s’est polarisé entre d’une part l’islamisme radical et violent, qui mène,
déconnecté d’une inscription nationale, un jihâd armé qui semble continuellement nourrir la
fracture décrite plus haut, et, d’autre part, des mouvements islamistes qui s’attachent à renouer -ou
continuer de nouer- les liens avec la société et/ou l’Etat dans lesquels ils s’inscrivent. Pour eux, le
cadre national et étatique prend le dessus par rapport à la défense de la communauté musulmane
supranationale, et les alliances avec l’Occident ne sont pas nécessairement à condamner. En nous en
tenant à des exemples tirés du monde arabe, il est ainsi possible de repérer des changements vers
des ouvertures politiques certaines, qui prennent pied avant le 11 septembre 2001, mais que la
pression fournie par les Américains et la guerre en Irak a pu accélérer, approfondir ou contredire.
Ces transformations vers l’ouverture politique ne sont pas dénuées d’ambiguïtés et
d’instrumentalisations politiques de part et d’autre. La pression américaine renforce simultanément
la dichotomie Occident/Islam (par la guerre qu’elle mène en terre d’Islam) et les processus
d’ouverture politique internes (par ses « encouragements » à la démocratisation qu’elle ne peut faire
mener jusqu’au bout). Cette contradiction exacerbe les tensions internes aux processus d’ouverture
et renforce les risques de déstabilisation dans la région. Loin de correspondre à un développement
linéaire et grandissant des « sociétés civiles » dans le monde arabe, comme les élans des discours
1 Pour plus de détails, voir Malika Zeghal, “Les usages du savoir et de la violence. Quelques réflexions autour du 11 septembre
2001’’, Politique étrangère, Janvier-Février-Mars 2002, p. 21-38.
2 Samuel Huntington, “The Clash of Civilizations?” Foreign Affairs, Summer 1993, p. 22-49.
politiques et intellectuels des années 1990 le souhaitaient, les ouvertures politiques restent
réversibles et fragiles3.
A un troisième niveau, la réalisation par la première puissance mondiale que la violence de
l’islamisme radical, présente depuis les années 1970 dans le monde musulman puis à partir des
années 1990 en Europe, a pu toucher son territoire, a fait de la « guerre contre la terreur » une
problématique centrale pour la Maison blanche. En parallèle à ses interventions armées, elle veut
faire preuve d’une influence de poids dans la « guerre des idées », en particulier à travers la
question d’une réforme pressante de l’Islam qui doit faire contrepoids à la légitimation de la
violence par le discours religieux de l’islamisme radical. Cette insistance sur la question
théologique de la part des policy-makers et des médias américains, a rendu publiquement visibles
des ruptures pourtant anciennes dans la pensée et la théologie de l’Islam. Des mouvements
réformateurs importants mais éclatés, présents depuis longtemps dans la tradition intellectuelle
musulmane, mais fortement encouragés par la politique américaine, prennent aujourd’hui pied
publiquement dans les sociétés occidentales et musulmanes. Ces courants remettent radicalement en
question l’usage de la violence, la pensée identitaire, l’idée d’un conflit des civilisations, et relisent
l’Islam dans le temps long, l’inscrivant dans les histoires locales et les cultures d’inscription, contre
l’idéologie standardisée du salafisme conservateur qui avait inventé un Islam abstrait et déculturé.
Poussés à devenir publics par cette attention soutenue au problème de la violence terroriste de la
part de la société et l’Etat américains, ils se défendent aussi, contre leurs accusateurs, d’être
nécessairement des réformateurs alliés au libéralisme occidental, ou les représentants d’un
« nouvel » Islam officiel encouragé par des Etats qui doivent gérer et réguler l’Islam, qu’il soit
majoritaire ou minoritaire. Ils peuvent être aussi « lâchés » par les autorités politiques s’ils vont trop
loin dans leur réformisme. Ils remettent ainsi en question le premier niveau d’analyse que nous
avons évoqué, celui de la dichotomie entre Islam et Occident, une dichotomie qui, cependant ancrée
dans les perceptions, perturbe et rend plus ardus et fragiles leurs travaux de redéfinition de l’Islam.
Prologue : Nouvelle géographie de l’islamisme radical
Paradoxalement, le 11 septembre 2001 signale la réussite de l’incorporation des islamistes
légalistes par les régimes politiques et la résilience des Etats-Nations du monde musulman qui ont
marginalisé les éléments les plus radicaux des mouvements islamistes qui s’étaient développés à
partir des années 1970. Ceux-ci ont donc redéployé leurs efforts à l’extérieur des nations du monde
musulman, sur les Etats-Unis (attentats du 11 septembre 2001), puis en particulier l’Europe
(attentats du 11 mars 2004 à Madrid et le Londres les 7 et 21 juillet 2005) qui d’arrière-garde des
réseaux terroristes devient leur cible, pour dans le même temps, se recentrer sur le monde
musulman (l’Irak en particulier depuis le début de l’occupation américaine, mais aussi la Tunisie
attentat de Djerba le 11 avril 2002-, le Maroc –attentats de Casablanca du 16 mai 2003-, ou
l’Indonésie –attentats de Bali le 12 octobre 2002). Les attentats du 11 septembre ont en effet été
perpétrés par des hommes qui se sont alliés au seau al-Qa`ida, ou à ses franchises et imitations,
électrons libres d’une nébuleuse transnationale, et défaits, par leurs itinéraires géographiques et
idéologiques, des formes de l’islamisme inscrites dans leurs sociétés nationales. La radicalité
islamiste qui s’exprime dans la violence s’est donc exacerbée en dehors de ses premières attaches
nationales, oscillant entre « l’ennemi proche », c’est-à-dire le monde musulman et ses dirigeants
perçus comme impies et « l’ennemi lointain », c’est-à-dire l’Occident, en particulier les Etats-Unis
et l’Europe4. Les groupes qui mimiquent les attentats du 11 septembre 2001 recrutent au sein des
populations musulmanes influencées par les discours du salafisme jihadiste, comme ce fut le cas à
Casablanca en 2003, soit en Europe par la radicalisation de segments minoritaires au sein des
populations musulmanes. En Irak, l’intervention américaine permet au réseau Zarqawi d’innover
par rapport à ce modèle en construisant une alliance jusqu’ici contre nature entre un réseau du type
3 Voir en particulier Augustus Richard Norton, ed., Civil Society in the Middle East, Leiden, New York: Brill, 1995 and 1996 ; Jillian
Schwedler, ed., Toward Civil Society in the Middle East? A Primer. Boulder, Colorado: Lynne Rienner, 1995.
4 La dichotomie entre « ennemi proche » et « ennemi lointain » est construite par Ayman al-Zawahiri dans Ayman Al-Zawahiri,
Fursan Taht Rayah Al-Nabi, (Casablanca, Maroc: Dar-al-Najaah Al-Jadeedah, 2001). Voir al-Sharq al-Awsat, 2 décembre 2001.
al-Qaida et un mouvement nationaliste centré sur la défense du sunnisme contre une prise de
pouvoir chiite. Cette alliance inaugure des changement majeurs par rapport au message originel
d’al-Qaida, qui se fondait sur la défense de l’umma toute entière sur un mode anti-nationaliste, à
travers cette fois, l’élaboration d’un discours anti-chiite et l’émergence d’une guerre civile
confessionnelle en Irak qui se retourne contre ses instigateurs et se trouve constamment relancée par
le discours anti-américain produit par l’occupation.
Après les attentats de 2001, c’est donc l’intervention américaine armée en Irak à partir de
2003 qui change profondément la donne et transforme l’usage de la violence par les réseaux
radicaux : les Etats-Unis interviennent de tout leur poids, non pas pour régler les conflits, en
particulier celui qui oppose Israël et les Palestiniens, mais pour faire la guerre simultanément à
l’autoritarisme, puis au terrorisme, en Irak. Cette intervention provoque deux effets contradictoires :
1-elle relance la violence radicale à partir de l’Irak, délégitime les Etats-Unis auprès des populations
et des islamistes, et relance du même coup la question du conflit civilisationnel et les discours anti-
Americain et anti-occidental. 2- En même temps, elle impose, notamment au début du conflit, une
pression implicite sur les Etats autoritaires de la région comme sur les oppositions islamistes. La
durabilité de ces régimes et leurs stratégies doivent ainsi être introduits pour comprendre les
récentes mutations de l’islamisme.
1-L’islamisme aujourd’hui : de contre-sociétés à mouvements politiques institutionnalisés.
Depuis la fin des années 1980, des processus lents et réversibles d’ouvertures politiques ont
pris pied dans le monde arabe. Ces transformations sont dues essentiellement aux crises fiscales des
Etats, qui, affaiblis économiquement, ont rompre des contrats implicites de redistribution des
rentes, entre régimes et populations, et compenser cette fragilité nouvelle par l’ouverture d’une
offre de participation politique aux élites. Si les Etats autoritaires restent en place, on voit donc se
développer des processus, continus ou discontinus, de négociations entre les Etats et les partis
politiques d’opposition. Ces négociations peuvent inclure notamment les islamistes légalistes,
devenus fort populaires grâce à leur pouvoir de mobilisation, et excluent en revanche les islamistes
radicaux par des stratégies d’isolement, de fragmentation et de répression. Les rythmes de
l’ouverture diffèrent selon les pays, mais l’Egypte, la Jordanie, puis l’Algérie et le Maroc,
participèrent ou participent aujourd’hui à ces processus avec plus ou moins de réussite. Ces
nouveaux mécanismes institutionnels sont le fait de régimes qui sont devenus pluriels-autoritaires :
sans se fonder sur le pluralisme en politique, ils autorisent la pluralité, mais la gèrent et la régulent
à travers l’autoritarisme. Dans le reste du monde musulman, où les Etats peuvent être moins
autoritaires, on voit aussi une partie des islamistes s’intégrer dans le fonctionnement politique des
régimes, au sein de la démocratie intermittente et surveillée par les militaires en Turquie, ou encore
en Indonésie après la chute de Soharto à la fin des années 1990.
Une polarisation se dessine donc à la fin du 20e siècle, entre d’une part, l’inclusion, à
l’initiative des élites politiques au pouvoir, des islamistes dans le fonctionnement des régimes et,
d’autre part, la violence des mouvements radicaux. Si l’on peut, à l’instar d’Olivier Roy puis de
Gilles Kepel, interpréter l’évolution des mouvements islamistes en terme de déclin, il faut
néanmoins préciser que ce déclin ne s’applique qu’au sens la création d’un Etat islamique s’est
avérée être une utopie. La routinisation des idéologies politiques fondées sur l’Islam n’est pas
forcément un signe de leur déclin, mais plutôt de leur ancrage profond –par leur inclusion- dans les
modes de fonctionnement des régimes politiques, élites au pouvoir et mouvements islamistes
légalistes opèrent sur la base de compromis qui assurent la survie du régime en échange d’une
participation accrue de l’opposition. Un des éléments les plus importants de l’évolution récente des
mouvements islamistes est, donc plutôt qu’un déclin, une recomposition de leur rôle et de leur place
dans les systèmes politiques : leur légalisation ou quasi-légalisation par un petit nombre de régimes
qui ont mis en place un processus d’incorporation ou d’intégration relative des mouvements
islamistes légalistes au jeu politique institutionnel. Ces mouvements, qui utilisent des répertoires
religieux comme ressources politiques, restent donc centraux dans le jeu politique, qu’ils
contribuent à définir. Les idéologies sur lesquelles ils se fondent, continuent de s’approprier la
référence islamique, et définissent un vocabulaire mobilisateur, même si celles-ci sont transformées
par ces processus d’inclusion. Par ailleurs, si les Etats incorporent au système politique les partis ou
quasi-partis islamistes, ce n’est pas sans poser des limites importantes à ces processus d’intégration.
En particulier, les réformes juridiques et constitutionnelles ne sont jamais poussées au point
d’institutionnaliser entièrement un jeu de compétition politique transparent et pluraliste. Le sens de
l’évolution des systèmes politiques -et partant, des mouvements islamistes- restent donc, pour
l’instant, entre les mains des régimes en place.
Le projet de grand Moyen Orient annoncé par le président Bush en Novembre 2003 relance
ainsi un processus déjà entamé, mais aux conséquences incertaines, celles d’ouvertures
« défensives »5 ou « par défaut ». En effet, à partir de 2003, aux pressions internes s’ajoute la
pression extérieure militaire et politique. Le renversement de Saddam Hussein, qui avait été à la tête
d’un des régimes les plus autoritaires de la région, montre que les régimes ne sont pas si solides
face à la menace armée américaine. Au sein des régimes politiques, le champ des possibles est de la
sorte redéfini, et les anticipations de tous les acteurs modifiées dans le sens de l’élargissement du
champ des opportunités. Mais étant données les limites posées par les régimes au processus
d’ouverture, le problème reste, pour les oppositions politiques, celui de l’interprétation des signaux
qui sont envoyés par les autorités politiques, qui semblent souvent se contredire ou siter quant
aux modalités et au rythme de la libéralisation politique. En Egypte, Moubarak est au pouvoir
depuis un quart de siècle, une période sous état d’urgence continu, la constitution a été amendée en
vue des présidentielles de 2005, en introduisant les candidatures multiples et le suffrage universel
direct du président. Si une atmosphère de liberté souffle sur l’Egypte lors des consultations
électorales de 2005-2006, et si les média, en particulier la télévision, font preuve d’une certaine
liberté de ton en diffusant publiquement des débats politiques bien plus libres qu’auparavant, les
limites posées aux conditions d’application de ces nouvelles définitions juridiques assurent que
cette nouvelle transformation n’implique pas de prise de risque majeure pour le régime militaire.
Les législatives de 2006, pourtant entachée de nombreuses irrégularités, permettent aux Frères
musulmans de gagner 88 sièges au parlement, un score jamais égalé. Mais cette inclusion reste
d’une part le fait du prince, d’autre part sans effets de taille sur la sphère du gouvernement, qui
n’intègre aucun islamiste et reste sous le contrôle du puissant parti de Moubarak. Les Etats
continuent de tester les possibilités d’ouverture politique tout en réprimant l’opposition d’une
manière souvent imprévisible. Le Maroc, qui a légalisé un parti islamiste, à la différence de
l’Egypte qui incorpore les Frères musulmans sans leur offrir de légalisation, suit la même stratégie6,
où les limites de l’ouverture ne sont pas toujours claires. Le parti de la Justice et du développement,
comme les Frères égyptiens, grâce à son maillage serré d’une partie des populations urbaines, son
travail social au sein de réseaux associatifs puissants, et son sens de l’organisation, a réussi à
mobiliser de larges segments de la population lors des consultations électorales de 1997 et 2002. Il
est donc lui aussi présent au parlement, mais reste pour l’instant exclu de l’administration des
hommes et des choses au sein d’un gouvernement qui pourrait théoriquement l’inclure étant donnés
ses bons sultats électoraux. Ces islamistes égyptiens et marocains, articulent –dans des versions
différentes- leur idéologie autour de tendances fréristes légalistes, et montrent leur volonté de
participer légalement au fonctionnement des régimes politiques. Ils se sont engouffrés dans les
brèches que ceux-ci leur ont offertes, tout en restant prudents, décidant parfois de s’autocensurer
pour ne pas effrayer les élites au pouvoir. En Turquie avec l’AKP, ils sont parvenus au pouvoir
depuis 2002, comme le Hamas dans les territoires occupés qui eux aussi gouvernent mais sans
moyens, suite à leur victoire aux élections palestiniennes du 9 Janvier 2005 que tous les acteurs, y
compris l’administration Bush, appelaient de leurs voeux. La victoire du Hamas, mouvement lui
aussi issu des Frères musulmans, s’est réalisée dans des conditions de pluralisme et de transparence,
et ont montré, comme les élections irakiennes de 2005 la possibilité pour le processus électoral de
fonctionner, même dans un contexte de conflit armé.
5 Glenn E. Robinson « Defensive Democratization in Jordan », International Journal of Middle East Studies, 30 (1998), pp. 387-410.
Je préfère utiliser le concept d’ouverture politique plutôt que celui de démocratisation.
6 Khadija Mohsen-Finan et Malika Zeghal, « Les islamistes dans la compétition politique. Le cas du Parti de la Justice et du
Développement au Maroc », Revue Française de Science Politique, Volume 56, numéro 1, février 2006, p. 79-119.
L’existence de processus électoraux n’évite donc ni les tensions, ni les malentendus ou les
confrontations, tant ces processus d’intégration de l’islamisme sont compris comme nécessaires par
certains régimes mais difficiles à mener jusqu’au bout sans risquer de remettre en question l’identité
des élites au pouvoir. Les consultations électorales ne peuvent être en elles-mêmes le signe d’une
« démocratisation », ou de l’existence d’une société civile, mais simplement un signe que les
régimes changent leurs modes de fonctionnement, l’inclusion d’une partie de l’islamisme dans les
mécanismes d’opposition formant un élément central de cette transformation.
Ces partis islamistes participatifs remettent toutefois en question le fonctionnement des
régimes politiques, au niveau structurel par leur flexibilité et leur pragmatisme et au niveau
idéologique par leur insistance sur la moralisation de la vie publique. Ainsi, le déroulement des
élections législatives égyptiennes a mis en évidence des phénomènes stratégiques et momentanés
d’alliance objective et parfois désirée, entre les Frères musulmans et le régime de Moubarak ou
encore entre les Frères et des partis non islamistes7, comme l’avait déjà montré l’alliance de 1984
des Frères musulmans avec le néo-Wafd. Au Maroc, les coalitions entre le Parti de la Justice et du
Développement et des partis non islamistes, voir de gauche, sont aussi possibles. Ces coalitions, qui
mettent en relations les organisations partisanes de tous bords, montrent que les régimes incluent de
nouvelles élites sans réserver de place particulière aux islamistes et en prenant soin d’inclure leurs
concurrents les plus directs, mais qui peuvent aussi, selon les besoin, devenir leurs alliés.
L’insistance sur la moralisation de la vie publique8 est une donnée commune aux islamistes
de cette nouvelle génération qui ont élaboré un discours anti-corruption plutôt qu’un programme
d’application de la shari`a. Pour comprendre cette transformation par rapport aux mouvements
utopiques qui se trouvaient dans l’opposition radicale et se donnaient une identité de contre-société,
il faut revenir à leur structure de formation. Ces partis ou quasi-partis islamistes sont définissables
comme des agencements de réseaux d’action sociale (charitable, économique ou éducative) qui ont
misé sur la proximité par rapport aux populations urbaines et se sont par la suite structurés en tant
que partis pour entrer dans le processus politique. Leur identité partisane est seconde par rapport à
leur caractère associatif originel dans lequel la répression les avait souvent cantonnés. Leur
expérience de mouvements associatifs spécialisés dans le prosélytisme et le travail social forme le
socle de ces réseaux qui ont fondé leur existence sur des répertoires d’action, plus que sur une
utopie idéologique. Si certains membres de ces nouveaux partis ont participé autrefois à l’islamisme
radical, ils se sont transformés par le passage et la participation à ces réseaux d’intervention sociale.
Le repli possible de l’action politique sur les seaux associatifs leur assure aussi une certaine
flexibilité. Si l’idéologie islamiste utopique a été mobilisatrice et peut l’être encore, c’est sur cette
généalogie de pratiques et d’actions que se fondent ces partis d’un nouveau genre, dont les membres
ont aussi bataillé avec l’Etat autoritaire et ont appris, acceptant un perspective pragmatique, que
seul un compromis pouvait les amener à l’action politique légale et au pouvoir au sein d’un
gouvernement qui fonctionnerait dans le cadre des régimes en place plutôt que par une révolution.
L’Etat national est donc aujourd’hui accepté comme base de fonctionnement politique, et le but
n’est plus de le renverser ou de le modifier en profondeur, mais de participer à la vie politique,
notamment à la gestion éventuelle du gouvernement.
On peut ainsi définir le socle idéologique de ces partis à partir d’un commun dénominateur :
une culture issue des Frères musulmans et fondée sur une interprétation totalisante de l’Islam telle
que produite par Hassan al-Banna à partir de la fin des années 1920 puis de ses émules, mais une
idéologie amendée sur la question de la participation politique et de l’Etat, qui permet à ces
nouvelles générations islamistes de participer à la vie politique partisane. Les déclarations de
l’ouléma azharite basé au Qatar, Youssef al-Qaradawi, compagnon de route des Frères musulmans
et autorité religieuse transnationale consacrée par les nouveaux médias comme al-Jazira et Internet
depuis la fin des années 1990, a lui-même re-défini la pensée de Hassan al-Banna sur la légitimi
des partis politiques, comparant l’existence d’une pluralité de partis politiques à la diversité des
7 Sophie Pommier, « La fin d’une époque : L’Egypte après la double élection de l’automne 2005 », Perspectives Maghreb/Moyen-
Orient, Institut Français des Relations Internationales, Paris, Mai 2006
8 Myriam Aït Aoudia, “La naissance du Front Islamique du Salut”, Critique Internationale, no 30 –janvier-mars 2006, p. 132. Mona
El-Ghobashy, « The Metamorphosis of the Egyptian Muslim Brothers », International Journal of Middle East Studies, 37 (2005),
373-395.
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