LES AVENTURES D'ENDYMION LE SCULPTEUR LES AVENTURES D'ENDYMION LE SCULPTEUR UN ROMAN GREC DU IIIÈME siècle UN ROMAN GREC Édité par les Éditions de l'Océane Octobre 2005 Avertissement au lecteur : toute ressemblance avec des personnages ayant existé ou ayant foulé le sol de Grèce en mai 2005 est pure coïncidence…. I Grèce, Athènes, un jour chaud de Metageitnon 449 avant notre ère… 2 De retour dans son atelier du Céramique, après sa sieste quotidienne sur l’Agora (rituel quasi sacré pour lui : une heure d’intenses ronflements toujours sous le même olivier, derrière l’Héphaïstéion), Endymion eut une très mauvaise surprise. La statue qu’il polissait depuis trois longs jours, le chef d’œuvre de sa vie, son triomphe, sa fierté, son « kléos »1, la Korè d’Athéna que lui avait commandée Phidias en personne, celle qui lui avait brisé quatre couteaux, deux assistants et même ses doigts, « la » statue gisait à terre, en cinq morceaux pitoyables qui ne laissaient plus rien voir de leur splendeur passée. La tête elle-même était fendue, son beau sourire figé en un affreux rictus, comme si le marbre avait souffert dans la chute. Quand il passa le seuil et vit la catastrophe, Endymion blêmit et se mit à trembler comme feuille au printemps. Le soleil frappait pourtant très fort, on était au mois de Metageitnon2, la chaleur coupait les genoux, et rien n’avait pu calmer la fièvre d’Endymion : ni la décoction de menthe pouliot ni l’ombre de son olivier préféré n’avait pu rafraîchir notre sculpteur tout échauffé par l’été et surtout par le désir de toucher enfin le salaire promis par Phidias : 1/2 talent ! Jamais Endymion n’avait reçu autant d’argent ! Et jamais, deux ans auparavant, il n’eût rêvé d’être sollicité par le grand, le célèbre Phidias, le chef de chantier de l’Acropole, l’ami de Périclès, le sculpteur béni des dieux que tout apprenti souhaitait avoir pour maître… Et pourtant, en deux ans, il était devenu, lui Endymion, le disciple préféré du célèbre Phidias. Et il travaillait depuis six mois sur une commande d’envergure, une Korè « à l’ancienne », aux longs cheveux torsadés, au fin sourire et à la robe plissée. « Qu’elle soit en tout point semblable à celle du vieux temple » avait dit Périclès. « Les anciennes, on ne les reverra plus. J’en veux une à l’identique. Sur un socle de bronze elle accueillera le pèlerin de l’Acropole. Elle sera le témoin des anciens temps, du temps où le Perse n’avait pas encore profané la Colline et les statues d’Athéna ». C’était un ordre et personne ne discutait les ordres de Périclès. Phidias lui avait confié en sous-main la commande et Endymion s’était mis au travail, gardant un souvenir très vif de ces belles Korès aux cheveux rouges, enfouies à jamais dans la terre après la souillure perse (Que Zeus les foudroie !). « Puissent-elles reposer en paix et puisse la mienne s’en faire un digne reflet… » Six mois de travail qui gisaient à présent à ses pieds. Endymion était glacé d’effroi. Un bloc de marbre de cette taille ne tombe pas tout seul et n’éclate pas ainsi des suites d’une simple chute. On s’était acharné sur elle, écrasant le nez, éparpillant les morceaux. Qui avait fait ça ? Athéna elle-même, déçue et fâchée par le résultat ? Les dieux peuvent tout, et leur colère peut exploser même le marbre… Un chien errant Il y en avait un justement, de ces chiens qui règnent sur l’Agora. Entré dans l’atelier avec Endymion, il léchait les longues traînées rouges de la peinture encore fraîche, comme si la statue, blessée à mort, perdait son sang. Le jeune homme le chassa sans ménagement et il sortit en titubant de son atelier. Ne plus voir cette horreur, ne plus voir ces yeux vides, cette bouche fendue, ce nez brisé… Retourner à 1 2 Kléos : gloire immortelle du héros homérique. Le mois d’août 3 l’Agora et parler au maître, à Phidias. Tout lui dire. Ou bien se confier à l’autre maître qui sait aussi ce que beauté veut dire. Il a été tailleur de pierre, il comprendra… Oui, aller trouver Socrate… Qui a fait ça ? Sombre présage. Tout se brouillait dans sa tête. Un disciple jaloux ? Sa fiancée, mortifiée de le voir des jours entiers – et des nuits entières, parfois – avec Phidias ? Il arriva sur l’Agora complètement paniqué, comme entouré de mille Gorgones, et à bout de souffle… Simon le cordonnier, l’ami fidèle, était là… II Très énervé par sa découverte, Endymion était essoufflé. Il ne contenait ni son excitation ni son angoisse : un geste aussi violent pouvait rappeler les Hermocopides, mais on était en privé, et il n’y avait aucune signification politique apparente. Simon le cordonnier, entre tous, pourrait lui confirmer la température politique, lui qui jouait volontiers le rôle d'échotier de l'agora, rapportant les histoires et les ragots des uns et des autres. Ayant appris que Périclès préconisait un retour à l’antique et que même le grand Phidias n’y faisait aucune objection, on aurait pu vouloir faire savoir que le peuple était moderne et faisait oppposition à un art austère, hérité de la tradition certes vénérable des sculpteurs anciens, mais désormais à leurs yeux dépassée. Phidias avait imposé un art de noblesse, pourquoi revenir en effet à ces statues primitives, marquées d'un manque de précision et de rigueur dans le style et la manière. Oui, confirma Simon, beaucoup commencent à en avoir assez des goûts trop traditionnels de Périclès, on craignait même que cette nouvelle esthétique ne soit le symptôme d'un retournement politique. Ce retour à la korè antique serait-il le signe d'un désir de renoncer aux grandes avancées de la démocratie ? Simon était d’accord, il fallait en parler à Socrate, mais celui-ci était hélas parti se promener à la campagne avec le jeune Phèdre, et on ne pouvait espérer leur retour que le soir tombé. Socrate était lui aussi par ailleurs assez peu porté sur la nouveauté ; il était peut-être lui-même acoquiné avec les auteurs de ce sale coup ? Comment savoir ? Il est vrai que Socrate avait la réputation d'être un critique des dieux, et donc de la tradition, mais connaissait-on ses goûts dans le domaine de l'art ? voudrait-il au bout du compte attaquer un art nouveau en retournant à l'ancien ? En attendant Socrate, Simon proposa de boire un peu de ce vin blanc de vignoble de Corinthe, fraîchement arrivé. Ils s’assirent et entreprirent de boire tout en discutant.sur le climat politique d’Athènes. III Se reversant encore une autre coupe de vin, tout désespéré de ne pas trouver Socrate pour l’aider à élucider le mystère de la statue, Endymion s’endormit en maudissant l’auteur de ce désastre. Sombrant doucement dans les brumes de Morphée, Endymion entra dans un autre monde. Tout léger, il s’envola en rêve vers une Athènes céleste. Il se voyait seul sur l’Agora, comme si tout était figé dans le temps, dans une autre époque. Aucun bruit n’atteignait ses oreilles. Partout où il regardait, il ne voyait que de la fumée blanche qui flottait dans une douce volupté, 4 donnant au paysage un aspect irréel, fantomatique. Mais le tableau s’anima bientôt. Tout d’un coup, sorti de nulle part, apparut un jeune Centaure doré. Se tournant vers un chemin de marbre blanc, il invita d’un geste silencieux notre Endymion rêveur à le suivre. Ils marchèrent en silence parmi les oliviers et atteignirent une tholos immense d’où jaillissait une lumière intense. Ne pouvant supporter cette luminosité trop forte, Endymion se couvrit les yeux afin de pouvoir distinguer d’où la source de lumière provenait. S’habituant tranquillement à ce mélange de pénombre et de lumière aveuglante, il commença à explorer d’un regard circulaire l’intérieur de l’immense tholos. À sa grande surprise, il perçut que la source de lumière provenait de l’éclatement d’une statue en plein centre de la tholos. En même temps Endymion s’aperçut qu’il n’était pas seul à l’intérieur de la tholos : plusieurs personnes regardaient fixement et pointaient du doigt la statue brisée. Un à un, Endymion stupéfié les identifia : Zeus, Athéna, Hadès, Hermès… Les Douze Dieux ! Ils étaient tous là. Il les avait maintes fois vus représentés par les meilleurs artistes. Les Douze Dieux olympiens assemblés autour de la statue, avec des gestes accusateurs, des regards froids et vides. Le plus étrange dans cette vision fut alors l’apparition inattendue de trois autres personnes : à gauche et à droite de la statue apparurent deux bustes représentant Phidias et Socrate, tous les deux enchaînés et brûlés. C’.est alors qu’Endymion remarqua que la bouche des deux bustes avait été aussi martelée, détruite… Incapable de bouger, trop effrayé par ce qu’il voyait, Endymion tomba à genoux à côté du Centaure impassible. Au même moment, un troisième personnage s’avança : encapuchonné dans un lourd manteau noir, il s’avança rapidement vers Endymion en le pointant du doigt. Sous son manteau, dans son dos, il s’écoulait un liquide rouge visqueux. C’était du sang ! Le mystérieuse personnage perdait du sang sur son passage ! Quand la noire apparition releva lentement son bras pour enlever son capuchon et découvrir ainsi son visage, Endymion sentit une douleur intense au niveau de sa main droite. Se réveillant en sursaut, il regarda le chien qui essayait de lui voler son bout de pain. Dégrisé, il se mit à chercher désespérément ce que voulaient lui faire comprendre les dieux à travers ce songe. Était-il coupable de quelque chose ? Qui était ce mystérieux personnage sanguinolent qui le désignait ? Pourquoi Socrate et Phidias avaient-ils la bouche martelée ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Y aurait-il une conspiration secrète à Athènes, dont Endymion serait, bien malgré lui, un malheureux pion ? Bien conscient des tensions politiques qui régnaient à Athènes et tout angoissé par l’avenir, effrayé par ce sang, ces bouches mutilées, ce panthéon accusateur, sa propre statue au centre de cet intérêt malsain, Endymion fut d’avis qu’il devrait faire interpréter son rêve par un exégète. Mais où aller ? Delphes et sa Pythie ? Certes, Delphes semblait de loin être la place la mieux indiquée pour un cas si grave. Ne pas lésiner sur les moyens, la situation l’exigeait. « C’est décidé, je pars demain pour Delphes et sa Pythie! », dit-il en un souffle. IV 5 Malheureusement, avant Delphes, il devait faire un long détour par Corinthe. Et trouver le moyen de se procurer de l’argent pour payer son expédition à Delphes. C’était loin, loin dans les montagnes, il fallait de l’argent pour assurer sa subsistance et – peut-être – louer un mulet pour gagner du temps. Corinthe, il connaissait. Il devait aller y livrer une commande reçue quelques mois auparavant. Il s’agissait d’une statue d’Aphrodite destinée à son temple sur l’Acrocorinthe. Il décida d’aller porter lui-même son œuvre afin de récolter l’argent le plus rapidement possible. Les Corinthiens étaient riches et ne marchandaient jamais, ce serait déjà un bon pécule pour le voyage à Delphes. Il ne connaissait pas Delphes. Ce serait une bonne occasion. Tout excité, en sortant de chez lui, Endymion croisa Simon le cordonnier qui lui demanda où il allait. « À Corinthe » lui répondit Endymion. C’est alors que Simon, après quelques tergiversations, proposa d’accompagner le sculpteur dans la riche cité pour y observer ce qui s’y faisait en matière de cordonnerie et jeter un œil sur les importations. Il fallait se tenir au courant des nouveautés et Corinthe était la plus riche et la plus moderne des cités commerçantes. Athènes en savait quelque chose : son propre commerce souffrait beaucoup de cette concurrence. En fait, Simon, inquiet par l’air égaré de son ami, voulait aussi s’assurer qu’Endymion arriverait à bon port sans trop de problèmes. Une fois tous les préparatifs terminés, le duo prit la route pour Corinthe. En chemin, s’arrêtant pour dormir dans une petite auberge, ils furent accostés par trois Spartiates complètement ivres. À cette époque, les tensions entre Sparte et Athènes se faisaient déjà sentir et, voyant qu’ils avaient affaire à deux Athéniens, les trois farouches soldats entreprirent de les dévaliser. C’était d’abord un jeu puis, le vin aidant, les soldats se faisaient de plus en plus menaçants. Puisqu’Athènes et ses habitants puisaient dans les caisses de l’État et utilisaient l’argent de la Ligue de Délos (ce n’était un secret pour personne), il était légitime – disaient-ils entre deux hoquets - de dévaliser Endymion et Simon, histoire de récupérer un peu de cet argent volé. Peine perdue : nos deux voyageurs étaient sans le sou. V La situation semblait cependant sans issue : les artisans sont rarement de vaillants combattants. Lorsque le premier Spartiate s’élança sur lui. Endymion ne put s’empêcher de fermer les yeux en attendant l’impact. Simon, guère plus courageux, recula, dans l’espoir que son ami lui servirait de bouclier. Toutefois, contre toute attente, le coup anticipé ne vint pas. On entendit plutôt un grand fracas lorsque le soldat s’écroula, inanimé. Endymion rouvrit les yeux juste à temps pour voir les deux autres assaillants s’enfuir à toute vitesse, pointant d’un air effrayé l’objet qui, visiblement, avait assommé leur ami. Il s’agissait d’une pince de forgeron, mais immense, bien trop lourde pour être portée par un seul homme. Il ne semblait pourtant pas y avoir d’autres artisans que lui et Simon dans la pièce. Héphaïstos, qui semblait l’avoir abandonné jusqu’alors, lui accordait-il à nouveau sa protection ? Les dieux interviennent parfois – même si ça reste exceptionnel – dans la vie quotidienne. Cette pince pouvait-elle être autre chose qu’un outil divin ? Mi-rassurés mi-inquiets, les deux 6 amis sortirent à reculons de l’auberge et se lancèrent sur la route en courant. Ils attendirent un stade pour reprendre souffle et se retourner, pour voir si on les suivait. Personne ! Endymion s’écroula : il avait parcouru un stade à la course avec une statue dans les bras. Ce n’était pas du marbre, heureusement, mais Aphrodite pesait néanmoins très lourd. Devant son air hagard, Simon éclata de rire : « Allons, tu as Aphrodite dans les bras, de quoi te plains-tu ?! Tu n’en auras peut-être plus l’occasion d’ici longtemps ! ». La chance les suivit jusqu’à Corinthe, où Endymion put livrer la statue commandée sans embûche. Il en obtint une somme suffisante pour acquitter les frais liés à la consultation de l’oracle. Simon pour sa part jugea qu’il avait vécu suffisamment d’émotions et les amis se séparèrent à leur retour, aux portes de la ville. Endymion semblait réellement béni des dieux, enfin ! Le reste de son trajet fut long mais il se déroula sans embrouille. La campagne verdoyante et l’hospitalité des gens lui fournirent en route tout ce dont il avait besoin. La beauté du pays était à couper le souffle et il lui sembla, bien que ce fût impossible, qu’un olivier tout à fait identique au sien, celui de ses siestes derrière l’Héphaïstéion, s’offrait à lui chaque fois que lui venait le désir de faire la sieste. Sa marche dura de longs jours, mais le coup d’œil à l’arrivée valait toutes les récompenses. Delphes était vraiment un endroit.magnifique. Ou, du moins, il aurait pu l’être, n’eût été la foule nombreuse et mouvante – houleuse, même – qui se chamaillait aux portes du sanctuaire. Chacun voulait avoir le privilège et l’honneur de consulter l’oracle avant l’autre. L’attente aurait pu être interminable si Endymion n’avait su faire usage des noms de Phidias et de Périclès, heureux bénéficiaires de la promantie, avec une habileté et une ruse dignes dHermès en personne. À force de menaces et de flatteries mélangées, Endymion réussit à se retrouver en tête de file. Un prêtre le mena à l’intérieur du sanctuaire avec tout le cérémonial d’usage, non sans se faire payer d’une partie des pièces durement gagnées à Corinthe. La chèvre qu’Endymion avait amenée pour le sacrifice donna les signes3 qu’elle s’offrait, et Endymion lui en fut reconnaissant. Un autre prêtre vint s’enquérir de la question qu’il voulait poser à la Pythie, puis il disparut à l’intérieur du temple pour procéder à l’oracle. Il sembla à Endymion qu’il entendait des psalmodies et des lamentations provenant de l’intérieur du temple, mais il n’en était pas sûr. Tout était si bruyant alentour : la foule des pèlerins, le bêlement des chèvres, les cris des petits marchands qui proposaient alentour du laurier, des gâteaux et autres souvenirs. Après un moment qui lui sembla durer une éternité, le prêtre sortit enfin avec ces paroles énigmatiques : Neuf cent douze devront être franchies Douze devront être consultés Deux parleront à nouveau Et la vérité illuminera l’obscurité. 3 On procédait à un petit rituel afin de s’assurer du consentement de la victime d’un sacrifice sanglant. 7 Endymion, décontenancé, sortit du temple et s’assit au pied d’un laurier afin de réfléchir à ces étranges paroles. Devait-il donc parcourir toute la Grèce afin de trouver la réponse à sa question ? Il prit une chambre chez l’habitant et se donna quelques jours pour réfléchir. Malheureusement, sa réflexion mina ses dernières forces et il tomba malade. Transition Malgré le court repos qu’il s’était accordé – ou à cause de lui – l’épuisement d’Endymion se mua en violent étourdissement. On eût dit qu’un dieu s’était emparé de lui. Même après les nombreux et zélés (et largement payés) soins des prêtres delphiques, il ne put reprendre ses forces et il délira de longs jours, recueilli chez un habitant et bientôt considéré comme un hôte un peu encombrant. Brûlant de fièvre, il était tout le long du jour très agité, et au bout de 7 jours il n’avait plus rien à offrir à son soigneur. Ruiné par son trajet et les multiples taxes à verser aux prêtres de Delphes, Endymion devenait un malade à charge, et un conseil de Delphiens se réunit afin de décider quoi faire de ce pèlerin quelque peu inutile. Les médecins furent convoqués et avouèrent leur incompétence. Les prêtres ne parvinrent pas non plus à le ramener en santé. Le garder encore une journée risquait de se voir encombré d’un cadavre. Il fut donc décidé de le faire conduire au seul endroit où il pouvait être – peut-être – sauvé : le temple d’Asclépios à Épidaure. Seul le dieu Asclépios pouvait faire ce miracle. Endymion brûlait de fièvre, il risquait même de ne pas supporter le long voyage. Mais on n’avait pas le choix. On apprêta une charrette et on donna au propriétaire de la maigre mule qui la tirait les dernières piécettes trouvées dans le manteau du malade. Puisque Apollon n’avait pu le sauver, peut-être son fils Asclépios accepterait-il de le faire ? On avait bien à Delphes un petit autel d’Asclépios, mais pour un tel état, seul le grand sanctuaire d’Épidaure pouvait être efficace. Passons sur le voyage, un supplice pour le malade enfermé dans la charrette. Autant le voyage aller avait été agréable, autant ce retour fut pitoyable. Tous les cahots du chemin étaient pour lui torture, il n’avalait pas la moindre nourriture et ne pouvait qu’avaler cette eau un peu tiède des sources que le mois Metageitnon voulait bien laisser couler. Rien à voir avec l’eau fraîche d’Athènes, cette belle eau que les aqueducs apportaient des collines environnantes. Pas de comparaison non plus, bien sûr, avec la merveilleuse Castalie qui l’avait accueillie à Delphes. Mais cette eau tiède au moins le laissa en vie, et ils arrivèrent à Épidaure après 10 jours de voyage, 10 jours pendant lesquels Endymion n’avait quitté sa charrette que pour se soulager derrière un arbre. Ses jambes ne le tenaient plus, et on dut le porter jusqu’au portique où son état, heureusement, lui donna la priorité. VI 8 Enfermé dans l’enkoimétérion avec des dizaines de serpents sacrés, Endymion sombra dans d’affreux cauchemars. Les sources voisines lui procuraient néanmoins un peu de fraîcheur et ses spasmes cessèrent, bien qu’une forte fièvre continuât de lui troubler l’esprit. Dans son délire, ses hallucinations continuèrent. Certaines lui rappelaient, dans une semi-conscience, une visite qu’il avait reçue dans son atelier athénien quelques semaines avant. Un vieillard mystérieux, enveloppé dans un sombre manteau, était venu lui quémander une fresque. Ce qui rendait sa demande inhabituelle était le sujet prescrit : scènes de violence entre plusieurs personnages. Ce genre de violence que les Grecs préféraient ne jamais évoquer ni représenter. Le visiteur voulait que soient peintes des Harpies, ces rapaces, monstres ailés qui terrorisaient les humains. Une fresque avec Harpies ! Choqué par cette demande Endymion avait refusé net, prétextant la commande urgente de Phidias qui réclamait toute son attention. L’homme n’avait rien dit, mais le regard qu’il avait posé sur Endymion lui avait glacé le sang. L’homme était parti et Endymion avait repris son travail. Mais en revenant vers son établi il avait découvert du sang qui souillait son plancher de marbre blanc. Il avait jeté un regard sur ses mains pour voir s’il ne s’était pas blessé sans s’en rendre compte, mais non : ce sang n’était pas le sien… Dans la noirceur de la petite pièce exiguë qu’il occupait dans l’enkoimétérion, Endymion s’éveilla en sursaut : quelqu’un venait en effet d’ouvrir la porte de sa cellule. Se détachant de la clarté extérieure (le matin était venu sans qu’il s’en fût rendu compte), une grande silhouette encapuchonnée le fixait… VII D’abord il crut à une hallucination, une de plus. Persuadé d’être à nouveau visité dans un songe, il ne se méfia pas outre mesure de cet étrange personnage. Cet être venu de nulle part se présenta sous le nom d’Horaclos, devin du temple d’Asclépios. Endymion, trop désireux de tout comprendre, ne vit pas la petite lueur malicieuse briller au coin des yeux de son visiteur. « Écoute-moi bien, petit homme, la réponse se trouve tout près de toi. Si tu ouvres les yeux, tu trouveras la personne qui a voulu nuire à ton ascension. Méfie-toi, car c’est une personne de confiance pour toi ; mais ses intentions ne sont pas aussi pure qu’elles peuvent le paraître ». Immédiatement après avoir dit ces quelques mots, l’homme à la cape noire s’évanouit dans un nuage de poussières. Le pauvre Endymion ne sachant plus quoi penser ferma les yeux et pria les dieux de faire cesser cette fièvre qui le brûlait et lui brouillait l’esprit. Incapable évidemment de redormir, il pensa et repensa à tous ces événements. Personne de son entourage n’était assez mesquin pour lui avoir fait un coup pareil. D’ailleurs tous étaient au courant du nombre d’heures qu’il avait passées à travailler ce bloc de pierre. À combien de reprises s’était-il confié à son ami Simon ? Cette importante commande était pour lui la clé qui le faisait monter sur l’échelle sociale. Simon l’avait aidé si souvent, il avait même avancé l’argent pour les matériaux et il l’avait encouragé à tant de reprises… Se fit alors un déclic dans l’esprit torturé d’Endymion. Il se répéta les paroles du mystérieux visiteur : « Méfie-toi car il 9 est une personne de confiance pour toi mais ses intentions ne sont pas aussi pures… » VIII Troublé par ce présage, Endymion voulut une bonne fois clarifier les choses et – à peu près rétabli, du moins assez pour fabriquer quelques statuettes d’Asclépios, son chien et son serpent et se refaire un pécule- il décida de rentrer à Athènes afin de parler à Simon. Chemin faisait, son esprit continuait à tourner et les soupçons, peu à peu, se multipliaient dans sa tête : il était fort possible que la jalousie de Saimon l’ait poussé à commettre ce crime hideux. Il se rappelait dès lors toutes les querelles entre Simon et lui, quand son « ami » lui reprochait sa complicité avec Phidias, quand il lui enviait sa promesse de gloire, celle qu’un simple cordonnier ne pouvait évidemment pas espérer. Avec la fatigue du voyage et l’accumulation des soupçons, le pauvre Endymion en vint à considérer l’attaque des Spartiates comme un coup monté par le jeune cordonnier, une ruse pour éloigner Endymion d’Athènes et compromettre ainsi définitivement son kléos à venir. Sitôt entré dans la ville, Endymion se rua directement chez Simon. Malheureusement il n’y trouva que le fidèle apprenti, Costa, qui l’informa que Simon était parti à la tholos d’Apollon Phoibos à Brauron. « Une tholos magnifique ! Tu y as travaillé sous la supervision de Phidias, je crois ? » Endymion, enchanté du compliment de l’apprenti, surenchérit et vanta même les 912 palmes de circonférence de cette œuvre sacrée. Tout gonflé d’orgueil, le jeune sculpteur mit rapidement fin à la conversation et il quitta la cordonnerie de Simon avec la ferme intention de rejoindre dès le lendemain son « ami » au pied de la tholos du dieu de la lumière. Pour l’instant, il était fourbu et il s’empressa de rejoindre « son » olivier de l’Agora, plus efficace pour sa santé que tous les serpents d’Épidaure (qu’Asclépios lui pardonne !). Pendant son sommeil ô combien réparateur, point de cauchemar, point de vision. Seulement un nombre : 912 912 912, qui venait sans cesser le hanter, comme si tout le panthéon divin s’associait pour lui lancer ce signe… Soudain, l’oracle lui revint en mémoire, celui de la Pythie de Delphes, Neuf cent douze devront être franchies Douze devront être consultés Deux parleront à nouveau Et la vérité illuminera l’obscurité. Neuf cent douze…Le mystère semblait sur le point de se dissiper, les douze dieux lui avaient montré le chemin et il se devait de partir pour Brauron, au sanctuaire que les deux jumeaux, Artémis et Apollon, se partageaient. Chargé de provisions 10 (c’était jour de marché), Endymion quitta l’Agora par la voie des Panathénées. À l’ombre d’un arbre, il aperçut une silhouette vêtue d’un drapé noir. Endymion crut reconnaître Horaclos, le devin du temple d’Asclépios. Il courut vers lui, saisit son épaule pour le forcer à se retourner et il eut la surprise de reconnaître un autre visage : c’était Socrate ! Mais pourquoi cet habit ? Endymion le lui demanda. Après un court silence, Socrate répondit : « Sous le plus noir des charbons se cache pourtant l’étincelle du cristal ». IX Voyant dans les yeux d’Endymion le regard fuyant d’une jeune homme en détresse, Socrate lui demanda ce qui pouvait troubler ainsi un artisan aux mœurs habituellement si paisibles. Ayant exposé au philosophe, un à un, les détails de ses malheurs et les mille et une péripéties, toutes aussi invraisemblables les unes que les autres, qu’il avait dû endurer, Socrate s’interrogea à voix haute sur les raisons qui peuvent conduire à un acte d’une telle impiété. Pensant que l’auteur de cette ignominie aurait pu être guidé par une quelconque jalousie pour l’immense talent d’Endymion, Socrate s’interrogea sur l’art de rendre beau ce qui devrait l’être et sur l’essence même de la beauté. Il proposa donc au jeune sculpteur de se rendre chez le seul individu apte à s’orienter convenablement dans cette recherche : le grand Phidias. Après avoir observé la scène de loin et compris que les deux hommes venaient de s’engager dans un échange pouvant durer encore plusieurs heures, une silhouette féminine, d’une grâce incomparable, profita de l’occasion pour se glisser vers l’atelier d’Endymion afin de mettre à exécution la phase finale de son plan : saccager tout l’atelier du jeune artiste. Ainsi aucune grande Korè ne pourrait jamais être terminée avant l’échéance fixée ; ce qui signifierait aussi la fin abrupte de la carrière du sculpteur et le fait que la cité démocratique se trouverait définitivement privée d’une grande statue érigée à la mémoire des Anciens. Après s’être introduite discrètement dans l’atelier désert, elle s’attela immédiatement à la lourde tâche consistant à réduire en miettes les nombreuses statues occupant chaque recoin de l’atelier. Et, afin de nuire définitivement à Endymion, elle se mit aussi à endommager ses précieux outils. Elle se livra pendant un long moment à la destruction systématique et brutale de ces animaux, hommes et dieux inanimés ; puis la jeune nymphe arrêta d’un seul coup son geste, estomaquée devant la beauté d’une grande statue de marbre représentant le Centaure Loukas. Celui-ci la regardait de ses grands yeux à la foix perplexes, autoritaires et accusateurs. Intimidée par tant de majesté, la jeune destructrice ne réalisa pas le danger qui la guettait, tandis qu’au loin les voix de Socrate, de Phidias et d’Endymion se faisaient entendre. Lorsque la porte de l’atelier s’ouvrit lentement, elle sortit subitement de son état contemplatif et elle comprit que la seule issue était désormais inaccessible. Elle regarda autour d’elle et constata l’ampleur de son action ; elle décida en un clin d’œil 11 de se cacher derrière la seule statue d’envergure encore intacte : Loukas le Centaure. Cette même statue qui venait de lui faire sentir la gravité et les conséquences malheureuses de son acte : la destruction et l’oubli de l’art, de la beauté et de la mémoire collective. « Entrez, mes amis, ici il y a de quoi nous rafraîchir », dit Endymion à Socrate et Phidias. X En ouvrant la porte de l’atelier, les trois hommes découvrirent une scène horrible. Une poussière blanche recouvrait entièrement la pièce. Le sol était jonché de morceaux de marbre blanc ou déjà peint de pourpre et de cyan. On distinguait ici un bras, une jambe, les replis d’un peplos de pierre, et là un fragment de tête aux boucles parfaites. Les visages autrefois sereins, maintenant brisés, avaient perdu leur apparence de vie. Ils étaient redevenus simple matière. C’était un champ de bataille après un carnage. Il y avait des débris d’or et d’ivoire en miettes absolument partout. « Par Héphaïstos », s’étrangla Phidias. Les dizaines d’outils de fer, ciseaux et marteaux de toutes les tailles gisaient pliés, fendus ou cassés comme de simples brindilles. Quelle incroyable force avait-elle pu balayer l’atelier ? Seul un dieu… Rien n’était récupérable. Endymion était ruiné. Atterré, il se laissa tomber sur le sol. Phidias errait, impuissant, sans rien voir et sans dire un mot. C’est Socrate qui vit alors une majestueuse chouette blanche entrer par une fenêtre en hululant, puis se poser sur une statue toujours debout, celle d’un Centaure. Il fit signe à ses compagnons qui s’approchèrent, intrigués, jusqu’à découvrir la jeune femme qui se cachait derrière la statue. Toute tremblante, elle tenait dans ses mains un trident en or massif. Endymion s’empressa de la désarmer et fut surpris par la chaleur de l’objet. « Qui es-tu ? Une servante de Poséidon? » demanda Socrate. XI La Nymphe demeura muette, désorientée, comme dépossédée de son pouvoir. La chaleur du trident dans les mains d’Endymion devint de plus en plus intense et cette chaleur s’empara de lui, l’enivrant comme quand il s’éprenait d’une prêtresse d’Aphrodite. Il sentit en lui une force l’envahir, comme une puissante marée. Son corps devint simple véhicule et toute sa volonté se confondit avec celle du trident. Dans un élan incontrôlé, son bras s’abattit sur le Centaure, tel le marteau d’Héphaïstos sur l’enclume sacrée. La statue de marbre fin, si délicatement sculptée, rejoignit les mille morceaux de marbre épars et anonymes. Il ne restait désormais aucun témoin du talent d’Endymion dans cet atelier. La chaleur du trident devint rapidement insoutenable et Endymion, les mains brûlées, laissa tomber le lourd instrument divin. 12 Le temps semblait s’être arrêté. La poussière de marbre se déposa lentement sur les trois hommes pétrifiés. Quelle volonté venait-elle de s’accomplir ? La Nymphe sortit de son état léthargique et rompit le silence : « La volonté des Douze s’est accomplie par les mains de l’artisan. Il n’était pas à l’homme de détenir le pouvoir de créer la perfection divine. » Phidias, choqué au plus profond de lui-même, répliqua : « Les dieux, dans leur ultime perfection, ne méritent-ils pas une représentation à leur image ? L’artisan ne devrait-il pas alors vouer toute sa vie à l’atteinte de la beauté divine ?’ » Socrate se tourna alors vers la Nymphe : « Sur l’Olympe lointain, les dieux craignent-ils que les hommes vénèrent la beauté de la statue davantage que ce qu’elle représente ? » XII Les trois personnages regardaient la Nymphe, la pressant de répondre à leurs questions. Ils détenaient la coupable, ou, du moins, quelqu’un qui pouvait expliquer toute cette histoire. Devant le silence persistant de l’incriminée, Phidias, exaspéré, s’exclama : « Pourquoi les dieux auraient-ils donné le pouvoir aux hommes de les célébrer dans toute leur splendeur et leur perfection si c’est pour les punir par la suite ? » À ce moment, Socrate intervint : « Dans ce cas, un mauvais sculpteur qui, par sa main fruste, ridiculiserait les dieux, ne serait point puni, car les idées de la perfection et de la beauté sont des créations humaines. Ainsi, si la perfection résidait dans des statues de bois et de terre cuite, les dieux s’en contenteraient ». Endymion, à qui ces paroles ne conféraient qu’une piètre consolation, était toujours prostré, contemplant la fatalité divine qui s’était abattue sur son œuvre. Il se mit subitement à maudire tout l’Olympe, jetant son fiel sur Héphaïstos qui avait su faire fléchir l’amitié de Simon. Il était encore plus acerbe envers Poséidon qui avait envoyé cette Nymphe détruire toute son œuvre, image de sa vie. Complètement effondré par ce saccage, révolté par l’injustice, il ne comprenait toujours pas pourquoi les dieux avaient agi ainsi. Socrate voyait bien que son explication ne suffisait pas à apaiser la douleur d’Endymion. Il poursuivit alors, en cachant sous un ton amical des mots qui pouvaient être durs : « Contrairement à ce que tu peux penser, mon cher, ce n’est pas vraiment la bonne grâce des dieux que tu recherches avec ton art, mais la simple reconnaissance de ton maître Phidias, et celle de toute la Cité. La beauté que tu recherches n’est pas divine, mais mortelle. C’est ta poursuite du prestige qui, peutêtre, est responsable du désastre, et non l’ingratitude de l’Olympe ». « Ainsi, répliqua Phidias, si je te comprends bien, Socrate, c’est l’orgueil et la cupidité des hommes comme celle de Périclès, qui veut couvrir de gloire notre cité, que les dieux veulent punir ? » XIII 13 Phidias continua ses réflexions : « Socrate, j’entends dans ton discours l’espoir d’un retour à un art empli d’une symbolique pure et sacrée, comme savaient si bien le faire les Anciens. Ils avaient compris que l’imitation de la réalité sensible ne peut que la dénaturer. Je comprends maintenant que Périclès n’a pas choisi ces formes simples pour les bonnes raisons. En effet, les lois sont approuvées par les dieux, mais c’est parce que les hommes les respectent qu’elles sont belles. La beauté absolue existe, certes, mais il y a aussi la beauté humaine que l’on devrait considérer comme différente et essentielle aussi. Les Tout-Puissants sont immuables et l’image que l’on en fait doit être à leur égal. Par contre la beauté des hommes est éphémère et leur existence est insignifiante, voire minime par rapport à celles des Immortels. Le sculpteur se doit de tailler dans la pierre la beauté physique d’un être qui mourra sous peu, mais qui continuera à vivre éternellement dans la matière. Le corps n’est qu’une enveloppe, la véritable beauté humaine se trouve dans l’âme qui l’habite. Vous me demandez comment un sculpteur peut rendre la chaleur de la vie dans un matériau aussi froid. C’est l’artisan virtuose qui installe au cœur d’une statue l’étincelle de vie grâce à laquelle elle semble s’animer soudainement. Laissons aux représentations divines les formes simples pour qu’elles traduisent leur caractère insaississable ; mais concentrons-nous également à donner aux représentations humaine une âme qui leur ressemble ». Socrate acquiesça, et il souligna que la cité était une création des hommes dont nous devions être fiers. « Les images fabriquées pour l’embellir méritent de refléter cette humanité et cette intelligence supérieure. » Endymion avait attentivement écouté les discours de ses deux amis. Après un court moment de réflexion, il enchaîna : « Je saisis bien l’essence de vos paroles et j’en viens à me demander quel genre d’artisan je devrais être ? Celui qui représente les Immortels (mais est-ce là un sacrilège ?) ou celui qui se complait à la représentation humaine ? Mais n’est-ce pas orgueilleux de se faire dieu et d’animer une matière qui n’a pas été créée pour l’être ? » Ni Socrate ni Phidias ne purent répondre à cette question, car c’était à Endymion seul de trouver la solution à son problème. Il quitta donc les deux hommes et la Nymphe, redevenue simple jeune fille inoffensive, pour retrouver son olivier sur l’Agora, afin de clarifier sa propre destinée. XIV Hélas, arrivé sous son olivier, rien n’était clair dans sa tête. Plus il ressassait ses idées, plus elles se ressemblaient et se confondaient. Au plus profond de lui-même, il sentait que quelque chose d’autre dépassait son entendement. Mais quoi ? Endymion commença à être agité, il devint fiévreux. Son corps commença à trembler, pris dans un tourbillon et, au même moment, il y eut une bourrasque de vent, un éclair, le ciel se couvrit et une pluie diluvienne le glaça jusqu’aux os. Ses yeux étaient devenus ceux d’un fauve et son corps inspiré par les bruits sourds de l’orage se mit à danser. Il était entré dans une transe dionysiaque, il ne contrôlait plus ni ses pensées ni ses membres. Une folie divine s’était faite maîtresse de lui. À bout 14 de forces et au bord de l’épuisement, il interpella d’un cri rauque son protecteur Héphaïstos. Celui-ci, plein d’orgueil, décida de quitter sa forge et d’aller voir sa famille divine. Assez de désordre au royaume des dieux ! Il se présenta à l’Assemblée des dieux de l’Olympe. S’adressant directement à Poséidon, il lui dit : « Vois, dieu de la mer, l’erreur que tu as commise en t’en prenant à Endymion. Cet artisan ne te menaçait pas. Mieux, il te vénérait ». « Tu as raison, Héphaïstos », lança Athéna. Puis elle se tourna vers Poséidon et continua : « Tel Ulysse que tu pourchassas sur tes mers, tu t’en prends maintenant à un pauvre artisan sans défense. Vois, Zeus, mon père, comment Endymion se laisse pénétrer par la transe de Dionysos. Son génie est pur et inspiré par nous. Il ne doit pas s’arrêter à des débats inutiles mais continuer à être le vecteur de notre puissance ». XV épilogue (J. Auberger) Pour dire vrai, le débat des dieux dura très longtemps. C’était à qui aurait le dernier mot, comme au temps où ils intervenaient dans les guerres des hommes, les uns côté grec, les autres côté troyen. On eût même dit qu’ils s’amusaient, les dieux, retrouvant dans leur querelle leur fougue d’antan et leurs rivalités. C’était à qui crierait le plus fort – et pendant ce temps, une pluie diluvienne s’abattait toujours sur Athènes. Eclairs, tonnerres, foudre de Zeus, trident de Poséidon, enclume et marteau d’Héphaïstos, chacun frappait sur les nuages et les pauvres petits humains, bien conscients que quelque chose allait mal au royaume des dieux, traversaient, péplos remonté dans la ceinture, les torrents qui coupaient les rues… Bien des choses expliquaient cette querelle de famille : les dieux s’ennuyaient, depuis quelque temps. Ce n’était plus le temps des grandes guerres épiques et des héros demi-dieux. Achille n’était plus, le masque d’Agamemnon gardait seul la trace du glorieux passé. Et les dieux ne parvenaient plus à se passionner pour ces petits hommes pris dans leurs petites guerres inter-cités, leurs intérêts personnels, leurs goûts de la réussite et du statut social. Et même le petit Endymion, en qui ils avaient placé leur espoir, retournait dans sa tête des envies d’argent facile et de prestige. Et puis on a beau être immortel, on a de gros coups de fatigue, parfois. Et nos Douze Olympiens acceptaient difficilement de voir petit à petit s’émanciper ces petits hommes naguère si soumis à leurs caprices. D’abord il y avait eu cet Asclépios, fils d’Apollon, petit-fils de Zeus, qui détrônait peu à peu dans le cœur des hommes son père Apollon Maléatas : on est souvent trahi par ses enfants (Cronos en savait quelque chose !) Et que dire de ces dieux étrangers avec qui il fallait désormais partager les sacrifices ? Charmante, la belle Isis, dans ses sanctuaires pleins d’eau et de grenouilles, mais les Douze l’auraient volontiers renvoyée sur les bords du Nil. Le pire, c’était encore l’arrogance des petits hommes qui se targuaient parfois… de pouvoir se passer d’eux ! Un rire inextinguible éclatait parfois sur l’Olympe, quand Socrate, ce va-nu-pieds, prétendait dévoiler le bien et le vrai à la seule force du Logos humain ! Quand Phidias croyait atteindre au divin à coups d’ivoire et d’or ! 15 « Chryséléphantines », ses statues ! Et puis quoi encore ? Hybris de l’homme ! Heureusement, le xoanon sacré était encore dans l’Érechthéion, mais pour encore combien de temps ? Bref, les dieux… avaient peur ! Et ils se sentaient de moins en moins utiles. Et il avait suffi d’une Korè archaïque, statue à la manière des temps anciens, cheveux longs et sourire d’une époque heureuse et révolue, pour que le sang des dieux se remette à bouillir ! Athéna retrouvait ses yeux de chouette, Héphaïstos avait même quitté sa forge, escapade rarissime – et il menaçait à présent sa mère Héra de détruire son beau lit qu’il lui avait lui-même sculpté, si elle ne forçait pas imédiatement Poséidon à cesser ses bêtises. Endymion était un pur, un artiste d’ancienne race qu’il fallait protéger coûte que coûte. Ses ambitions sociales n’étaient qu’erreurs de jeunesse, fruit de ses pélerinages trop fréquents sur l’Acrocorinthe. Qu’Aphrodite le laisse un peu tranquille, qu’elle laisse Dionysos distiller en lui la transe sacrée. Héphaïstos l’aimait depuis toujours, depuis sa première sieste sur l’Agora, quand il dormait derrière l’Héphaistéion et que les tortues venaient lui renifler le nez. Il lui avait donné le talent et avait insufflé à ses outils une force toute divine. Endymion n’en savait rien, mais quand il frappait sur la pierre pour lui donner vie, c’est Héphaïstos qui guidait ses doigts. Avec la complicité d’Athéna bien sûr, toujours ravie de se voir joliment représentée. Bref, la querelle virait à l’aigre, c’était Héphaïstos-Athéna contre Poséidon le revanchard, l’oncle banni – ou presque – de l’Acropole, voué à vivre dans son temple de Sounion, battu par sa propre nièce à Athènes. À force de contempler les couchers de soleil, il voyait rouge. De lassitude, il avait même renoncé à la magie du crépuscule, le soleil ne rougissait plus, de crainte de l’irriter encore davantage. Dionysos, lui, le dieu fou, oscillait entre les deux camps, jetant un désordre encore plus grand, de l’huile sur le feu, pourrait-on dire… Zeus voulut frapper un grand coup, désireux de conserver son trône, inquiet aussi de voir sa tranquillité compromise. Un coup de foudre ébranla l’Olympe, et l’écho vibra jusqu’à Athènes, déchirant le ciel une fois encore. Les hommes éperdus protégeaient leurs biens comme ils pouvaient. Simon fourra dans un grand sac ses sandales de cuir. Les étrangers, nombreux à cette saison dans la cité, coururent se mettre à l’abri dans les auberges. Costa, l’apprenti de Simon, bonne âme, en recueillit quelques-uns, les faisant monter bien vite dans sa charrette couverte, calmant de sa main les mules affolées par ce déluge inhabituel. L’Agora se vida. Il ne restait plus qu’Endymion, toujours possédé des dieux, toujours écartelé entre ces puissances rivales et jalouses, torturé et en proie aux pires angoisse, ignorant tout de son sort… Et soudain, le ciel se fit plus clair. Un bout de ciel bleu apparut, et chacun vit dans la trouée un corbeau faire des cercles au-dessus de l’Agora. La pluie se calma, les nuées se déchirèrent, les oiseaux cachés sous les architraves risquèrent un gazouillis et les hommes comprirent que la colère était passée. 16 Sur l’Olympe, Apollon s’était levé. Un seul geste du bras, la bouche un peu dédaigneuse, il avait toisé la grande famille des dieux et, sans élever la voix, avait demandé à ses frères et sœurs, père, mère et oncle de se calmer. Un coup d’œil complice à sa sœur Artémis déjà prête à sortir son carquois et ses flêches, sourcils froncés vers les Centaures, à l’affût comme toujours des batailles où intervenir ; et regard à la fois fier et soumis en direction de ses parents, Zeus et Héra, parents bien aimés mais bien moins sages que lui. « Il suffit, jeta-t-il. Assez de querelles et de jactance. Ne réglez pas vos comptes sur le dos des pauvres humains. Endymion est notre élu. C’est un artiste, il sait réconcilier les temps passé et présent. Il n’appartient à aucun d’entre nous. Dionysos, petit frère, lâche le. Poséidon, cher oncle, ne le rends pas responsable de ton échec passé, ne sois pas jaloux de ta nièce Athéna. Nous sommes tous présents à Athènes. Sur l’Acropole et sur l’Agora. Et sur tous les autels privés de toutes les familles. Nous avons encore de beaux siècles devant nous. Et même quand notre étoile aura pâli, quand nos temples crouleront (cher oncle Poséidon, en tant qu’Apollon Iatromantis, je t’annonce qu’en tant qu’Ébranleur de la Terre tu vas en abattre plus d’un !), l’art d’Endymion nous gardera Immortels… » Tout cela fut dit calmement, sans énigme, avec toute l’assurance de celui qui sait et qui garde confiance… Les dieux en furent ébahis, Zeus lâcha son foudre. Sur l’Agora, Endymion sortit lentement de sa transe : Dionysos lâchait prise, le corbeau apollinien se posa sur l’olivier et le regarda en éclatant de rire. Reprends souffle, petit Endymion, éponge la sueur sur ton front, remets de l’ordre dans tes cheveux, essuie ce filet de salive qui fait désordre. Apollon reprend les choses en mains, tu es sauvé. Pour le moment, du moins… Grâce à toi, les dieux se sont réveillés. Grâce à toi ils s’intéressent à nouveau aux affaires des hommes. Ils ont perçu l’étincelle dans tes œuvres, ils ont senti le danger. L’espace d’un moment, tu ne fus plus qu’un jouet dans leurs mains. Avec Phidias, tout était plus facile. Athéna Parthenos de l’Acropole, Zeus d’Olympie : des chefs d’œuvre, certes, admirables produits de la Technè humaine. Mais pas le souffle de l’esprit. Une masse précieuse que les hommes se chargeraient eux-mêmes de fondre… La Korè, elle, était tout autre chose. Avec elle, le petit homme touchait au divin. Avec elle, il grimpait sur l’Olympe, rejoignait les Douze. Chacun le savait et – quelque part – en était déstabilisé… Quand il fut calmé, Endymion ouvrit les yeux. Il vit le corbeau et n’en fut pas effrayé. Quand ses yeux eurent repris leur acuité, il vit autre chose, et ce spectacle faillit le renvoyer dans les transes dionysiaques. Un homme était à ses genoux, humble, dans une attitude de soumission. Devant lui, des instruments de sculpteur, flambant neufs. Et un gobelet de céramique noire. Endymion le connaissait bien, ce gobelet, du temps où il le remplissait de vin coupé d’eau pour son maître. « Je suis à Phidias » disait la coupe. On la lui donnait donc ? Inestimables offrandes du maître à son disciple, renversement des rôles, passage du témoin : Phidias, à genoux devant Endymion, avait trouvé son maître. Et il l’acceptait. À côté de lui, nez aplati dans un visage lunaire, avec des gloussements de satyre aviné, Socrate rigolait… 17 En un instant, Endymion avait compris. Le rite de passage était accompli, l’épreuve était franchie. Il n’était plus Endymion, le disciple de Phidias. Les dieux voulaient qu’il fût le premier, avec tous les dangers qui vont avec. Risque de déplaire aux hommes, risque, surtout, d’attirer encore la colère des dieux. Debout, l’angoisse lui eût ployé les genoux. Mais il était couché sous son olivier, avec le corbeau d’Apollon pour le protéger. Il risqua un petit sourire en direction de ses anciens maîtres, chassa de sa main les fourmis qui traçaient une colonne le long de sa jambe, vérifia la position du soleil et constata qu’il était l’heure de sa sieste. « Rien de trop », disait un Ancien. Il eut un sourire béat et s’endormit en toute sérénité, avec une pensée pour Athéna et Héphaïstos, ses seuls et vrais maîtres. Trois chiens montaient la garde autour de son sommeil. Phidias, un peu voûté et les mains vides, rentra chez lui, tira la tenture qui lui servait de porte, s’assit lourdement, comme un homme devenu vieux d’un seul coup, et pleura. 18 I J. Auberger II G. Leroux III C. Vanasse – J. Bergeron – A. Dion-Clément IV M.-H. Rioux – N. Moreau – C. Baillargeon V S. Gilbert – M.-É. Mélançon-Poirier – V. Côté VI M. Bernier – S. Sarrazin – M. Labelle VII P. Tremblay – K. Desrochers – K. Vallée VIII A. Langelier – S. Lopes-Martins – J. Tourigny IX F. Renaud – L.-P. Auger – M. Glaude – B. Cordeau X D. Tardif – M.-C. Sylvestre Barbeau – E. Lecomte XI A. Soulard – M.-M. Tourangeau – C. Brunet XII K. Hamel – J. Normand – M. Delisle XIII L. Audet – A. Généreux – J. Godin-Laverdière XIV A. Caron, M.-E. Blache-Gagné, M. Vincent XV Épilogue J. Auberger