Introduction (Fichier pdf, 712 Ko)

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[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
[ISBN 978-2-7535-1394-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
Introduction
Au cours des années 1930, les ouvriers de l’aéronautique sortirent de l’obscurité
pour devenir l’avant-garde du mouvement ouvrier français. Pratiquement inorganisés au début de cette période, ces ouvriers se mirent subitement à occuper leurs
usines en mai 1936, lançant ainsi ce qui se révéla être le plus grand mouvement
de grève de la IIIe République. Les militants communistes occupèrent bientôt
le devant de la scène parmi les syndicats de l’aéronautique et, de 1937 à la fin
des années 1940, ce secteur industriel demeura l’un des cadres de la réforme
sociale où la contestation fut la plus âpre. Pendant toute cette période, l’industrie
aéronautique demeura au premier plan alors que les ouvriers, les industriels et les
responsables du gouvernement étaient aux prises avec des questions importantes
telles que la nationalisation, la semaine de quarante heures, le contrôle ouvrier ou
encore les répercussions du Plan Marshall. Ceux qui construisaient les avions, par
ailleurs, se trouvèrent confrontés à maintes reprises et de façon particulièrement
poignante à des questions qui rendirent cette période pénible pour les Français de
toutes conditions sociales : comment redresser une économie en crise, se préparer
à la guerre, faire face à une occupation ennemie et, finalement, reconstruire une
nation brisée après des années de luttes intestines corrosives ?
Pour l’aéronautique, comme pour de nombreuses autres institutions françaises,
cette époque se révéla être aussi essentielle historiquement qu’elle fut difficile à
traverser pour les Français. Pendant pratiquement deux décennies de conflit entre
citoyens et de crise internationale, les hommes et les femmes qui travaillaient dans
les usines et les bureaux d’études de l’industrie aéronautique, qui siégeaient aux
conseils d’administration des sociétés et dans les ministères, s’affrontèrent sur les
choix fondamentaux de la politique industrielle et, par-là même, transformèrent
les rapports entre les ouvriers, les entreprises et l’État. En outre, ce qui se passait
dans l’aéronautique se conformait à un modèle de transformation institutionnelle
déjà à l’œuvre dans de nombreux secteurs de l’économie française. Le présent
ouvrage explore cette transformation en plongeant dans les rouages d’une industrie pour examiner ce qui faisait le quotidien de ses acteurs, ce qu’ils espéraient
et pourquoi ils réagirent comme ils le firent à la période la plus mouvementée de
l’histoire de France depuis les révolutions du siècle précédent.
L’industrie aéronautique constitue également un cadre privilégié pour étudier
les raisons pour lesquelles la France sortit des années 1930 et des années 1940 avec
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des conflits industriels d’un genre particulièrement explosif. Depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la France se distingue de la plupart des autres nations
occidentales par la radicalité de ses ouvriers et par l’ampleur et la fréquence de
ses grèves. Dans aucune autre société capitaliste évoluée les ouvriers n’ont remis
en question de façon si constante la légitimité de l’entreprise capitaliste. Pendant
trente ans, les principales tendances du mouvement ouvrier d’après-guerre (la
survie de la Confédération générale du travail (CGT), dominée par les communistes, en tant que plus grande confédération ouvrière de France, la faiblesse de
son équivalent anticommuniste, Force ouvrière, et l’évolution de la Confédération
française des travailleurs chrétiens (CFTC), syndicat catholique qui se transforma
en Confédération française démocratique du travail, entité extrémiste) laissent à
penser que les ouvriers continuèrent à prendre les antagonismes de classes et les
principes de gauche au sérieux dans la France de l’après-guerre. Les études réalisées
dès les années 1970 semblent indiquer que les ouvriers français, particulièrement
en comparaison avec leurs équivalents de Grande-Bretagne, ont plus tendance,
comme l’a affirmé Duncan Gallie, « à considérer la solution de leurs conflits
sociaux comme étant dépendante de l’issue de conflits sociaux plus larges ». De
même, les patrons français ont mis plus de temps que leurs équivalents étrangers
à prendre les syndicats en compte. Les arrangements corporatistes, qui permirent
aux syndicats et aux organisations commerciales et industrielles de négocier des
accords de grande envergure de façon normale dans beaucoup de pays du reste de
l’Europe, n’apparurent pas dans la France de l’après-guerre 1.
Ce n’est pas que la France ne se soit pas, à sa façon, stabilisée après la Seconde
Guerre mondiale. En dépit des traumatismes de la guerre coloniale, de la chute
de la IVe République et des révoltes de 1968, la France de l’après-guerre n’a jamais
connu de crise révolutionnaire ni faibli (au moins jusqu’aux années 1970), maintenant une croissance économique remarquable. Et, en effet, depuis la fin des années
1970, les conflits industriels ont énormément diminué, et ce d’autant plus que la
CGT et le parti communiste ont décliné et que le mouvement ouvrier dans son
ensemble, en France comme ailleurs, traverse des temps difficiles. Néanmoins,
1. Duncan G, Social Inequality and Class Radicalism in France and Britain, New York, Cambridge
University Press, 1983, p. 260. Voir également son étude précédente des ouvriers des raffineries en Grande
Bretagne et en France, In Search of the New Working Class : Automation and Social Integration within the
Capitalist Enterprise, New York, Cambridge University Press, 1978. Pour une comparaison des taux de grèves
entre pays, voir Edward Shorter et Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968, Cambridge, Mass., Harvard
University Press, 1974, chapitre 12 ; et Walter K et Michael S, « Strikes, Power and Politics in
the Western Nations, 1900-1976 », Political Power and Social Theory, 1, 1980, p. 301-334. Sur le caractère particulièrement conflictuel des relations ouvriers-patronat en France, se rapporter à Gérard A et
Jean-Daniel R, Conflits du travail et changement social, Paris, Presses universitaires de France,
1978, p. 13-61. Sur le corporatisme, voir surtout Charles S. M, « Preconditions for Corporatism », in
John H. G (dir.), Order and Conflict in Contemporary Capitalism : Studies in the Political Economy
of Western European Nations, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 39-59 ; M, Recasting Bourgeois Europe :
Stabilization in France, Germany and Italy in the Decade after World War I, Princeton, Princeton University
Press, 1975 ; Philippe C. S et Gerhard L (dir.), Trends toward Corporatist Intermediation,
Beverly Hills, Calif., Sage, 1979 ; et Suzanne D. B (dir.), Organizing Interests in Western Europe :
Pluralism, Corporatism, and the Transformation of Politics, New York, Cambridge University Press, 1981.
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pendant plus de trois décennies après la guerre, la France donna le spectacle d’un
curieux mélange de conflits sociaux et de stabilité institutionnelle, d’une aptitude
à répondre aux défis industriels de l’après-guerre tout en soutenant une politique
radicale.
Ce type extraordinairement conflictuel de relations entre partenaires sociaux
trouve sa source dans un passé lointain. Les militants ouvriers de l’après-guerre
devaient encore une grande partie de leur vocabulaire de lutte des classes aux
artisans de la radicalité qui, les premiers, énoncèrent l’idée de l’émancipation
de la classe ouvrière en France entre 1830 et 1840. Un demi-siècle plus tard,
les syndicalistes révolutionnaires établirent une approche antibureaucratique du
syndicalisme qui aura également un effet durable sur le mouvement ouvrier. Les
patrons avaient contracté une dette semblable à l’égard de leurs prédécesseurs – les
entrepreneurs qui avaient créé ce mélange d’autoritarisme et de paternalisme qui
est encore le signe distinctif de l’idéologie directoriale en France. Et, derrière tous
ces développements, on discernait aisément l’ombre de la Révolution française :
une tradition d’insurrection et de contestation donnait aux patrons et aux ouvriers
une conscience aiguë des potentielles conséquences politiques des conflits sociaux
dans l’industrie aéronautique.
Bien que l’héritage du e siècle restât important, les événements qui se déroulèrent à partir de 1914 se révélèrent décisifs dans la constitution de la politique
industrielle après la Seconde Guerre mondiale. Avec deux guerres mondiales et
la crise de 1929, la vie changea dans le monde industriel aussi profondément
en France que dans n’importe quel pays d’Europe de l’Ouest. Entre 1914 et le
début des années 1950, les ouvriers, le patronat et le gouvernement s’affrontèrent
durement. Ce faisant, ils créèrent les principales institutions du monde industriel
de l’après-guerre. En voici la liste : un mouvement ouvrier reposant sur la masse,
un parti communiste fort, un réseau d’organisations patronales, un système de
négociations en vue de conventions collectives de travail ainsi qu’un État très
interventionniste. Au cours de presque quatre décennies de troubles, les Français
institutionnalisèrent un style de relations industrielles particulièrement conflictuel.
Les raisons pour lesquelles ce type de conflits apparut dans la France du
e siècle demeurent sujettes à controverses. Depuis le début des années 1950,
les historiens et les chercheurs en sciences humaines ont abordé la question d’au
moins quatre façons différentes. Pendant un temps, de nombreux analystes expliquèrent la radicalité des ouvriers dans l’après-guerre par le rythme peu rapide de
l’industrialisation en France. Val Lorwin, par exemple, considérait l’état arriéré de
l’économie comme une condition préalable au succès du syndicalisme communiste 2. Après 1960, cependant, il devint de plus en plus évident qu’une crois2. Val R. L, The French Labor Movement, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1954. Voir également « Reflections on the History of the French and American Labor Movements », Journal of Economic
History, 17, n° 1, 1957, p. 25-44 ; et « Labor Organizations and Politics in Belgium and France », in
Everett M. K (dir.), National Labor Movements in the Postwar World, Evanston, Ill., Northwestern
University Press, 1963, p. 142-168.
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sance spectaculaire et l’augmentation du niveau de vie des ouvriers n’avaient guère
contribué à atténuer les oppositions sur le lieu de travail. Les salariés bien payés
dans les secteurs des technologies de pointe restèrent parmi les partisans les plus
fidèles des syndicats de gauche. La prospérité ne parvint pas à apaiser les conflits.
Une seconde approche consistait à envisager le « caractère national » comme
étant à l’origine d’un type spécifiquement français de conflits sociaux. Selon
ce point de vue, les traits psychologiques considérés comme étant communs à
un peuple – l’individualisme inconstant des Français, la discipline respectueuse
des Allemands, le pragmatisme tenace des Britanniques – marquèrent de leur
empreinte les relations entre partenaires sociaux dans chaque pays. Une telle
approche repose sur des stéréotypes discutables. Elle néglige de rendre compte
des différences importantes sur le plan des relations entre partenaires sociaux à
l’intérieur des pays. Plus encore, elle présuppose bien trop aisément que le comportement collectif reproduit les traits individuels. Même le livre éblouissant de
Michel Crozier, qui soutenait que les relations ouvriers-patronat étaient le reflet
d’un système culturel français fondé sur une aversion pour les conflits frontaux, ne
parvient pas à échapper au réductionnisme psychologique qu’implique l’approche
purement culturelle. En outre, Crozier et ses étudiants n’ont pas non plus suffisamment exploré comment les habitudes de comportement des ouvriers envers leurs
supérieurs furent contractées au fil du temps à travers des expériences historiques
spécifiques 3.
Entre-temps, d’autres analystes développèrent une troisième approche, qu’on
pourrait qualifier d’explication organisationnelle des conflits sociaux en France.
Ils se concentrèrent sur l’astuce politique et l’ingéniosité bureaucratique du Parti
communiste français (PCF). Dans son étude des ouvriers sous la IVe République,
Richard Hamilton expliqua la persistance de la radicalité de la classe ouvrière dans
les années 1950 par l’aptitude des syndicats communistes à dicter le comportement de leurs membres. Hamilton soutint que c’étaient les organisations, plutôt
que les conditions sociales, qui rendaient extrémiste 4. Ses opinions recouvraient
les études novatrices de l’histoire du PCF d’Annie Kriegel. Le communisme, à son
avis, représentait la greffe d’un corps étranger qui, cependant, réussit en France
grâce à une série d’événements imprévus qui se sont produits entre 1917 et 1920,
puis il se mit à s’épanouir du fait que les ouvriers étaient en mesure de construire
une « contre-société » qui vouait les ouvriers au mouvement communiste. Comme
celles d’Hamilton, les positions de Kriegel partageaient une présupposition au
3. Pour un exemple de ce genre de raisonnement culturel, voir F.F. R, Revolutionary Syndicalism in France :
The Direct Action of Its Time, Londres, Cambridge University Press, 1970, p. 11-12. Pour l’approche de
Crozier, voir Michel C, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Éditions du Seuil, 1963. Pour une critique
de cette approche, voir Marc M, François S, et Jean-Jacques S, The Social Foundations
of Industrial Power : A Comparison of France and Germany, trans. Arthur Goldhammer, Cambridge, Mass.,
MIT Press, 1986, p. 225-230. Pour une évaluation de l’approche qui se penche sur le « caractère national »,
voir Peter N. S, « National Character and European Labor History », Journal of Social History, 4, n° 2,
1970, p. 95-124.
4. Richard F. H, Affluence and the French Worker in the Fourth Republic, Princeton, Princeton University
Press, 1967.
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cœur même de la doctrine léniniste qu’elles combattaient, à savoir que les militants
du parti faisaient prendre à une classe ouvrière passive et docile des directions que
les ouvriers n’auraient pas suivies sans eux 5.
L’approche organisationnelle présumait résolues autant de questions que celles
auxquelles elle répondait. Il faut reconnaître que la discipline, la ruse et le sens du
commandement furent d’un grand secours aux communistes pour constituer un
mouvement. Une fois que le PCF fut devenu un parti stable basé sur les masses
pendant le Front populaire, il est indubitable qu’il devint également une force
autonome dans la vie politique française. Cependant, on ne sait toujours pas
très bien pourquoi tant d’ouvriers qui n’adhérèrent jamais au parti coopérèrent
volontiers avec ses militants dans les usines. En outre, d’après ce que les historiens ont découvert sur la vitalité politique des communautés ouvrières locales au
e siècle, il ne semble plus défendable de présupposer que les ouvriers ordinaires
du e siècle furent les acteurs passifs et malléables que l’approche organisationnelle implique. Pour comprendre l’impact du PCF sur la radicalité ouvrier, il faut
avoir plus d’informations sur la vie dans les syndicats locaux, les cellules d’usines
et autour, là où les militants essayèrent d’organiser les ouvriers.
Certains historiens et sociologues ont adopté une quatrième approche à l’égard
des conflits sociaux, une approche qui attire l’attention sur l’importance de la
politique et de l’État. Edward Shorter et Charles Tilly ont mené une étude extrêmement ambitieuse dans cette direction, en examinant les différents types de
grèves en France depuis le e siècle. Ils retracent les transformations de la grève
des contestations locales interminables des ouvriers qualifiés, typiques des conflits
sociaux entre 1890 et 1900, aux courtes grèves à grande échelle qui se répandirent
dans l’après-guerre. Shorter et Tilly soutiennent que l’urbanisation et l’industrialisation permirent graduellement aux militants de constituer des syndicats plus
forts et que, à mesure que ceux-ci devenaient plus centralisés et que l’État s’impliquait davantage dans l’économie, les ouvriers avaient de plus en plus recours
aux débrayages pour exercer une pression sur les autorités politiques au niveau
national. Les grèves, bien qu’elles aient porté officiellement sur des questions
économiques, finirent par faire partie d’une lutte organisée en vue d’obtenir une
participation des ouvriers dans l’État. Il n’est pas surprenant, d’après Shorter et
Tilly, que les grandes vagues de grèves de 1906, 1919, 1936 et 1947 aient presque
toujours coïncidé avec les crises politiques : des moments où les ouvriers pouvaient
espérer influer sur la nature d’un régime ou sur sa politique. Dès les années 1950,
les ouvriers en étaient arrivés à compter sur des grèves courtes et massives pour
faire entendre leur voix au Parlement et dans les ministères : les centres du pouvoir
desquels ils étaient généralement exclus. La grève, par conséquent, continua d’être
5. Annie K, Aux origines du communisme français, 1914-1920. Contribution à l’histoire du mouvement ouvrier français, Paris, Mouton, 1964, 2 vol. ; The French Communists : Profile of a People, Chicago,
University of Chicago Press, 1970 ; et « The Communist Party and the Problem of Power (1910-1939) », in
John C. C (dir.), Contemporary France : Illusion, Conflict and Regeneration, New York, New Viewpoints,
1978, p. 92-109.
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une arme politique dans la France de l’après-guerre, contrairement à l’Europe du
Nord et à l’Europe centrale où la capacité des partis ouvriers à prendre le pouvoir
encouragea les ouvriers à déplacer le conflit de l’entreprise au Parlement 6.
L’ouvrage de Shorter et Tilly marqua un progrès important dans l’étude de la
politique sociale, et ce pour deux raisons. Il permit de garder la vie organisationnelle au cœur de l’analyse sans négliger le contexte social et économique plus large
dans lequel les militants formèrent leurs institutions. De plus, dans leur approche,
Shorter et Tilly envisagèrent les responsables de l’État comme des protagonistes
très importants de la politique sociale et la structure étatique comme un facteur
capital qui contribua à déterminer l’évolution des conflits sociaux. Les spécialistes
des relations entre agents économiques considéraient depuis longtemps l’État
comme un troisième partenaire, avec les entreprises et les ouvriers, dans le triangle
des conflits sociaux. Cependant, Shorter et Tilly prirent le rôle de l’État plus au
sérieux que ne l’avaient fait la plupart des auteurs avant eux. Ils présentèrent des
arguments convaincants en faveur d’une interprétation mettant la politique au
centre des raisons pour lesquelles il y eut tant de conflits entre les partenaires
sociaux dans l’industrie française de l’après-guerre.
Néanmoins, l’ouvrage de Shorter et Tilly a ses défauts. Il ne prend pas en
compte la conscience, c’est-à-dire la compréhension subjective du monde dont les
ouvriers, le patronat et les responsables de l’État accompagnaient inévitablement
leurs conflits 7. Shorter et Tilly présupposèrent bien trop facilement, par exemple,
qu’en construisant leurs syndicats, les ouvriers maximisaient simplement leurs
« ressources organisationnelles » à un moment donné et canalisaient leurs protestations comme les circonstances l’imposaient. Cette approche néglige l’importance
de la culture, non pas dans le sens simpliste de caractère national, mais dans le sens
anthropologique selon lequel les ouvriers devaient nécessairement percevoir leur
monde à travers le prisme d’idées, d’attitudes et de valeurs. Étant donné l’éventail
de convictions qui pouvaient motiver les ouvriers dans n’importe quelle usine ainsi
que le conflit idéologique qui divisait le mouvement ouvrier en France, il n’était
pas toujours facile pour les ouvriers d’arriver à une compréhension commune de
leurs intérêts collectifs, encore moins de tomber d’accord sur des stratégies pour
l’action collective. Les ouvriers ne partageaient pas non plus des vues communes
sur le patronat, les responsables de l’État ou ce dernier. Entre 1914 et 1950, en
outre, des événements catastrophiques jetèrent dans le trouble, à un moment ou
6.
7.
S et T, Strikes in France…, op. cit. Voir également Douglas A. H, Jr., « On the Political
Economy of Long-Run Trends in Strike Activity », British Journal of Political Science, 8, avril 1978,
p. 153-175 ; David S et Charles T, « Hardship and Collective Violence in France, 1830 to
1960 », American Sociological Review, 37, 1972, p. 520-532. Pour une évaluation de cette approche, voir
Michael S, « Industrial Relations Theory and the Comparative Study of Industrial Relations and
Industrial Conflict », British Journal of Industrial Relations, 18, n° 1, mars 1980, p. 26-43 ; S, « Strikers
and the State : A Comment », British Journal of Political Science, 8, n° 4, octobre 1978, p. 479-492 ; et
J. Craig J, « Resource Mobilization Theory and the Study of Social Movements », Annual Review of
Sociology, 9, 1983, p. 527-553.
James E. C a fait cette critique dans « Theories of Strikes : Why Can’t They Explain the British
Experience ? », Journal of Social History, 12, n° 2, hiver 1978, p. 194-220.
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à un autre, la plupart des ouvriers et leurs familles. Presque tous furent forcés
d’adapter leurs opinions pour donner du sens à un monde en transformation. Par
conséquent, pour comprendre les conflits sociaux en France, il nous faut examiner
comment les ouvriers, le patronat et les responsables de l’État percevaient leurs
intérêts, faisaient des choix, improvisaient selon les circonstances et se confrontaient aux conséquences involontaires de leurs actions.
Le présent ouvrage relève ce défi en examinant de quelle façon les ouvriers, le
patronat et les responsables de l’État transformèrent les relations entre les agents
économiques dans une industrie particulière entre 1930 et 1950. Comme Shorter
et Tilly, nous analysons celles-ci comme une affaire à trois, étant donné que les
responsables de l’État déterminèrent tout autant que les ouvriers et le patronat la
forme que prit le combat entre ces différents agents. Cependant, en nous confinant
à une seule industrie, nous pouvons également étudier les relations entre les partenaires sociaux, le processus par lequel les ouvriers, le patronat et les responsables
de l’État tirèrent des leçons de l’histoire, firent évoluer leurs idées et s’adaptèrent
au fil du temps à la crise, à la guerre et aux conflits politiques 8.
Cette étude ignore délibérément les limites historiographiques habituelles
entre la IIIe République, Vichy et les premières années de la IVe République.
Couvrir deux décennies complexes de l’histoire d’une industrie est une entreprise
ambitieuse, d’autant plus que nous avons essayé de comprendre le rôle respectif des
trois partenaires dans les relations au sein de l’industrie aéronautique. Néanmoins,
on ne peut guère raccourcir la période étudiée, étant donné que c’est au cours
d’une même série de conflits – de l’émergence du Front populaire comme mouvement politique en 1934, en passant par la défaite infligée par l’Allemagne en
1940, suivie de l’Occupation puis de la Libération, jusqu’aux violentes grèves
de 1947 et 1948 – que les Français révisèrent leurs modèles de lutte sociale. Pour
comprendre ce qui émergea à la fin des années 1940, il faut remonter à la période
intermédiaire des années 1930, lorsque la politique du Front populaire fixa les
conditions du conflit pour la décennie à suivre.
Une étude des années 1930 et 1940, de plus, exige qu’on détourne l’attention
de certains des thèmes qui ont préoccupé les historiens des ouvriers du e siècle.
Ces derniers ont, à juste titre, raconté l’histoire de la formation des classes sociales
au niveau local, attirant spécialement l’attention sur la façon dont les artisans
luttaient pour défendre leurs métiers et leurs communautés contre les empiètements du capitalisme industriel. Bien qu’une grande partie de cette histoire soit
valable pour les ouvriers du e siècle, l’historien qui étudie la vie industrielle
française après 1930 doit s’intéresser à trois autres changements récents.
Premièrement, avant le milieu des années 1930, les industries de pointe de
ce qu’on appelle la seconde révolution industrielle – produits chimiques, acier,
automobile, aéronautique, énergie électrique – avaient fini par remplacer l’atelier
8.
Pour une évaluation utile des avantages et désavantages des études de cas uniques et des comparaisons de cas
multiples, voir Seymour M. L, Martin A. T, et James S. C, Union Democracy : The Internal
Politics of the International Typographical Union, Glencoe, Ill., Free Press, 1956, appendix 1.
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artisanal comme centre stratégique de l’agitation ouvrière. Même si les petites
entreprises étaient encore prédominantes dans l’économie de l’entre-deux guerres,
ce fut de plus en plus dans les grandes usines d’entreprises telles que Renault,
Citroën et Gnôme-et-Rhône que les ouvriers menèrent les batailles décisives de
la politique sociale. Et ce fut dans les secteurs de pointe sur le plan technologique
que les militants ouvriers affrontèrent leur défi organisationnel le plus important
– le besoin de fondre un personnel extrêmement diversifié, composé d’hommes
et de femmes, jeunes et vieux, qualifiés et non-qualifiés, autochtones et étrangers,
en une force politique unie. Au fur et à mesure que les patrons des secteurs de
pointe recrutèrent un personnel dispersé sur le plan de la résidence et diversifié
sur le plan des métiers et de la qualification, l’usine, plutôt que le voisinage ou
l’atelier, devint, selon l’expression de Michelle Perrot, « l’épicentre du mouvement
ouvrier », le champ de bataille critique pour les patrons et les militants qui rivalisaient pour s’assurer la loyauté d’un personnel industriel moderne. Les militants
ouvriers eurent également à trouver les moyens de construire la solidarité entre
les régions s’ils voulaient faire valoir leurs droits au sein des entreprises qui avaient
dispersé leurs usines aux quatre coins de la France. Les transformations technologiques et la croissance des entreprises de pointe forcèrent les ouvriers à prendre la
constitution d’alliances au sein du personnel bien plus au sérieux que ne l’avaient
fait leurs prédécesseurs avant 1900. De même, le patronat affronta le défi de
trouver de nouvelles façons de saper la solidarité d’un personnel divers et dispersé 9.
Deuxièmement, au cours des années 1930 à 1950, les événements nationaux
et internationaux affectèrent les ouvriers et le patronat plus profondément que ce
ne fut le cas au e siècle. Le triomphe et la fin du Front populaire, la défaite de
1940, l’occupation nazie et la Libération – de tels événements n’étaient pas de ceux
dont les ouvriers pouvaient causer au café pour ensuite vaquer à leurs affaires : ils
détruisaient les vies, anéantissaient les familles, faisaient et ruinaient les carrières
et forçaient de nombreux citoyens à réaffirmer ou à reconsidérer leurs convictions et leur engagement politique. Dès la fin des années 1940, les ouvriers et les
patrons avaient intégré à leur vie un nouvel ensemble de références politiques – les
souvenirs des grèves sur le tas, les monuments aux martyrs de la Résistance, les
histoires de honte et de trahison, les images obsédantes de Stalingrad, d’Hiroshima
et d’Auschwitz. Ces événements, ainsi que la façon dont les gens les transformaient
en mythes, s’en souvenaient, exercèrent une influence durable sur l’engagement
politique et jouèrent un rôle important dans les conflits sociaux.
Enfin, entre 1935 et 1950, les ouvriers et les patrons assistèrent à l’une des
transformations les plus importantes de l’économie française qui aient eu lieu
au cours du e siècle, à savoir l’expansion du rôle de l’État dans l’industrie
moderne. Il faut reconnaître que l’expansion de l’État dut beaucoup aux changements antérieurs, de la politique de Colbert au e siècle à l’accroissement moins
spectaculaire des contrôles financiers gouvernementaux indirects dans la deuxième
9. Sur l’expansion de l’État au e siècle, voir Michel B et al., Administration et contrôle de l’économie,
1800-1914, Geneva, Librairie Droz, 1985.
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moitié du e siècle. Cependant, ce ne fut qu’après 1935 que les politiques et les
bureaucrates sautèrent le pas pour passer à des formes directes de contrôle étatique
à une grande échelle – c’est-à-dire aux nationalisations, à la planification et aux
stratégies monétaires et fiscales qu’on associe à la révolution keynésienne 10.
Étant donné la longue histoire de la centralisation administrative en France, il
semble étonnant, à première vue, que la politique dirigiste de l’après-guerre ne soit
pas née de la Première Guerre mondiale. Cependant, à la veille de cette guerre la
politique économique française était encore ancrée, en théorie sinon toujours en
pratique, dans l’orthodoxie dominante du laissez-faire de l’époque. L’intervention
économique de l’État était en général limitée à la protection des tarifs douaniers, à
la taxation indirecte, à la réglementation d’un secteur ferroviaire privé et à l’administration de quelques arsenaux de munitions et de construction navale. Lorsque
les responsables de l’État firent un effort concerté, particulièrement après 1910,
pour régler le flux international des capitaux français privés en accord avec une
stratégie consistant à contrecarrer la puissance économique en expansion de l’Allemagne, il s’agissait d’un expédient et non d’un timide défi aux principes libéraux.
Dans les relations entre partenaires sociaux, le rôle de l’État demeurait également
limité. La législation sociale était notoirement sous-développée dans la France de
l’avant-guerre, et bien que les responsables locaux fussent souvent intervenus dans
les grèves, ce fut toujours en fonction des circonstances. À la veille de la Grande
Guerre le gouvernement laissait en général les patrons libres de diriger leur entreprise à leur guise 11.
Pendant un certain temps, il sembla que la Première Guerre mondiale anéantirait le libéralisme du laissez-faire en France, à peu près comme cela parut être le
cas en Allemagne. Pendant la guerre, le ministère de l’Armement et le ministère
du Commerce se chargèrent des échanges, de la distribution de denrées rares et
de la réglementation des relations entre partenaires sociaux dans l’industrie des
munitions. Étienne Clémentel, le ministre du Commerce, envisagea ce contrôle
10. Richard F. K, Capitalism and the State in Modern France : Renovation and Economic Management in the
Twentieth Century, New York, Cambridge University Press, 1981, chapitre 1. Sur l’adhésion à la doctrine
économique libérale jusqu’au début des années trente, voir Julian J, The Politics of Depression in
France, 1932-1936, New York, Cambridge University Press, 1985, p. 12-16. Sur les contraintes imposées
par la politique étrangère sur l’investissement français à l’étranger avant 1914, voir Raymond P, Les
Relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, Librairie Armand
Colin, 1969.
11. Sur les limites de la réforme en France après la Première Guerre mondiale, voir KUISEL, Capitalism and
the State… op. cit., chapitres 2 et 3 ; M, Recasting Bourgeois Europe…, op. cit., partie 1 ; et John F.
G, Capitalism at War : Industrial Policy and Bureaucracy in France, 1914-1918, New York, Berg, 1987.
Pour des comparaisons avec la Grande Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis, voir Gerald D. F,
« Economic and Social Problems of the German Demobilization », JMH, 47, n° 1, mars 1975, p. 1-23 ;
Susan A, The Politics of Decontrol : Britain and the United States, Londres, Weidenfield and Nicolson,
1969 ; Paul B. J, Land Fit for Heroes : The Planning of British Reconstruction, 1916-1919, Chicago,
University of Chicago Press, 1968 ; et Ellis H, The Great War and the Search for a Modern Order :
A History of the American People and Their Institutions, New York, St. Martin’s Press, 1979. Sur la scission
de la gauche, voir K, Aux origines…, op. cit. ; Robert W, French Communism in the making,
1914-1924, Stanford, Stanford Universit Press, 1966 ; et Jean-Louis R, La Scission syndicale de 1921 :
essai de reconnaissance des formes, Paris, Publications de la Sorbonne, 1980.
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[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
[ISBN 978-2-7535-1394-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
L’AÉRONAUTIQUE : SALARIÉS ET PATRONS D’UNE INDUSTRIE FRANÇAISE, 19281950
comme les prémices d’une économie d’après-guerre où les hommes d’affaires, les
dirigeants ouvriers et les bureaucrates collaboreraient dans la tentative de moderniser la France. De même, Albert Thomas, le socialiste réformateur qui exerça
les fonctions de ministre de l’Armement, introduisit un système de commissions
d’arbitrage mixte et de représentation ouvrière dans les usines de munitions
– innovations dont il espérait qu’elles ouvriraient la voie à une plus grande coopération entre ouvriers et patrons après la guerre. Les dirigeants ouvriers modérés, qui
avaient gagné une nouvelle estime dans les milieux gouvernementaux pour avoir
soutenu l’effort de guerre, partagèrent un grand nombre de ces objectifs. En 1918,
à la veille de l’Armistice, tous ces réformateurs caressèrent l’espoir que la France
marquerait une rupture radicale avec le système du laissez-faire d’avant-guerre.
La réalité se révéla différente. Après l’Armistice, les conservateurs, sous l’égide
de Georges Clemenceau, démantelèrent les directions de l’État et dérégulèrent les
marchés aussi vite que possible – à la grande satisfaction des hommes d’affaires,
qui préconisèrent le retour à la libre entreprise sans restrictions. Les conservateurs
liquidèrent les acquis ouvriers tout aussi rapidement. Après que les patrons et les
responsables gouvernementaux eurent écrasé les ouvriers pendant la grève générale
de 1920, ils ne tinrent compte d’aucun point du programme de réforme des
ouvriers. Les conventions collectives de travail, la représentation des ouvriers, les
nationalisations sélectives jusqu’aux simples protections légales pour les militants
syndicalistes rejoignirent bientôt la cohorte des chimères pour les militants ouvriers
qui se retrouvèrent une fois encore isolés dans un ghetto politique. La scission de
1920 entre les communistes et les socialistes affaiblit la gauche d’autant plus et,
tout au long des années 1920 ainsi qu’au début des années trente, le mouvement
ouvrier resta affaibli et divisé, ayant peu d’influence sur la politique nationale. Il
faut reconnaître que les libéraux du laissez-faire ne pouvaient espérer restaurer
tous les aspects du système d’avant-guerre : pendant les années 1920, les gouvernements conservateur et centriste conservèrent aussi bien l’un que l’autre l’impôt
sur le revenu, subventionnèrent la reconstruction industrielle et développèrent le
rôle de l’État dans l’exploitation minière, l’industrie pétrolière et les chemins de
fer. Cependant, à tout prendre, la victoire alliée de 1918 et la défaite des ouvriers
de 1920 permirent à l’élite conservatrice de soutenir le libre-échange et la plupart
des limites économiques de l’État d’avant-guerre 12.
La percée du capitalisme d’État qui caractérisera l’économie de la Ve République
ne se fit qu’après 1935, lorsque deux cycles d’innovations de gauche et de stabilisation conservatrice transformèrent le rôle de l’État en France. D’abord sous
12. Sur les changements dans l’économie politique de la France après 1935, voir K, Capitalism and the
State…, op. cit. ; Jean M, Memoirs, Garden City, N.Y., Doubleday, 1978 ; Stephen S. C, Modern
Capitalist Planning : The French Model, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1969 ; et
Warren C. B, The French Economy and the State, Princeton, Princeton University Press, 1958. Sur
l’ampleur inhabituelle du dirigisme d’État dans l’économie française d’après-guerre, voir Andrew S,
Modern Capitalism : The Changing Balance of Public and Private Power, New York, Oxford University Press,
1965, p. 73-87, 121-175 ; John Z, « The French State in the International Economy », International
Organization, 31, n° 4, automne 1977, p. 838-877 ; et Peter J. K, « Domestic Structures and
Strategies of Foreign Economic Policy », International Organization, 31, n° 4, automne 1977, p. 879-920.
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[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
[ISBN 978-2-7535-1394-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
le gouvernement du Front populaire de Léon Blum en 1936, puis de nouveau
entre 1945 et 1947, les gouvernements de gauche nationalisèrent les industries,
élargirent le secteur public et instituèrent des réformes radicales dans les relations
entres partenaires sociaux. De façon quelque peu surprenante, les régimes conservateurs qui suivirent (en 1938 et en 1947) préservèrent pour l’essentiel l’autorité de l’État. Le régime de Vichy introduisit même une politique qui donna un
plus grand rôle de régulation à l’État. La Crise, les grèves massives de 1936 et,
entre autres, les énormes besoins en réarmement et l’humiliation de la défaite de
1940 forcèrent une grande partie de l’élite des entreprises et du gouvernement
à abandonner le laissez-faire. Dès le début des années cinquante, une nouvelle
orthodoxie étatique s’était répandue : tous, à l’exception des hommes politiques
les plus conservateurs, étaient prêts à accepter les nationalisations de 1945, la
régulation de la plus grande partie du système bancaire par le gouvernement, la
conception de Jean Monnet concernant la planification économique menée par
l’État et un système de relations entre partenaires sociaux qui dépendait largement
de la participation directe des responsables de l’État. La France était bien partie
pour devenir l’économie la plus étatisée de l’Occident capitaliste 13.
Ce développement remarquable du rôle économique de l’État entre 1936
et 1950 ne pouvait que modifier l’équilibre du pouvoir politique dans l’industrie moderne. Presque du jour au lendemain, les ouvriers et les patrons durent
affronter les difficultés posées par l’émergence du capitalisme d’État, une économie dans laquelle un grand nombre de barrières traditionnelles entre public et
privé disparurent. Bien que quelques entrepreneurs progressistes eurent tôt fait
de reconnaître l’intérêt de l’intervention de l’État pour sauver le système économique, la plupart considérèrent initialement ce changement avec horreur. Dès les
années 1950, cependant, de nombreux patrons avaient surmonté leurs peurs et
avaient appris à se protéger dans une économie mixte. La question de savoir de
quelle façon précise les patrons parvinrent à un accord avec les responsables de
l’État au cours de la fin des années trente et des années quarante, par conséquent,
est cruciale pour la compréhension de la politique des partenaires sociaux dans
l’industrie pendant l’après-guerre 14.
Chez les ouvriers, les opinions sur l’intervention de l’État étaient radicalement
différentes. Aucun sujet, en fait, n’a gêné le mouvement ouvrier plus régulièrement
au e siècle que la question de savoir quelle attitude adopter envers l’État. Avant
1914, cette question divisa les deux factions dominantes du mouvement ouvrier.
Les syndicalistes révolutionnaires demandaient l’abolition radicale de l’État et son
13. Sur les divergences d’opinions à l’intérieur du monde des affaires, voir Henry W. E, Organized
Business in France, Princeton, Princeton University Press, 1957 ; Georges L, Les Organisations patronales en France, Paris, Payot, 1976 ; et Jean-Noël J, « Hommes d’affaires au piquet, le difficile
intérim d’une représentation patronale, septembre 1944-janvier 1946 », Revue historique, 263, n° 1, janviermars 1980, p. 81-100.
14. Sur l’attitude des ouvriers envers l’État, voir Michel C, Esprit du syndicalisme, Paris, Éditions
ouvrières, 1951, p. 136-149 ; et W, French Communism, chapitre 1. Sur les attitudes des communistes,
voir Tony JUDT, « Une historiographie pas comme les autres : The French Communists and Their History »,
European Studies Review, 12, n° 4, octobre 1982, p. 464-465.
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L’AÉRONAUTIQUE : SALARIÉS ET PATRONS D’UNE INDUSTRIE FRANÇAISE, 19281950
remplacement par un système décentralisé d’entreprises gérées par les ouvriers.
Cette vision, qui relevait en grande partie de l’utopisme de Proudhon, avait du
sens pour de nombreux militants dans le monde du laissez-faire de la France du
début du e siècle où l’État faisait peu pour rationaliser l’économie et beaucoup
pour écraser la protestation ouvrière. Les socialistes guesdistes, cependant, soutinrent le contraire. Comme la majorité marxiste de la Deuxième Internationale, ils
soutinrent le point de vue selon lequel les ouvriers devaient s’emparer du pouvoir
de l’État et l’exercer en s’en servant comme d’une arme contre le capitalisme. Le
conflit entre les stratégies étatistes et anti-étatistes se poursuivit jusque dans la
période de l’entre-deux-guerres. De nombreux militants partagèrent les soupçons
des syndicalistes à l’égard des parlements, des bureaucraties et d’une tradition
républicaine qui, estimaient-ils, avait constamment trahi les ouvriers depuis la
Commune de Paris. Les communistes, en revanche, donnèrent à la tradition
guesdiste une nouvelle tournure léniniste en espérant s’emparer de l’État et collectiviser l’économie. Les ouvriers modérés, entre-temps, s’étaient réconciliés avec
l’État républicain. En conséquence, dès les années 1930, les ouvriers n’étaient pas
d’accord sur la façon de réagir au rôle croissant de l’État dans leur industrie 15. La
façon dont les ouvriers gérèrent leurs opinions contradictoires vis-à-vis de l’État
entre 1936 et 1950 se révéla décisive pour l’avenir du mouvement ouvrier.
Cet ouvrage examine chacun des trois thèmes majeurs de la politique des
partenaires sociaux dans l’industrie française au e siècle : comment les patrons
et les militants ouvriers rivalisèrent pour gagner la loyauté des ouvriers dans les
secteurs avancés sur le plan technologique ; comment la guerre et les perturbations
politiques transformèrent la façon dont les gens définirent et défendirent leurs
intérêts ; enfin, comment l’intervention de l’État, qui était elle-même le produit de
conflits sociaux et politiques, força les ouvriers et les patrons à réformer ou à revoir
leurs organisations, leurs stratégies et leurs points de vue. L’industrie aéronautique
se prête bien à une telle enquête. Premièrement, les entreprises aéronautiques
embauchaient un large éventail de salariés – ingénieurs, techniciens, dessinateurs,
employés de bureau, ouvriers qualifiés et ouvriers spécialisés. Les usines aéronautiques abritaient sous le même toit à la fois des ouvriers, qui étaient le type même
du prolétaire dans la France de l’entre-deux-guerres, et ceux qu’on a appelés la
nouvelle classe ouvrière des techniciens et des cols blancs, qui deviendrait une
part importante du mouvement ouvrier après la Seconde Guerre mondiale.
L’industrie aéronautique, en outre, était disséminée dans toute la France, avec des
centres plus importants à Paris, à Nantes, à Bordeaux et à Toulouse. Les militants
de l’aéronautique furent ainsi confrontés au défi de la constitution d’alliances entre
des salariés qui différaient énormément les uns des autres et qui vivaient dans des
régions différentes.
15. Sur l’attitude des ouvriers envers l’État, voir Michel C, Esprit du syndicalisme, Paris, Éditions
ouvrières, 1951, p. 136-149 ; et W, French Communism, chapitre 1. Sur les attitudes des communistes,
voir Tony J, « Une historiographie pas comme les autres : The French Communists and Their History »,
European Studies Review, 12, n° 4, octobre 1982, p. 464-465.
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INTRODUCTION
L’industrie aéronautique est également un contexte de choix pour examiner de
quelle façon les patrons et les ouvriers réagirent au Front populaire, à la guerre et
à ses retombées. Chaque revers de fortune important dans la politique française
entre 1936 et 1948 eut des répercussions immédiates dans l’aéronautique. Pendant
le Front populaire, le gouvernement Blum en fit une vitrine de la réforme ouvrière.
En 1938, Édouard Daladier misa une grande partie de son programme de réarmement sur un effort visant à multiplier par sept sa production mensuelle – une
politique qui eut des conséquences très importantes sur la vie dans les ateliers
d’usine. Puis, quelques semaines seulement après la défaite de 1940, Hitler exigea
que l’aéronautique française soit mise au service de l’Allemagne et, pour la plupart,
les patrons se soumirent à cette exigence. Jusqu’à la Libération, les ouvriers de
l’aéronautique construisirent des avions pour la Luftwaffe. Après la guerre, lorsque
communistes et socialistes furent en désaccord total sur la façon de restructurer
l’industrie aéronautique, les constructeurs et les ouvriers furent impliqués dans
presque toutes les batailles concernant la politique sociale industrielle. En bref,
pendant plus d’une décennie, personne dans l’aéronautique ne put échapper aux
choix difficiles que posaient en France la guerre, le fascisme et le communisme.
Par-dessus tout, l’aéronautique constitue un champ de premier choix pour
observer comment les ouvriers et les patrons réagirent à l’intervention de l’État.
D’abord, les contrats conclus pour la défense rendirent le rôle de l’État dans l’aéronautique visible à tous. Ensuite, l’industrie aéronautique fut l’une des premières
à être nationalisée, en partie pendant le Front populaire en 1936 et en partie en
1945. En même temps, un certain nombre d’entreprises privées continuèrent à
prospérer. Nous pouvons, par conséquent, comparer les secteurs publics et privés
de l’aéronautique et aussi envisager la façon dont les ouvriers et les patrons considéraient les différences entre les deux. Même si, par la suite, la nationalisation est
devenue plus banale, au cours des années 1930 et 1940 les ouvriers et les patrons
de l’industrie aéronautique se battirent vigoureusement pour déterminer l’ampleur
qu’elle prendrait.
Du Front populaire aux premières années de la guerre froide, les ouvriers,
les patrons et les responsables du gouvernement transformèrent l’industrie
aéronautique. Ils le firent dans un contexte de crise politique, de guerre et de très
fortes pressions pour la moderniser. Mon but ici n’est pas d’écrire l’histoire de la
construction aéronautique en soi, mais plutôt d’analyser l’industrie aéronautique
en tant que lieu de relations changeantes entre partenaires sociaux et d’expliquer
pourquoi l’intervention de l’État, la radicalité de la classe ouvrière et l’intransigeance patronale à l’égard des ouvriers finirent par se renforcer mutuellement dans
la France du e siècle.
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