Grèce, Athènes, un jour chaud de Metageitnon 499 avant notre ère…

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LES AVENTURES D'ENDYMION LE SCULPTEUR
LES AVENTURES
D'ENDYMION
LE SCULPTEUR
UN ROMAN GREC DU IIIÈME siècle
UN ROMAN GREC
Édité par les
Éditions de l'Océane
Octobre 2005
Avertissement au lecteur : toute ressemblance avec des personnages ayant
existé ou ayant foulé le sol de Grèce en mai 2005 est pure coïncidence….
I
Grèce, Athènes, un jour chaud de Metageitnon 449 avant notre ère…
2
De retour dans son atelier du Céramique, après sa sieste quotidienne sur
l’Agora (rituel quasi sacré pour lui : une heure d’intenses ronflements toujours sous le
même olivier, derrière l’Héphaïstéion), Endymion eut une très mauvaise surprise. La
statue qu’il polissait depuis trois longs jours, le chef d’œuvre de sa vie, son triomphe,
sa fierté, son « kléos »1, la Korè d’Athéna que lui avait commandée Phidias en
personne, celle qui lui avait brisé quatre couteaux, deux assistants et même ses
doigts, « la » statue gisait à terre, en cinq morceaux pitoyables qui ne laissaient plus
rien voir de leur splendeur passée. La tête elle-même était fendue, son beau sourire
figé en un affreux rictus, comme si le marbre avait souffert dans la chute.
Quand il passa le seuil et vit la catastrophe, Endymion blêmit et se mit à
trembler comme feuille au printemps. Le soleil frappait pourtant très fort, on était au
mois de Metageitnon2, la chaleur coupait les genoux, et rien n’avait pu calmer la fièvre
d’Endymion : ni la décoction de menthe pouliot ni l’ombre de son olivier préféré n’avait
pu rafraîchir notre sculpteur tout échauffé par l’été et surtout par le désir de toucher
enfin le salaire promis par Phidias : 1/2 talent ! Jamais Endymion n’avait reçu autant
d’argent ! Et jamais, deux ans auparavant, il n’eût rêvé d’être sollicité par le grand, le
célèbre Phidias, le chef de chantier de l’Acropole, l’ami de Périclès, le sculpteur béni
des dieux que tout apprenti souhaitait avoir pour maître… Et pourtant, en deux ans, il
était devenu, lui Endymion, le disciple préféré du célèbre Phidias. Et il travaillait
depuis six mois sur une commande d’envergure, une Korè « à l’ancienne », aux longs
cheveux torsadés, au fin sourire et à la robe plissée. « Qu’elle soit en tout point
semblable à celle du vieux temple » avait dit Périclès. « Les anciennes, on ne les
reverra plus. J’en veux une à l’identique. Sur un socle de bronze elle accueillera le
pèlerin de l’Acropole. Elle sera le témoin des anciens temps, du temps où le Perse
n’avait pas encore profané la Colline et les statues d’Athéna ». C’était un ordre et
personne ne discutait les ordres de Périclès. Phidias lui avait confié en sous-main la
commande et Endymion s’était mis au travail, gardant un souvenir très vif de ces
belles Korès aux cheveux rouges, enfouies à jamais dans la terre après la souillure
perse (Que Zeus les foudroie !). « Puissent-elles reposer en paix et puisse la mienne
s’en faire un digne reflet… »
Six mois de travail qui gisaient à présent à ses pieds. Endymion était glacé
d’effroi. Un bloc de marbre de cette taille ne tombe pas tout seul et n’éclate pas ainsi
des suites d’une simple chute. On s’était acharné sur elle, écrasant le nez, éparpillant
les morceaux. Qui avait fait ça ? Athéna elle-même, déçue et fâchée par le résultat ?
Les dieux peuvent tout, et leur colère peut exploser même le marbre… Un chien
errant Il y en avait un justement, de ces chiens qui règnent sur l’Agora. Entré dans
l’atelier avec Endymion, il léchait les longues traînées rouges de la peinture encore
fraîche, comme si la statue, blessée à mort, perdait son sang. Le jeune homme le
chassa sans ménagement et il sortit en titubant de son atelier. Ne plus voir cette
horreur, ne plus voir ces yeux vides, cette bouche fendue, ce nez brisé… Retourner à
1
2
Kléos : gloire immortelle du héros homérique.
Le mois d’août
3
l’Agora et parler au maître, à Phidias. Tout lui dire. Ou bien se confier à l’autre maître
qui sait aussi ce que beauté veut dire. Il a été tailleur de pierre, il comprendra… Oui,
aller trouver Socrate… Qui a fait ça ? Sombre présage. Tout se brouillait dans sa tête.
Un disciple jaloux ? Sa fiancée, mortifiée de le voir des jours entiers – et des nuits
entières, parfois – avec Phidias ? Il arriva sur l’Agora complètement paniqué, comme
entouré de mille Gorgones, et à bout de souffle… Simon le cordonnier, l’ami fidèle,
était là…
II
Très énervé par sa découverte, Endymion était essoufflé. Il ne contenait ni
son excitation ni son angoisse : un geste aussi violent pouvait rappeler les
Hermocopides, mais on était en privé, et il n’y avait aucune signification politique
apparente. Simon le cordonnier, entre tous, pourrait lui confirmer la température
politique, lui qui jouait volontiers le rôle d'échotier de l'agora, rapportant les histoires et
les ragots des uns et des autres. Ayant appris que Périclès préconisait un retour à
l’antique et que même le grand Phidias n’y faisait aucune objection, on aurait pu
vouloir faire savoir que le peuple était moderne et faisait oppposition à un art austère,
hérité de la tradition certes vénérable des sculpteurs anciens, mais désormais à leurs
yeux dépassée. Phidias avait imposé un art de noblesse, pourquoi revenir en effet à
ces statues primitives, marquées d'un manque de précision et de rigueur dans le style
et la manière. Oui, confirma Simon, beaucoup commencent à en avoir assez des
goûts trop traditionnels de Périclès, on craignait même que cette nouvelle esthétique
ne soit le symptôme d'un retournement politique. Ce retour à la korè antique serait-il le
signe d'un désir de renoncer aux grandes avancées de la démocratie ? Simon était
d’accord, il fallait en parler à Socrate, mais celui-ci était hélas parti se promener à la
campagne avec le jeune Phèdre, et on ne pouvait espérer leur retour que le soir
tombé. Socrate était lui aussi par ailleurs assez peu porté sur la nouveauté ; il était
peut-être lui-même acoquiné avec les auteurs de ce sale coup ? Comment savoir ? Il
est vrai que Socrate avait la réputation d'être un critique des dieux, et donc de la
tradition, mais connaissait-on ses goûts dans le domaine de l'art ? voudrait-il au bout
du compte attaquer un art nouveau en retournant à l'ancien ? En attendant Socrate,
Simon proposa de boire un peu de ce vin blanc de vignoble de Corinthe, fraîchement
arrivé. Ils s’assirent et entreprirent de boire tout en discutant.sur le climat politique
d’Athènes.
III
Se reversant encore une autre coupe de vin, tout désespéré de ne
pas trouver Socrate pour l’aider à élucider le mystère de la statue, Endymion
s’endormit en maudissant l’auteur de ce désastre. Sombrant doucement dans les
brumes de Morphée, Endymion entra dans un autre monde. Tout léger, il s’envola en
rêve vers une Athènes céleste. Il se voyait seul sur l’Agora, comme si tout était figé
dans le temps, dans une autre époque. Aucun bruit n’atteignait ses oreilles. Partout où
il regardait, il ne voyait que de la fumée blanche qui flottait dans une douce volupté,
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donnant au paysage un aspect irréel, fantomatique. Mais le tableau s’anima bientôt.
Tout d’un coup, sorti de nulle part, apparut un jeune Centaure doré. Se tournant vers
un chemin de marbre blanc, il invita d’un geste silencieux notre Endymion rêveur à le
suivre. Ils marchèrent en silence parmi les oliviers et atteignirent une tholos immense
d’où jaillissait une lumière intense. Ne pouvant supporter cette luminosité trop forte,
Endymion se couvrit les yeux afin de pouvoir distinguer d’où la source de lumière
provenait. S’habituant tranquillement à ce mélange de pénombre et de lumière
aveuglante, il commença à explorer d’un regard circulaire l’intérieur de l’immense
tholos.
À sa grande surprise, il perçut que la source de lumière provenait de
l’éclatement d’une statue en plein centre de la tholos. En même temps Endymion
s’aperçut qu’il n’était pas seul à l’intérieur de la tholos : plusieurs personnes
regardaient fixement et pointaient du doigt la statue brisée. Un à un, Endymion
stupéfié les identifia : Zeus, Athéna, Hadès, Hermès… Les Douze Dieux ! Ils étaient
tous là. Il les avait maintes fois vus représentés par les meilleurs artistes. Les Douze
Dieux olympiens assemblés autour de la statue, avec des gestes accusateurs, des
regards froids et vides. Le plus étrange dans cette vision fut alors l’apparition
inattendue de trois autres personnes : à gauche et à droite de la statue apparurent
deux bustes représentant Phidias et Socrate, tous les deux enchaînés et brûlés. C’.est
alors qu’Endymion remarqua que la bouche des deux bustes avait été aussi martelée,
détruite… Incapable de bouger, trop effrayé par ce qu’il voyait, Endymion tomba à
genoux à côté du Centaure impassible. Au même moment, un troisième personnage
s’avança : encapuchonné dans un lourd manteau noir, il s’avança rapidement vers
Endymion en le pointant du doigt. Sous son manteau, dans son dos, il s’écoulait un
liquide rouge visqueux. C’était du sang ! Le mystérieuse personnage perdait du sang
sur son passage ! Quand la noire apparition releva lentement son bras pour enlever
son capuchon et découvrir ainsi son visage, Endymion sentit une douleur intense au
niveau de sa main droite. Se réveillant en sursaut, il regarda le chien qui essayait de
lui voler son bout de pain.
Dégrisé, il se mit à chercher désespérément ce que voulaient lui faire
comprendre les dieux à travers ce songe. Était-il coupable de quelque chose ? Qui
était ce mystérieux personnage sanguinolent qui le désignait ? Pourquoi Socrate et
Phidias avaient-ils la bouche martelée ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Y aurait-il une
conspiration secrète à Athènes, dont Endymion serait, bien malgré lui, un malheureux
pion ? Bien conscient des tensions politiques qui régnaient à Athènes et tout angoissé
par l’avenir, effrayé par ce sang, ces bouches mutilées, ce panthéon accusateur, sa
propre statue au centre de cet intérêt malsain, Endymion fut d’avis qu’il devrait faire
interpréter son rêve par un exégète. Mais où aller ? Delphes et sa Pythie ? Certes,
Delphes semblait de loin être la place la mieux indiquée pour un cas si grave. Ne pas
lésiner sur les moyens, la situation l’exigeait. « C’est décidé, je pars demain pour
Delphes et sa Pythie! », dit-il en un souffle.
IV
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Malheureusement, avant Delphes, il devait faire un long détour par Corinthe.
Et trouver le moyen de se procurer de l’argent pour payer son expédition à Delphes.
C’était loin, loin dans les montagnes, il fallait de l’argent pour assurer sa subsistance
et – peut-être – louer un mulet pour gagner du temps. Corinthe, il connaissait. Il devait
aller y livrer une commande reçue quelques mois auparavant. Il s’agissait d’une statue
d’Aphrodite destinée à son temple sur l’Acrocorinthe. Il décida d’aller porter lui-même
son œuvre afin de récolter l’argent le plus rapidement possible. Les Corinthiens
étaient riches et ne marchandaient jamais, ce serait déjà un bon pécule pour le
voyage à Delphes. Il ne connaissait pas Delphes. Ce serait une bonne occasion. Tout
excité, en sortant de chez lui, Endymion croisa Simon le cordonnier qui lui demanda
où il allait. « À Corinthe » lui répondit Endymion. C’est alors que Simon, après
quelques tergiversations, proposa d’accompagner le sculpteur dans la riche cité pour
y observer ce qui s’y faisait en matière de cordonnerie et jeter un œil sur les
importations. Il fallait se tenir au courant des nouveautés et Corinthe était la plus riche
et la plus moderne des cités commerçantes. Athènes en savait quelque chose : son
propre commerce souffrait beaucoup de cette concurrence. En fait, Simon, inquiet par
l’air égaré de son ami, voulait aussi s’assurer qu’Endymion arriverait à bon port sans
trop de problèmes.
Une fois tous les préparatifs terminés, le duo prit la route pour Corinthe. En
chemin, s’arrêtant pour dormir dans une petite auberge, ils furent accostés par trois
Spartiates complètement ivres. À cette époque, les tensions entre Sparte et Athènes
se faisaient déjà sentir et, voyant qu’ils avaient affaire à deux Athéniens, les trois
farouches soldats entreprirent de les dévaliser. C’était d’abord un jeu puis, le vin
aidant, les soldats se faisaient de plus en plus menaçants. Puisqu’Athènes et ses
habitants puisaient dans les caisses de l’État et utilisaient l’argent de la Ligue de
Délos (ce n’était un secret pour personne), il était légitime – disaient-ils entre deux
hoquets - de dévaliser Endymion et Simon, histoire de récupérer un peu de cet argent
volé. Peine perdue : nos deux voyageurs étaient sans le sou.
V
La situation semblait cependant sans issue : les artisans sont rarement de
vaillants combattants. Lorsque le premier Spartiate s’élança sur lui. Endymion ne put
s’empêcher de fermer les yeux en attendant l’impact. Simon, guère plus courageux,
recula, dans l’espoir que son ami lui servirait de bouclier. Toutefois, contre toute
attente, le coup anticipé ne vint pas. On entendit plutôt un grand fracas lorsque le
soldat s’écroula, inanimé. Endymion rouvrit les yeux juste à temps pour voir les deux
autres assaillants s’enfuir à toute vitesse, pointant d’un air effrayé l’objet qui,
visiblement, avait assommé leur ami. Il s’agissait d’une pince de forgeron, mais
immense, bien trop lourde pour être portée par un seul homme. Il ne semblait pourtant
pas y avoir d’autres artisans que lui et Simon dans la pièce. Héphaïstos, qui semblait
l’avoir abandonné jusqu’alors, lui accordait-il à nouveau sa protection ? Les dieux
interviennent parfois – même si ça reste exceptionnel – dans la vie quotidienne. Cette
pince pouvait-elle être autre chose qu’un outil divin ? Mi-rassurés mi-inquiets, les deux
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amis sortirent à reculons de l’auberge et se lancèrent sur la route en courant. Ils
attendirent un stade pour reprendre souffle et se retourner, pour voir si on les suivait.
Personne ! Endymion s’écroula : il avait parcouru un stade à la course avec une
statue dans les bras. Ce n’était pas du marbre, heureusement, mais Aphrodite pesait
néanmoins très lourd. Devant son air hagard, Simon éclata de rire : « Allons, tu as
Aphrodite dans les bras, de quoi te plains-tu ?! Tu n’en auras peut-être plus l’occasion
d’ici longtemps ! ».
La chance les suivit jusqu’à Corinthe, où Endymion put livrer la statue
commandée sans embûche. Il en obtint une somme suffisante pour acquitter les frais
liés à la consultation de l’oracle. Simon pour sa part jugea qu’il avait vécu
suffisamment d’émotions et les amis se séparèrent à leur retour, aux portes de la ville.
Endymion semblait réellement béni des dieux, enfin ! Le reste de son trajet fut long
mais il se déroula sans embrouille. La campagne verdoyante et l’hospitalité des gens
lui fournirent en route tout ce dont il avait besoin. La beauté du pays était à couper le
souffle et il lui sembla, bien que ce fût impossible, qu’un olivier tout à fait identique au
sien, celui de ses siestes derrière l’Héphaïstéion, s’offrait à lui chaque fois que lui
venait le désir de faire la sieste. Sa marche dura de longs jours, mais le coup d’œil à
l’arrivée valait toutes les récompenses. Delphes était vraiment un endroit.magnifique.
Ou, du moins, il aurait pu l’être, n’eût été la foule nombreuse et mouvante – houleuse,
même – qui se chamaillait aux portes du sanctuaire. Chacun voulait avoir le privilège
et l’honneur de consulter l’oracle avant l’autre. L’attente aurait pu être interminable si
Endymion n’avait su faire usage des noms de Phidias et de Périclès, heureux
bénéficiaires de la promantie, avec une habileté et une ruse dignes dHermès en
personne. À force de menaces et de flatteries mélangées, Endymion réussit à se
retrouver en tête de file. Un prêtre le mena à l’intérieur du sanctuaire avec tout le
cérémonial d’usage, non sans se faire payer d’une partie des pièces durement
gagnées à Corinthe. La chèvre qu’Endymion avait amenée pour le sacrifice donna les
signes3 qu’elle s’offrait, et Endymion lui en fut reconnaissant. Un autre prêtre vint
s’enquérir de la question qu’il voulait poser à la Pythie, puis il disparut à l’intérieur du
temple pour procéder à l’oracle. Il sembla à Endymion qu’il entendait des psalmodies
et des lamentations provenant de l’intérieur du temple, mais il n’en était pas sûr. Tout
était si bruyant alentour : la foule des pèlerins, le bêlement des chèvres, les cris des
petits marchands qui proposaient alentour du laurier, des gâteaux et autres souvenirs.
Après un moment qui lui sembla durer une éternité, le prêtre sortit enfin avec ces
paroles énigmatiques :
Neuf cent douze devront être franchies
Douze devront être consultés
Deux parleront à nouveau
Et la vérité illuminera l’obscurité.
3
On procédait à un petit rituel afin de s’assurer du consentement de la victime d’un
sacrifice sanglant.
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Endymion, décontenancé, sortit du temple et s’assit au pied d’un laurier afin de
réfléchir à ces étranges paroles. Devait-il donc parcourir toute la Grèce afin de trouver
la réponse à sa question ? Il prit une chambre chez l’habitant et se donna quelques
jours pour réfléchir. Malheureusement, sa réflexion mina ses dernières forces et il
tomba malade.
Transition
Malgré le court repos qu’il s’était accordé – ou à cause de lui – l’épuisement
d’Endymion se mua en violent étourdissement. On eût dit qu’un dieu s’était emparé de
lui. Même après les nombreux et zélés (et largement payés) soins des prêtres
delphiques, il ne put reprendre ses forces et il délira de longs jours, recueilli chez un
habitant et bientôt considéré comme un hôte un peu encombrant. Brûlant de fièvre, il
était tout le long du jour très agité, et au bout de 7 jours il n’avait plus rien à offrir à son
soigneur. Ruiné par son trajet et les multiples taxes à verser aux prêtres de Delphes,
Endymion devenait un malade à charge, et un conseil de Delphiens se réunit afin de
décider quoi faire de ce pèlerin quelque peu inutile.
Les médecins furent convoqués et avouèrent leur incompétence. Les prêtres ne
parvinrent pas non plus à le ramener en santé. Le garder encore une journée risquait
de se voir encombré d’un cadavre. Il fut donc décidé de le faire conduire au seul
endroit où il pouvait être – peut-être – sauvé : le temple d’Asclépios à Épidaure. Seul
le dieu Asclépios pouvait faire ce miracle. Endymion brûlait de fièvre, il risquait même
de ne pas supporter le long voyage. Mais on n’avait pas le choix. On apprêta une
charrette et on donna au propriétaire de la maigre mule qui la tirait les dernières
piécettes trouvées dans le manteau du malade. Puisque Apollon n’avait pu le sauver,
peut-être son fils Asclépios accepterait-il de le faire ? On avait bien à Delphes un petit
autel d’Asclépios, mais pour un tel état, seul le grand sanctuaire d’Épidaure pouvait
être efficace.
Passons sur le voyage, un supplice pour le malade enfermé dans la charrette.
Autant le voyage aller avait été agréable, autant ce retour fut pitoyable. Tous les
cahots du chemin étaient pour lui torture, il n’avalait pas la moindre nourriture et ne
pouvait qu’avaler cette eau un peu tiède des sources que le mois Metageitnon voulait
bien laisser couler. Rien à voir avec l’eau fraîche d’Athènes, cette belle eau que les
aqueducs apportaient des collines environnantes. Pas de comparaison non plus, bien
sûr, avec la merveilleuse Castalie qui l’avait accueillie à Delphes. Mais cette eau tiède
au moins le laissa en vie, et ils arrivèrent à Épidaure après 10 jours de voyage, 10
jours pendant lesquels Endymion n’avait quitté sa charrette que pour se soulager
derrière un arbre. Ses jambes ne le tenaient plus, et on dut le porter jusqu’au portique
où son état, heureusement, lui donna la priorité.
VI
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Enfermé dans l’enkoimétérion avec des dizaines de serpents sacrés, Endymion
sombra dans d’affreux cauchemars. Les sources voisines lui procuraient néanmoins
un peu de fraîcheur et ses spasmes cessèrent, bien qu’une forte fièvre continuât de lui
troubler l’esprit. Dans son délire, ses hallucinations continuèrent. Certaines lui
rappelaient, dans une semi-conscience, une visite qu’il avait reçue dans son atelier
athénien quelques semaines avant. Un vieillard mystérieux, enveloppé dans un
sombre manteau, était venu lui quémander une fresque. Ce qui rendait sa demande
inhabituelle était le sujet prescrit : scènes de violence entre plusieurs personnages.
Ce genre de violence que les Grecs préféraient ne jamais évoquer ni représenter. Le
visiteur voulait que soient peintes des Harpies, ces rapaces, monstres ailés qui
terrorisaient les humains. Une fresque avec Harpies ! Choqué par cette demande
Endymion avait refusé net, prétextant la commande urgente de Phidias qui réclamait
toute son attention. L’homme n’avait rien dit, mais le regard qu’il avait posé sur
Endymion lui avait glacé le sang. L’homme était parti et Endymion avait repris son
travail. Mais en revenant vers son établi il avait découvert du sang qui souillait son
plancher de marbre blanc. Il avait jeté un regard sur ses mains pour voir s’il ne s’était
pas blessé sans s’en rendre compte, mais non : ce sang n’était pas le sien…
Dans la noirceur de la petite pièce exiguë qu’il occupait dans l’enkoimétérion,
Endymion s’éveilla en sursaut : quelqu’un venait en effet d’ouvrir la porte de sa cellule.
Se détachant de la clarté extérieure (le matin était venu sans qu’il s’en fût rendu
compte), une grande silhouette encapuchonnée le fixait…
VII
D’abord il crut à une hallucination, une de plus. Persuadé d’être à nouveau visité
dans un songe, il ne se méfia pas outre mesure de cet étrange personnage. Cet être
venu de nulle part se présenta sous le nom d’Horaclos, devin du temple d’Asclépios.
Endymion, trop désireux de tout comprendre, ne vit pas la petite lueur malicieuse
briller au coin des yeux de son visiteur. « Écoute-moi bien, petit homme, la réponse se
trouve tout près de toi. Si tu ouvres les yeux, tu trouveras la personne qui a voulu
nuire à ton ascension. Méfie-toi, car c’est une personne de confiance pour toi ; mais
ses intentions ne sont pas aussi pure qu’elles peuvent le paraître ».
Immédiatement après avoir dit ces quelques mots, l’homme à la cape noire
s’évanouit dans un nuage de poussières. Le pauvre Endymion ne sachant plus quoi
penser ferma les yeux et pria les dieux de faire cesser cette fièvre qui le brûlait et lui
brouillait l’esprit. Incapable évidemment de redormir, il pensa et repensa à tous ces
événements. Personne de son entourage n’était assez mesquin pour lui avoir fait un
coup pareil. D’ailleurs tous étaient au courant du nombre d’heures qu’il avait passées
à travailler ce bloc de pierre. À combien de reprises s’était-il confié à son ami Simon ?
Cette importante commande était pour lui la clé qui le faisait monter sur l’échelle
sociale. Simon l’avait aidé si souvent, il avait même avancé l’argent pour les
matériaux et il l’avait encouragé à tant de reprises… Se fit alors un déclic dans l’esprit
torturé d’Endymion. Il se répéta les paroles du mystérieux visiteur : « Méfie-toi car il
9
est une personne de confiance pour toi mais ses intentions ne sont pas aussi
pures… »
VIII
Troublé par ce présage, Endymion voulut une bonne fois clarifier les choses et –
à peu près rétabli, du moins assez pour fabriquer quelques statuettes d’Asclépios, son
chien et son serpent et se refaire un pécule- il décida de rentrer à Athènes afin de
parler à Simon. Chemin faisait, son esprit continuait à tourner et les soupçons, peu à
peu, se multipliaient dans sa tête : il était fort possible que la jalousie de Saimon l’ait
poussé à commettre ce crime hideux. Il se rappelait dès lors toutes les querelles entre
Simon et lui, quand son « ami » lui reprochait sa complicité avec Phidias, quand il lui
enviait sa promesse de gloire, celle qu’un simple cordonnier ne pouvait évidemment
pas espérer. Avec la fatigue du voyage et l’accumulation des soupçons, le pauvre
Endymion en vint à considérer l’attaque des Spartiates comme un coup monté par le
jeune cordonnier, une ruse pour éloigner Endymion d’Athènes et compromettre ainsi
définitivement son kléos à venir.
Sitôt entré dans la ville, Endymion se rua directement chez Simon.
Malheureusement il n’y trouva que le fidèle apprenti, Costa, qui l’informa que Simon
était parti à la tholos d’Apollon Phoibos à Brauron. « Une tholos magnifique ! Tu y as
travaillé sous la supervision de Phidias, je crois ? » Endymion, enchanté du
compliment de l’apprenti, surenchérit et vanta même les 912 palmes de circonférence
de cette œuvre sacrée. Tout gonflé d’orgueil, le jeune sculpteur mit rapidement fin à la
conversation et il quitta la cordonnerie de Simon avec la ferme intention de rejoindre
dès le lendemain son « ami » au pied de la tholos du dieu de la lumière. Pour l’instant,
il était fourbu et il s’empressa de rejoindre « son » olivier de l’Agora, plus efficace pour
sa santé que tous les serpents d’Épidaure (qu’Asclépios lui pardonne !).
Pendant son sommeil ô combien réparateur, point de cauchemar, point de
vision. Seulement un nombre : 912 912 912, qui venait sans cesser le hanter, comme
si tout le panthéon divin s’associait pour lui lancer ce signe… Soudain, l’oracle lui
revint en mémoire, celui de la Pythie de Delphes,
Neuf cent douze devront être franchies
Douze devront être consultés
Deux parleront à nouveau
Et la vérité illuminera l’obscurité.
Neuf cent douze…Le mystère semblait sur le point de se dissiper, les douze
dieux lui avaient montré le chemin et il se devait de partir pour Brauron, au sanctuaire
que les deux jumeaux, Artémis et Apollon, se partageaient. Chargé de provisions
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(c’était jour de marché), Endymion quitta l’Agora par la voie des Panathénées. À
l’ombre d’un arbre, il aperçut une silhouette vêtue d’un drapé noir. Endymion crut
reconnaître Horaclos, le devin du temple d’Asclépios. Il courut vers lui, saisit son
épaule pour le forcer à se retourner et il eut la surprise de reconnaître un autre
visage : c’était Socrate ! Mais pourquoi cet habit ? Endymion le lui demanda. Après un
court silence, Socrate répondit : « Sous le plus noir des charbons se cache pourtant
l’étincelle du cristal ».
IX
Voyant dans les yeux d’Endymion le regard fuyant d’une jeune homme en
détresse, Socrate lui demanda ce qui pouvait troubler ainsi un artisan aux mœurs
habituellement si paisibles. Ayant exposé au philosophe, un à un, les détails de ses
malheurs et les mille et une péripéties, toutes aussi invraisemblables les unes que les
autres, qu’il avait dû endurer, Socrate s’interrogea à voix haute sur les raisons qui
peuvent conduire à un acte d’une telle impiété. Pensant que l’auteur de cette
ignominie aurait pu être guidé par une quelconque jalousie pour l’immense talent
d’Endymion, Socrate s’interrogea sur l’art de rendre beau ce qui devrait l’être et sur
l’essence même de la beauté. Il proposa donc au jeune sculpteur de se rendre chez le
seul individu apte à s’orienter convenablement dans cette recherche : le grand
Phidias.
Après avoir observé la scène de loin et compris que les deux hommes venaient
de s’engager dans un échange pouvant durer encore plusieurs heures, une silhouette
féminine, d’une grâce incomparable, profita de l’occasion pour se glisser vers l’atelier
d’Endymion afin de mettre à exécution la phase finale de son plan : saccager tout
l’atelier du jeune artiste. Ainsi aucune grande Korè ne pourrait jamais être terminée
avant l’échéance fixée ; ce qui signifierait aussi la fin abrupte de la carrière du
sculpteur et le fait que la cité démocratique se trouverait définitivement privée d’une
grande statue érigée à la mémoire des Anciens.
Après s’être introduite discrètement dans l’atelier désert, elle s’attela
immédiatement à la lourde tâche consistant à réduire en miettes les nombreuses
statues occupant chaque recoin de l’atelier. Et, afin de nuire définitivement à
Endymion, elle se mit aussi à endommager ses précieux outils. Elle se livra pendant
un long moment à la destruction systématique et brutale de ces animaux, hommes et
dieux inanimés ; puis la jeune nymphe arrêta d’un seul coup son geste, estomaquée
devant la beauté d’une grande statue de marbre représentant le Centaure Loukas.
Celui-ci la regardait de ses grands yeux à la foix perplexes, autoritaires et
accusateurs.
Intimidée par tant de majesté, la jeune destructrice ne réalisa pas le danger qui
la guettait, tandis qu’au loin les voix de Socrate, de Phidias et d’Endymion se faisaient
entendre. Lorsque la porte de l’atelier s’ouvrit lentement, elle sortit subitement de son
état contemplatif et elle comprit que la seule issue était désormais inaccessible. Elle
regarda autour d’elle et constata l’ampleur de son action ; elle décida en un clin d’œil
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de se cacher derrière la seule statue d’envergure encore intacte : Loukas le Centaure.
Cette même statue qui venait de lui faire sentir la gravité et les conséquences
malheureuses de son acte : la destruction et l’oubli de l’art, de la beauté et de la
mémoire collective.
« Entrez, mes amis, ici il y a de quoi nous rafraîchir », dit Endymion à Socrate et
Phidias.
X
En ouvrant la porte de l’atelier, les trois hommes découvrirent une scène
horrible. Une poussière blanche recouvrait entièrement la pièce. Le sol était jonché de
morceaux de marbre blanc ou déjà peint de pourpre et de cyan. On distinguait ici un
bras, une jambe, les replis d’un peplos de pierre, et là un fragment de tête aux
boucles parfaites. Les visages autrefois sereins, maintenant brisés, avaient perdu leur
apparence de vie. Ils étaient redevenus simple matière. C’était un champ de bataille
après un carnage. Il y avait des débris d’or et d’ivoire en miettes absolument partout.
« Par Héphaïstos », s’étrangla Phidias. Les dizaines d’outils de fer, ciseaux et
marteaux de toutes les tailles gisaient pliés, fendus ou cassés comme de simples
brindilles. Quelle incroyable force avait-elle pu balayer l’atelier ? Seul un dieu…
Rien n’était récupérable. Endymion était ruiné. Atterré, il se laissa tomber sur le
sol. Phidias errait, impuissant, sans rien voir et sans dire un mot. C’est Socrate qui vit
alors une majestueuse chouette blanche entrer par une fenêtre en hululant, puis se
poser sur une statue toujours debout, celle d’un Centaure. Il fit signe à ses
compagnons qui s’approchèrent, intrigués, jusqu’à découvrir la jeune femme qui se
cachait derrière la statue. Toute tremblante, elle tenait dans ses mains un trident en or
massif. Endymion s’empressa de la désarmer et fut surpris par la chaleur de l’objet.
« Qui es-tu ? Une servante de Poséidon? » demanda Socrate.
XI
La Nymphe demeura muette, désorientée, comme dépossédée de son
pouvoir. La chaleur du trident dans les mains d’Endymion devint de plus en plus
intense et cette chaleur s’empara de lui, l’enivrant comme quand il s’éprenait d’une
prêtresse d’Aphrodite. Il sentit en lui une force l’envahir, comme une puissante marée.
Son corps devint simple véhicule et toute sa volonté se confondit avec celle du trident.
Dans un élan incontrôlé, son bras s’abattit sur le Centaure, tel le marteau
d’Héphaïstos sur l’enclume sacrée. La statue de marbre fin, si délicatement sculptée,
rejoignit les mille morceaux de marbre épars et anonymes. Il ne restait désormais
aucun témoin du talent d’Endymion dans cet atelier. La chaleur du trident devint
rapidement insoutenable et Endymion, les mains brûlées, laissa tomber le lourd
instrument divin.
12
Le temps semblait s’être arrêté. La poussière de marbre se déposa lentement
sur les trois hommes pétrifiés. Quelle volonté venait-elle de s’accomplir ? La Nymphe
sortit de son état léthargique et rompit le silence : « La volonté des Douze s’est
accomplie par les mains de l’artisan. Il n’était pas à l’homme de détenir le pouvoir de
créer la perfection divine. » Phidias, choqué au plus profond de lui-même, répliqua :
« Les dieux, dans leur ultime perfection, ne méritent-ils pas une représentation à leur
image ? L’artisan ne devrait-il pas alors vouer toute sa vie à l’atteinte de la beauté
divine ?’ »
Socrate se tourna alors vers la Nymphe : « Sur l’Olympe lointain, les dieux
craignent-ils que les hommes vénèrent la beauté de la statue davantage que ce
qu’elle représente ? »
XII
Les trois personnages regardaient la Nymphe, la pressant de répondre à leurs
questions. Ils détenaient la coupable, ou, du moins, quelqu’un qui pouvait expliquer
toute cette histoire. Devant le silence persistant de l’incriminée, Phidias, exaspéré,
s’exclama : « Pourquoi les dieux auraient-ils donné le pouvoir aux hommes de les
célébrer dans toute leur splendeur et leur perfection si c’est pour les punir par la suite
? » À ce moment, Socrate intervint : « Dans ce cas, un mauvais sculpteur qui, par sa
main fruste, ridiculiserait les dieux, ne serait point puni, car les idées de la perfection
et de la beauté sont des créations humaines. Ainsi, si la perfection résidait dans des
statues de bois et de terre cuite, les dieux s’en contenteraient ».
Endymion, à qui ces paroles ne conféraient qu’une piètre consolation, était
toujours prostré, contemplant la fatalité divine qui s’était abattue sur son œuvre. Il se
mit subitement à maudire tout l’Olympe, jetant son fiel sur Héphaïstos qui avait su
faire fléchir l’amitié de Simon. Il était encore plus acerbe envers Poséidon qui avait
envoyé cette Nymphe détruire toute son œuvre, image de sa vie. Complètement
effondré par ce saccage, révolté par l’injustice, il ne comprenait toujours pas pourquoi
les dieux avaient agi ainsi. Socrate voyait bien que son explication ne suffisait pas à
apaiser la douleur d’Endymion. Il poursuivit alors, en cachant sous un ton amical des
mots qui pouvaient être durs : « Contrairement à ce que tu peux penser, mon cher, ce
n’est pas vraiment la bonne grâce des dieux que tu recherches avec ton art, mais la
simple reconnaissance de ton maître Phidias, et celle de toute la Cité. La beauté que
tu recherches n’est pas divine, mais mortelle. C’est ta poursuite du prestige qui, peutêtre, est responsable du désastre, et non l’ingratitude de l’Olympe ». « Ainsi, répliqua
Phidias, si je te comprends bien, Socrate, c’est l’orgueil et la cupidité des hommes
comme celle de Périclès, qui veut couvrir de gloire notre cité, que les dieux veulent
punir ? »
XIII
13
Phidias continua ses réflexions : « Socrate, j’entends dans ton discours l’espoir
d’un retour à un art empli d’une symbolique pure et sacrée, comme savaient si bien le
faire les Anciens. Ils avaient compris que l’imitation de la réalité sensible ne peut que
la dénaturer. Je comprends maintenant que Périclès n’a pas choisi ces formes
simples pour les bonnes raisons. En effet, les lois sont approuvées par les dieux, mais
c’est parce que les hommes les respectent qu’elles sont belles. La beauté absolue
existe, certes, mais il y a aussi la beauté humaine que l’on devrait considérer comme
différente et essentielle aussi. Les Tout-Puissants sont immuables et l’image que l’on
en fait doit être à leur égal. Par contre la beauté des hommes est éphémère et leur
existence est insignifiante, voire minime par rapport à celles des Immortels. Le
sculpteur se doit de tailler dans la pierre la beauté physique d’un être qui mourra sous
peu, mais qui continuera à vivre éternellement dans la matière. Le corps n’est qu’une
enveloppe, la véritable beauté humaine se trouve dans l’âme qui l’habite. Vous me
demandez comment un sculpteur peut rendre la chaleur de la vie dans un matériau
aussi froid. C’est l’artisan virtuose qui installe au cœur d’une statue l’étincelle de vie
grâce à laquelle elle semble s’animer soudainement. Laissons aux représentations
divines les formes simples pour qu’elles traduisent leur caractère insaississable ; mais
concentrons-nous également à donner aux représentations humaine une âme qui leur
ressemble ».
Socrate acquiesça, et il souligna que la cité était une création des hommes dont
nous devions être fiers. « Les images fabriquées pour l’embellir méritent de refléter
cette humanité et cette intelligence supérieure. » Endymion avait attentivement écouté
les discours de ses deux amis. Après un court moment de réflexion, il enchaîna : « Je
saisis bien l’essence de vos paroles et j’en viens à me demander quel genre d’artisan
je devrais être ? Celui qui représente les Immortels (mais est-ce là un sacrilège ?) ou
celui qui se complait à la représentation humaine ? Mais n’est-ce pas orgueilleux de
se faire dieu et d’animer une matière qui n’a pas été créée pour l’être ? »
Ni Socrate ni Phidias ne purent répondre à cette question, car c’était à
Endymion seul de trouver la solution à son problème. Il quitta donc les deux hommes
et la Nymphe, redevenue simple jeune fille inoffensive, pour retrouver son olivier sur
l’Agora, afin de clarifier sa propre destinée.
XIV
Hélas, arrivé sous son olivier, rien n’était clair dans sa tête. Plus il ressassait ses
idées, plus elles se ressemblaient et se confondaient. Au plus profond de lui-même, il
sentait que quelque chose d’autre dépassait son entendement. Mais quoi ?
Endymion commença à être agité, il devint fiévreux. Son corps commença à
trembler, pris dans un tourbillon et, au même moment, il y eut une bourrasque de
vent, un éclair, le ciel se couvrit et une pluie diluvienne le glaça jusqu’aux os. Ses
yeux étaient devenus ceux d’un fauve et son corps inspiré par les bruits sourds de
l’orage se mit à danser. Il était entré dans une transe dionysiaque, il ne contrôlait plus
ni ses pensées ni ses membres. Une folie divine s’était faite maîtresse de lui. À bout
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de forces et au bord de l’épuisement, il interpella d’un cri rauque son protecteur
Héphaïstos.
Celui-ci, plein d’orgueil, décida de quitter sa forge et d’aller voir sa famille divine.
Assez de désordre au royaume des dieux ! Il se présenta à l’Assemblée des dieux de
l’Olympe. S’adressant directement à Poséidon, il lui dit : « Vois, dieu de la mer,
l’erreur que tu as commise en t’en prenant à Endymion. Cet artisan ne te menaçait
pas. Mieux, il te vénérait ». « Tu as raison, Héphaïstos », lança Athéna. Puis elle se
tourna vers Poséidon et continua : « Tel Ulysse que tu pourchassas sur tes mers, tu
t’en prends maintenant à un pauvre artisan sans défense. Vois, Zeus, mon père,
comment Endymion se laisse pénétrer par la transe de Dionysos. Son génie est pur et
inspiré par nous. Il ne doit pas s’arrêter à des débats inutiles mais continuer à être le
vecteur de notre puissance ».
XV épilogue (J. Auberger)
Pour dire vrai, le débat des dieux dura très longtemps. C’était à qui aurait le
dernier mot, comme au temps où ils intervenaient dans les guerres des hommes, les
uns côté grec, les autres côté troyen. On eût même dit qu’ils s’amusaient, les dieux,
retrouvant dans leur querelle leur fougue d’antan et leurs rivalités. C’était à qui crierait
le plus fort – et pendant ce temps, une pluie diluvienne s’abattait toujours sur Athènes.
Eclairs, tonnerres, foudre de Zeus, trident de Poséidon, enclume et marteau
d’Héphaïstos, chacun frappait sur les nuages et les pauvres petits humains, bien
conscients que quelque chose allait mal au royaume des dieux, traversaient, péplos
remonté dans la ceinture, les torrents qui coupaient les rues…
Bien des choses expliquaient cette querelle de famille : les dieux s’ennuyaient,
depuis quelque temps. Ce n’était plus le temps des grandes guerres épiques et des
héros demi-dieux. Achille n’était plus, le masque d’Agamemnon gardait seul la trace
du glorieux passé. Et les dieux ne parvenaient plus à se passionner pour ces petits
hommes pris dans leurs petites guerres inter-cités, leurs intérêts personnels, leurs
goûts de la réussite et du statut social. Et même le petit Endymion, en qui ils avaient
placé leur espoir, retournait dans sa tête des envies d’argent facile et de prestige. Et
puis on a beau être immortel, on a de gros coups de fatigue, parfois. Et nos Douze
Olympiens acceptaient difficilement de voir petit à petit s’émanciper ces petits
hommes naguère si soumis à leurs caprices. D’abord il y avait eu cet Asclépios, fils
d’Apollon, petit-fils de Zeus, qui détrônait peu à peu dans le cœur des hommes son
père Apollon Maléatas : on est souvent trahi par ses enfants (Cronos en savait
quelque chose !) Et que dire de ces dieux étrangers avec qui il fallait désormais
partager les sacrifices ? Charmante, la belle Isis, dans ses sanctuaires pleins d’eau et
de grenouilles, mais les Douze l’auraient volontiers renvoyée sur les bords du Nil. Le
pire, c’était encore l’arrogance des petits hommes qui se targuaient parfois… de
pouvoir se passer d’eux ! Un rire inextinguible éclatait parfois sur l’Olympe, quand
Socrate, ce va-nu-pieds, prétendait dévoiler le bien et le vrai à la seule force du Logos
humain ! Quand Phidias croyait atteindre au divin à coups d’ivoire et d’or !
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« Chryséléphantines », ses statues ! Et puis quoi encore ? Hybris de l’homme !
Heureusement, le xoanon sacré était encore dans l’Érechthéion, mais pour encore
combien de temps ? Bref, les dieux… avaient peur ! Et ils se sentaient de moins en
moins utiles.
Et il avait suffi d’une Korè archaïque, statue à la manière des temps anciens,
cheveux longs et sourire d’une époque heureuse et révolue, pour que le sang des
dieux se remette à bouillir ! Athéna retrouvait ses yeux de chouette, Héphaïstos avait
même quitté sa forge, escapade rarissime – et il menaçait à présent sa mère Héra de
détruire son beau lit qu’il lui avait lui-même sculpté, si elle ne forçait pas imédiatement
Poséidon à cesser ses bêtises. Endymion était un pur, un artiste d’ancienne race qu’il
fallait protéger coûte que coûte. Ses ambitions sociales n’étaient qu’erreurs de
jeunesse, fruit de ses pélerinages trop fréquents sur l’Acrocorinthe. Qu’Aphrodite le
laisse un peu tranquille, qu’elle laisse Dionysos distiller en lui la transe sacrée.
Héphaïstos l’aimait depuis toujours, depuis sa première sieste sur l’Agora, quand il
dormait derrière l’Héphaistéion et que les tortues venaient lui renifler le nez. Il lui avait
donné le talent et avait insufflé à ses outils une force toute divine. Endymion n’en
savait rien, mais quand il frappait sur la pierre pour lui donner vie, c’est Héphaïstos qui
guidait ses doigts. Avec la complicité d’Athéna bien sûr, toujours ravie de se voir
joliment représentée.
Bref, la querelle virait à l’aigre, c’était Héphaïstos-Athéna contre Poséidon le
revanchard, l’oncle banni – ou presque – de l’Acropole, voué à vivre dans son temple
de Sounion, battu par sa propre nièce à Athènes. À force de contempler les couchers
de soleil, il voyait rouge. De lassitude, il avait même renoncé à la magie du
crépuscule, le soleil ne rougissait plus, de crainte de l’irriter encore davantage.
Dionysos, lui, le dieu fou, oscillait entre les deux camps, jetant un désordre encore
plus grand, de l’huile sur le feu, pourrait-on dire…
Zeus voulut frapper un grand coup, désireux de conserver son trône, inquiet
aussi de voir sa tranquillité compromise. Un coup de foudre ébranla l’Olympe, et
l’écho vibra jusqu’à Athènes, déchirant le ciel une fois encore. Les hommes éperdus
protégeaient leurs biens comme ils pouvaient. Simon fourra dans un grand sac ses
sandales de cuir. Les étrangers, nombreux à cette saison dans la cité, coururent se
mettre à l’abri dans les auberges. Costa, l’apprenti de Simon, bonne âme, en recueillit
quelques-uns, les faisant monter bien vite dans sa charrette couverte, calmant de sa
main les mules affolées par ce déluge inhabituel. L’Agora se vida. Il ne restait plus
qu’Endymion, toujours possédé des dieux, toujours écartelé entre ces puissances
rivales et jalouses, torturé et en proie aux pires angoisse, ignorant tout de son sort…
Et soudain, le ciel se fit plus clair. Un bout de ciel bleu apparut, et chacun vit
dans la trouée un corbeau faire des cercles au-dessus de l’Agora. La pluie se calma,
les nuées se déchirèrent, les oiseaux cachés sous les architraves risquèrent un
gazouillis et les hommes comprirent que la colère était passée.
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Sur l’Olympe, Apollon s’était levé. Un seul geste du bras, la bouche un peu
dédaigneuse, il avait toisé la grande famille des dieux et, sans élever la voix, avait
demandé à ses frères et sœurs, père, mère et oncle de se calmer. Un coup d’œil
complice à sa sœur Artémis déjà prête à sortir son carquois et ses flêches, sourcils
froncés vers les Centaures, à l’affût comme toujours des batailles où intervenir ; et
regard à la fois fier et soumis en direction de ses parents, Zeus et Héra, parents bien
aimés mais bien moins sages que lui. « Il suffit, jeta-t-il. Assez de querelles et de
jactance. Ne réglez pas vos comptes sur le dos des pauvres humains. Endymion est
notre élu. C’est un artiste, il sait réconcilier les temps passé et présent. Il n’appartient
à aucun d’entre nous. Dionysos, petit frère, lâche le. Poséidon, cher oncle, ne le rends
pas responsable de ton échec passé, ne sois pas jaloux de ta nièce Athéna. Nous
sommes tous présents à Athènes. Sur l’Acropole et sur l’Agora. Et sur tous les autels
privés de toutes les familles. Nous avons encore de beaux siècles devant nous. Et
même quand notre étoile aura pâli, quand nos temples crouleront (cher oncle
Poséidon, en tant qu’Apollon Iatromantis, je t’annonce qu’en tant qu’Ébranleur de la
Terre tu vas en abattre plus d’un !), l’art d’Endymion nous gardera Immortels… »
Tout cela fut dit calmement, sans énigme, avec toute l’assurance de celui qui
sait et qui garde confiance… Les dieux en furent ébahis, Zeus lâcha son foudre. Sur
l’Agora, Endymion sortit lentement de sa transe : Dionysos lâchait prise, le corbeau
apollinien se posa sur l’olivier et le regarda en éclatant de rire. Reprends souffle, petit
Endymion, éponge la sueur sur ton front, remets de l’ordre dans tes cheveux, essuie
ce filet de salive qui fait désordre. Apollon reprend les choses en mains, tu es sauvé.
Pour le moment, du moins…
Grâce à toi, les dieux se sont réveillés. Grâce à toi ils s’intéressent à nouveau
aux affaires des hommes. Ils ont perçu l’étincelle dans tes œuvres, ils ont senti le
danger. L’espace d’un moment, tu ne fus plus qu’un jouet dans leurs mains. Avec
Phidias, tout était plus facile. Athéna Parthenos de l’Acropole, Zeus d’Olympie : des
chefs d’œuvre, certes, admirables produits de la Technè humaine. Mais pas le souffle
de l’esprit. Une masse précieuse que les hommes se chargeraient eux-mêmes de
fondre… La Korè, elle, était tout autre chose. Avec elle, le petit homme touchait au
divin. Avec elle, il grimpait sur l’Olympe, rejoignait les Douze. Chacun le savait et –
quelque part – en était déstabilisé…
Quand il fut calmé, Endymion ouvrit les yeux. Il vit le corbeau et n’en fut pas
effrayé. Quand ses yeux eurent repris leur acuité, il vit autre chose, et ce spectacle
faillit le renvoyer dans les transes dionysiaques. Un homme était à ses genoux,
humble, dans une attitude de soumission. Devant lui, des instruments de sculpteur,
flambant neufs. Et un gobelet de céramique noire. Endymion le connaissait bien, ce
gobelet, du temps où il le remplissait de vin coupé d’eau pour son maître. « Je suis à
Phidias » disait la coupe. On la lui donnait donc ? Inestimables offrandes du maître à
son disciple, renversement des rôles, passage du témoin : Phidias, à genoux devant
Endymion, avait trouvé son maître. Et il l’acceptait. À côté de lui, nez aplati dans un
visage lunaire, avec des gloussements de satyre aviné, Socrate rigolait…
17
En un instant, Endymion avait compris. Le rite de passage était accompli,
l’épreuve était franchie. Il n’était plus Endymion, le disciple de Phidias. Les dieux
voulaient qu’il fût le premier, avec tous les dangers qui vont avec. Risque de déplaire
aux hommes, risque, surtout, d’attirer encore la colère des dieux. Debout, l’angoisse
lui eût ployé les genoux. Mais il était couché sous son olivier, avec le corbeau
d’Apollon pour le protéger. Il risqua un petit sourire en direction de ses anciens
maîtres, chassa de sa main les fourmis qui traçaient une colonne le long de sa jambe,
vérifia la position du soleil et constata qu’il était l’heure de sa sieste. « Rien de trop »,
disait un Ancien. Il eut un sourire béat et s’endormit en toute sérénité, avec une
pensée pour Athéna et Héphaïstos, ses seuls et vrais maîtres.
Trois chiens montaient la garde autour de son sommeil. Phidias, un peu voûté et
les mains vides, rentra chez lui, tira la tenture qui lui servait de porte, s’assit
lourdement, comme un homme devenu vieux d’un seul coup, et pleura.
18
I
J. Auberger
II
G. Leroux
III
C. Vanasse – J. Bergeron – A. Dion-Clément
IV
M.-H. Rioux – N. Moreau – C. Baillargeon
V
S. Gilbert – M.-É. Mélançon-Poirier – V. Côté
VI
M. Bernier – S. Sarrazin – M. Labelle
VII
P. Tremblay – K. Desrochers – K. Vallée
VIII
A. Langelier – S. Lopes-Martins – J. Tourigny
IX
F. Renaud – L.-P. Auger – M. Glaude – B. Cordeau
X
D. Tardif – M.-C. Sylvestre Barbeau – E. Lecomte
XI
A. Soulard – M.-M. Tourangeau – C. Brunet
XII
K. Hamel – J. Normand – M. Delisle
XIII
L. Audet – A. Généreux – J. Godin-Laverdière
XIV
A. Caron, M.-E. Blache-Gagné, M. Vincent
XV
Épilogue J. Auberger
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