Chapitre 1 Les « fondamentaux » de l’analyse politique 4. Depuis l’Antiquité, la philosophie politique a médité sur un certain nombre de questions capitales qui ne sont pas étrangères aux préoccupations de la science politique contemporaine. Certes, les réflexions relatives à la conception du « bon gouvernement », centrales dans ce type de littérature, relèvent d’une démarche qui n’est pas celle de la sociologie politique. Elles s’intéressent en effet à un système idéal, explicite ou implicite, à l’aune duquel sont jugés les faits existants ; elles impliquent des choix éthiques plutôt que scientifiques à proprement parler. En revanche, beaucoup de problématiques qu’analysent de façon synthétique Jean-Marie Donégani et Marc Sadoun sous forme de couples conceptuels, ne sauraient être ignorées par la sociologie politique. Ce sont, selon leurs termes, les rapports entre « l’individu et le tout », « l’égalité et la différence », « le pouvoir et la domination », « l’intérêt et la volonté », « Eris et Philia » c’est-à-dire la relation ami/ennemi1. De telles oppositions notionnelles, surtout les trois premières, ont toujours constitué l’architecture intellectuelle sousjacente à toute analyse savante du politique. Néanmoins leur énumération et surtout la manière de les aborder doivent être adaptées au regard du sociologue. Par ailleurs, il est important de ne pas négliger la part d’imaginaire et d’émotionnel, d’agressivité et de conflit, qui traverse en permanence l’activité politique. L’introduction des concepts de « politique symbolique » et de « conflictualité » semble donc indispensable pour autoriser une meilleure mise en lumière de cette dimension majeure de la politique. Dans la mesure où l’on réserve à un chapitre ultérieur l’étude du pouvoir et de la domination, en raison de son importance centrale, les problèmes de macro-analyse qui dominent le champ de la science politique, peuvent être regroupés ici autour de trois questionnements : Quelle importance réserver au rôle respectif des acteurs individuels et des structures collectives ? Quel statut reconnaître au symbolique dans l’observation de la réalité sociale ? Quelle place accorder au conflit dans l’émergence du politique ? Section 1 L’individu et la société 5. Sans doute une collectivité est-elle composée d’individus, mais la somme des comportements de ses membres suffit-elle à rendre compte correctement de ce que l’on appelle l’institution de la société ? La réponse à cette question qui a pu parfois 1. Jean-Marie DONÉGANI, Marc SADOUN, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007. 22 Sociologie politique sembler insoluble entraîne d’importantes implications pour une compréhension correcte des rapports entre psychologie et sociologie politiques. § 1. Le dilemme de la poule et l’œuf 6. L’individu est un « animal social », ce qui signifie que les êtres humains sont inconcevables en dehors d’une vie collective qui leur fournit à la fois les moyens matériels de subvenir à leurs besoins et les outils intellectuels de leur intercompréhension. D’où l’émergence en philosophie comme en sciences sociales de ces deux concepts vertigineusement généraux : l’Individu, membre d’une collectivité, et la Société composée d’individus. Mais quand il s’est agi de penser les rapports qui les unissent, les fondateurs de la sociologie comme, après eux, de nombreux savants, se sont divisés en deux grandes familles de pensée. Les uns ont considéré que la recherche devait privilégier l’étude des structures sociales parce que ce sont elles qui conditionnent les attitudes et comportements des individus. Pour eux la société est donc, en ce sens, première. D’autres, au contraire, soulignent que ce sont les individus qui construisent et façonnent la société dans laquelle ils se meuvent. Ils en constituent l’élément originaire, ce qui incite à considérer leur activité personnelle comme le point de départ de toute analyse des phénomènes collectifs. A Les approches holistes 7. Beaucoup d’écoles privilégient en sociologie ce type de démarche. Elles ont en commun de souligner la dépendance des individus à l’égard de leur environnement, et de réduire l’importance sociale de leur liberté de choix personnelle. Ceci étant, elles se différencient considérablement sur d’autres points. Certaines privilégient la solidarité sociale et tendent à considérer la société comme un tout homogène qui façonne étroitement les comportements de ses membres ; d’autres insistent au contraire sur les contradictions qui traversent les ensembles sociaux, tout en raisonnant largement en termes d’acteurs collectifs2. 1. La société comme totalité unifiée 8. Dans la seconde moitié du XIXe siècle le courant organiciste emprunte aux sciences biologiques, alors en plein essor, mais aussi à une tradition intellectuelle beaucoup plus ancienne puisqu’elle remonte à la pensée antique qui cultivait volontiers l’analogie du corps social avec un organisme vivant (apologue de Menenius Agrippa). Herbert Spencer en est le représentant le plus illustre3. Au moment où triomphe en Europe l’idée de nation, la conception selon laquelle la société est un ensemble dont l’homogénéité interne garantit seule la survie, trouve un terrain favorable, au moins dans certains milieux intellectuels. Une forme de solidarité mécanique, analogue à celle qui unit entre eux les divers éléments du corps humain, doit 2. À noter également l’existence d’un holisme purement méthodologique qui consiste à privilégier dans la recherche, pour des raisons pratiques, le recours à des agrégats : statistiques électorales, enquêtes d’opinion, corrélations entre variables lourdes (comme la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de diplôme, etc.) et les préférences politiques. 3. Herbert SPENCER, Principes de sociologie, 1877-1896. Les « fondamentaux » de l’analyse politique 23 rassembler les membres du corps social dans une œuvre commune, chacun contribuant, là où il se trouve, à assurer les fonctions indispensables au développement harmonieux de l’ensemble. Ces fonctions, ce sont la production et la mise en circulation de biens matériels, l’élaboration et la transmission de savoirs, le gouvernement de la collectivité et la gestion du sacré. On comprend pourquoi ce paradigme a influencé le courant fonctionnaliste (Malinowski, Merton). Celui-ci s’intéresse, en effet, tout particulièrement aux types d’activité qui doivent nécessairement être pris en charge pour permettre à une société de s’affirmer et se pérenniser. Il en résulte que, chez eux, la notion d’individu s’efface derrière celle de rôle, lequel est socialement défini par les exigences de fonctionnement de l’ensemble considéré. Avec Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident, 1919), l’analogie avec l’organisme vivant conduit même à repérer dans l’histoire des groupements humains un véritable cycle biologique qui enchaîne irrémédiablement les phases de jeunesse, de maturité, de déclin et de mort. Émile Durkheim, dont l’œuvre demeure encore influente aujourd’hui, valorise également la cohésion sociale, mais en prenant ses distances avec l’organicisme de Spencer qu’il a vivement critiqué. Loin de voir dans les nécessaires solidarités des forces intrinsèquement contraires à l’affirmation des personnalités individuelles, il en fait, au contraire, la condition de leur épanouissement. Sa pensée n’en demeure pas moins fondamentalement holiste. Pour lui, si les sociétés évoluées se caractérisent par une diminution de la solidarité fondée sur les similitudes (donc la prédominance de la masse sur les individus), la division du travail, toujours croissante, assure « la prépondérance progressive d’une solidarité organique » qui, elle-même, engendre une « conscience commune »4. Le social est donc omniprésent dans le mental des individus ; il façonne leurs états de conscience grâce à l’émergence d’une morale et d’un droit issus des exigences de cette division du travail. La sociologie peut ainsi se désintéresser des états d’âme individuels qui ne sauraient acquérir une importance significative pour l’explication des dynamiques sociales. Au contraire, ce sont les faits sociaux qui doivent constituer son terrain d’élection. Une conséquence de ce point de vue aboutit à conférer aux phénomènes collectifs une réalité substantielle, une existence objective, même si elle se situe dans l’ordre des représentations mentales des individus qui composent le Tout. Une autre école de pensée holiste s’affirme avec le courant dit culturaliste qui produit des œuvres importantes dans la première moitié du XXe siècle. Les recherches menées sur des sociétés non européennes par une ethnologie alors en plein essor, ont souvent nourri une conception rigide de la culture, entendue comme un ensemble de normes et de valeurs, de rites et de croyances, qui conditionne étroitement les individus appartenant à un même groupe ethnique ou à une même nation. Disciple de Boas, Ruth Benedict cherche, par exemple, à dégager des modèles culturels (cultural patterns) ou à dégager l’existence d’un « tempérament » national5. Biaisés par l’ethnocentrisme occidental, ces travaux ont souvent tendance à minimiser les capacités internes d’évolution des sociétés observées, surtout s’il s’agit de sociétés considérées comme « primitives », ou même à sous-estimer les contradictions qui les traversent. Un regard trop éloigné des réalités de terrain favorise en effet la propension à ne percevoir que les éléments d’homogénéité et de stabilité culturelle dans le groupe considéré. Les travaux d’un Lévi-Strauss sont, eux 4. Voir le plan de son ouvrage : De la Division du travail social (1893) rééd., Paris, PUF, 1967. 5. Ruth BENEDICT, Patterns of Culture (1934) et Le Sabre et le chrysanthème (1946) sur le tempérament japonais. 24 Sociologie politique aussi, marqués par une forme de holisme. Pour l’auteur de Mythologiques (19641981), la vie sociale se décrypte « en termes de logiques de relations ». La société est déjà présente dans les modes de fonctionnement de la pensée humaine car celleci repose sur des systèmes de classements qui préexistent à l’activité mentale des individus. Les structures élémentaires de la parenté, les oppositions paradigmatiques entre le cru et le cuit, le nu et le vêtu..., les productions mythologiques, toutes ces élaborations symboliques sont des illustrations particulières des structures sousjacentes à toute culture, qui résultent elles-mêmes de lois universelles apparues avec la naissance du langage6. 2. La société comme espace de luttes et de contradictions 9. Le marxisme privilégie les classes (acteurs collectifs) et la lutte de classes (relation dialectique) comme facteur déterminant de l’évolution historique. Les classes se définissent par la position occupée au sein des modes de production économique, lesquels engendrent des rapports sociaux et des rapports juridiques déterminés. Le féodalisme, fondé sur l’appropriation des terres par les seigneurs, se caractérise par l’émergence d’une aristocratie foncière ; le capitalisme fait de la bourgeoisie marchande la classe dominante parce que celle-ci contrôle les moyens modernes de production ainsi que la richesse mobilière. Cependant si Marx privilégie l’importance décisive de l’infrastructure économique pour la compréhension de la structure sociale et politique, il se garde d’établir un lien trop rigide entre l’appartenance de classe et les conceptions idéologiques et politiques des individus. Il admet en effet l’existence de distorsions entre appartenance de classe et conscience de classe, du fait d’idéologies traditionnelles qui contribuent à masquer la réalité de l’exploitation. Plus tard, des théoriciens marxistes comme György Lukàcs (Histoire et conscience de classe, 1923), Antonio Gramsci (Carnets de prison, 1927-1937) et, plus près de nous, Perry Anderson7, ont creusé l’étude de ces biais qui contrarient la conscience de classe chez les prolétaires. Ils ont analysé historiquement les mécanismes idéologiques et politiques qui donnent naissance à toutes les « fausses consciences », mais sans jamais remettre en cause le rôle déterminant « en dernière instance » du contrôle du capital économique par les classes dominantes. Avec Pierre Bourdieu, la domination (idéologique) est placée au cœur du travail du sociologue. Elle est en quelque sorte, dans l’univers des pratiques culturelles et politiques, l’homologue du concept d’exploitation dans le domaine économique. Pour l’auteur de La Distinction. Critique sociale du jugement (1979), il est clair que les goûts des individus, par exemple, sont façonnés socialement par les systèmes de classement qu’ils ont incorporés du fait de leur appartenance de classe. Les classes dominées tendent à être influencées par les normes des classes dominantes, et s’emploient souvent, avec un inégal bonheur, à les faire leurs. Pierre Bourdieu perçoit l’espace public comme structuré par des « luttes symboliques », c’est-à-dire des batailles idéologiques pour imposer ce qui doit faire sens dans la définition et l’interprétation des situations vécues. Si « le collectif est déposé en chaque individu sous forme de dispositions durables », c’est en rapport direct avec la position de 6. Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Gallimard, 1958. 7. Perry ANDERSON, L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, Trad., Paris, Maspero, 1978, et In the Tracks of Historical Materialism (1983). Voir aussi Pierre BOURDIEU, « La méconnaissance de la vérité des rapports de classe fait partie de la vérité de ces rapports », in Le Sens pratique, Paris, Maspero, 1980, p. 235-236. Les « fondamentaux » de l’analyse politique 25 classe, selon que les individus s’identifient aux classes dominantes ou, au contraire, aux classes dominées idéologiquement8. De façon générale, Pierre Bourdieu souligne avec force le poids des déterminismes sociaux sur les comportements des individus. « Le corps socialisé, écrit-il (ce que l’on appelle l’individu ou la personne) ne s’oppose pas à la société : il est une de ses formes d’existence »9. B Les approches individualistes 10. Là encore, règne une grande diversité d’approches même si leur socle commun est l’affirmation selon laquelle la société est le produit de l’activité d’individus qui interagissent entre eux, et non pas la « fabrique » des agents sociaux. D’où il résulte que la seule réalité authentique, ce sont les êtres humains tandis que les entités collectives : les classes, les États, les peuples..., ne sont que des constructions mentales, des abstractions, quand bien même leur usage se révèle utile, voire indispensable, pour rendre compte des conditions dans lesquelles se déroule l’activité sociale des individus. On se contentera ici d’évoquer deux démarches particulièrement influentes en science politique : l’approche webérienne et le courant dit de l’individualisme méthodologique. 1. Le paradigme webérien 11. Pour l’auteur d’Économie et société, « l’activité sociale » est la seule réalité tangible offerte à l’observation du sociologue ; et cette activité est le fait d’individus, « isolés » ou « en masse »10. Max Weber observe que le terme individu recouvre des réalités différentes selon ses emplois dans la littérature scientifique. Il distingue : « l’agent empirique, présent dans toute société, qui est, à ce titre, la matière première de toute sociologie... (et) l’être de raison, le sujet normatif des institutions... (qui est) une représentation idéelle et idéale que nous en avons »11. À cette première précision, il en ajoute une autre. Quand la sociologie parle d’État, de nation, de famille ou de structures analogues, elle entend par là des structures « qui ne sont que des développements et des ensembles d’une activité spécifique de personnes singulières puisque celles-ci constituent seules les agents compréhensibles d’une activité orientée significativement »12. C’est seulement dans des buts pratiques que la théorie juridique recourt à la notion de personne morale, sujet de droits et d’obligations. C’est aussi dans un souci de faciliter la compréhension des formes les plus complexes d’activité sociale que la sociologie crée des entités collectives, parle de structures ou d’institutions. Mais ce ne sont que des représentations mentales « qui flottent dans la tête des hommes réels ». Ce qui ne signifie pas que l’on doive négliger leur importance pour comprendre l’influence qu’elles exercent, en retour, sur les comportements des personnes concrètes. Au contraire, Max Weber insistera toujours sur la nécessité de comprendre ce qui fait sens pour les acteurs, c’est-à-dire la manière dont s’organisent mentalement les représentations de leur vécu social. Par ailleurs, s’il recourt à des concepts idéaltypiques, comme celui de 8. Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 29. 9. Ibidem. 10. Max WEBER, Économie et société (1922), Trad., Paris, Plon, 1995, t. 1, p. 52-53. 11. Max WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), Trad., Paris, Plon, 1964, p. 122, no 231. 12. Économie et société, loc. cit. p. 41. 26 Sociologie politique féodalité ou d’acteur rationnel, c’est toujours en mettant en garde contre les dangers d’une réification qui consisterait à les doter de caractères invariants ou anthropomorphiques. Là encore, il ne s’agit que de représentations idéelles qui, à ses yeux, ne doivent pas faire écran avec la réalité des situations singulières vécues par des hommes réels. 2. L’individualisme méthodologique 12. Avec Raymond Boudon, on en distinguera trois formes13. La première est l’individualisme méthodologique de type rationnel et utilitariste. C’est celui de Mancur Olson et des analyses dites « économistes » de la vie politique. Pour eux, les individus peuvent être analysés comme des acteurs opérant sur un marché. Ils examinent l’offre de biens qui leur est faite et sont mus par le souci d’optimiser le rapport coût/avantage. Mais Olson ne veut retenir que la prise en considération d’avantages ou de coûts matérialisables. Une telle restriction, qui présente l’avantage de faciliter l’observation savante, ne présente pas d’inconvénients d’excessifs quand il s’agit d’examiner des comportements à caractère purement économique ; en revanche, sa validité est beaucoup plus discutable si l’on se situe dans l’arène politique (comportements électoraux par exemple) où la recherche de gratifications émotionnelles (être « reconnu », pouvoir s’identifier à une « Juste Cause »...) joue un rôle souvent essentiel. C’est pourquoi Boudon conclut que la validité de cette forme d’individualisme méthodologique n’est que « locale ». Une seconde variante est, selon lui, de type irrationnel. Cette conception postule que les individus sont déterminés par des raisons « fallacieuses » soit parce qu’ils sont le jouet de leur inconscient, soit parce qu’ils sont manipulés idéologiquement. Raymond Boudon rejette avec énergie cette théorie de la conscience individuelle. Pour lui, les individus ont toujours de bonnes raisons de faire ce qu’ils font, et de croire ce qu’ils croient. La troisième variante lui paraît la plus adaptée aux sciences sociales du politique. Cet individualisme méthodologique est de type rationnel mais non utilitariste. Cela signifie que les phénomènes sociaux sont toujours analysés comme le résultat d’activités individuelles mais si celles-ci font sens pour les acteurs, c’est parce qu’elles leur paraissent conformes à leurs intérêts tels qu’ils les perçoivent, ou encore parce qu’elles sont en accord avec les valeurs auxquelles ils demeurent attachés. Une conséquence de cette problématique est la nécessité de compléter les corrélations qui peuvent se dégager de grands agrégats statistiques, par des études microsociales des comportements individuels. Les premières n’expliquent rien en ellesmêmes ; ce sont les choix des acteurs qui permettent de comprendre les phénomènes mis en lumière. Ainsi, explique Raymond Boudon : « Une corrélation aussi simple que celle qui lie les prix agricoles aux conditions météorologiques n’a de signification que si on en fait la conséquence de micro-comportements obéissant à une certaine logique (des agriculteurs) »14. En l’espèce, c’est la décision de certains d’entre eux d’abandonner une culture traditionnelle, prolongeant ainsi la pénurie, ou la décision des autres de tirer parti de la raréfaction de l’offre sur le marché pour obtenir une meilleure rémunération. Et si tous les auteurs insistent sur la liberté de choix de l’individu, aucun ne prétend qu’elle est affranchie de toute contrainte. On parlera 13. Raymond BOUDON, L’Idéologie. L’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986, p. 313 et s. 14. Raymond BOUDON, François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982. Entrée « Individualisme méthodologique ». Les « fondamentaux » de l’analyse politique 27 alors de « rationalité limitée », on identifiera le « champ des possibles ». Reste néanmoins à expliquer l’origine des contraintes proprement sociales. Si la notion de structure est jugée « passe-partout », on reconnaît, bien entendu, que la vie collective exige et met en place des institutions qui réduisent les choix de l’acteur ou modifient les éléments de son calcul rationnel (les législations fiscales par exemple ou les modes de régulation du marché). Plus intéressant néanmoins est l’accent placé sur « les effets émergents » des choix individuels qui, en s’ajoutant, se juxtaposant ou se contrariant, aboutissent à faire surgir des phénomènes que des acteurs rationnels n’ont ni voulus ni souhaités. Par exemple, la pénurie de biens qui résulte d’achats de précaution ou encore la victoire électorale d’un outsider du fait d’abstentions justifiées par la certitude que les jeux étaient faits. Ces effets émergents ou « effets de composition » agissent en retour comme des données externes susceptibles de peser sur les choix individuels. C Discussion et tentatives de dépassement 13. L’opposition entre les deux approches des phénomènes sociaux a parfois été exagérément durcie, chaque sensibilité ayant tendance à caricaturer les analyses adverses. Aux yeux des critiques de l’individualisme méthodologique, l’acteur rationnel est souvent présenté comme un individu mutilé, sans passé et sans socialisation, affranchi de toute dépendance à l’égard des pouvoirs ; ce qui, évidemment, n’est pas soutenable. En face, on reproche aux théories holistes un déterminisme absolu qui ferait fi de toute marge d’initiative des acteurs. Ces critiques symétriques sont parfois fondées mais, souvent aussi, elles ignorent les nuances de la véritable démarche des meilleurs auteurs. Avec la notion d’habitus, par exemple, Pierre Bourdieu s’est efforcé de penser l’articulation du déterminisme social avec la trajectoire singulière de l’individu d’une manière qui l’éloigne d’un pur mécanicisme (infra, chapitre 2). Quant à Michel Crozier ou Raymond Boudon, ils n’oublient ni les contraintes de situation, ni l’importance des modes de socialisation qui gouvernent l’émergence des valeurs de référence des acteurs. De toute façon, les lecteurs pressés auraient tort de voir dans « l’agent déterminé socialement » ou dans « l’acteur stratège », des types réels qui suffisent à épuiser la complexité des relations individu/société. Ce sont des outils théoriques, des grilles de lecture qui facilitent la sélection des faits jugés les plus pertinents, même s’il est clair que leur mise en œuvre conduit d’un côté à sous-estimer les marges de manœuvre réelles des individus, de l’autre à les surestimer. Chez un auteur à tendance holiste, comme Giddens, la notion de structure sert d’ailleurs à conceptualiser la nécessaire liaison entre le niveau micro et le niveau macrosocial. Est-il bien raisonnable, en effet, de privilégier l’opposition Individu/Société et, plus encore, de s’enfermer dans le dilemme : agir/être agi ? Existe-t-il des activités individuelles qui ne soient pas sociales, c’est-à-dire soumises à des contraintes collectives mais, également, favorisées par « des règles » ou par « des ressources » (au sens de Giddens) également collectives ? À l’inverse, existe-t-il des structures sociales qui ne soient, en définitive, le produit historiquement constitué d’actions individuelles agrégées entre elles ? Norbert Élias a développé une analyse intéressante qui redistribue les éléments du débat. Il le fait d’abord en insistant sur les inconvénients du concept d’Individu qui semble postuler un état statique, alors que les êtres humains sont en constante mutation ; ils ne sont pas seulement soumis à des 28 Sociologie politique processus, ils sont eux-mêmes des processus15. Symétriquement, pourrait-on ajouter, le concept de « structure sociale » peut-il être pensé autrement que comme « effet émergent », évolutif lui aussi, de comportements individuels agrégés, actuels ou passés ? Pour sortir d’une alternative stérile, Élias propose le concept de « configuration ». Avec lui, écrit-il, « on peut desserrer la contrainte sociale qui nous oblige à penser et à parler comme si l’individu et la société étaient deux figures différentes et de surcroît antagonistes »16. Filant la comparaison avec le jeu à deux ou n joueurs, il décrit la vie sociale comme « le produit d’interpénétrations constantes entre les actes posés par des individus interdépendants ». La configuration la plus simple est évidemment celle où n’existent que deux joueurs (jeu d’échecs). Si l’un d’entre eux est beaucoup plus fort que son partenaire (traduisons : dispose de beaucoup plus de ressources dans l’espace social), alors ses choix d’acteur impriment au déroulement de l’activité sociale une marque décisive. Il en va différemment si les deux joueurs sont de force égale : le déroulement de la partie échappe bien davantage à la seule volonté de l’un ou de l’autre ; une forme d’autonomie de l’interaction s’affirme. Celle-ci est encore plus marquée si le nombre d’acteurs s’élève considérablement, chacun se trouvant confronté aux conséquences de multiples décisions prises avant lui (Monopoly avec trois, quatre, cinq joueurs, voire davantage). A fortiori s’il existe, comme c’est le cas concrètement dans la vie sociale, plusieurs niveaux de configurations, hiérarchisés entre eux : par exemple, les interactions entre militants d’un parti, elles-mêmes conditionnées par le jeu des interactions au niveau des dirigeants, lui-même influencé par le niveau des interactions dans le système multi-partisan au plan national, etc. Ainsi Élias peut-il avancer deux conclusions de bon sens : d’une part, que le poids de l’autonomie individuelle est fonction de la nature et du type d’interactions ; d’autre part, que même si la marge d’initiative de l’acteur se trouve étroitement conditionnée dans les activités sociales complexes, ces dernières n’en demeurent pas moins rapportables à des individus et non à des entités réifiées, c’est-à-dire des structures sociales abusivement traitées comme des êtres collectifs ayant une réalité propre. Avec ce concept fécond de configuration, Élias donne ainsi tout son sens à la démarche dite interactionniste17. Luc Boltanski a développé une intéressante analyse des sociétés contemporaines qui met en avant, à juste titre, la notion de réseau et de connexions18. On peut considérer ce modèle comme une variante de l’interactionnisme où l’accent se trouve placé sur l’asymétrie des rapports sociaux. Pour lui, en effet, le capitalisme dans sa phase la plus moderne se caractérise par la domination des « mailleurs de réseaux ». Leur grande mobilité, leur capacité à instrumentaliser à leur profit des réseaux plus restreints et des acteurs définis par leurs très faibles connexions sociales, leur confèrent un avantage décisif dans toutes les compétitions de la vie, notamment dans l’arène économique. Les grandes entreprises, par exemple, sont de vastes 15. Norbert ÉLIAS, Qu’est-ce que la sociologie ?, Trad., La Tour d’Aygues, Éd. de l’Aube, 1991, p. 141. 16. Norbert ÉLIAS, loc. cit, p. 156-157. 17. Évoquons aussi la théorie provocatrice, au moins dans sa formulation, de « l’acteur-réseau », développée par Bruno LATOUR, avec Michel CALLON. Les individus sont intimement interdépendants des objets qu’ils ont créés (nouvelles technologies) ou qu’ils trouvent dans leur environnement (la couche d’ozone, par exemple, aussi bien que le règne animal). Les êtres humains interagissent constamment avec les « objets » (ce qui, d’ailleurs, est une évidence). L’auteur en fait découler la nécessité de leur représentation politique par l’intermédiaire des savants. Résurgence nouvelle du vieux projet saint-simonien ? Bruno LATOUR, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006. 18. Luc BOLTANSKI, Ève CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Les « fondamentaux » de l’analyse politique 29 réseaux de réseaux, à la fois dans leur organisation interne (par opposition au modèle hiérarchique qui prédominait dans une phase antérieure) et dans le rapport à leur environnement, notamment politique. Les patrons les plus efficaces sont ceux qui savent établir des relations fécondes d’influence (et de connivence) avec de multiples acteurs économiques mais aussi avec les élites administratives et gouvernantes, ce qui leur permet de bénéficier de plus grandes opportunités, voire d’obtenir des conditions plus favorables à l’exercice de leur activité. Les dominés, ce sont au contraire les acteurs dépourvus de connexions étendues, de relations « utiles » ; un état de choses qui se traduit pour eux par une mobilité réduite, aussi bien géographique que sociale. La figure ultime du démuni (de pouvoir ou de sécurité matérielle) devient alors l’exclu. Par définition, il ne dispose d’aucun levier d’influence pour atténuer les rigueurs des défis qu’il lui faut relever. La logique de réseau exerce aujourd’hui son emprise dans tous les secteurs de la vie sociale, aussi bien la vie politique, économique et culturelle que l’institution scolaire, voire la famille (dans le modèle patriarcal, c’est l’homme qui, disposant de relations plus étendues, est le dominant). Elle pousse à l’adoption de conduites « égoïstes » et « opportunistes », disons plutôt individualistes, qui contribuent à la dislocation de ces fortes références communes caractéristiques des groupes sociaux ancrés dans les traditions. En ce sens, elle est porteuse d’anomie, à la différence de « la société », au sens de Durkheim, qui propose et impose une conscience collective se superposant aux volitions individuelles. Dans ce monde « connexionniste », il y a donc dissolution tendancielle aussi bien de l’individu que de la société. Mais s’il est clair que les logiques de réseaux connaissent aujourd’hui une extension sans précédent à l’échelle mondiale, il est également certain que le « connexionnisme » constitue un instrument adapté pour déchiffrer les jeux de pouvoir dans toute société historiquement connue. Il y aurait lieu alors de revoir sous un autre éclairage les idéologies qui, dans le passé, ont réussi à imposer la représentation illusoire d’une société homogène (ou de classes) formatant étroitement les comportements des particuliers. § 2. Implications : les rapports sociologie/psychologie 14. Marcel Mauss est l’un des tout premiers sociologues à s’être interrogé sur les bénéfices réciproques d’un dialogue entre ces deux disciplines, dans un texte il est vrai fort décevant19. Si l’on aime les idées simples, on sera en effet porté à établir l’équation : sociologie = science du collectif, et psychologie = science de la personne. En conséquence, on pourra penser que les théories individualistes seraient ouvertes aux problématiques psychologiques alors que les théories holistes n’auraient aucune raison de leur concéder quelque place. La réalité est infiniment plus complexe. Les réticences et les résistances surgissent, en réalité, de tous côtés, parfois pour de bonnes raisons d’ailleurs. La psychologie sociale a été durablement discréditée par les naïvetés de la littérature du début du XXe siècle relatives au « tempérament des peuples », ou encore par les excès et approximations de la « psychologie des foules » d’un Gustave Le Bon20. Et pourtant, il existe effectivement une 19. Marcel MAUSS, « Rapports réels et pratiques de la sociologie et de la psychologie » (1924), réédité in MAUSS, Sociologie et Anthropologie, 4e édition, Paris, PUF, 1991, p. 282-310. 20. Pour une présentation, bienveillante d’ailleurs, de ce courant auquel est jointe l’œuvre de Gabriel de Tarde, voir Serge MOSCOVICI, L’Âge des foules, Paris, Fayard, 1981. 30 Sociologie politique psychologie pour sociologue, qu’elle soit ou non reconnue comme telle. Sans elle, l’étude des phénomènes sociaux serait d’ailleurs par trop aveugle. A Les objections formulées contre le « psychologisme » 15. Cette expression péjorative résume la critique des sociologues à l’égard de toute surestimation du facteur psychologique dans l’explication des comportements sociaux. Elle recouvre aussi une profonde méfiance à l’égard de toute importation de concepts ou de problématiques en provenance de la psychologie. Ces résistances s’expliquent très bien dans les approches holistes. Pour elles, si la sociologie a vocation à traiter de tout, même de la vie privée, du couple ou de la sexualité, sa démarche n’en demeure pas moins radicalement spécifique. Ce qui doit l’intéresser, ce sont les déterminations sociales. Le biologique et le psychologique sont des « données » que la vie en société modèle, organise et orchestre. Dans l’explication du suicide chez Durkheim comme dans celle des comportements de « remise de soi » chez Bourdieu, l’analyse psychologique est censée n’avoir aucune place. Ce qui importe à leurs yeux, c’est de comprendre comment ces phénomènes sont conditionnés ou favorisés par un état donné des rapports sociaux et par des structures mentales façonnées par la socialisation ou la manipulation idéologique. Les recherches empiriques tendent ainsi à valoriser des agrégats statistiques, des « types moyens », des comportements agrégés, ce qui réduit presque à néant l’attention portée aux singularités individuelles et, a fortiori, aux motivations les plus personnelles des acteurs. Sans doute les sociologues, notamment ceux du politique, sont-ils parfois confrontés au rôle émergent de certaines personnalités. Dans la vie politique, par exemple, le style des dirigeants semble bien jouer un rôle non négligeable. Mais, même en ce domaine, les théories holistes affichent une méfiance spontanée à l’égard de tout ce qui pourrait surévaluer l’importance des hommes (ou des femmes) par rapport aux forces sociales. Et d’ailleurs, ajoutera-t-on avec l’auteur de La Distinction, ces styles de personnalité, ces dispositions psychologiques, ne sont-elles pas elles-mêmes « socialement constituées » ? Plus paradoxale, en apparence, est la résistance des théories individualistes à l’égard de la psychologie. On pourrait penser, en effet, que le refus de se contenter d’explications sociologiques macro-sociales va redonner toute son importance à l’explication par les motivations personnelles. Il n’en est rien. Pour Raymond Boudon, il n’est pas question de confondre les énoncés micro-sociologiques et les énoncés psychologiques. En d’autres termes il lui semble inutile, et d’ailleurs impossible, de mettre à nu les motivations toujours complexes du comportement le plus banal comme celui d’« aller à la manif ». Et quand Tocqueville relève l’attractivité des charges royales aux yeux des propriétaires fonciers du XVIIIe siècle, il lui suffit de constater, écrit Boudon, « les raisons suffisantes au niveau micro-sociologique du phénomène macro-sociologique observé »21, et cela sans se livrer à une analyse approfondie des motivations psychologiques des uns et des autres. Mais la distinction peut paraître subtile. On pourrait plutôt créditer Tocqueville d’une analyse psychosociologique (le rôle de l’ambition), certes délibérément simplifiée mais suffisante néanmoins pour rendre compte du plus petit commun dénominateur des motivations personnelles de nombreux bourgeois dans une situation sociale déterminée. En réalité, même quand on s’en tient à l’idéal-type de l’acteur rationnel, qui 21. Raymond BOUDON, La Place du désordre (1984), rééd., Paris, PUF, 1991, p. 54. Les « fondamentaux » de l’analyse politique 31 calcule et suppute, cherche à éviter des coûts et à maximiser des avantages, n’est-ce pas une manière encore de faire de la psychologie ? Certes, le modèle est extrêmement réductionniste mais ce qu’il perd assurément en profondeur, lui donne une validité en surface qui facilite la lecture de certains comportements collectifs. Bref, à l’insu même de ceux qui l’utilisent, ce modèle de l’acteur rationnel est bien un modèle psychosociologique. Psychologique parce qu’il avance une hypothèse sur ce qui détermine un être humain à agir : en l’espèce, sa raison plutôt que ses émotions ; sociologique parce que le calcul rationnel est conditionné par le niveau d’information disponible dans une situation sociale déterminée. On peut en définitive se demander s’il est vraiment concevable d’envisager une psychologie qui fasse l’impasse sur la présence du social dans la tête des gens, et une sociologie qui s’abstienne de s’interroger sur les dynamiques pulsionnelles des individus. Seule la volonté réciproque des sociologues et des psychologues de s’ignorer mutuellement, peut nourrir l’illusion d’une séparation radicale de leurs champs scientifiques respectifs. B Une psychologie pour sociologue 16. L’expression doit s’entendre en un double sens. D’une part, celui d’un « modèle minimal du sujet » (Goffman), simplifié, étriqué même, qui puisse néanmoins rendre compte des directions dans lesquelles s’oriente l’activité sociale. De manière explicite ou souterraine, ce modèle existe dans toutes les théories sociologiques, qu’elles voient l’activité sociale dominée par la recherche de l’intérêt, la soumission à des passions ou l’allégeance à des croyances. Dans un second sens, la psychologie pour sociologue est une approche qui postule l’alliance intime du social et du pulsionnel, leur interaction permanente (on parle de « corps socialisé »), et l’impossible coupure entre dynamiques émotionnelles d’une part, dynamiques politiques, culturelles ou économiques d’autre part. 1. Pour un modèle psychosociologique du sujet 17. Les recherches les plus récentes sur le fonctionnement du cerveau humain soulignent toutes la vanité d’une distinction qui oppose la raison à l’émotion dans l’émergence d’un comportement ou d’un jugement de valeur. Si la révolution cognitive en psychologie a parfois permis de décrire le cerveau comme un super-ordinateur il apparaît, paradoxalement, que cette machine est « un outil organisé d’abord pour ressentir avant même que de penser ». Le « processus émotionnel » (emotional processing) activé dans une situation donnée, précède le jugement d’évaluation et contribue à le façonner22. Le mécanisme est d’ailleurs particulièrement évident dans la formation des jugements politiques. Les catégories d’analyse qui permettent aux citoyens de penser les prises de position des acteurs (gauche et droite, réformiste et révolutionnaire, conservateur et progressiste, etc.) sont toutes affectivement colorées, en fonction de leur socialisation et de leur histoire personnelle. L’indignation 22. Antonio DAMASIO, The Feeling of What Happens. Body and Emotion in the Making of Consciousness, New York, Harcourt, Brace, 1999. Joseph LEDOUX, The Emotional Brain. The Mysterious Underpinnings of Emotional Life, New York, Schuster, 2e édition, 1997 ; Joseph LEDOUX, « Rethinking the Emotional Brain », Neuron, 2012 (73), IV, p. 653-676. Également en français, L’Erreur de Descartes, Trad., Paris, Odile Jacob, 1995, et, du même auteur : L’Autre moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau de la conscience et des émotions, Paris, Odile Jacob, 2010. 32 Sociologie politique par exemple est sélective : selon que l’on se pense de gauche ou de droite, les mêmes événements pourront susciter l’indifférence ou la mobilisation. Il est dès lors impossible de prétendre ignorer l’interpénétration profonde du social, du rationnel et de l’émotionnel dans l’élaboration des opinions ou l’apparition des comportements politiques23. Dans cette perspective, le plus élémentaire des modèles psychosociologiques du sujet est assurément celui qui réduit l’individu au schéma de l’acteur rationnel, c’est-à-dire un acteur purement stratège et calculateur, soucieux de maximiser ses profits et de minimiser ses coûts. Mais de quels profits et de quels coûts s’agit-il ? Goffman a brillamment montré comment, dans les rapports sociaux les plus ordinaires, les individus sont constamment mus par la préoccupation de tenir leur rang, sauver la face, « faire bonne figure » ou, comme le dit encore Ernest Gellner, « éviter les gaffes » qui humilient et font rire de soi. Si l’on perd de vue cet intérêt à protéger l’estime sociale de soi, on ne peut comprendre nombre de choix courants des individus, qu’il s’agisse des stratégies de distinction, adoptées par les risks takers désireux de (se) prouver quelque chose, ou qu’il s’agisse, à l’opposé, des refuges dans le conformisme par peur de donner prise à la critique. La problématique psychosociologique de l’estime de soi est également sous-jacente à toute analyse qui repère, dans les comportements d’acteurs, le souci de s’identifier à des groupes valorisés socialement, donc valorisants individuellement. On ne peut expliquer les affichages identitaires de type national, religieux, ethnoculturel voire, dans certains cas, professionnels, si l’on ne mesure pas en quoi ils répondent au souci d’affirmer une fierté, sinon même une supériorité collective, discrète ou bruyante. Ces définitions de soi (se dire « de gauche », « de droite », « ni de droite ni de gauche », ou encore « démocrate », « républicain » « libéral ») ne sont pas du tout neutres du point de vue émotionnel, elles jouent un rôle majeur dans la construction des solidarités actives, dans les processus de sélection des amis et des adversaires (nous et eux), dans l’attention portée aux problèmes ou aux défis contemporains. De même, les comportements sociaux qui relèvent d’une logique d’engagement dans la sphère publique, s’inscrivent-ils dans ce que Pierre Bourdieu appelle lui-même « l’intérêt au désintéressement ». S’identifier à une grande Cause comme la justice sociale, l’humanitaire, l’écologie, les droits de l’homme..., autorise le gain d’une meilleure image de soi sous le regard des autres (du moins, de ceux qui partagent les mêmes idéaux). Le « souci de soi » (George Mead, Michel Foucault), le besoin d’être « considéré » (Marcel Mauss) ou celui d’être « reconnu » (Charles Taylor) sont des déterminations fondamentales de l’acteur. Leur nécessaire prise en compte fait éclater le côté étriqué des conceptions qui voient dans le seul intérêt d’ordre matériel, la matrice des choix opérés par les individus dans la vie sociale. Il est clair que, dans la vie politique, les dimensions psychosociologiques jouent un rôle particulièrement important. Les affrontements de convictions, voire de personnes, y tiennent au moins autant de place que les conflits d’intérêts au sens restreint du terme. Il faudrait également reconnaître que bien des revendications sociales sur les salaires ou les conditions de travail sont le travestissement d’une revendication de dignité, du besoin d’être mieux pris en considération. Ce n’est pas un hasard si, dans toute campagne électorale, on crédite systématiquement les électeurs d’un jugement éclairé et d’un grand attachement aux valeurs collectives. 23. Pour une discussion approfondie de ce schéma, Dan CASSINO, Milton LODGE, « The Primacy of Affect in Political Evaluations », in Russell NEUMANN et alii (Eds.), The Affect Effect, Chicago, The Chicago University Press, 2007, p. 101-123. Les « fondamentaux » de l’analyse politique 33 Tous les candidats font appel à la peur (celle de perdre des acquis sociaux, celle de voir diluer leur identité historique...), proposent des raisons de croire dans l’avenir, offrent des « projets » censés répondre au désir de construire une société « plus humaine, plus juste et plus fraternelle ». Quant aux militants et dirigeants politiques, leurs comportements ne sont pas déchiffrables de façon plausible si l’on persiste à ignorer les ressorts de l’ambition, l’attrait des jouissances du pouvoir, le besoin d’idéalisation de soi. Mais ces catégories psychologiques sont indissociables de leur contenu sociologique car les gratifications associées aux succès remportés ne sont pas les mêmes selon que la vie politique se déroule sous l’empire de normes démocratiques ou autoritaires, s’insère dans des contextes culturels où les enjeux principaux sont façonnés plutôt par des considérations de grandeur et de prestige ou plutôt par des préoccupations de satisfactions matérielles24. Un dirigeant suédois ne vit pas son ambition de la même manière qu’un aspirant au pouvoir en Chine, aux États-Unis ou au Moyen-Orient. Il faut donc interroger les logiques de situation et les opportunités qu’elles offrent, en fonction des enjeux et des règles du jeu propres à chaque régime politique. Les distinctions opérées par Norbert Élias, en fonction de la taille des configurations d’acteurs, conservent partout leur entière pertinence. La prise en considération du style psychologique des individus importe en effet d’autant plus que l’observation concerne des situations micro-sociales et et du court terme, par opposition aux structures macro-sociales et à la longue durée. 2. Pour la prise en considération des dimensions émotionnelles de toute vie sociale 18. Non seulement il est inopportun de séparer le psychologique et le sociologique, toujours étroitement articulés entre eux dans la pratique, mais il est encore plus regrettable de réduire le psychologique aux facteurs de personnalité. En réalité, les dynamiques sociales qui constituent le produit émergent d’activités individuelles agrégées, sont elles-mêmes émotionnellement colorées. Opposer les passions et les intérêts n’a pas grand sens. Les grands classiques du XVIIIe siècle comme Montesquieu ou Adam Smith le savaient bien qui lisaient dans la poursuite d’intérêts purement économiques, la mise en œuvre d’une passion pacifique (mais passion tout de même), par opposition au goût de la guerre et à la quête de prestige militaire. Quand l’auteur de De l’Esprit des loix s’efforce d’identifier ce qu’il appelle « le principe » du gouvernement monarchique, il met l’accent sur une logique sociale prédominante dans ce type de régime, qui consiste à juger les comportements à l’aune du sentiment de l’honneur. Quand Tocqueville décrit l’irrésistible montée du mouvement démocratique aux États-Unis et en Europe, il n’oublie pas d’identifier les gratifications psychologiques qui lui sont intrinsèquement liées (les mille petites satisfactions quotidiennes de l’égalité) ni les craintes que, logiquement, elles font naître au sein d’élites effrayées de leur possible engloutissement dans la masse. Un modèle, plus ambitieux sociologiquement, des dimensions émotionnelles présentes au cœur des dynamiques sociales a été proposé par Norbert Elias. Les « processus de psychologisation » qu’il voit à l’œuvre dans l’évolution multiséculaire de l’Occident européen, lui paraissent étroitement articulés aux logiques économiques de division croissante du travail, aux logiques politiques de centralisation du pouvoir (curialisation des guerriers), aux logiques culturelles enfin qui tendent à inculquer 24. Philippe BRAUD, Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, Paris, A. Colin, 2007. 34 Sociologie politique par l’éducation une autocontrainte facilitant la forclusion progressive du recours à la violence interne à chaque État (infra, chapitre 5). Ce type d’approche qui exige des analyses fines, adaptées à l’étude de chaque système politique particulier, voire de chaque mode d’organisation politique (parti, syndicat, association, réseau...), doit permettre de mettre en évidence les incitations émotionnelles offertes par les institutions ou présentes dans les situations vécues ainsi que les mécanismes de défense indispensables à la protection du lien social. Les premières renvoient le plus souvent à la stimulation d’émotions élémentaires comme la peur et l’espoir, l’hostilité et la solidarité, la haine et la compassion, l’ambition et l’esprit de compétition. Il existe, par exemple, une logique impérieuse de campagne électorale : décider les citoyens à se déplacer aux urnes, sinon les élus verraient leur légitimité entamée. Cela exige la production de discours ouvrant des perspectives de « changement », c’est-à-dire d’espérances ; cela implique aussi d’exalter la fraternité des citoyens, leur fierté de participer à la définition de l’avenir collectif, etc.25. Tout affaiblissement de l’efficacité de ces incitations émotionnelles mettrait en péril l’institution même du suffrage universel. En même temps, les règles du jeu (juridiques et politiques) qui gouvernent le recours aux urnes, mettent en place des mécanismes défensifs, au sens psychanalytique du terme, qui permettent de limiter les risques inhérents à l’emballement des logiques de la compétition. Le refoulement et l’idéalisation en sont les modes les plus courants. Le premier permet de réduire, ou même d’interdire, l’expression publique de certaines formes de haine qui seraient par trop destructrices du lien social. Le second contribue au bon fonctionnement du suffrage universel en ce sens qu’il facilite une lecture des choix de l’électeur qui substitue à des motivations basses comme l’envie, la jalousie, l’égoïsme corporatiste, des motivations élevées comme la quête de la justice ou le souci de l’intérêt général. Des exigences analogues se retrouvent au sein de n’importe quelle organisation politique car leur bon fonctionnement exige logiquement le maintien de tabous et l’existence d’incitations émotionnelles sélectives pour fortifier l’allégeance des militants. Section 2 Le réel et le symbolique 19. En politique la capacité d’agir sur le terrain est souvent plus réduite qu’il n’y paraît. Jadis, les États manquaient de moyens matériels pour affronter efficacement des problèmes aussi graves que la famine, l’absence de travail, le vagabondage. Aujourd’hui, la réduction de la marge de manœuvre des dirigeants d’un État est due plutôt à des causes juridiques ou politiques : d’un côté, la soumission aux lois de l’économie de marché, aux contraintes des conventions internationales ; de l’autre, la capacité de résistance des groupes d’intérêt et la crainte d’un désaveu électoral en raison de l’hostilité prévisible de ceux qui craignent d’être lésés. Si, comme l’écrivent Colin Crouch et Wolfgang Streek, les dirigeants politiques sont « peu 25. Sur ces rhétoriques émotionnelles en campagne électorale, V. Marion BALLET, Peur, espoir, compassion, indignation. L’appel aux émotions dans les campagnes présidentielles (1981-2007), Paris, Dalloz, 2012.