PARADISE / A Space for screen addiction Chapter 2. SPECULATIVE MATERIALISM Oo Oo 30.06.14 - 29.09.14 With : MANUEL FERNANDEZ, CAMILLE HENROT, PIERRE HUYGHE, TAKESHI MURATA Curated by Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani UNE BOMBE PHILOSOPHIQUE Le Speculative Realism [Réalisme Spéculatif] agite la sphère philosophique anglo-saxonne depuis 2007, date à laquelle se sont réunis pour une conférence au Goldsmith College de Londres Graham Harman, Ray Brassier, Iain Hamilton Grant et Quentin Meillassoux. Au cours de celle-ci, Ray Brassier a formé le terme à partir du « matérialisme spéculatif » décrit en 2006 par Meillassoux dans Après la finitude. Si beaucoup de dissensions se font sentir entre ses « membres », ces derniers s’érigent cependant tous contre un ennemi commun : le corrélationnisme hérité de Kant. Alors que cette pensée met à mal notre tradition philosophique, peu en font pourtant cas en France. LA FIN D’UN CYCLE C’est bien cette atmosphère de fin de cycle qui est perceptible dans la vidéo sCOpe (2005) de Camille Henrot. Au cours de celle-ci, le péplum orientaliste italien Les nouvelles aventures d’Ali Baba est progressivement compressé latéralement, étirant les formes jusqu’à leur disparition. C’est à la fois l’âge d’or du cinéma et les figures des origines de l’occident qui s’effacent peu à peu : une double chute des idoles. De plus, l’élongation des figures humaines est caractéristique des sociétés en crise, chez les Byzantins à l’époque des Comnènes comme dans la mode, la publicité ou l’art aujourd’hui. LA CRITIQUE DES LIMITES DE LA PENSEE Selon Quentin Meillassoux, le problème actuel est que les philosophes se refusent à penser une chose en dehors de la relation qu’ils ont avec elle. C’est la définition même du corrélationnisme : l’Homme est au centre de ce qu’il est possible de connaître. Rien n’est pensable en dehors de cette corrélation pensée-monde ; et aucun absolu n’existe. Meillassoux rappelle que notre philosophie contemporaine se cantonne ainsi à la perception des limites fondamentales de la pensée. AU SEUIL D’UN AUTRE MONDE Dans One Million Kingdoms (2001) de Pierre Huyghe, le personnage Annlee avance dans un paysage de montagnes créées au fur et à mesure par les intonations de sa propre voix. Elle se déplace ainsi dans un environnement qui rappelle l’enfermement anxiogène du monde corrélationnel tel que décrit par Quentin Meillassoux. Le timbre que l’on entend dans la vidéo est synthétique ; il a été obtenu à partir de celui de Neil Armstrong. C’est également une métaphore de la découverte qui est filée : le premier homme ayant marché sur la Lune y lit le Voyage au Centre de la Terre de Jules Verne. Au sein de ce monde centré sur Annlee, est ainsi évoqué un « Grand Dehors ». « Nous sommes sur le seuil d’un autre monde » peut-on entendre. LE GRAND DEHORS C’est bien de ce « Grand Dehors », d’une philosophie de ce qui excède notre seule relation aux choses, dont Meillassoux rêve. Le philosophe souligne le caractère anthropocentrique de la pensée de Kant et de ses héritiers. Alors qu’à la Renaissance, la science offre aux Hommes la possibilité de penser un monde qui pourrait exister sans son intervention et l’astronomie révèle que la Terre n’est pas au centre de l’Univers, la philosophie aurait replacé l’humain au centre de tout ; opérant en cela une contre révolution copernicienne. Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani PARADISE / A Space for screen addiction Constructed by Marion Bernard Fonds de dotation LECLERE-Maison de Ventes 5 rue Vincent Courdouan 13006 Marseille 04 91 50 00 00 www.leclere-mdv.com www.oracularvernacular.com PARADISE / A Space for screen addiction Chapter 2. SPECULATIVE MATERIALISM Oo Oo 30.06.14 - 29.09.14 With : MANUEL FERNANDEZ, CAMILLE HENROT, PIERRE HUYGHE, TAKESHI MURATA Curated by Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani LA CONTINGENCE Afin de pouvoir « sortir de la corrélation », imaginer un dehors de la raison et penser un monde sans hommes, Quentin Meillassoux doit, à la manière de Descartes, trouver un absolu sur lequel refonder la pensée. L’absolu de Meillassoux est la contingence. Rien n’est nécessaire, sauf elle : tout ce qui existe est susceptible de ne pas être. Selon lui, il est possible que tout arrive et ce, sans qu’on puisse le prévenir. Aux questions métaphysiques « D’où venons-nous ? » ou « Pourquoi existons-nous ? » il répond ainsi « De rien. » et « Pour rien ». En 2012, pour l’installation Untilled de Documenta (13), Pierre Huyghe a agencé dans un compost repéré au sein Karlsaue Park des éléments trouvées ou produits par lui. Sculptures, plantes, abeilles, chiens, jardiniers, restes d’anciennes œuvres, boue ont été disposés comme Mallarmé plaçait ses phrases sur les pages : d’une manière telle que l’on ne pourrait observer qu’a posteriori celles qui prendraient le pas sur l’autre. L’auteur ne fait que lancer les dés ; le reste est laissé au hasard. Or, c’est un brillant décryptage de Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard de Mallarmé qui a été publié par Quentin Meillassoux en 2011, poursuivant ainsi sa quête de contingence. Les œuvres de Pierre Huyghe fonctionnent de plus en plus en l’absence de regardeur, elles n’ont pas besoin de lui pour exister : seule la contingence décidera de leur sort. AUTONOMIE DE L’OBJET La vidéo de Pierre Huyghe présentée à PARADISE est antérieure aux premiers écrits du Réalisme Spéculatif. Il serait donc inopportun de ne décrire ses œuvres – voire l’art en général – que via les concepts qu’il véhicule. On peut penser, au contraire, que le Réalisme Spéculatif a su répondre à des questionnements qui traversaient son travail depuis longtemps. La pensée de Graham Harman – l’Object Oriented Ontology (O.O.O.) – ne pouvait de fait que résonner aux oreilles des artistes : elle appelle à penser la relation, non pas homme-objet, mais objet-objet. En plaçant au centre de sa réflexion le monde matériel et non plus l’Homme, le Réalisme Spéculatif relance ainsi le débat sur l’autonomie des choses. Or, ne dit-on pas que l’œuvre d’art, une fois produite, échappe à son créateur et possède une autonomie propre ? ONTOLOGIE PLATE ET INTENSITE La question de l’autonomie de l’œuvre d’art a rythmé le XXe siècle. Depuis les années 1960, pour des raisons autant artistiques que politiques, on s’est accordé à dire qu’une chose est toujours dépendante de son contexte, voire qu’il en fait partie intégrante. Pour Tristan Garcia, lui aussi attaché au Réalisme Spéculatif, tout ce qui habite le monde – pensées, objets, sentiments, personnes etc. – est une chose qui contient ou est contenue par au moins une autre chose. Sa philosophie découle d’une hypersensivité, puisque tout entre en résonnance avec son environnement. On comprend ainsi l’intérêt d’un artiste comme Pierre Huyghe pour les concepts de Garcia : l’ontologie plate et l’intensité. D’ailleurs, dans sa vidéo Untilled, chaque objet, chaque animal, chaque plante paraît animé de sa vie propre, au sein d’un milieu qui fourmille. PRESENT PERMANENT La notion d’intensité semble pourtant être attachée au « présent permanent » décrit par les philosophes de la postmodernité. Et Quentin Meillassoux paraît vouloir s’éloigner de cette immédiateté. En effet, il affirme que si l’on pousse la corrélation jusqu’à ses retranchements, on ne pourrait plus penser autre chose que le présent ; puisqu’impossible pour elle d’imaginer un monde qui précède ou succède l’humain. Son entreprise est ainsi de permettre de spéculer à nouveau sur le passé et le futur, via la réconciliation de la philosophie et de la science qui, elle, met en exergue des énoncés antérieurs au premier Homme. Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani PARADISE / A Space for screen addiction Constructed by Marion Bernard Fonds de dotation LECLERE-Maison de Ventes 5 rue Vincent Courdouan 13006 Marseille 04 91 50 00 00 www.leclere-mdv.com www.oracularvernacular.com PARADISE / A Space for screen addiction Chapter 2. SPECULATIVE MATERIALISM Oo Oo 30.06.14 - 29.09.14 With : MANUEL FERNANDEZ, CAMILLE HENROT, PIERRE HUYGHE, TAKESHI MURATA Curated by Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani ORACULAR / VERNACULAR Les artistes présentés dans le cadre du projet de recherche Oracular / Vernacular opèrent dans ce cadre d’un intérêt renouvelé pour le futur, mais un futur qui dialogue avec le passé et prend en compte son contexte : un oracle vernaculaire. Ainsi, New Ruins. Google Earth Tour de Manuel Fernandez est une navigation sur Google Earth qui zoome temporairement sur des sites archéologiques : pyramides de Gizeh, temple Maya, Parthénon, Stonehenge, Taj Mahal… Mais ces sites ont été modélisés en 3D par l’artiste, dans des textures hasardeuses et des couleurs néons. Le choc des temporalités rappelle la contemporanéité de ces structures, comme leur future conservation, peut-être plus permanente dans le digital que dans leur état de ruines actuel. POST-HUMANISM Dans Street Trash (2012) de Takeshi Murata, une caméra virtuelle tourne autour d’une sculpture « style renaissance » entourée d’oranges coupées en quartier, de polygones et d’un DVD éponyme – le tout créé numériquement et rendu dans des couleurs synthétiques. Si on opère une révolution autour d’une figure anthropomorphique, l’environnement est pourtant résolument construit, sans trace de l’humain qui l’a produit via des instruments numériques. On comprend ainsi son lien avec l’engouement actuel pour le « post-human ». Ce terme doit d’abord être compris comme un dépassement de l’humanisme intellectuel qui plaçait l’homme au centre de la pensée et de la vision – rappelons-nous de l’invention de la perspective centrée. Mais c’est aussi un monde de « l’aprèshumain » qui est convoqué ; notamment via la création de mondes numériques, comme les paysages entièrement modélisés qu’offre Manuel Fernandez dans Provisional Landscape (2013). Si toute trace de l’Homme a disparu, ce dernier est cependant à l’origine de la construction totale de celui-ci : ne devrait-on donc pas le voir comme un monde « overly-human » ? UN AUTRE POINT DE VUE Street trash de Takeshi Murata et New Ruins. Google Earth Tour de Manuel Fernandez offrent aussi et surtout un autre point de vue sur le monde. A l’image de l’O.O.O. ou du Matérialisme Spéculatif, on tourne ici autour de l’objet. Alors que dans les vidéos de Pierre Huyghe et Camille Henrot, le point de vue est humain – ou tout du moins terrestre ou sensoriel – il est ici placé hors des choses : il se situe à l’extérieur, il prend du recul. Entre les zooms sur les merveilles du monde, la caméra s’extrait du détail afin d’embrasser d’un seul regard toute la Terre depuis le cosmos. DISTANCIATION En adoptant ce nouveau point de vue, Manuel Fernandez et Takeshi Murata s’abstraient de l’équation. Or, c’est bien ce que souhaitent le matérialisme spéculatif d’un Quentin Meillassoux ou l’Ontologie Orientée-Objet d’un Graham Harman. C’est via le discours mathématique que le philosophe Français désire prouver que la science fonctionne même en l’absence de toute pensée. C’est la seconde étape de son résonnement, suivant l’absolutisation du principe de la contingence, incontrôlable par essence. La distanciation est quasi-totale. Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani PARADISE / A Space for screen addiction Constructed by Marion Bernard Fonds de dotation LECLERE-Maison de Ventes 5 rue Vincent Courdouan 13006 Marseille 04 91 50 00 00 www.leclere-mdv.com www.oracularvernacular.com PARADISE / A Space for screen addiction Chapter 2. SPECULATIVE MATERIALISM Oo Oo 30.06.14 - 29.09.14 With : MANUEL FERNANDEZ, CAMILLE HENROT, PIERRE HUYGHE, TAKESHI MURATA Curated by Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani PROGRES vs ABSTRACTION Si la modernité croyait en le progrès, la postmodernité est marquée une perte de foi envers l’Histoire et les fondements de l’humanité. Le relativisme est appliqué à toute chose. Les objets, les hommes, les faits sont placés sur un pied d’égalité : tout est nivelé. Alors que l’individualisme devient le mode de relation privilégié, on favorise la subjectivité à l’objectivité tenue dorénavant en opprobre. Cette distanciation marque un changement de positionnement : s’abstrait-on pour prendre du recul ou pour effacer totalement l’humain ? VERS UNE RECONSTRUCTION DE L’HISTOIRE ? Matérialisme Spéculatif : l’oxymore permet d’imaginer que la distanciation n’est pas une fin en soi. Cette philosophie ne s’origine pas dans les rapports de productions (Marx), mais part bien du monde immanent afin de construire peu à peu un savoir. On peut ainsi envisager que Quentin Meillassoux, encore au début de son processus, compte poursuivre son entreprise de construction à partir de son absolue contingence. Si les théories des « post » (études postcoloniales, postmodernité, post-humanisme etc.) sont des étapes nécessaires dans la reconnaissance des dérapages de l’Histoire, elles semblent avoir créé une véritable culpabilité ayant entrainé l’immobilité, voire une certaine détestation de soi. Le rejet de l’Homme paraît participer à une envie louable de retrouver des fondements tangibles pour la connaissance. Espérons simplement que cette mise à distance ne soit qu’une étape temporaire : le début d’une reconstruction globale de l’Histoire, des relations et de l’éthique, plus que leur éradication pure et simple. SPECULATION Si la spéculation du Speculative Realism est entendue comme une enquête visant la connaissance d’objets abstraits, on ne peut s’empêcher de la rapprocher de ce qui gouverne notre monde : la spéculation financière. Cette dernière a été théorisée par des mathématiciens au début du XIXe siècle avant qu’elle ne soit appliquée à grande échelle. Elle figure un enrichissement hors, « abstrait de », l’économie réelle. Elle est sans cause apparente – et donc détachée des rapports de production décrits par le matérialisme historique de Marx. On observe ainsi une concordance entre le fonctionnement de l’économie contemporaine et celui des nouveaux régimes de pensée. Cette concordance a déjà été notée dans la philosophie par Alexander Galloway à la suite de Catherine Malabou, et très tôt par Liam Gillick dans le monde de l’art. Le Réalisme Spéculatif : ultime phase de l’ultra-capitalisme ou réconciliation avec l’idée de projection ? Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani PARADISE / A Space for screen addiction Constructed by Marion Bernard Fonds de dotation LECLERE-Maison de Ventes 5 rue Vincent Courdouan 13006 Marseille 04 91 50 00 00 www.leclere-mdv.com www.oracularvernacular.com