De retour dans son atelier du Céramique, après sa sieste quotidienne sur
l’Agora (rituel quasi sacré pour lui : une heure d’intenses ronflements toujours sous le
même olivier, derrière l’Héphaïstéion), Endymion eut une très mauvaise surprise. La
statue qu’il polissait depuis trois longs jours, le chef d’œuvre de sa vie, son triomphe,
sa fierté, son « kléos »1, la Korè d’Athéna que lui avait commandée Phidias en
personne, celle qui lui avait brisé quatre couteaux, deux assistants et même ses
doigts, « la » statue gisait à terre, en cinq morceaux pitoyables qui ne laissaient plus
rien voir de leur splendeur passée. La tête elle-même était fendue, son beau sourire
figé en un affreux rictus, comme si le marbre avait souffert dans la chute.
Quand il passa le seuil et vit la catastrophe, Endymion blêmit et se mit à
trembler comme feuille au printemps. Le soleil frappait pourtant très fort, on était au
mois de Metageitnon2, la chaleur coupait les genoux, et rien n’avait pu calmer la fièvre
d’Endymion : ni la décoction de menthe pouliot ni l’ombre de son olivier préféré n’avait
pu rafraîchir notre sculpteur tout échauffé par l’été et surtout par le désir de toucher
enfin le salaire promis par Phidias : 1/2 talent ! Jamais Endymion n’avait reçu autant
d’argent ! Et jamais, deux ans auparavant, il n’eût rêvé d’être sollicité par le grand, le
célèbre Phidias, le chef de chantier de l’Acropole, l’ami de Périclès, le sculpteur béni
des dieux que tout apprenti souhaitait avoir pour maître… Et pourtant, en deux ans, il
était devenu, lui Endymion, le disciple préféré du célèbre Phidias. Et il travaillait
depuis six mois sur une commande d’envergure, une Korè « à l’ancienne », aux longs
cheveux torsadés, au fin sourire et à la robe plissée. « Qu’elle soit en tout point
semblable à celle du vieux temple » avait dit Périclès. « Les anciennes, on ne les
reverra plus. J’en veux une à l’identique. Sur un socle de bronze elle accueillera le
pèlerin de l’Acropole. Elle sera le témoin des anciens temps, du temps où le Perse
n’avait pas encore profané la Colline et les statues d’Athéna ». C’était un ordre et
personne ne discutait les ordres de Périclès. Phidias lui avait confié en sous-main la
commande et Endymion s’était mis au travail, gardant un souvenir très vif de ces
belles Korès aux cheveux rouges, enfouies à jamais dans la terre après la souillure
perse (Que Zeus les foudroie !). « Puissent-elles reposer en paix et puisse la mienne
s’en faire un digne reflet… »
Six mois de travail qui gisaient à présent à ses pieds. Endymion était glacé
d’effroi. Un bloc de marbre de cette taille ne tombe pas tout seul et n’éclate pas ainsi
des suites d’une simple chute. On s’était acharné sur elle, écrasant le nez, éparpillant
les morceaux. Qui avait fait ça ? Athéna elle-même, déçue et fâchée par le résultat ?
Les dieux peuvent tout, et leur colère peut exploser même le marbre… Un chien
errant Il y en avait un justement, de ces chiens qui règnent sur l’Agora. Entré dans
l’atelier avec Endymion, il léchait les longues traînées rouges de la peinture encore
fraîche, comme si la statue, blessée à mort, perdait son sang. Le jeune homme le
chassa sans ménagement et il sortit en titubant de son atelier. Ne plus voir cette
horreur, ne plus voir ces yeux vides, cette bouche fendue, ce nez brisé… Retourner à
1 Kléos : gloire immortelle du héros homérique.
2 Le mois d’août