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Introduction
Au cours des années 1930, les ouvriers de l’aéronautique sortirent de l’obscurité
pour devenir l’avant-garde du mouvement ouvrier français. Pratiquement inorga-
nisés au début de cette période, ces ouvriers se mirent subitement à occuper leurs
usines en mai 1936, lançant ainsi ce qui se révéla être le plus grand mouvement
de grève de la IIIe République. Les militants communistes occupèrent bientôt
le devant de la scène parmi les syndicats de l’aéronautique et, de 1937 à la fin
des années 1940, ce secteur industriel demeura l’un des cadres de la réforme
sociale où la contestation fut la plus âpre. Pendant toute cette période, l’industrie
aéronautique demeura au premier plan alors que les ouvriers, les industriels et les
responsables du gouvernement étaient aux prises avec des questions importantes
telles que la nationalisation, la semaine de quarante heures, le contrôle ouvrier ou
encore les répercussions du Plan Marshall. Ceux qui construisaient les avions, par
ailleurs, se trouvèrent confrontés à maintes reprises et de façon particulièrement
poignante à des questions qui rendirent cette période pénible pour les Français de
toutes conditions sociales : comment redresser une économie en crise, se préparer
à la guerre, faire face à une occupation ennemie et, finalement, reconstruire une
nation brisée après des années de luttes intestines corrosives ?
Pour l’aéronautique, comme pour de nombreuses autres institutions françaises,
cette époque se révéla être aussi essentielle historiquement qu’elle fut difficile à
traverser pour les Français. Pendant pratiquement deux décennies de conflit entre
citoyens et de crise internationale, les hommes et les femmes qui travaillaient dans
les usines et les bureaux d’études de l’industrie aéronautique, qui siégeaient aux
conseils d’administration des sociétés et dans les ministères, s’affrontèrent sur les
choix fondamentaux de la politique industrielle et, par-là même, transformèrent
les rapports entre les ouvriers, les entreprises et l’État. En outre, ce qui se passait
dans l’aéronautique se conformait à un modèle de transformation institutionnelle
déjà à l’œuvre dans de nombreux secteurs de l’économie française. Le présent
ouvrage explore cette transformation en plongeant dans les rouages d’une indus-
trie pour examiner ce qui faisait le quotidien de ses acteurs, ce qu’ils espéraient
et pourquoi ils réagirent comme ils le firent à la période la plus mouvementée de
l’histoire de France depuis les révolutions du siècle précédent.
L’industrie aéronautique constitue également un cadre privilégié pour étudier
les raisons pour lesquelles la France sortit des années 1930 et des années 1940 avec
[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
[ISBN 978-2-7535-1394-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
L’AÉRONAUTIQUE : SALARIÉS ET PATRONS DUNE INDUSTRIE FRANÇAISE, 19281950
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des conflits industriels d’un genre particulièrement explosif. Depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la France se distingue de la plupart des autres nations
occidentales par la radicalité de ses ouvriers et par l’ampleur et la fréquence de
ses grèves. Dans aucune autre société capitaliste évoluée les ouvriers n’ont remis
en question de façon si constante la légitimité de l’entreprise capitaliste. Pendant
trente ans, les principales tendances du mouvement ouvrier d’après-guerre (la
survie de la Confédération générale du travail (CGT), dominée par les commu-
nistes, en tant que plus grande confédération ouvrière de France, la faiblesse de
son équivalent anticommuniste, Force ouvrière, et l’évolution de la Confédération
française des travailleurs chrétiens (CFTC), syndicat catholique qui se transforma
en Confédération française démocratique du travail, entité extrémiste) laissent à
penser que les ouvriers continuèrent à prendre les antagonismes de classes et les
principes de gauche au sérieux dans la France de l’après-guerre. Les études réalisées
dès les années 1970 semblent indiquer que les ouvriers français, particulièrement
en comparaison avec leurs équivalents de Grande-Bretagne, ont plus tendance,
comme l’a affirmé Duncan Gallie, « à considérer la solution de leurs conflits
sociaux comme étant dépendante de l’issue de conflits sociaux plus larges ». De
même, les patrons français ont mis plus de temps que leurs équivalents étrangers
à prendre les syndicats en compte. Les arrangements corporatistes, qui permirent
aux syndicats et aux organisations commerciales et industrielles de négocier des
accords de grande envergure de façon normale dans beaucoup de pays du reste de
l’Europe, n’apparurent pas dans la France de l’après-guerre 1.
Ce n’est pas que la France ne se soit pas, à sa façon, stabilisée après la Seconde
Guerre mondiale. En dépit des traumatismes de la guerre coloniale, de la chute
de la IVe République et des révoltes de 1968, la France de l’après-guerre n’a jamais
connu de crise révolutionnaire ni faibli (au moins jusqu’aux années 1970), mainte-
nant une croissance économique remarquable. Et, en effet, depuis la fin des années
1970, les conflits industriels ont énormément diminué, et ce d’autant plus que la
CGT et le parti communiste ont décliné et que le mouvement ouvrier dans son
ensemble, en France comme ailleurs, traverse des temps difficiles. Néanmoins,
1. Duncan G, Social Inequality and Class Radicalism in France and Britain, New York, Cambridge
University Press, 1983, p. 260. Voir également son étude précédente des ouvriers des raffineries en Grande
Bretagne et en France, In Search of the New Working Class : Automation and Social Integration within the
Capitalist Enterprise, New York, Cambridge University Press, 1978. Pour une comparaison des taux de grèves
entre pays, voir Edward Shorter et Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968, Cambridge, Mass., Harvard
University Press, 1974, chapitre 12 ; et Walter K et Michael S, « Strikes, Power and Politics in
the Western Nations, 1900-1976 », Political Power and Social eory, 1, 1980, p. 301-334. Sur le carac-
tère particulièrement conflictuel des relations ouvriers-patronat en France, se rapporter à Gérard A et
Jean-Daniel R, Conflits du travail et changement social, Paris, Presses universitaires de France,
1978, p. 13-61. Sur le corporatisme, voir surtout Charles S. M, « Preconditions for Corporatism », in
John H. G (dir.), Order and Conflict in Contemporary Capitalism : Studies in the Political Economy
of Western European Nations, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 39-59 ; M, Recasting Bourgeois Europe :
Stabilization in France, Germany and Italy in the Decade after World War I, Princeton, Princeton University
Press, 1975 ; Philippe C. S et Gerhard L (dir.), Trends toward Corporatist Intermediation,
Beverly Hills, Calif., Sage, 1979 ; et Suzanne D. B (dir.), Organizing Interests in Western Europe :
Pluralism, Corporatism, and the Transformation of Politics, New York, Cambridge University Press, 1981.
[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
[ISBN 978-2-7535-1394-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
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pendant plus de trois décennies après la guerre, la France donna le spectacle d’un
curieux mélange de conflits sociaux et de stabilité institutionnelle, d’une aptitude
à répondre aux défis industriels de l’après-guerre tout en soutenant une politique
radicale.
Ce type extraordinairement conflictuel de relations entre partenaires sociaux
trouve sa source dans un passé lointain. Les militants ouvriers de l’après-guerre
devaient encore une grande partie de leur vocabulaire de lutte des classes aux
artisans de la radicalité qui, les premiers, énoncèrent l’idée de l’émancipation
de la classe ouvrière en France entre 1830 et 1840. Un demi-siècle plus tard,
les syndicalistes révolutionnaires établirent une approche antibureaucratique du
syndicalisme qui aura également un effet durable sur le mouvement ouvrier. Les
patrons avaient contracté une dette semblable à l’égard de leurs prédécesseurs – les
entrepreneurs qui avaient créé ce mélange d’autoritarisme et de paternalisme qui
est encore le signe distinctif de l’idéologie directoriale en France. Et, derrière tous
ces développements, on discernait aisément l’ombre de la Révolution française :
une tradition d’insurrection et de contestation donnait aux patrons et aux ouvriers
une conscience aiguë des potentielles conséquences politiques des conflits sociaux
dans l’industrie aéronautique.
Bien que l’héritage du e siècle restât important, les événements qui se dérou-
lèrent à partir de 1914 se révélèrent décisifs dans la constitution de la politique
industrielle après la Seconde Guerre mondiale. Avec deux guerres mondiales et
la crise de 1929, la vie changea dans le monde industriel aussi profondément
en France que dans n’importe quel pays d’Europe de l’Ouest. Entre 1914 et le
début des années 1950, les ouvriers, le patronat et le gouvernement s’affrontèrent
durement. Ce faisant, ils créèrent les principales institutions du monde industriel
de l’après-guerre. En voici la liste : un mouvement ouvrier reposant sur la masse,
un parti communiste fort, un réseau d’organisations patronales, un système de
négociations en vue de conventions collectives de travail ainsi qu’un État très
interventionniste. Au cours de presque quatre décennies de troubles, les Français
institutionnalisèrent un style de relations industrielles particulièrement conflictuel.
Les raisons pour lesquelles ce type de conflits apparut dans la France du
e siècle demeurent sujettes à controverses. Depuis le début des années 1950,
les historiens et les chercheurs en sciences humaines ont abordé la question d’au
moins quatre façons différentes. Pendant un temps, de nombreux analystes expli-
quèrent la radicalité des ouvriers dans l’après-guerre par le rythme peu rapide de
l’industrialisation en France. Val Lorwin, par exemple, considérait l’état arriéré de
l’économie comme une condition préalable au succès du syndicalisme commu-
niste 2. Après 1960, cependant, il devint de plus en plus évident qu’une crois-
2. Val R. L, e French Labor Movement, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1954. Voir égale-
ment « Reflections on the History of the French and American Labor Movements », Journal of Economic
History, 17, n° 1, 1957, p. 25-44 ; et « Labor Organizations and Politics in Belgium and France », in
Everett M. K (dir.), National Labor Movements in the Postwar World, Evanston, Ill., Northwestern
University Press, 1963, p. 142-168.
[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
[ISBN 978-2-7535-1394-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
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sance spectaculaire et l’augmentation du niveau de vie des ouvriers n’avaient guère
contribué à atténuer les oppositions sur le lieu de travail. Les salariés bien payés
dans les secteurs des technologies de pointe restèrent parmi les partisans les plus
fidèles des syndicats de gauche. La prospérité ne parvint pas à apaiser les conflits.
Une seconde approche consistait à envisager le « caractère national » comme
étant à l’origine d’un type spécifiquement français de conflits sociaux. Selon
ce point de vue, les traits psychologiques considérés comme étant communs à
un peuple – l’individualisme inconstant des Français, la discipline respectueuse
des Allemands, le pragmatisme tenace des Britanniques – marquèrent de leur
empreinte les relations entre partenaires sociaux dans chaque pays. Une telle
approche repose sur des stéréotypes discutables. Elle néglige de rendre compte
des différences importantes sur le plan des relations entre partenaires sociaux à
l’intérieur des pays. Plus encore, elle présuppose bien trop aisément que le compor-
tement collectif reproduit les traits individuels. Même le livre éblouissant de
Michel Crozier, qui soutenait que les relations ouvriers-patronat étaient le reflet
d’un système culturel français fondé sur une aversion pour les conflits frontaux, ne
parvient pas à échapper au réductionnisme psychologique qu’implique l’approche
purement culturelle. En outre, Crozier et ses étudiants n’ont pas non plus suffisam-
ment exploré comment les habitudes de comportement des ouvriers envers leurs
supérieurs furent contractées au fil du temps à travers des expériences historiques
spécifiques3.
Entre-temps, d’autres analystes développèrent une troisième approche, qu’on
pourrait qualifier d’explication organisationnelle des conflits sociaux en France.
Ils se concentrèrent sur l’astuce politique et l’ingéniosité bureaucratique du Parti
communiste français (PCF). Dans son étude des ouvriers sous la IVe République,
Richard Hamilton expliqua la persistance de la radicalité de la classe ouvrière dans
les années 1950 par l’aptitude des syndicats communistes à dicter le comporte-
ment de leurs membres. Hamilton soutint que c’étaient les organisations, plutôt
que les conditions sociales, qui rendaient extrémiste 4. Ses opinions recouvraient
les études novatrices de l’histoire du PCF d’Annie Kriegel. Le communisme, à son
avis, représentait la greffe d’un corps étranger qui, cependant, réussit en France
grâce à une série d’événements imprévus qui se sont produits entre 1917 et 1920,
puis il se mit à s’épanouir du fait que les ouvriers étaient en mesure de construire
une « contre-société » qui vouait les ouvriers au mouvement communiste. Comme
celles d’Hamilton, les positions de Kriegel partageaient une présupposition au
3. Pour un exemple de ce genre de raisonnement culturel, voir F.F. R, Revolutionary Syndicalism in France :
e Direct Action of Its Time, Londres, Cambridge University Press, 1970, p. 11-12. Pour l’approche de
Crozier, voir Michel C, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Éditions du Seuil, 1963. Pour une critique
de cette approche, voir Marc M, François S, et Jean-Jacques S, e Social Foundations
of Industrial Power : A Comparison of France and Germany, trans. Arthur Goldhammer, Cambridge, Mass.,
MIT Press, 1986, p. 225-230. Pour une évaluation de l’approche qui se penche sur le « caractère national »,
voir Peter N. S, « National Character and European Labor History », Journal of Social History, 4, n° 2,
1970, p. 95-124.
4. Richard F. H, Affluence and the French Worker in the Fourth Republic, Princeton, Princeton University
Press, 1967.
[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
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cœur même de la doctrine léniniste qu’elles combattaient, à savoir que les militants
du parti faisaient prendre à une classe ouvrière passive et docile des directions que
les ouvriers n’auraient pas suivies sans eux 5.
L’approche organisationnelle présumait résolues autant de questions que celles
auxquelles elle répondait. Il faut reconnaître que la discipline, la ruse et le sens du
commandement furent d’un grand secours aux communistes pour constituer un
mouvement. Une fois que le PCF fut devenu un parti stable basé sur les masses
pendant le Front populaire, il est indubitable qu’il devint également une force
autonome dans la vie politique française. Cependant, on ne sait toujours pas
très bien pourquoi tant d’ouvriers qui n’adhérèrent jamais au parti coopérèrent
volontiers avec ses militants dans les usines. En outre, d’après ce que les histo-
riens ont découvert sur la vitalité politique des communautés ouvrières locales au
e siècle, il ne semble plus défendable de présupposer que les ouvriers ordinaires
du e siècle furent les acteurs passifs et malléables que l’approche organisation-
nelle implique. Pour comprendre l’impact du PCF sur la radicalité ouvrier, il faut
avoir plus d’informations sur la vie dans les syndicats locaux, les cellules d’usines
et autour, là où les militants essayèrent d’organiser les ouvriers.
Certains historiens et sociologues ont adopté une quatrième approche à l’égard
des conflits sociaux, une approche qui attire l’attention sur l’importance de la
politique et de l’État. Edward Shorter et Charles Tilly ont mené une étude extrê-
mement ambitieuse dans cette direction, en examinant les différents types de
grèves en France depuis le e siècle. Ils retracent les transformations de la grève
des contestations locales interminables des ouvriers qualifiés, typiques des conflits
sociaux entre 1890 et 1900, aux courtes grèves à grande échelle qui se répandirent
dans l’après-guerre. Shorter et Tilly soutiennent que l’urbanisation et l’industria-
lisation permirent graduellement aux militants de constituer des syndicats plus
forts et que, à mesure que ceux-ci devenaient plus centralisés et que l’État s’impli-
quait davantage dans l’économie, les ouvriers avaient de plus en plus recours
aux débrayages pour exercer une pression sur les autorités politiques au niveau
national. Les grèves, bien qu’elles aient porté officiellement sur des questions
économiques, finirent par faire partie d’une lutte organisée en vue d’obtenir une
participation des ouvriers dans l’État. Il n’est pas surprenant, d’après Shorter et
Tilly, que les grandes vagues de grèves de 1906, 1919, 1936 et 1947 aient presque
toujours coïncidé avec les crises politiques : des moments où les ouvriers pouvaient
espérer influer sur la nature d’un régime ou sur sa politique. Dès les années 1950,
les ouvriers en étaient arrivés à compter sur des grèves courtes et massives pour
faire entendre leur voix au Parlement et dans les ministères : les centres du pouvoir
desquels ils étaient généralement exclus. La grève, par conséquent, continua d’être
5. Annie K, Aux origines du communisme français, 1914-1920. Contribution à l’histoire du mouve-
ment ouvrier français, Paris, Mouton, 1964, 2 vol. ; e French Communists : Profile of a People, Chicago,
University of Chicago Press, 1970 ; et « e Communist Party and the Problem of Power (1910-1939) », in
John C. C (dir.), Contemporary France : Illusion, Conflict and Regeneration, New York, New Viewpoints,
1978, p. 92-109.
[« L’aéronautique », Herrick Chapman. Traduction de Bernard Mullié.]
[ISBN 978-2-7535-1394-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
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