4ème trimestre 2010 131
DROIT
Régulation et contentieux
aux États-Unis
anne deysine
professeur à l’université de Paris-Ouest Nanterre
Le rôle central du pouvoir judiciaire aux États-Unis n’est pas nouveau. Un examen
attentif des évolutions récentes de la Cour suprême conduit à s’interroger sur le rôle
du contentieux comme instrument de régulation/dérégulation:allons-nous vers une
intrusion renforcée du pouvoir judiciaire dans la vie courante ou au contraire vers un
retrait et un souci de laisser les coudées de plus en plus franches aux pouvoirs politique
et économique?
Dans son célèbre ouvrage sur les États-Unis 1,Tocqueville avait noté
l’omniprésence du juge:« il n’y a pour ainsi dire pas d’événement poli-
tique dans lequel il [le visiteur] n’entend invoquer l’autorité du juge ».
Mais Tocqueville avait également bien compris les limites de ce type de
fonctionnement:« les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense
pouvoir politique;mais en les obligeant à n’attaquer les lois que par des moyens
judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce pouvoir ». Le recours aux
tribunaux est, aux États-Unis, une pratique courante,institutionnalisée en 1803 par
la décision Marbury v. Madison dans laquelle le président de la Cour suprême John
Marshall accorde à celle-ci le pouvoir de contrôle de la constitutionnalité (des actes
du législatif et de l’exécutif), position qui avait été prônée par Hamilton dans Le
déraliste 78 2mais non incluse dans la Constitution de 1787. Rappelons que ce
1. De la démocratie en Amérique (1835-1840).
2. Le raliste 78 est un ensemble d’articles digés par Madison, Hamilton et Jay et publié dans les journaux de
NewYork après l’adoption de la Constitution et avant sa ratification afin de convaincre l’État de NewYork de la
ratifier.
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Droit
contrôle aux États-Unis n’est pas serà une cour particulière comme en Allemagne
ou à un Conseil constitutionnel comme en France ;il appartient à chacune des
juridictions dès le premier degré et ceci tant au plan des cinquante États dérés
qu’au plan déral. L’omni-présence du droit et du pro-
cessus juridictionnel est aussi due à la fragmentation
des institutions et des centres de décision, découlant du
ralisme (découpage vertical) et du mécanisme de
freins et contrepoids (découpage horizontal entre les
trois grands pouvoirs) 3,voulue par les pères fondateurs.
Le dernier facteur explicatif tient à la place éminente
du contrat qui est le mode normal de fonctionnement
de la société depuis le Mayflower Compact 4.Il en
sulte une pluralité des sources du droit et une gula-
tion multiforme.
Résistance au changement et activisme régulateur
Laurent Cohen-Tanugi 5s’est fait l’analyste d’un modèle français en transition
passant du système jacobin centralisé avec monopole étatique de la production de
normes à l’émergence d’autres sources de production normative et de légitimité
sociale:contrats, jurisprudence,gulation des autorités administratives indépen-
dantes (AAI), codes de bonne conduite,et, bien sûr,primauté du droit européen et
international. En cela, ce nouveau paradigme français caractérisé par le pluralisme
des sources du droit et l’autorégulation (« métaphorique » selon l’auteur) est de plus
en plus proche du modèle américain caractérisé par la pluralité des sources du droit
et la gulation en dernier ressort par le contentieux.
En effet, si l’on entend le terme gulation comme la mise en œuvre par l’autorité de
ses décisions ou encore la façon dont la sphère publique interagit et interre avec les
actes de la sphère privée,il faut bien considérer que la gulation aux États-Unis
3. Les États-Unis d’aujourd’hui, Permanence et changements,Anne Deysine,La Documentation française,2006;et Les
États-Unis:une nouvelle donne,Anne Deysine (dir.), La Documentation française,2010.
4. Document relatif à l’administration de la colonie de Plymouth, dans le Massachusetts, digé à bord du Mayflower
pendant la traversée vers l’Amérique.Signé par presque la moitié des colons, il est souvent considéré comme la base
de la Constitution des États-Unis.
5. Le droit sans l’État:Sur la démocratie en France et en Amérique,Laurent Cohen Tanugi, Paris, PUF,1985.
auxEtats-Unis,
l’omniprésence
du processus
juridictionnel
est due à la
fragmentation des
institutions et à
la pluralité des
sources de droit
voulues parles
resFondateurs.
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Régulation et contentieux aux États-Unis
procède aussi bien du législatif (lois) que de l’exécutif (décrets et gles des agences
à pouvoir glementaire), et en dernier ressort du judiciaire;et ceci tant au plan
déral, le plus visible,qu’à celui des États 6.Ceci explique en particulier le le pivot
des avocats 7quand en France le pouvoir est encore entre les mains de l’État et de la
haute fonction publique.
Ceci étant dit, nous voulons ici porter un regard différent sur le le du pouvoir
judiciaire américain au sens large et des décisions de la Cour suprême,en dépas-
sant les catégories habituelles d’analyse que sont l’acti-
visme (qui peut être conservateur,comme du début du
XXesiècle jusqu’en 1937, ou progressiste,comme pen-
dant les années 1960 et la présidence de Earl Warren)
et la « serve judiciaire », lorsque les juridictions s’abs-
tiennent d’intervenir et font preuve d’une grande défé-
rence vis-à-vis des actes du législatif et de l’exécutif
et de leurs propres précédents. Car,rappelons-le,les
États-Unis sont un pays de Common law dans lequel
s’applique la gle du précédent 8.
Ces deux les de frein ou de moteur,variables selon les
époques, caractérisent le pouvoir judiciaire américain.
anmoins,aujourd’hui, des tendances contradictoires apparaissent et il devient
plus difficile de cerner ce que sera la alité de l’impact du pouvoir judiciaire dans
l’évolution des décisions prises.
Au début de son histoire, la Cour suprême a joué un le essentiel dans la natio-
nalisation du pouvoir,c’est-à-dire la montée du pouvoir déral, avec les affaires
Marbury v. Madison,McCulloch v. Maryland (1819) et Gibbons v. Ogden (1824) 9;
6. Chaque État à sa Constitution, son gouverneur,son Congrès et son droit (droit des sociétés, droit des contrats,
droit de la famille) et 95 % des procès ont lieu devant les juridictions des États, les juridictions dérales n’étant com-
pétentes que pour certaines affaires (« question dérale » et diversité de citoyenneté). Et rappelons que plus de 90 %
des affaires, tant au civil (settlement) qu’au pénal (plaider coupable), se glent par la négociation entre « avocats ».
7. Il y a plus d’un million et demi d’avocats (lawyers), mais le terme « lawyer » est beaucoup plus large qu’avocat,
puisqu’il fait rence à tous ceux qui ont obtenu leur diplôme de droit (Juris Doctor,JD) et ont passé le barreau
d’un État. En d’autres termes, les lawyers sont aussi les nombreux juristes d’entreprise et tous les juristes que l’on
trouve dans les agences et dans l’administration, sans oublier quelques présidents (Clinton et Obama) et politiques
(Hillary Clinton) ainsi que de nombreux membres du Congrès.
8. A. Levasseur,Le Droit américain, Dalloz, 2004;A. Garapon et Ioannis Papadopoulos, Juger en France et en
Amérique,Odile Jacob,2003.
9. McCulloch v. Maryland:l’État du Maryland, très attaché à ses prérogatives et opposé à la création d’une succursale
Le système
juridique
français,du
fait de la
jurisprudence, de
la multiplication
d’autoris
administratives
inpendantes
et de codesde
bonneconduite
ressemblede plus
en plus au système
américain.
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Droit
elle a progressivement assumé un le de gulateur en dernier ressort dans des
domaines aussi variés que le commerce,la fiscalité ou plus tard le droit de vote.De
par son pouvoir de blocage, elle s’est affirmée comme l’institution qui pouvait dire
oui ou non, valider l’action du gouvernement (fédéral en particulier) ou au contraire
poser des limites à son extension. Dans sa façon de procéder,elle a d’abord eu un
le de frein et de blocage 10,le qu’elle a en fait joué jusqu’aux années 1960 qui ont
marqué un tournant.
C’est à cette époque en effet que ceux qui voulaient faire évoluer les choses, pousser
le gouvernement à agir,et qui jusqu’ici n’avaient à leur disposition que le processus
politique ordinaire d’adoption de textes législatifs et glementaires, ont pu se tour-
ner vers la Cour suprême alors présidée par le très pro-
gressiste Earl Warren. C’est ainsi qu’il y eut les arrêts
Brownv. Board of Education de 1954,qui ordonnent
aux autorités locales,étatiques et dérales de mettre
fin à la ségrégation dans les écoles 11,puis Baker v. Carr
de 1962, écartant la « clause de garantie » l’empêchant
de se prononcer sur les « questions politiques », pour
s’appuyer sur la clause d’égale protection de la loi du
14eamendement et exiger des États qu’ils veillent à
ce que le découpage électoral ne fasse pas obstacleà
la représentation égale des citoyens. Puis ce furent des
décisions comme Miranda v. Arizona vous avez le droit de garder le silence et
vous avez droit à un avocat ») ou Gideon v. Wainwright (garantissant le droit à la
présence d’un avocat même pour les délits jugés devant les juridictions étatiques).
Toutes ces décisions peuvent être considérées comme le symbole du passage de la
phase de « frein » à celle de « l’activisme judiciaire », activisme qui est mis en avant
pour saluer ou critiquer la période Warren.
de la banque dérale,avait cherché à taxer celle nouvellement créée.La Cour suprême devant se prononcer sur la
constitutionnalité de la création de la banque conclut que le Congrès avait bien le pouvoir de créer cette banque,
non en vertu de ses pouvoirs énumérés, mais en s’appuyant sur ses pouvoirs implicites et la clause élastique de l’ar-
ticle I, section 8, § 18. Et en vertu de la hiérarchie des sources du droit, l’État du Maryland ne pouvait taxer cette
succursale.Dans l’affaire Gibbons, c’est la clause du commerce (interétatique) qui est en jeu et le président de la
Cour adopte une interprétation extensive de celle-ci, considérant qu’elle s’applique à la navigation. C’est cette clause
qui peut selon les époques accroître les prérogatives du Congrès déral ou au contraire rendre certains pouvoirs aux
États dérés.
10. Pendant les premières années du New Deal, elle a systématiquement invalidé les grandes lois de forme avant
qu’un changement de majorité en 1937 n’entraîne une évolution de l’attitude de la Cour.
11. Dans l’arrêt Brown, la Cour s’appuie sur la clause d’égalité devant la loi du 14eamendement pour invalider la
ségrégation institutionnalisée et validée juridiquement jusqu’alors en vertu de l’arrêt Plessy v. Ferguson (1896) et de
la doctrine « séparé mais égal ».
Jusque dans les
anes 60,la Cour
Suprêmes’est
affirmée comme
l’institution
quivalidait ou
nonl’action du
gouvernement
ral.
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Régulation et contentieux aux États-Unis
Ce qui est important à nos yeux, c’est de constater que ces décisions – cet activisme
ontchangé la gle.Lesforces politiques et ceux qui veulent faire évoluer la situa-
tion dans un domaine ou un autre savent depuis cette époque qu’ils disposent d’une
voie autre que la voie politique du processus législatif ou glementaire. Ce change-
ment de paradigme fut facilité par la violence des
années 1960 12 et la détérioration de l’image du pouvoir
politique dans les années 1970.Ces années sont en
effet celles des mensonges sur la guerre du Vietnam et
des atteintes diverses et variées à la loi et à la
Constitution:mensonges pétés et organisés sur la
alité de la politique étrangère, écoutes téléphoniques,
violations de la législation sur les campagnes électo-
rales, scandale du WatergateTous ces manquements
contribuèrent à souligner les faiblesses et les insuffi-
sances du processus politique et la supériorité morale apparemment indéniable du
pouvoir judiciaire. Les héros d’alors sont des journalistes (Bob Woodward et Carl
Berstein, qui ont dévoilé l’affaire du Watergate), des patrons de presse (comme
Katherine Graham, la propriétaire du Washington Post) et des juges (ceux qui impo-
sent la publication des Pentagon Papers ou encore le procureur spécial Archibald
Cox, bête noire du président Nixon). Et tout se finit devant la Cour suprême.
L’arrêt
Massachusetts v. EPA
:
les nouveaux modes d’affirmation de régulation
par le contentieux
Si les décisions d’inconstitutionnalité et les décisions classiques de jurisprudence
sont toujours très commentées, l’activisme judiciaire crée un le incitatif de la Cour
qui est tout aussi intéressant et doit d’autant moins être négliqu’il prend ces
derniers temps de nouvelles formes. Un arrêt de 2007, Massachusetts v. EPA,montre
ainsi qu’il est possible (ici à un État), par la voie du contentieux, de contraindre une
agence glementaire à agir.
12. Assassinat de JohnFitzgerald Kennedy en 1963 puis de Martin Luther King et Robert Kennedy en 1968;
puis émeutes dans le quartier de Watts à LosAngeles en 1965, à Detroit en 1967 et un peu partout en 1968 après
l’assassinat de Martin Luther King.
Cettemontée
en puissance
judiciaire aété
facilieparla
dégradationde
l’imagedu pouvoir
politiquedans les
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