refoulement : « L’avortement révèle une contradiction au foyer du contrat social », il se
trouve à la croisée de deux opinions contraires. Aussi il ne peut être ni fermement empêché
ni vraiment légitimé ; c’est d’ailleurs ce que fait la loi Veil de 1975 qui se contente de le
dépénaliser.
Voici les grandes lignes de sa démonstration. Tout engendrement suppose une double
contrainte : qu’un embryon inscrit dans un corps soit ensuite adopté symboliquement.
L’analyse des pratiques et des discours révèle en effet que nous sommes humains non par la
chair, c’est-à-dire par le flux indistinct et anonyme de la vie, qui, dans sa grande prodigalité
nous a déposé de manière fortuite dans un corps, mais par la parole. Il faut aussi qu’une
décision, qu’un « projet parental » confirme ce qui s’est imposé passivement à la liberté. Dès
lors, l’être remplaçable et sans valeur devient un « enfant à naître », singulier et infiniment
précieux. Il y a donc une différence entre les produits de la relation sexuelle et les êtres qui
viendront prendre place parmi les humains. Les uns, n’ayant pas de statut particulier peuvent
être détruits et les autres, marqués du sceau du projet parental, doivent être soigneusement
préservés et sont l’objet de toute l’attention et l’affection de leurs parents. Pourtant il n’y a
pas de différence entre les embryons. Du moins, si on écoute toujours le sens commun, qui
est le principal objet d’étude du sociologue, il n’y a pas lieu de les opposer. Car seul un
embryon humain peut devenir un enfant. « On ne peut confirmer par la parole et introduire
dans l’humanité des êtres qui ne soient déjà des humains par la chair. L’opération de
confirmation ne peut se faire avec succès en étant appliquée, par exemple, à des chiots, à des
arbres, à des tables, à des ordinateurs, etc. » note Luc Boltanski. Irréductiblement quelque
chose relie le premier embryon au second. Car comment la chair peut-elle devenir parole ?
Car comment faire de l’humain à partir du non humain ? Le fœtus de chair (« tumoral »
selon ses termes) n’est pas un objet comme les autres, c’est un être humain potentiel.
D’ailleurs, c’est bien ce dont on cherche à se séparer dans l’avortement. Si cet amas de
cellules n’avait pas en lui la possibilité de devenir un enfant il ne serait pas dérangeant ! Et les
progrès de la médecine (l’imagerie médicale, le diagnostic prénatal ou encore la fécondation
in vitro) mettent toujours plus en lumière le fœtus et nous conduisent à lui donner un statut
juridique rendant dès lors problématique l’IVG.
Donc, si l’avortement peine à s’installer sereinement dans nos discours et dans nos
représentations c’est précisément parce qu’il porte en lui cette contradiction : nous
discriminons des embryons que rien ne distingue. Pourquoi les uns sont-ils élus, acceptés
dans le cercle de l’humanité et les autres rejetés et chosifiés ? Marcella Iacub a le mérite de
répondre: « un embryon qui n’est pas affecté à devenir, disons le corps ou la vie biologique
d’un être humain à naître, est quelque chose qui a été réifié et on a décidé qu’il était prêt à être
sacrifié pour le bonheur des gens qui sont déjà nés. Je pense que c’est ça, le choix qui a été
fait et qu’on n’assume pas. » Ce qui est en effet difficile à assumer c’est que l’humanité tienne
à une simple décision, décision que rien d’autre qu’elle-même ne justifie. Qu’une fragile
parole puisse de manière magique, par un simple décret, faire entrer les uns dans l’humanité
et reléguer les autres dans le néant, a quelque chose de vertigineux.
Pour contourner cette difficulté et éviter d’avoir à regarder en face cette frontière
trouble et contingente où des êtres se côtoient pour se séparer définitivement, le discours et la
pratique s’organisent. La médecine, en multipliant les termes techniques et les catégorisations
(pré-embryon, embryon, fœtus, bébé) cherchent à établir des limites stables et difficiles à
franchir tout au long du processus de développement de l’enfant à naître. Il en va de même de
certains dispositifs médicaux. Par exemple, l’échographie sera réalisée de manière très
différente selon que le fœtus sera ou non conservé. Déjà humanisé dans un cas (on parle alors
de « votre bébé »), il est dans l’autre cas chosifié (« c’est ça qui va sortir » précise