L`IVG, encore et toujours. Le « pas de côté » de Luc Boltanski Le

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L’IVG, encore et toujours.
Le « pas de côté » de Luc Boltanski
Le débat sur l’IVG revient régulièrement dans l’espace public pourtant il passe sans
parvenir à s’installer vraiment. Il suscite l’indignation de quelques ecclésiastiques, à qui on ne
se donne même plus la peine de répondre, puis il disparaît aussi rapidement qu’il est apparu.
En effet l’affaire paraît classée. Si Dieu est mort alors l’IVG est possible, pourrait-on dire
en plagiant Dostoïevski. Il ne s’agit plus que de convaincre les derniers récalcitrants en leur
faisant comprendre qu’ils n’ont pas à imposer leur parti pris à l’ensemble de la société.
Pourtant cette ultime résistance n’explique pas la persistance de la polémique. Si la question
n’est jamais refermée, n’est-ce pas pour une autre raison ? Si l’avortement paraît injustifiable
d’un point de vue religieux l’est-il cependant d’un point de vue philosophique ? C’est
précisément cette question qu’explore Luc Boltanski dans son étude sociologique: La
condition fœtale (Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement).
Le sociologue a le mérite de renouveler les termes de l’interrogation en nous faisant
faire un salutaire pas de côté. Il quitte le champ de la polémique pour se consacrer tout entier
à l’expérience, avec la neutralité axiologique chère à sa discipline. Tout son propos part de
l’étonnement suivant : l’IVG est une pratique universelle, au moins possible quand elle n’est
pas permise; c’est même une pratique courante (en France un avortement pour quatre
naissances) et pourtant ce n’est pas une pratique ordinaire. Toutes les sociétés, toutes les
époques l’ont pratiqué pourtant sa banalisation semble impossible. Ce paradoxe est le premier
constat qui s’impose. Il montre que partout où il est admis l’avortement est généralement
accompli secrètement ou, au moins, dans l’ombre. Pire, cette pratique semble même, selon le
sociologue, exclue du champ de la représentation. Cela est difficilement mesurable mais il
y a effectivement peu d’essais philosophiques sur la question, peu de mythes, de contes, de
peintures ou même de rites pour accompagner cette expérience. Elle est absente des récits ou
ne s’y trouve qu’à demi-mots. D’ailleurs la désapprobation et l’hystérie collective que suscite
la moindre réserve à l’IVG témoigne de cette même volonté d’éloigner le sujet de la sphère de
l’argumentation et du discours. Pourquoi un tel silence ? Pourquoi un tel manque de sérénité ?
On répondra que c’est précisément parce que l’avortement est réprouvé. Mais n’est-ce pas
aussi le cas de l’inceste, du viol, du meurtre etc., tous surreprésentés dans les grandes
productions symboliques ? Comment expliquer l’écart entre son extrême généralité et son
manque de visibilité ? La passionnante enquête de Luc Boltanski donne une raison à ce
refoulement : « L’avortement révèle une contradiction au foyer du contrat social », il se
trouve à la croisée de deux opinions contraires. Aussi il ne peut être ni fermement empêché
ni vraiment légitimé ; c’est d’ailleurs ce que fait la loi Veil de 1975 qui se contente de le
dépénaliser.
Voici les grandes lignes de sa démonstration. Tout engendrement suppose une double
contrainte : qu’un embryon inscrit dans un corps soit ensuite adopté symboliquement.
L’analyse des pratiques et des discours révèle en effet que nous sommes humains non par la
chair, c’est-à-dire par le flux indistinct et anonyme de la vie, qui, dans sa grande prodigalité
nous a déposé de manière fortuite dans un corps, mais par la parole. Il faut aussi qu’une
décision, qu’un « projet parental » confirme ce qui s’est imposé passivement à la liberté. Dès
lors, l’être remplaçable et sans valeur devient un « enfant à naître », singulier et infiniment
précieux. Il y a donc une différence entre les produits de la relation sexuelle et les êtres qui
viendront prendre place parmi les humains. Les uns, n’ayant pas de statut particulier peuvent
être détruits et les autres, marqués du sceau du projet parental, doivent être soigneusement
préservés et sont l’objet de toute l’attention et l’affection de leurs parents. Pourtant il n’y a
pas de différence entre les embryons. Du moins, si on écoute toujours le sens commun, qui
est le principal objet d’étude du sociologue, il n’y a pas lieu de les opposer. Car seul un
embryon humain peut devenir un enfant. « On ne peut confirmer par la parole et introduire
dans l’humanité des êtres qui ne soient déjà des humains par la chair. L’opération de
confirmation ne peut se faire avec succès en étant appliquée, par exemple, à des chiots, à des
arbres, à des tables, à des ordinateurs, etc. » note Luc Boltanski. Irréductiblement quelque
chose relie le premier embryon au second. Car comment la chair peut-elle devenir parole ?
Car comment faire de l’humain à partir du non humain ? Le fœtus de chair (« tumoral »
selon ses termes) n’est pas un objet comme les autres, c’est un être humain potentiel.
D’ailleurs, c’est bien ce dont on cherche à se séparer dans l’avortement. Si cet amas de
cellules n’avait pas en lui la possibilité de devenir un enfant il ne serait pas dérangeant ! Et les
progrès de la médecine (l’imagerie médicale, le diagnostic prénatal ou encore la fécondation
in vitro) mettent toujours plus en lumière le fœtus et nous conduisent à lui donner un statut
juridique rendant dès lors problématique l’IVG.
Donc, si l’avortement peine à s’installer sereinement dans nos discours et dans nos
représentations c’est précisément parce qu’il porte en lui cette contradiction : nous
discriminons des embryons que rien ne distingue. Pourquoi les uns sont-ils élus, acceptés
dans le cercle de l’humanité et les autres rejetés et chosifiés ? Marcella Iacub a le mérite de
répondre: « un embryon qui n’est pas affecté à devenir, disons le corps ou la vie biologique
d’un être humain à naître, est quelque chose qui a été réifié et on a décidé qu’il était prêt à être
sacrifié pour le bonheur des gens qui sont déjà nés. Je pense que c’est ça, le choix qui a été
fait et qu’on n’assume pas. » Ce qui est en effet difficile à assumer c’est que l’humanité tienne
à une simple décision, décision que rien d’autre qu’elle-même ne justifie. Qu’une fragile
parole puisse de manière magique, par un simple décret, faire entrer les uns dans l’humanité
et reléguer les autres dans le néant, a quelque chose de vertigineux.
Pour contourner cette difficulté et éviter d’avoir à regarder en face cette frontière
trouble et contingente où des êtres se côtoient pour se séparer définitivement, le discours et la
pratique s’organisent. La médecine, en multipliant les termes techniques et les catégorisations
(pré-embryon, embryon, fœtus, bébé) cherchent à établir des limites stables et difficiles à
franchir tout au long du processus de développement de l’enfant à naître. Il en va de même de
certains dispositifs médicaux. Par exemple, l’échographie sera réalisée de manière très
différente selon que le fœtus sera ou non conservé. Déjà humanisé dans un cas (on parle alors
de « votre bébé »), il est dans l’autre cas chosifié (« c’est ça qui va sortir » précise
l’échographe). Les expressions utilisées par le médecin laissent penser, non, qu’il ne voit rien
mais que ce qu’il voit est rien. Ces taxinomies et ces pratiques ont une portée scientifique
mais on ne peut exclure qu’elles visent aussi à atténuer la contradiction mise en évidence plus
haut.
Parfois les deux embryons que l’on cherche à opposer se rapprochent
dangereusement et mettent en péril ce travail de catégorisation. C’est notamment le cas lors
de la prise en charge de plus en plus précoce des prématurés. « Dans certains pays où l’IVG
est légalement possible jusqu’à vingt-deux semaines d’aménorrhée, tend à s’introduire dans le
même espace mental, deux êtres qui ne devraient pas s’y côtoyer, soit d’une part l’être sans
valeur dont l’avortement ne fait pas problème, et de l’autre un être si précieux que tout doit
être mis en œuvre pour le sauver » remarque Luc Boltanski. Pourquoi se donner tant de mal
pour sauver la vie de celui-ci, alors que celui-là peut être jugé sans valeur ?
On peut ne pas vouloir s’embarrasser d’une telle question mais qu’on ne prétende pas,
alors, l’avoir réglée. Avouons que, sans avoir l’ombre d’une conviction religieuse, elle est
pourtant philosophiquement délicate. D’ailleurs, la loi Veil porte la trace de la contradiction
mise en lumière plus haut car elle dépénalise l’avortement tout en garantissant « le respect de
tout être humain dès le commencement de la vie ». Frédéric Keck, qui prolonge le travail de L.
Boltanski fait remarquer que cette loi ressemble à la prohibition de l’inceste chez LéviStrauss : « une loi négative, posant un interdit sur un interdit sans fonder positivement un
nouveau principe de justice ». Peut-on dès lors considérer que l’on fait des histoires pour
rien quand la loi elle-même hésite ?
Luc Boltanski n’entend pas critiquer l’IVG. Il y est même favorable pour des raisons
de santé publique. La repénalisation ne ferait pas baisser le nombre d’avortements et mettrait
les femmes en danger. Il ne critique même pas ceux qui justifient l’avortement mais il
critique ceux qui le justifient en ignorant son caractère injustifiable. Il nous aide par là à
mieux comprendre son retour périodique dans le débat public. Il ne s’agit pas de vaincre
quelques superstitions ridicules mais d’accepter de « reconnaître le caractère éminemment
fragile, non seulement des conditions qui président à notre entrée dans l’humanité, mais de
notre humanité elle-même » écrit-il pour conclure. Accordons que l’on puisse assumer et
revendiquer la contingence de la figure humaine ; on ne peut le faire, qu’à la condition
expresse, de croire au pouvoir instituant de la parole. On comprend alors mieux pourquoi
certains hésitent. L’humanité des uns est-elle seulement suspendue à la décision, au désir
et à la parole de ceux qui sont déjà nés ? Voilà la question philosophique que pose l’IVG.
Marie Grand
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