REMMM 123, 17-34
Malika Zeghal *
Réformismes, Islamismes
et Libéralismes religieux
1
Un nouvel intérêt pour les intellectuels marque la sociologie de l’islam
contemporain depuis les années 1990. Les intellectuels islamistes ont fait l’objet de
nombreuses études (Kepel et Richard, 1990), mais de nouveaux travaux ont aussi
montré plus récemment le développement de courants intellectuels qui prennent
pour objet l’islam pour le redéfinir à l’encontre des idéologies islamistes et en
continuité avec des tendances intellectuelles plus anciennes que les chercheurs
ont qualifiées de « modernistes », « libérales » ou « réformistes » (Filaly, 2003 ;
Roussillon, 2005). Des noms connus depuis longtemps, tels que ceux de Nasr
Hamid Abu Zayd, Khaled Abu El-Fadhl, Fatima Mernissi, Norchulis Majid,
Abdelkarim Soroush, signalent aujourd’hui bien plus qu’un ensemble de penseurs
individuels. À ces individualités se sont en effet ajoutés plus récemment d’autres
noms, moins connus, mais tout aussi intéressants et novateurs : Amina Wadud,
Omid Safi, Farid Esack… Ils se décrivent explicitement comme musulmans
ou de culture musulmane, et viennent, par leurs écrits et leurs interventions
publiques, offrir des réinterprétations critiques et réformistes de l’islam.
Le renouveau d’intérêt académique pour ce groupe sociologique se double d’un
intérêt médiatique et politique qui évalue de manière positive une réforme de
l’islam que de nombreux observateurs appellent de leurs vœux en la qualifiant
de « nécessaire », fréquemment dans une optique de « démocratisation »
du monde musulman2. On lit souvent, dans ces développements médiatiques,
une dichotomie caricaturale entre l’islamisme, la légitimation de l’usage de la
*
University of Chicago, USA.
1
Je remercie Rachida Chih, Anne-Laure Dupont et Farhad Khosrokhavar pour les remarques
qu’ils ont faites sur les premières versions de cette introduction.
2
Voir par exemple, « Les nouveaux penseurs de l’islam : ils dénoncent l’imposture intégriste, ils concilient
l’islam et la modernité », livraison hors série du Nouvel Observateur, n° 54, avril-mai 2004, ou encore
le succès du livre de Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004.
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violence au nom de l’islam, l’autoritarisme d’un fondamentalisme incompatible
avec l’individualisme et la démocratie d’une part, et une forme qui individualise
le rapport à l’islam et le libéralise pour le fondre dans la « démocratie » d’autre
part. La réforme est aujourd’hui souvent désirée, célébrée et esthétisée par la mise
en avant publique des figures intellectuelles qui la portent. Dans de nombreux
cas, en réaction au fondamentalisme musulman, les pouvoirs publics et/ou
les médias offrent des structures d’opportunités nouvelles à ces intellectuels
qui disposent d’une plus grande visibilité aujourd’hui et qui convergent avec
ces appels à un libéralisme musulman d’un nouveau genre par rapport aux
répertoires de l’« âge libéral » (Hourani, 1962) du début du XXe siècle.
Les traits d’une nouvelle génération intellectuelle
On peut d’emblée souligner ce qui fait aujourd’hui l’unité et la nouveauté
de ces penseurs tout en re-complexifiant les catégories trop simplistes, et loin
d’être neutres politiquement, qui opposent libéralisme musulman et islamisme.
Ces intellectuels sont animés par un désir de (re-)lecture de l’islam, mais ils sont
aussi influencés par la production islamiste qui leur sert en partie de repoussoir.
Ce recueil s’attache à décrire et expliquer l’absence ou l’émergence publique de ces
courants intellectuels, nés des bouleversements qui prennent leur racine dans la
fin de l’utopie islamiste. Celle-ci, en cours d’épuisement, est arrivée à une aporie
idéologique, même dans le cas de sa réalisation exceptionnelle dans la république
islamique d’Iran. En ce sens, les questions posées ici se situent dans la continuité
de la problématique du post-islamisme (Bayat, 1996 ; Roy, 1999) et soulignent
les innovations produites par ces nouveaux courants et leur distanciation
par rapport à l’idéologie islamiste et identitaire née à la fin des années 1960.
Ces nouveaux intellectuels, que la plupart des contributions à ce volume crivent
dans nombre de variantes nationales, ne sont pas forcément animés, dans leurs
productions, par le religieux, et quand ils traitent de l’islam, le construisent sur un
mode fort différent des islamistes, en s’opposant explicitement aux constructions
intellectuelles et idéologiques que ceux-ci ont développées. Contre la lecture
littérale des textes et pour une interprétation contextualisée et historicisée des
textes religieux, ces nouveaux intellectuels, qui sont souvent des théologiens
formés à des parcours hybrides approfondis aussi bien en théologie dans les
madrasas du monde musulman et les écoles théologiques implantées en Occident
- qu’en sciences sociales et humaines, reviennent explicitement à la question
des modes d’appréhension des textes religieux en amont de leur travail
interprétatif. Ils s’expriment de manière critique contre l’insistance sur les rituels
et la norme, le formalisme et l’autoritarisme fondamentaliste qui les accompagne.
Ils veulent lire l’islam comme un ensemble d’interprétations humaines, donc
relatives et historiques, de la tradition religieuse. Par ailleurs, ils préfèrent voir
l’islam comme partie des valeurs universelles plutôt que comme terme d’une
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alternative qui oppose l’identité islamique à l’Occident. Pour eux, le processus de
victimisation de la communauté musulmane que l’islamisme politique avait mis
en branle doit prendre fin. L’ennemi, s’il y en a un, est plus intérieur qu’externe,
et la question de l’emprise coloniale et post-coloniale sur les sociétés musulmanes
est parfois évacuée. Ce type d’intellectuel ne se sent donc pas nécessairement
dans une situation de crise ou de subjugation par rapport au pouvoir national ou
à l’Occident non musulman. La question de l’« autre » et de l’emprise coloniale
ou post-coloniale n’est plus centrale. C’est vers une pensée plus réflexive que
ces intellectuels « post-identitaires » se projettent. Ils s’interrogent donc aussi
sur leurs propres pratiques intellectuelles. Ces nouvelles figures diffusent par
ailleurs des pratiques sociales, culturelles et religieuses qui veulent se fonder
sur un ensemble de valeurs qui sont alors décrites dans le langage des droits
de l’homme, de l’égalité sexuelle, une plus grande ouverture au monde et une
vision moins explicitement militante, mais non moins politique de l’islam, ce qui
pousse leurs détracteurs à les accuser de collusion avec le libéralisme occidenta3.
Sans se positionner hors de l’islam - car ces intellectuels se disent souvent croyants,
et cette croyance fonde leurs productions écrites et leurs pratiques - ils posent des
questions qui étaient devenues taboues, par exemple sur les minorités religieuses
en Islam, sur les droits des femmes, ou sur la violence. Ils offrent des réponses
audacieuses, qui peuvent devenir la source de conflits avec les autorités politiques
de leurs propres sociétés ou les représentants d’autres courants intellectuels.
Leur approche reste parfois, dans leur production discursive, sectorisée.
Ils s’attaquent à des questions spécifiques : celle des femmes, de la sexualité,
de la politique, qui servent de point d’ancrage à leur discours et à l’intégration
de certaines catégories de pensée religieuses. Le nouveau référentiel de l’universel
qu’ils déploient s’intéresse notamment aux pratiques de séparation et de
différentiation entre les sexes. Il faut ainsi reconnaître les femmes et pour certains
réformateurs, les homosexuels, comme part entière de cet universel. Il n’est pas
étonnant dès lors, que les femmes soient très présentes au sein des nouvelles
générations intellectuelles libérales. L’universalià laquelle cet islam prétend doit
être interne (égalités de tous les musulmans) autant qu’externe (convergence de
l’islam avec des principes universels humanistes) : plutôt qu’exclure, il devient
nécessaire d’inclure. La place traditionnelle des femmes dans la mosquée
est ainsi remise en question par certaines d’entre elles, comme Asra Nomani et
Amina Wadood aux États-Unis qui réclament la fin de la ségrégation sexuelle
et une entière égalité dans l’accès physique à l’espace rituel et au prêche du
vendredi. Dans le même temps, leur discours sur les valeurs universelles et leur
attachement explicite à l’islam comme croyance, parfois même culture, plutôt que
comme système normatif tentent de réconcilier l’inconciliable et intègrent leur
pensée dans les contradictions intrinsèques au « libéralisme religieux ». Comment
réconcilier la foi avec la relativité des interprétations religieuses et l’historicité
3
Par exemple, Ahmad Mahmûd, « Al-islâm al-libarâlî », Al-watan al-‘arabî, 8 août 2007 : 40-42.
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de la révélation ? L’ensemble des contributions à ce recueil montrent comment
cette nouvelle génération intellectuelle reste pour l’instant plurielle et éclatée,
prise dans des paradoxes qui la poussent parfois à la création d’« orthodoxies »
nouvelles qui peuvent être récupérées politiquement. Elles mettent aussi en
évidence le fait que cette nouvelle génération trouve ancrage dans l’histoire
longue des pertoires de la pensée musulmane sans toutefois toujours prononcer
le mot de « réforme », car elle se fonde surtout sur l’idée d’une « relecture » qui
ne produit pas forcément un système de pensée clos. L’herméneutique devient le
mot d’ordre : le contexte et l’histoire sont importants pour comprendre les textes
révélés. Alors que les fondamentalistes définissent l’universel par le texte révélé
et par la référence au transcendantal qui doit s’appliquer à tous et toujours, les
libéraux accèdent à l’universel par la jonction entre la révélation, l’historique,
et le particulier. Alors que l’Histoire et la Culture sont rejetées par la génération
salafiste et fondamentaliste comme une scorie ajoutée au texte originel et comme
une distorsion de la révélation, elles reviennent comme élément fondamental
dans le processus d’interprétation que les intellectuels libéraux ou réformistes
mettent en branle. Cette version du rapport entre histoire et religion départage la
multiplicité de ces nouvelles interprétations entre deux grands axes, qui ne sont
pas forcément antagonistes et peuvent se recouper : d’une part un axe extériorisé
vers l’activisme, d’autre part un axe intériorisé vers la spiritualité et une éthique
individuelle ayant aussi des dimensions collectives et sociales.
Le premier axe développe l’idée d’un combat pour la justice, dont peuvent
faire partie le militantisme altermondialiste ou la lutte contre le racisme. On le
retrouve souvent chez les nouveaux intermédiaires culturels, qui transforment
l’opposition Islam/Occident en une opposition « tiers-mondiste » entre Nord
et Sud. S’ils font de l’islam un instrument de résistance, ils ne l’opposent pas,
cependant, à ce qu’ils combattent et se différencient nettement, par exemple,
des écrits de l’Égyptien Sayyid Qutb. Ainsi, Farid Esack, musulman sud-africain,
représentant l’islam « progressiste » (Esack, 1997), très lu aux États-Unis et
en Angleterre, voit le Coran comme une voie de libération politique contre
l’oppression sous toutes ses formes. Il construit une théologie islamique de
la libération qui s’accompagne d’un dialogue interreligieux et de la mise en
avant de valeurs pluralistes. Son parcours est typique de la nouvelle génération
intellectuelle : formé aux études coraniques au Pakistan, il a aussi en main
un diplôme de l’Université de Birmingham en herméneutique coranique
et a sillonné le monde, entre l’Afrique du Sud, l’Europe et les États-Unis,
il a enseigné. Il fait référence à la dichotomie mostadh`afûn/mustakbirûn,
chère à Khomeiny, mais se prononce contre l’idée d’une théologie d’État ou
d’un autoritarisme religieux.
D’autres fondent un axe de réflexion moins militant : leur herméneutique et leur
pratique se concentrent sur une éthique intérieure qui ne peut que s’épanouir dans
la liberté, c’est-à-dire dans la démocratie libérale. Ils s’engagent donc fortement
à déconnecter islam et politique - en particulier au niveau de l’État -, comme le
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fait ouvertement Khaled Abu el-Fadhl aux États-Unis, en reléguant le religieux à
la morale intérieure et en s’engageant vers une réflexion qui emprunte parfois à la
spiritualité du mysticisme et à l’esthétique qui s’y raccroche. Mais ils ne peuvent
éviter de faire implicitement référence à un modèle politique libéral et séculier et
montrent donc paradoxalement la difficulté de vouloir rester a-politique.
Comment étudier les intellectuels aujourd’hui ?
Peut-on évacuer l’idée de modernité ?
Les historiens du réformisme musulman entre le XIXe siècle et la première
moitié du XXe siècle, ainsi que les sociologues de l’islamisme post-colonial
ont souligné combien la question identitaire, issue du choc colonial et de
ses répercussions dans la période post-coloniale, a formé, pour les penseurs
musulmans, une problématique centrale. Par extension, les catégories
élaborées par les historiens et les sociologues des intellectuels musulmans
reprennent souvent à leur compte une dichotomie qui oppose islam et
modernité. Cette dichotomie recouvre une opposition géographique (monde
musulman/occident) et socio-politique (emprise religieuse/sécularisation).
Certains insistent sur l’incompatibilité de chacun des termes avec l’autre : l’histoire
intellectuelle récente dans les sociétés musulmanes est lue à l’aune du choc que
provoque la rencontre politique et intellectuelle avec un système de valeurs
« sécularisé » (Badie, 1997 ; Lewis, 1988). D’autres, au contraire, soulignent
leur convergence : en retravaillant les termes de leur héritage, les intellectuels
musulmans adaptent leurs formations discursives aux valeurs occidentales, soit
parce qu’ils « savent » s’adapter, soit parce qu’après tout, leurs propres répertoires
religieux contiennent la même universalité que les références occidentales.
Les recherches sur l’histoire récente des intellectuels dans le monde musulman se
sont donc placées au cœur de cette dichotomie en montrant comment divers types
d’intellectuels illustraient cette convergence (Hourani, 1962) ou au contraire
l’impossibilité de comparer deux traditions (Asad, 1993). Hourani, dans son
travail sur les intellectuels de l’âge libéral, insistait au début des années 1960
sur la rupture que les réformateurs avaient produite avec les répertoires passés.
Dans la préface à la seconde édition de son ouvrage, datée de 1983, il écrit :
« (…) j’étais principalement intéressé de noter les ruptures avec le passé :
les nouveaux modes de pensée, des termes nouveaux ou des termes anciens
utilisés d’une nouvelle manière. Jusqu’à une certaine limite, il se peut que
j’ai déformé la pensée des écrivains que j’ai étudiés, au moins pour ce qui est
de la première et de la seconde générations : l’élément « moderne » de leur pensée
est peut-être plus réduit que je ne l’ai donà penser, et il aurait été possible d’écrire
à leur propos en soulignant la continuité plutôt que la rupture avec le passé »
(Hourani, 1983 : viii-ix).
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