Chapitre 1
Les « fondamentaux » de lanalyse politique
4. Depuis lAntiquité, la philosophie politique a médité sur un certain nombre de
questions capitales qui ne sont pas étrangères aux préoccupations de la science poli-
tique contemporaine. Certes, les réflexions relatives à la conception du « bon gouver-
nement », centrales dans ce type de littérature, relèvent dune démarche qui nest pas
celle de la sociologie politique. Elles sintéressent en effet à un système idéal, expli-
cite ou implicite, à laune duquel sont jugés les faits existants ; elles impliquent des
choix éthiques plutôt que scientifiques à proprement parler. En revanche, beaucoup de
problématiques quanalysent de façon synthétique Jean-Marie Donégani et Marc
Sadoun sous forme de couples conceptuels, ne sauraient être ignorées par la sociolo-
gie politique. Ce sont, selon leurs termes, les rapports entre « lindividu et le tout »,
«légalité et la différence », « le pouvoir et la domination », « lintérêt et la volonté »,
« Eris et Philia » cest-à-dire la relation ami/ennemi
1
. De telles oppositions notionnel-
les, surtout les trois premières, ont toujours constitué larchitecture intellectuelle sous-
jacente à toute analyse savante du politique. Néanmoins leur énumération et surtout la
manière de les aborder doivent être adaptées au regard du sociologue. Par ailleurs, il
est important de ne pas négliger la part dimaginaire et démotionnel, dagressivité et
de conflit, qui traverse en permanence lactivité politique. Lintroduction des concepts
de « politique symbolique » et de « conflictualité » semble donc indispensable pour
autoriser une meilleure mise en lumière de cette dimension majeure de la politique.
Dans la mesure où lon réserve à un chapitre ultérieur létude du pouvoir et de la
domination, en raison de son importance centrale, les problèmes de macro-analyse
qui dominent le champ de la science politique, peuvent être regroupés ici autour de
trois questionnements :
Quelle importance réserver au rôle respectif des acteurs individuels et des struc-
tures collectives ?
Quel statut reconnaître au symbolique dans lobservation de la réalité sociale ?
Quelle place accorder au conflit dans lémergence du politique ?
Section 1
Lindividu et la société
5. Sans doute une collectivité est-elle composée dindividus, mais la somme des
comportements de ses membres suffit-elle à rendre compte correctement de ce que
lon appelle linstitution de la société ? La réponse à cette question qui a pu parfois
1. Jean-Marie DONÉGANI, Marc SADOUN,Quest-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007.
sembler insoluble entraîne dimportantes implications pour une compréhension cor-
recte des rapports entre psychologie et sociologie politiques.
§1. Le dilemme de la poule et lœuf
6. Lindividu est un « animal social », ce qui signifie que les êtres humains sont
inconcevables en dehors dune vie collective qui leur fournit à la fois les moyens
matériels de subvenir à leurs besoins et les outils intellectuels de leur intercompréhen-
sion. Doù lémergence en philosophie comme en sciences sociales de ces deux
concepts vertigineusement généraux : lIndividu, membre dune collectivité, et la
Société composée dindividus. Mais quand il sest agi de penser les rapports qui les
unissent, les fondateurs de la sociologie comme, après eux, de nombreux savants, se
sont divisés en deux grandes familles de pensée. Les uns ont considéré que la recher-
che devait privilégier létude des structures sociales parce que ce sont elles qui condi-
tionnent les attitudes et comportements des individus. Pour eux la société est donc, en
ce sens, première. Dautres, au contraire, soulignent que ce sont les individus qui
construisent et façonnent la société dans laquelle ils se meuvent. Ils en constituent
lélément originaire, ce qui incite à considérer leur activité personnelle comme le
point de départ de toute analyse des phénomènes collectifs.
ALes approches holistes
7. Beaucoup décoles privilégient en sociologie ce type de démarche. Elles ont
en commun de souligner la dépendance des individus à légard de leur environne-
ment, et de réduire limportance sociale de leur liberté de choix personnelle. Ceci
étant, elles se différencient considérablement sur dautres points. Certaines privilé-
gient la solidarité sociale et tendent à considérer la société comme un tout homo-
gène qui façonne étroitement les comportements de ses membres ; dautres insistent
au contraire sur les contradictions qui traversent les ensembles sociaux, tout en rai-
sonnant largement en termes dacteurs collectifs
2
.
1. La société comme totalité unifiée
8. Dans la seconde moitié du XIX
e
siècle le courant organiciste emprunte aux
sciences biologiques, alors en plein essor, mais aussi à une tradition intellectuelle
beaucoup plus ancienne puisquelle remonte à la pensée antique qui cultivait volon-
tiers lanalogie du corps social avec un organisme vivant (apologue de Menenius
Agrippa). Herbert Spencer en est le représentant le plus illustre
3
. Au moment où
triomphe en Europe lidée de nation, la conception selon laquelle la société est un
ensemble dont lhomogénéité interne garantit seule la survie, trouve un terrain favo-
rable, au moins dans certains milieux intellectuels. Une forme de solidarité méca-
nique, analogue à celle qui unit entre eux les divers éléments du corps humain, doit
22 Sociologie politique
2. À noter également lexistence dun holisme purement méthodologique qui consiste à privilégier
dans la recherche, pour des raisons pratiques, le recours à des agrégats : statistiques électorales, enquê-
tes dopinion, corrélations entre variables lourdes (comme la catégorie socioprofessionnelle, le niveau
de diplôme, etc.) et les préférences politiques.
3. Herbert SPENCER,Principes de sociologie, 1877-1896.
rassembler les membres du corps social dans une œuvre commune, chacun contri-
buant, là où il se trouve, à assurer les fonctions indispensables au développement
harmonieux de lensemble. Ces fonctions, ce sont la production et la mise en circu-
lation de biens matériels, lélaboration et la transmission de savoirs, le gouverne-
ment de la collectivité et la gestion du sacré. On comprend pourquoi ce paradigme
a influencé le courant fonctionnaliste (Malinowski, Merton). Celui-ci sintéresse, en
effet, tout particulièrement aux types dactivité qui doivent nécessairement être pris
en charge pour permettre à une société de saffirmer et se pérenniser. Il en résulte
que, chez eux, la notion dindividu sefface derrière celle de rôle, lequel est socia-
lement défini par les exigences de fonctionnement de lensemble considéré. Avec
Oswald Spengler (Le Déclin de lOccident, 1919), lanalogie avec lorganisme
vivant conduit même à repérer dans lhistoire des groupements humains un véritable
cycle biologique qui enchaîne irrémédiablement les phases de jeunesse, de maturité,
de déclin et de mort.
Émile Durkheim, dont lœuvre demeure encore influente aujourdhui, valorise
également la cohésion sociale, mais en prenant ses distances avec lorganicisme
de Spencer quil a vivement critiqué. Loin de voir dans les nécessaires solidarités
des forces intrinsèquement contraires à laffirmation des personnalités individuelles,
il en fait, au contraire, la condition de leur épanouissement. Sa pensée nen demeure
pas moins fondamentalement holiste. Pour lui, si les sociétés évoluées se caractéri-
sent par une diminution de la solidarité fondée sur les similitudes (donc la prédomi-
nance de la masse sur les individus), la division du travail, toujours croissante,
assure « la prépondérance progressive dune solidarité organique » qui, elle-même,
engendre une « conscience commune »
4
. Le social est donc omniprésent dans le
mental des individus ; il façonne leurs états de conscience grâce à lémergence
dune morale et dun droit issus des exigences de cette division du travail. La socio-
logie peut ainsi se désintéresser des états dâme individuels qui ne sauraient acquérir
une importance significative pour lexplication des dynamiques sociales. Au
contraire, ce sont les faits sociaux qui doivent constituer son terrain délection.
Une conséquence de ce point de vue aboutit à conférer aux phénomènes collectifs
une réalité substantielle, une existence objective, même si elle se situe dans lordre
des représentations mentales des individus qui composent le Tout.
Une autre école de pensée holiste saffirme avec le courant dit culturaliste qui
produit des œuvres importantes dans la première moitié du XX
e
siècle. Les recher-
ches menées sur des sociétés non européennes par une ethnologie alors en plein
essor, ont souvent nourri une conception rigide de la culture, entendue comme un
ensemble de normes et de valeurs, de rites et de croyances, qui conditionne étroite-
ment les individus appartenant à un même groupe ethnique ou à une même nation.
Disciple de Boas, Ruth Benedict cherche, par exemple, à dégager des modèles
culturels (cultural patterns) ou à dégager lexistence dun « tempérament » natio-
nal
5
. Biaisés par lethnocentrisme occidental, ces travaux ont souvent tendance à
minimiser les capacités internes dévolution des sociétés observées, surtout sil
sagit de sociétés considérées comme « primitives », ou même à sous-estimer les
contradictions qui les traversent. Un regard trop éloigné des réalités de terrain favo-
rise en effet la propension à ne percevoir que les éléments dhomogénéité et de sta-
bilité culturelle dans le groupe considéré. Les travaux dun Lévi-Strauss sont, eux
Les « fondamentaux » de lanalyse politique 23
4. Voir le plan de son ouvrage : De la Division du travail social (1893) rééd., Paris, PUF, 1967.
5. Ruth BENEDICT,Patterns of Culture (1934) et Le Sabre et le chrysanthème (1946) sur le tem-
pérament japonais.
aussi, marqués par une forme de holisme. Pour lauteur de Mythologiques (1964-
1981), la vie sociale se décrypte « en termes de logiques de relations ». La société
est déjà présente dans les modes de fonctionnement de la pensée humaine car celle-
ci repose sur des systèmes de classements qui préexistent à lactivité mentale des
individus. Les structures élémentaires de la parenté, les oppositions paradigmatiques
entre le cru et le cuit, le nu et le vêtu..., les productions mythologiques, toutes ces
élaborations symboliques sont des illustrations particulières des structures sous-
jacentes à toute culture, qui résultent elles-mêmes de lois universelles apparues
avec la naissance du langage
6
.
2. La société comme espace de luttes et de contradictions
9. Le marxisme privilégie les classes (acteurs collectifs) et la lutte de classes
(relation dialectique) comme facteur déterminant de lévolution historique. Les clas-
ses se définissent par la position occupée au sein des modes de production écono-
mique, lesquels engendrent des rapports sociaux et des rapports juridiques détermi-
nés. Le féodalisme, fondé sur lappropriation des terres par les seigneurs, se
caractérise par lémergence dune aristocratie foncière ; le capitalisme fait de la
bourgeoisie marchande la classe dominante parce que celle-ci contrôle les moyens
modernes de production ainsi que la richesse mobilière. Cependant si Marx privilé-
gie limportance décisive de linfrastructure économique pour la compréhension de
la structure sociale et politique, il se garde détablir un lien trop rigide entre lappar-
tenance de classe et les conceptions idéologiques et politiques des individus. Il
admet en effet lexistence de distorsions entre appartenance de classe et conscience
de classe, du fait didéologies traditionnelles qui contribuent à masquer la réalité de
lexploitation. Plus tard, des théoriciens marxistes comme György Lukàcs (Histoire
et conscience de classe, 1923), Antonio Gramsci (Carnets de prison, 1927-1937) et,
plus près de nous, Perry Anderson
7
, ont creusé létude de ces biais qui contrarient la
conscience de classe chez les prolétaires. Ils ont analysé historiquement les méca-
nismes idéologiques et politiques qui donnent naissance à toutes les « fausses cons-
ciences », mais sans jamais remettre en cause le rôle déterminant « en dernière ins-
tance » du contrôle du capital économique par les classes dominantes.
Avec Pierre Bourdieu, la domination (idéologique) est placée au cœur du travail
du sociologue. Elle est en quelque sorte, dans lunivers des pratiques culturelles et
politiques, lhomologue du concept dexploitation dans le domaine économique.
Pour lauteur de La Distinction. Critique sociale du jugement (1979), il est clair
que les goûts des individus, par exemple, sont façonnés socialement par les systè-
mes de classement quils ont incorporés du fait de leur appartenance de classe. Les
classes dominées tendent à être influencées par les normes des classes dominantes,
et semploient souvent, avec un inégal bonheur, à les faire leurs. Pierre Bourdieu
perçoit lespace public comme structuré par des « luttes symboliques », cest-à-dire
des batailles idéologiques pour imposer ce qui doit faire sens dans la définition et
linterprétation des situations vécues. Si « le collectif est déposé en chaque individu
sous forme de dispositions durables », cest en rapport direct avec la position de
24 Sociologie politique
6. Claude LÉVI-STRAUSS,Anthropologie structurale, Paris, Gallimard, 1958.
7. Perry ANDERSON,LÉtat absolutiste. Ses origines et ses voies, Trad., Paris, Maspero, 1978, et In
the Tracks of Historical Materialism (1983). Voir aussi Pierre BOURDIEU, « La méconnaissance de la
vérité des rapports de classe fait partie de la vérité de ces rapports », in Le Sens pratique, Paris, Mas-
pero, 1980, p. 235-236.
classe, selon que les individus sidentifient aux classes dominantes ou, au contraire,
aux classes dominées idéologiquement
8
. De façon générale, Pierre Bourdieu sou-
ligne avec force le poids des déterminismes sociaux sur les comportements des indi-
vidus. « Le corps socialisé, écrit-il (ce que lon appelle lindividu ou la personne) ne
soppose pas à la société : il est une de ses formes dexistence »
9
.
BLes approches individualistes
10. Là encore, règne une grande diversité dapproches même si leur socle com-
mun est laffirmation selon laquelle la société est le produit de lactivité dindividus
qui interagissent entre eux, et non pas la « fabrique » des agents sociaux. Doù il
résulte que la seule réalité authentique, ce sont les êtres humains tandis que les enti-
tés collectives : les classes, les États, les peuples..., ne sont que des constructions
mentales, des abstractions, quand bien même leur usage se révèle utile, voire indis-
pensable, pour rendre compte des conditions dans lesquelles se déroule lactivité
sociale des individus. On se contentera ici dévoquer deux démarches particulière-
ment influentes en science politique : lapproche webérienne et le courant dit de
lindividualisme méthodologique.
1. Le paradigme webérien
11. Pour lauteur dÉconomie et sociétélactivité sociale » est la seule réalité
tangible offerte à lobservation du sociologue ; et cette activité est le fait dindivi-
dus, « isolés » ou « en masse »
10
. Max Weber observe que le terme individu recou-
vre des réalités différentes selon ses emplois dans la littérature scientifique. Il dis-
tingue : « lagent empirique, présent dans toute société, qui est, à ce titre, la matière
première de toute sociologie... (et) lêtre de raison, le sujet normatif des
institutions... (qui est) une représentation idéelle et idéale que nous en avons »
11
cette première précision, il en ajoute une autre. Quand la sociologie parle dÉtat, de
nation, de famille ou de structures analogues, elle entend par des structures « qui
ne sont que des développements et des ensembles dune activité spécifique de per-
sonnes singulières puisque celles-ci constituent seules les agents compréhensibles
dune activité orientée significativement »
12
.Cest seulement dans des buts prati-
ques que la théorie juridique recourt à la notion de personne morale, sujet de droits
et dobligations. Cest aussi dans un souci de faciliter la compréhension des formes
les plus complexes dactivité sociale que la sociologie crée des entités collectives,
parle de structures ou dinstitutions. Mais ce ne sont que des représentations menta-
les « qui flottent dans la tête des hommes réels ». Ce qui ne signifie pas que lon
doive négliger leur importance pour comprendre linfluence quelles exercent, en
retour, sur les comportements des personnes concrètes. Au contraire, Max Weber
insistera toujours sur la nécessité de comprendre ce qui fait sens pour les acteurs,
cest-à-dire la manière dont sorganisent mentalement les représentations de leur
vécu social. Par ailleurs, sil recourt à des concepts idéaltypiques, comme celui de
Les « fondamentaux » de lanalyse politique 25
8. Pierre BOURDIEU,Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 29.
9. Ibidem.
10. Max WEBER,Économie et société (1922), Trad., Paris, Plon, 1995, t. 1, p. 52-53.
11. Max WEBER,LÉthique protestante et lesprit du capitalisme (1904), Trad., Paris, Plon, 1964,
p. 122, n
o
231.
12. Économie et société,loc. cit. p. 41.
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