Incapacité de travail temporaire et troubles anxio

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Incapacité de travail temporaire
et troubles anxio-dépressifs
Incapacity to work and anxiety-depression disorders
Résumé : Partant du constat d’une augmentation de la fréquence de l’état d’incapacité de
travail pour trouble psychique en Belgique, l’article aborde les caractéristiques médicales,
psychologiques et démographiques d’un échantillon de 262 personnes se trouvant dans
cette situation. La population à l’étude se signale par une fréquence élevée de troubles polymorphes associant syndromes anxio-dépressifs et somatisations. Dans la discussion,
l’auteur interroge le caractère flou de ces troubles en regard des aspects sociodémographiques de l’échantillon et des concepts cliniques de macrosyndrome psychique et de démoralisation.
Mots-clés : Incapacité de travail - anxiété - dépression - macrosyndrome - démoralisation.
Summary: Based on the observation that an increasing number of people in Belgium are
unable to work for reasons related to mental disorders, this article addresses medical,
psychological and demographic characteristics of a sample of 262 persons who find themselves in this situation. This outpatient community is characterized by high prevalence of
depression, anxiety and psychosomatic disorders of many forms. The article discusses and
questions the polymorphism of these disorders with regard to socio-demographic characteristics of the sample population and clinical concepts of this macro psychic syndrome and
demoralization.
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
Keywords: Incapable of work - anxiety - depression - macro syndrome - demoralization.
(1) Rue des Libellules, 41. 4100 Boncelles. Belgique.
Correspondance : J. Jadot
Réception : 17/07/2006 – Acceptation : 08/07/2008
ÉTUDES
Jean Jadot (1)
456
J. JADOT
Introduction
La hausse du nombre d’invalidités a suscité en 2004 des réactions rudes
notamment de la part du patronat flamand (VOKA) et de la Fédération Belge
des Entreprises (FEB). La VOKA fait remarquer que l’invalidité risque de devenir
une nouvelle porte de sortie du marché de l’emploi. On a pu lire dans la presse
économique et financière des analyses osées à la lumière des données effectivement disponibles. Ainsi, dans une étude présentée en 2004, la direction
médicale d’une Mutualité avançait une thèse selon laquelle l’augmentation du
nombre de cas psychologiques pourrait être due à l’augmentation du nombre
de femmes, surtout employées, sur le marché du travail, « sachant que les
plaintes psychiques sont plus le fait des femmes » [10]. Ou encore que l’augmentation des troubles psychiques pourrait s’expliquer par la prise en compte
récente de maladies jusqu’alors non comptabilisées comme le syndrome de
fatigue chronique ou la fibromyalgie. Au même moment, la direction médicomutualiste reconnaissait que « l’interprétation des chiffres pour les maladies
psychiatriques à l’origine de l’incapacité relève de la haute voltige » [10].
Devant l’insuffisance des données épidémiologiques, de tels commentaires
nous semblent inquiétants dans un domaine où la branche indemnité relative à
l’ensemble des incapacités et invalidités de travail représente environ 7 % du
total des dépenses sociales. En Belgique, le montant total des indemnités d’incapacité de travail représente d’ores et déjà la moitié du montant dépensé pour les
allocations de chômage. Depuis 2004, des acteurs sociaux évoquent l’incapacité
de travail comme piste de relèvement du taux d’emploi et pointent la question de
la place de la femme dans le champ des invalidités professionnelles.
Sur ce fond de politique sociale, l’article questionne des particularités sociodémographiques et médico-psychologiques d’un groupe de 262 patients
(101 hommes et 161 femmes) en incapacité de travail pour le motif catégoriel
de trouble psychique. Dans la discussion, nous proposerons une réflexion sur
les concepts cliniques de macrosyndrome psychique et de démoralisation et
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
Le nombre de patients belges en incapacité de travail pour le motif de trouble
psychique connaît depuis plusieurs années un accroissement remarqué par les
acteurs sociaux. Les chiffres donnés par l’Institut national des Accidents, Maladies et Invalidités (INAMI) montrent une hausse significative de 15 % (de 175 766
à 200 703) du nombre total d’invalidités (employés et ouvriers) entre 1998 et
2003. Pour cette même période, l’augmentation est respectivement de 18 % chez
les femmes et de 4 % chez les hommes. À titre de comparaison, entre 1992 et
1997, la hausse n’avait été que de 4 % (6 500 unités). Il semblerait que l’augmentation grimpe d’environ 2 à 3 % chaque année. Les ouvriers sont plus touchés que les employés par ce phénomène de l’incapacité et de l’invalidité. Ce
sont surtout les pathologies psychiques qui sont en augmentation : entre 1998
et 2003, ce groupe de pathologies passe de 50 047 unités à 63 904 (+ 27 %). On
remarque qu’à partir de 40 ans, de nombreux travailleurs sortent du marché du
travail en raison de troubles psychologiques et de la dépression en particulier.
L’INAMI répertorie les invalidités en 17 catégories. Cependant, les informations
relatives à la catégorie trouble psychique sont sommaires ; pour preuve, il n’est
pas fait de différence entre les sexes quant à la différenciation des troubles et
l’enregistrement des données ne répertorie qu’une seule catégorie diagnostique
sous la dénomination de trouble psychique [10].
INCAPACITÉ DE TRAVAIL TEMPORAIRE ET TROUBLES ANXIO-DÉPRESSIFS
457
leurs relations à des sous-groupes spécifiques de la population dans ce cadre
des incapacités de travail pour trouble psychique.
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
Matériel et méthode
Lors d’analyses [8] relatives à l’apport du MMPI-2 (Inventaire Multiphasique de Personnalité du Minnesota-2) dans la compréhension des troubles de
la personnalité associés à l’état d’incapacité de travail pour motif de trouble
psychique, nous avons examiné rétrospectivement les données sociodémographiques et médico psychologiques recueillies entre 1999 et 2005 auprès
de 262 patients suivis pour la réalisation d’une évaluation psychologique en
consultation ambulatoire (Clinique A. Renard et Centre de Consultations Psychologiques Centre Ville) à Liège (Est de la Belgique).
Préalablement, nous avions rencontré individuellement chaque patient à la
suite des demandes d’avis psychologique formulées par les médecinsconseils de diverses mutualités. Ces 262 patients se trouvaient alors en état
d’incapacité de travail ; ce qui ne signifie nullement que les participants disposaient d’une insertion professionnelle au moment de l’évaluation. Le
contexte d’examen psychologique s’inscrit dans le cadre du contrôle médical.
L’avis psychologique intervient comme complément d’informations para-cliniques (testing) destinées au médecin-conseil dans sa propre évaluation de
l’état du patient et de sa capacité à être remis sur le marché de l’emploi.
L’enregistrement des données sociodémographiques et médico-psychologiques a eu lieu lors d’un entretien précédant la passation des tests psychologiques et dirigé à l’aide d’un questionnaire ad hoc. Outre le recueil des
données civiles, familiales, scolaires et professionnelles, le questionnaire
comportait des items relatifs à la durée de l’incapacité de travail, à la
consommation de médicaments psychotropes, à la fréquence des hospitalisations psychiatriques et des tentatives de suicide, ainsi qu’à la présence
effective d’un suivi psychothérapeutique (assuré dans la grande majorité des
cas par un psychiatre). Les données permettant de définir les caractéristiques
diagnostiques de chaque patient provenaient des rapports médicaux transmis pour l’évaluation de l’état d’incapacité de travail. Les descriptions cliniques des signes et symptômes de chaque trouble – motivant l’état
d’incapacité – étaient répertoriées selon les directives et les indications taxonomiques de la Classification Internationale des Troubles Mentaux et des
Troubles du Comportement ICD-10. Ces descriptions sont complétées par des
informations relatives aux plaintes somatiques concomitantes.
L’analyse des données est de nature descriptive. Elle inclut une étude des
corrélations entre les variables sociodémographiques et médicales. La gestion des données et le calcul des corrélations et des probabilités associées
ont été réalisés à l’aide du système informatique d’analyse Statistica.
Résultats
Caractéristiques géographiques
Tous les participants sont domiciliés dans la Province de Liège. La majorité
réside dans l’agglomération liégeoise (62 %). Rappelons que ces entités
458
J. JADOT
urbaines sont implantées dans un bassin industriel en voie de restructuration
et de redéploiement de l’activité économique à la suite notamment de
l’extinction de la sidérurgie. Les taux de chômage sont particulièrement élevés (entre 15 et 30 %) dans ces agglomérations où les individus jeunes avec
un faible niveau de scolarité ou de qualification professionnelle connaissent
d’importantes difficultés d’insertion socioprofessionnelle.
Caractéristiques sociodémographiques
L’échantillon est composé de 161 femmes (61 %) et de 101 hommes
(39 %). La moyenne d’âge est de 40 ans (écart-type de 8 ans). L’étendue des
âges est comprise entre 21 et 58 ans. Le groupe d’âges numériquement le
plus important rassemble les individus âgés entre 31 et 50 ans : il représente
80 % de l’échantillon. Pour les deux sexes, les sujets mariés sont les plus
nombreux (34 % pour les hommes et 45 % pour les femmes). Les catégories
individus divorcés et séparés ont approximativement les mêmes répartitions
chez les hommes (35 %) et chez les femmes (37 %). Les hommes célibataires
(28 %) sont significativement plus nombreux que les femmes (16 %). Le nombre moyen d’enfants par individu est semblable entre les deux sexes (1,53 et
1,78).
Caractéristiques scolaires
Le niveau de scolarité des participants est faible ; respectivement 55 % et
58 % des hommes et des femmes ont un niveau d’étude qui ne dépasse pas
les trois premières années du cycle secondaire, qu’il s’agisse de l’enseignement général, technique ou professionnel. Le cycle supérieur de l’enseignement secondaire a pu être terminé avec succès chez 26 % des hommes et
31 % des femmes. Seulement 2 % des hommes et 6 % des femmes ont eu
accès à des études supérieures.
La répartition socioprofessionnelle est dominée par les catégories ouvriers
et ouvrières (40 %) ainsi que par la catégorie sans emploi (45 %). Chez les
hommes, on enregistre une prépondérance d’ouvriers qualifiés (42 %) et
d’individus sans emploi (33 %). Chez les femmes, les résultats montrent une
majorité de femmes sans emploi (52 %) au moment de l’évaluation et
d’ouvrières non qualifiées (26 %). Le nombre de femmes exerçant la profession de technicienne de surface (activité d’entretien et de nettoyage) est particulièrement élevé : 31 personnes, soit 19 % de l’échantillon féminin.
Caractéristiques diagnostiques
Les caractéristiques diagnostiques sont présentées dans le tableau I. En
moyenne, le nombre de troubles diagnostiqués selon l’ICD-10 [4] par patient
est quasi identique pour les deux sexes (1,1 et 1,2). L’étendue du nombre de
diagnostics rapportés dans les dossiers médicaux des participants varie
entre 0 et 4 diagnostics. Les troubles mentaux et du comportement concernés ciblent principalement les catégories F3 (troubles de l’humeur) et F4
(troubles névrotiques, troubles liés à des facteurs de stress, et troubles
somatoformes) avec notamment les sous-catégories « Épisodes dépressifs
F32 » et « Troubles anxieux et dépressifs mixtes F41.2 ». Pour la majorité des
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Caractéristiques socioprofessionnelles
459
INCAPACITÉ DE TRAVAIL TEMPORAIRE ET TROUBLES ANXIO-DÉPRESSIFS
Tableau I : Caractéristiques diagnostiques ICD 10
H (101)
F (161)
Total (262)
14
10
24
1
0
1
Absence de diagnostic précis
F0
F1
5
3
8
F2
3
1
4
F3
47
95
142
F4
49
79
128
F5
0
8
8
F6
10
8
18
F7
0
0
0
F0 (troubles mentaux organiques) ; F1 (troubles mentaux et du comportement liés à l’utilisation de substances
psychoactives ; F2 (schizophrénie, trouble schizotypique et troubles délirants) ; F3 (troubles de l’humeur) ; F4
(troubles névrotiques, troubles liés à des facteurs de stress, et troubles somatoformes) ; F5 (syndromes
comportementaux associés à des perturbations physiologiques et à des facteurs physiques) ; F6 (troubles de la
personnalité et du comportement) ; F7 (retard mental).
(N.b. Les sommes des effectifs peuvent être supérieures au nombre total de patients car certains participants
se sont vus attribuer plusieurs diagnostics).
participants, le type de diagnostic mentionné correspond essentiellement à
des états mixtes anxio-dépressifs de nature non psychotique.
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
Types de plaintes somatiques associées au trouble psychique
Le nombre moyen de plaintes somatiques associées au diagnostic ICD-10
est significativement plus élevé chez les femmes (1,1 pour les hommes et
1,5 pour les femmes). L’étendue du nombre de plaintes somatiques est comprise entre 0 et 6 plaintes. Parmi les plaintes somatiques les plus fréquemment associées à l’état d’incapacité de travail, nous relevons les problèmes
de thyroïde (1 % hommes et 11 % femmes), les migraines (2 et 17 %) et les
autres syndromes d’algies céphaliques (8 et 4 %), les syndromes de spasmophilie-tétanie (4 et 18 %), les troubles de l’appareil circulatoire et cardiovasculaires (12 et 8 %), les ulcères digestifs et de l’estomac (11 et 7 %), les
troubles du système ostéo-articulaire, des muscles et du tissu conjonctif qui
représentent la catégorie numériquement la plus importante (26 et 35 %)
avec notamment les dorsalgies (19 et 24 %) et la fibromyalgie (2 et 14 %), et
enfin les douleurs somatiques aiguës chroniques (9 et 5 %).
Caractéristiques médico-psychologiques
Au moment de la passation du test, la durée moyenne de l’invalidité était
de 3 ans (écart-type de 3 ans) avec une dispersion des durées entre 1 et
10 ans. Parmi les médications psychotropes, ce sont prioritairement les
anxiolytiques et les antidépresseurs qui sont les plus fréquemment prescrits
(anxiolytiques 48 % hommes et 59 % femmes ; antidépresseurs 61 et 75 %).
Ensuite nous observons les prescriptions d’antidouleurs (15 et 21 %), de
somnifères (12 et 11 %) et d’antipsychotiques (16 et 6 %). Le nombre de type
de psychotropes prescrit par patient s’établit en moyenne autour de 2. Environ 25 % des participants ont connu au moins une hospitalisation dans un
service psychiatrique au cours de leur existence. Pour les tentatives de
460
J. JADOT
Tableau II : Corrélations entre les variables médicales et démographiques
1
2
3
4
5
6
7
1. sexe
2. âge
–.02
3. marié(e)
.11
.13*
4. enfant > 0
.12
.23***
5. enf. nombre
.09
.16**
.10
.62***
6. scolarité limitée à enseig. primaire
–.10
.22***
–.01
.08
.08
7. sans emploi
.16**
.19**
–.19**
–.04
–.05
.04
–.05
8. durée incapacité
.02
.20**
.02
.04
.03
–.02
.16*
9. nombre trouble ICD10
.03
–.08
–.02
.03
–.01
–.03
–.04
10. nombre plaintes somatiques
.15*
.09
–.02
.06
.04
.00
.05
11. nombre psychotropes
.09
.06
–.04
.14*
.05
.06
.06
12. hospitalisation psy > 0
–.01
–.04
–.12
–.08
–.02
.12
.11
13. fréquence hospit. psy.
–.01
–.01
–.15*
–.09
–.01
.09
.09
14. tentative suicide > 0
.14*
–.07
–.16*
.12
.16**
.04
.05
15. fréquence tentative suicide
.16*
–.05
–.18**
.12
.17**
.05
.07
16. suivi psychothérapeutique
.15*
–.08
.17**
.00
–.01
–.02
–.01
Note. N = 262
En gras p < .10. *p < .05. **p < .01. ***p < .001.
suicide, les femmes rapportent plus fréquemment que les hommes l’existence d’au moins un passage à l’acte (25 et 37 %).
La lecture du tableau II montre une corrélation positive entre la durée de
l’incapacité et d’une part l’âge (allongement de l’incapacité au fur et à
mesure du vieillissement) et d’autre part l’absence d’emploi au moment de
l’évaluation alors que par ailleurs, il existe une corrélation négative entre
l’âge et l’absence d’emploi (plus on est jeune, plus il est probable d’être sans
emploi). Le nombre de troubles mentaux et du comportement (ICD-10) diagnostiqués par patient n’est corrélé avec aucune variable démographique
alors que le nombre de plaintes somatiques rapportées par patient est plus
élevé chez les femmes. Relativement aux hommes, celles-ci sont plus nombreuses à être sans emploi. Les femmes de l’échantillon mentionnent plus
souvent que les hommes une ou plusieurs tentatives de suicide, et elles privilégient le suivi psychothérapeutique. Le statut marital est associé positivement à la variable suivi psychothérapeutique. Il diminue la probabilité d’avoir
été hospitalisé en service psychiatrique et le risque de tentative de suicide
antérieure. Les patients n’ayant pas d’enfant consomment moins de médicaments psychotropes. Le nombre d’enfants est corrélé positivement avec la
mention d’au moins une tentative de suicide et avec la fréquence des tentatives antérieures.
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
Corrélations entre les variables démographiques et médicales
INCAPACITÉ DE TRAVAIL TEMPORAIRE ET TROUBLES ANXIO-DÉPRESSIFS
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Discussion
Même si cet échantillon n’est pas représentatif de la population en incapacité de travail pour troubles psychiques, il souligne néanmoins les particularités des individus qui le constituent et leur ancrage dans une zone
géographique spécifique.
La répartition des sexes au sein de l’échantillon laisse penser que dans ce
contexte géographique et socio-économique, les femmes faiblement scolarisées et peu qualifiées professionnellement constituent un groupe social à risque pour l’expression des troubles psychiques associés à l’état d’incapacité
de travail. L’âge moyen des participants est de 40 ans et la durée moyenne
de l’incapacité au moment de l’évaluation est de trois ans. L’analyse des corrélations suggère, logiquement, que les patients plus âgés présentent une
incapacité de travail de plus longue durée au moment de leur évaluation.
L’âge est également en relation avec un niveau d’instruction limité à l’enseignement primaire : les patients les plus âgés disposent d’un niveau d’instruction plus faible.
Par ailleurs, la durée de l’incapacité s’allonge significativement chez les
patients ne disposant pas d’un emploi. La variable « sans emploi » est en
relation significative avec la variable « sexe ». Les femmes présentent un taux
d’insertion professionnelle significativement moins élevé que les hommes.
La lecture de ces données rejoint l’analyse des résultats obtenus lors de
l’Enquête de Santé 2004 par Interview en Belgique [6]. L’enquête souligne
que les problèmes spécifiques de santé mentale (la dépression, l’anxiété, les
co-morbidités et le mal-être psychologique) tendent à se concentrer chez les
personnes les plus faibles sur le plan socio-éducatif et socioprofessionnel.
Elle signale également que les femmes sont plus susceptibles à mentionner
des troubles de santé mentale, qu’elles admettent plus souvent penser au
suicide et reconnaissent plus souvent être passées à l’acte. Le message que
nous percevons est que le gradient socio-économique en termes de niveau
d’instruction et de statut professionnel est en relation avec l’incapacité de
travail pour trouble psychique.
Par conséquent, il conviendrait de reconnaître au-delà de la spécificité des
processus psychologiques et psychiatriques en œuvre dans ces troubles psychiques, une relation entre la précarité socio-économique et l’état d’incapacité de travail pour trouble psychique du moins dans la région étudiée.
Subséquemment, on devrait en tenir compte dans la mise en place des politiques de santé mentale : il serait possible d’identifier des sous-groupes de
population plus à risque dans le domaine des troubles psychiques et vers
lesquels des actions préventives et de soutien devraient s’orienter. Ainsi,
l’âge moyen de l’échantillon étudié se situe à une période de la vie où l’on
peut légitimement penser que le fait d’être dans la tranche des 40-50 ans
avec un faible niveau de scolarité et de qualification professionnelle, et
d’être, de surcroît, en détresse psychologique, amplifie le sentiment d’une
incapacité à retrouver un emploi. Les expériences douloureuses du trouble
psychique risquent ainsi de précipiter une double crise existentielle dans le
rapport d’assurance à soi-même et dans la relation de confiance sociale.
D’autre part, nous pouvons penser que le pourcentage élevé de tentatives
de suicide enregistré parmi les participantes de l’échantillon non mariées et
462
J. JADOT
Par ailleurs, le concept de démoralisation développé par Frank [7] et notamment étudié par Kissane [5] pourrait être utile aux cliniciens dans la compréhension, l’approche diagnostique et thérapeutique de ces syndromes peu
spécifiques. Frank [7] définit la démoralisation comme un état mental qui
serait la conséquence d’une incapacité à gérer le stress induit par les difficultés personnelles (symptômes, maladie, conflits, séparation…) et les sollicitations environnementales. Les traits psychologiques essentiels de cet état
mental sont les sentiments d’impuissance, d’isolement et de désespoir. Cet
état mental serait commun à des formes variées de l’expression psychopathologique sans être spécifique à aucune d’entre elles. Il a été décrit en termes de « crise » lorsqu’il se présente sous forme sévère et aiguë et de
« syndrome d’inadaptation sociale » – social breakdown syndrome – s’il persiste sous forme sévère et chronique. L’état de démoralisation manifesterait
une expression affective phénotypique similaire à la dépression mais s’en
distinguerait en raison de l’association spécifique de la dépression avec
l’anhédonie. Le sentiment de désespoir, un trait fondamental de la démoralisation, est associé non seulement à un pronostic réservé pour l’évolution des
troubles physiques et psychiatriques, mais aussi à l’idéation suicidaire [5].
Les concepts de macrosyndrome anxio-dépressif et de démoralisation peuvent être pertinents dans des situations socio-cliniques marquées par les
taux élevés de troubles anxio-dépressifs non spécifiques et de somatisation,
par les manifestations d’une détresse affective et sociale [3], par le degré
élevé d’instabilité des troubles même dans le court terme, par le manque de
spécificité du traitement qui est la règle plutôt que l’exception, et par des
troubles psychopathologiques pour lesquels aucun marqueur biologique de
laboratoire n’a pu, jusqu’à présent, être qualifié de pathognomonique dans
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
ayant à charge plusieurs enfants, témoignerait, entre autres, de la gravité de
leur état psychologique de démoralisation et de désarroi [7]. D’un point de
vue clinique, les caractéristiques spécifiques et le diagnostic différentiel de la
majorité de syndromes anxio-dépressifs de nature non psychotique sont loin
d’être épurés. La complexité et le polymorphisme de ces syndromes psychiques et des somatisations associées, nous font réfléchir au concept clinique
de macrosyndrome psychique proposé par Ballus & Gasto [1]. Ces syndromes
psychiques sont extrêmement flous en comparaison avec les classes diagnostiques conventionnelles de la psychiatrie. Les deux auteurs ont tenté de
définir leurs caractéristiques cliniques : 1) manque de spécificité syndromique du point de vue de la nosographie psychiatrique, 2) co-morbidité élevée
avec les somatisations, 3) évolution chronique, 4) faible réponse aux traitements d’ordre pharmacologique ou psychothérapeutique, 5) importance des
facteurs psychologiques et notamment des traits de personnalité, 6) difficultés d’ordre social ou familial. Le macrosyndrome de type anxio-dépressif
représente l’amalgame de symptômes mixtes psychologiques et physiques.
Ballus & Gasto [1] pensent que leur manque de spécificité est dû à l’augmentation en général de problèmes psychosociaux qui combinent des symptômes
issus de classes distinctes de la pathologie. Dans l’échantillon liégeois, nous
observons une majorité de syndromes anxio-dépressifs flous alors que les
classes diagnostiques psychiatriques spécifiques (dépression majeure, troubles anxieux phobiques, trouble obsessionnel, psychose…) semblent sousreprésentées.
INCAPACITÉ DE TRAVAIL TEMPORAIRE ET TROUBLES ANXIO-DÉPRESSIFS
463
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
l’identification du trouble. Ces désordres psychologiques d’allure non-spécifique semblent néanmoins partager une expression psychopathologique
commune considérable quant à leur expression affective, cognitive et neurobiologique.
Les consultations dans les centres de santé mentale de la région liégeoise
montrent que le nombre de macrosyndromes de nature anxio-dépressive a
considérablement augmenté au cours de ces deux dernières décennies chez
les patients affectés par une précarité psychosociale et des détresses multiples (chômage, pauvreté, divorces, familles monoparentales, isolement
social). L’accroissement rapide de ces détresses humaines dans notre société
n’a toujours pas permis d’établir leur morbidité réelle et leurs répercussions
sur les systèmes de santé publique. De même, il est probable que l’augmentation a entraîné une orientation rapide de ce type de patient vers des traitements psychiatriques, notamment pharmacologiques. Les macrosyndromes
pourraient être interprétés en termes de modèle de conduite inadaptée ou de
schéma de comportement désorganisé représentant l’expression psychologique et somatique d’une détresse humaine associée à un facteur général
d’inadaptation et de démoralisation. Ces schémas de conduite risquent d’être
renforcés par des réponses diagnostiques qui sanctionnent les plaintes psychiques et somatiques en les réifiant par l’usage de modèle taxonomique
exclusif [8]. Certains symptômes de la population peuvent refléter un désespoir généralisé ou une altération de la dynamique du milieu familial et/ou
social plus qu’une pathologie psychiatrique spécifique [1]. L’accroissement
des macrosyndromes psychiques invalidants à long terme tient notamment à
la pluralité des problèmes psychologiques, sociaux, familiaux, professionnels, éducationnels, qui requièrent une approche thérapeutique différente
des formes traditionnelles dominées par le seul modèle curatif de la clinique
individuelle. Aussi, dans ce contexte médico-social, le champ thérapeutique
des interventions viserait idéalement à lutter contre le sentiment de désespoir, d’impuissance et d’isolement social qui se définit notamment par une
perte de l’accès aux facteurs ordinaires de l’identité sociale, en intégrant
dans les stratégies thérapeutiques des processus de resocialisation [9] dont
le cœur de l’intervention est un travail de remise en lien en favorisant une
restauration du goût à tout ce qui lie socialement mais aussi avec soi-même
comme l’image et l’estime de soi. Ce courant d’interventions thérapeutiques
repose notamment sur le constat que la souffrance psychique et l’isolement
social sont, de nos jours, associés à de nombreuses ruptures et «déliaisons » [2]. Ce type de structure d’aide travaille en réseau et privilégie la
revalorisation du patient et la mobilisation des ressources résiduelles ainsi
qu’une autre conception de la demande d’aide [11]. Ces modalités tendent à
replacer la santé psychique dans la perspective d’un état dynamique qui se
construit individuellement et collectivement dans le lien social.
Conclusion
Nous sommes conscients que les descriptions proposées dans cet article
sont uniquement illustratives d’une population très distincte de personnes
en incapacité de travail pour le motif de trouble psychique. En raison de la
spécificité de l’échantillon et en l’absence de groupe contrôle, les signale-
464
J. JADOT
ments et hypothèses développées ci-dessus restent à évaluer par une mise à
l’épreuve empirique d’une question de recherche. Pour notre part, les ambitions se limitent, à partir de l’approche de terrain, à essayer de décrire le lieu
dont nous parlons. Nous laissons la question de la mise à l’épreuve au soin
des experts en épidémiologie et en sociologie de la santé.
Toutefois, les concepts de macrosyndrome anxio-dépressif et de démoralisation semblent avoir le mérite d’offrir une alternative dans la compréhension de ces troubles psychiques non spécifiques et leurs relations à des
sous-groupes de la population en situation de précarité socio-économique et
socioculturelle. Cette approche conceptuelle pourrait avoir des implications
pour les interventions en santé mentale et l’analyse de l’incapacité de travail
associée à des troubles anxio-dépressifs non spécifiques.
BIBLIOGRAPHIE
Santé publique 2008, volume 20, n° 5, pp. 455-464
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