Nicolas Tanti-Hardouin LES NOUVELLES FIGURES DU PATIENT Pour une autre philosophie Préface de Jean-Robert Harlé Les nouvelles figures du patient Pour une autre philosophie Éthique et pratique médicales fondée par Richard Moreau Collection dirigée par Roger Teyssou La collection Les Acteurs de la Science, prévue pour recevoir des études sur l’épopée scientifique moderne, se dédouble pour accueillir des ouvrages consacrés spécifiquement aux questions fondamentales que la santé pose actuellement. Cette nouvelle série cherche à faire le point objectivement et en dehors des modes sur des connaissances, des hypothèses et des enjeux souvent essentiels pour la vie de l’homme. Elle reprend certains titres publiés auparavant dans Acteurs de la science. Dernières parutions Jacques ROBERT, Mal de mère et maux d’enfants, 2014. France BERETERBIDE, Essais cliniques dans les pays du Sud : entre impérialisme éthique et relativisme moral ?, 2014. Lucien KARHAUSEN, Mythologies médicales, 2014. Nausica ZABALLOS, Vie et mort d’un hôpital psychiatrique : le Camarillo Hospital (1936-1996), 2014. Monica GINNAIO, La pellagre : histoire du Mal de la Misère en Italie, 2013. Pr Jean-Luc WAUTIER (avec la collaboration de Marie-Paule Wautier), Le sens de la médecine ou la révolution culturelle dans le système de santé, 2013. François VACHON, Mon corps m’a dit, Vite et mieux comprendre quand une urgence médicale menace vraiment sa vie, 2013. Philippe GARNIER, Infections nosocomiales et trou de la sécu, maux croisés de santé, 2013. Jean-Adolphe RONDAL, La réhabilitation des personnes porteuses d’une trisomie 21, 2013. Annagrazia ALTAVILLA, La recherche sur les cellules souches : quels enjeux pour l’Europe ?, 2012. Michel NADOT, Le mythe infirmier, 2012. Thierry PATRICE, Chercheurs, Éthiques et Sociétés, L’avenir de l’avenir, 2012. Nicolas Tanti-Hardouin Les nouvelles figures du patient Pour une autre philosophie Ouvrages du même auteur Economie de la santé, Collection U chez Armand Colin, Octobre 1994. L’hospitalisation privée en France : crise identitaire et mutation sectorielle, Les Etudes de la Documentation Française – novembre 1996. La santé en France : radiographie d’un système, Collection « Points de Départ », Foucher, Paris, mai 2001. Dictionnaire d'économie sanitaire et sociale, Foucher, Paris, Janvier 2003. Aux origines de l’économie de la santé, Editions Ellipses, octobre 2011. La liberté au risque de la santé publique, Sciences humaines en médecine, ed. Les Belles lettres, septembre 2013. © L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-04760-7 EAN : 9782343047607 « Se référer au visage souffrant, c’est en effet aborder le sujet souffrant dans sont identité et dans son histoire personnelle. C’est partir d’un individu singulier et non plus d’un corps anonyme, comme c’est trop souvent le cas dans l’approche clinique. C’est tenter d’élucider un système de signes liés à une personne particulière. » Claire Marin, « Le visage de la souffrance », dans C. Marin et N. ZaccaïReyners, Souffrance et douleur, Autour de Paul Ricoeur, Puf, Questions de soins, Paris 2013. « Le médecin n’est plus le magicien des corps comme l’appelle l’économiste de la santé Claude Le Pen, l’intermédiaire magique entre les dieux et les hommes. C’est un technicien, une sorte d’ingénieur médical d’un type nouveau. Cette modification a induit une nouvelle attitude consumériste de la part des patients, agissant de plus en plus comme des clients. Au fur et à mesure que la valeur éthique prédominante passe de la bienfaisance à l’autonomie, le contrat moral existant entre le médecin et le patient ne se résume plus à une obligation de moyens, mais tend vers l’obligation de résultats. » Sadek Beloucif, « Soigner tout homme, soigner tout l’homme » dans C-O. Doron, C. Lefeve et A-C. Masquelet, Soin et subjectivité, Cahiers du Centre Georges Canguilhem, Puf, Sciences Histoire et Société, Paris 2011 Préface Ce début de XXIe siècle est celui de la transformation de la relation entre malades et soignants. Les textes de loi (Loi du 4 mars 2002, loi de la démocratie sanitaire, lois sur l’organisation de la fin de vie), les nouvelles organisations sanitaires dans les établissements de soins : création de services d’éducation thérapeutique, installation des associations de malades au sein même du fonctionnement hospitalier, et donc du circuit de décision, ont profondément bousculé le caricatural paternalisme médical du siècle dernier. Tout cela laisse fréquemment les soignants un peu perplexes (et peut-être un peu nostalgiques ?). La dialectique du pouvoir et son partage restent cependant bien présents et c’est le sujet de cet ouvrage écrit par un éminent économiste de la santé, le Pr Tanti-Hardouin. Il nous amène à dégager pas à pas les nouvelles représentations, les nouvelles figures du patient, tour à tour redéfinies par les économistes de la santé, les décideurs politiques, les sociologues, puis par les patients eux-mêmes, seuls isolés, ou associés en groupes d’intérêt ou/et de pression. On comprend que la différence de points de vue conduise à des figures contrastées, voire divergentes. Une introduction rapide nous plante le décor : les sciences sociales sont en émoi. Leur sujet d’étude n’est pas le patient directement, mais l’analyse des transformations des systèmes de santé, eux même bousculés par la génération de nouveaux acteurs, de nouvelles façons de communiquer, de partager l’information, de la rendre intelligible. La contrainte financière a entrainé des besoins de contractualisation que l’on retrouve dans le cadre de la loi portant sur l’instauration de la démocratie sanitaire, et des lois relatives à la place des usagers (des patients) dans le système de santé. 7 A travers trois grands chapitres - l’autopsie de l’homo medicus, l’avènement médical du sujet, et enfin « de l’autonomie brisée, à la vulnérabilité » - l’auteur dresse ces différentes figures du patient qui s’articulent autour du concept d’autonomie, véritable fil conducteur de l’ouvrage, tour à tour revendiquée comme idéal, norme absolue, ou valeur plus relative par ses degrés ou comme une visée, un idéal à atteindre (ou pas). L’autonomie ainsi souvent magnifiée en vient à obscurcir d’autres valeurs fondamentales que sont la non malfaisance et la bienveillance dans la terminologie anglo-saxonne de l’éthique du soin de Childress et Beauchamp. Rappelant ici une autre définition plus générale de l’éthique comme visée bonne pour soi et pour autrui, l’auteur écrit un véritable ouvrage d’éthique des soins. On ne dénombre pas moins de 6 différentes figures du patient dans l’argumentaire développé dans ce livre. : - le patient rationnel, homo medicus, patient de comportement idéal, désiré par les organisateurs du système de santé, capable de raisonner, choisir dans son intérêt, éviter les comportements déviants, dangereux, et donc accessible aux rationalités du marché de la santé, pour minimiser le coût des soins, accessible au concept de marchandisation des soins. Ce patient idéal (le bon malade ?) est cependant le plus souvent bien éloigné de la réalité. On retrouve là l’économiste de la santé qui dans un long paragraphe sur « l’asymétrie de l’information » dresse une critique réglée de cet homo medicus (economicus). Il rappelle que l’incertitude plane à toutes les étapes de l’activité médicale, rendant impossible le raisonnement planifié, calculateur que souhaiteraient rencontrer, ou construire les économistes. Certains en viennent à considérer la relation paternaliste d’une confiance rencontrant une conscience comme inéluctable tant l’asymétrie est grande entre le patient, le malade qui souffre et ne sait pas, et le médecin qui sait, et qui soigne. 8 - le patient « sachant », certes porteur d’un savoir profane, mais actuellement mieux informé de la réalité du système de santé, apte à exprimer ses hypothèses diagnostiques, ses attendus personnels ; il est aidé précieusement par deux sources : internet, et la diffusion des savoirs par les associations de malades, en particulier au cours d’une maladie chronique. Ce patient « sachant » est en marche vers une autonomie dans sa vie sociale et personnelle. - le malade consommateur de soins (economicus) : comme écrit dans le texte de loi du 1er août 2004 portant sur la réforme de l’Assurance Maladie. Informé, il est apte à faire des choix éclairés. De patient on devient client, faisant jouer la libre concurrence entre des acteurs de santé : voir les classements maintenant pluriannuels des hôpitaux et cliniques, affirmant la primauté de la qualité mesurée d’une structure de soins sur la qualité présumée accordée individuellement au médecin. Normes, labels, agences d’évaluation sont devenus incontournables mais transforment la relation malade-médecin en un processus marchand qui est loin de rapprocher les points de vue des deux parties. Agent économique, le patient consommateur de soins exerce des choix concernant l’offre de soins ; en retour la structure soignante est encouragée à opérer des choix comptables (coupables) entre les malades (course à la tarification à l’activité – T2A). Un important chapitre sur la critique de l’économie politique de la santé resitue le débat concernant le patient « economicus » dans les orientations politiques données ces dernières années par les textes de loi sur la démocratie sanitaire, l’accès à l’autonomie du patient. - le sujet-patient : l’autonome, le patient autonome, singulariste, à différencier d’individualiste : car le singulariste se pose comme voulant être reconnu comme singulier, paradoxe en apparence car il ne remet pas en cause la société médicale par qui il désire ardemment voir reconnaître sa singularité. On approche ainsi du concept d’autonomie, que l’auteur s’attache à discuter longuement à plusieurs reprises 9 tant ce terme prend de sens différents : véritable norme des normes éthiques pour ceux qui revendiquent, en butte avec le pouvoir médical, l’autonomie du Self care, de l’autoprescription ; valeur relative pour ceux qui analyseront la relation de soins comme partant d’un constat de vulnérabilité initiale, et de la recherche progressive de cette autonomie. - le patient capable avec l’acquisition de « l’empowerment », reconquête de l’autonomie, du sentiment d’auto-efficacité dans la maladie chronique, avec pour exemple la maladie diabétique. Est apparu progressivement le malade conscient de ses capacités à décider dans le cadre de sa vie personnelle ce qui est bon pour se sentir en bonne santé avec sa maladie. Cette figure de patient capable n’est pas incompatible avec la figure suivante. - le patient vulnérable, dont l’autonomie est brisée, et doit se reconstituer. Ce terme de vulnérabilité découle du constat de l’absence d’autonomie au moins au début d’une maladie, non choisie bien sûr, incomprise, et brisant chez le malade sa définition personnelle de la bonne santé. Les observations des sociologues à l’hôpital permettent d’approcher l’incertitude, l’incompréhension malgré les informations (consultation d’annonce par exemple), la difficulté de parler un langage commun entre le soignant détenteur d’un savoir médico-technique précis, complexe, et le malade qui tente de donner une signification à ce qui lui arrive dans son savoir profane, une intégration à son histoire personnelle, familiale, culturelle propre. L’autonomie est lointaine dans ces moments de peur, de doute. C’est ici que doit intervenir l’empathie, la sympathie, notions très concrètes à valoriser, à enseigner aux soignants. L’autonomie est ainsi à considérer comme une valeur éthique à reconstruire, depuis l’autonomie brisée, vers l’autonomie retrouvée : il arrive qu’un malade chronique vous affirme qu’il est en bonne santé. 10 N’est-ce pas là la preuve de sa reconstruction pleine et entière dans son autonomie ? L’éthique est une « visée bonne » pour soi et pour autrui nous rappelle le philosophe. L’ouvrage du Professeur Tanti-Hardouin est à lire par tous les acteurs de la santé, que ce soient les politiques, les cadres administratifs, et les usagers des soins ainsi que les soignants. La distance séparant le « bon patient » de la réalité ressentie sur le terrain donne la mesure du travail à accomplir, tant dans le domaine de l’éducation thérapeutique que dans les efforts vis-à-vis de la vulnérabilité des patients : de compréhension, d’explication, de soutient, de confiance de la part des soignants, particulièrement les médecins. Dans le champ de l’apprentissage de l’éthique des soins, ce livre s’avère essentiel. Jean-Robert Harlé, septembre 2014 11 Introduction Les sciences sociales de la santé en émoi Tout observateur assidu du champ des sciences sociales de la santé aura assurément fait le constat durant ces vingt dernières années d’un changement très important relatif au statut du patient. Ce sentiment est alimenté par une abondante littérature avec des titres forts et accrocheurs : « le patient a pris le pouvoir », « la toute puissance du patient », « malade ou client ? ».1 En tête de ce mouvement, on trouve évidemment les économistes de la santé qui s’expriment longuement dans un article paru dans la revue « Les tribunes de la santé », et dont on cite un long extrait qui donne un large panorama des bouleversements constatés dans le monde de la santé ces dernières années. « Au cours des vingt dernières années, l’analyse et la compréhension du fonctionnement du système de santé ont dû intégrer l’arrivée de multiples nouveaux acteurs qui ont, pour certains, pris une place essentielle et aujourd’hui incontournable. C’est le cas des patients, de leur entourage et des associations qui les représentent. Identifiée sous la formule de démocratie sanitaire, l’irruption des patients ou usagers du système de santé (les débats sémantiques nombreux mais au final peu opérationnels ne seront pas traités ici) comme acteur légitimes et non plus représentés, en particulier par les médecins parlant et agissant en leur nom, marque indubitablement une transformation majeure des dernières décennies. Relevant d’un mouvement sociétal plus général, cette prise de parole des usagers et patient vient bousculer beaucoup plus fortement le domaine d’exercice de la médecine et des soins de santé. Ouvrage coordonné par J-N Bail et alii, Le Patient a-t-il le pouvoir ?, 10ème Journée d’Economie de la santé, J. Libbey Eurotext, Paris, 2009 ; D. Dreyfuss, F. Lemaire, H-D. Outin, Des patients tout puissants ? Médecine Sciences Flammarion, Paris, 2006 ; D.et C. Jolly (direction), Malade ou client ? Economica, 1993. 1 15 Trois lois encadrent l’essor continu de la place des patients et usagers au sein du système de santé : 4 mars 2002, loi sur le droit des malades et la qualité du système de santé ; 9 Août 2004, loi relative à la politique de santé publique ; 21 Juillet 2009, loi dite « Hôpital, patients santé et territoires » (HPST). Elles formalisent successivement leur droit à l’information et à l’accès aux données personnelles. De longue date, les patients étant considérés comme dénués des connaissances et capacités leur permettant de discerner leurs besoins et d’exercer un choix rationnel fondé sur des préférences exprimées, le modèle de la délégation de compétence au profit des professionnels s’est largement imposé en réponse à l’asymétrie d’information. Cette asymétrie se voit contrariée par l’apport de l’information (information légale, internet, le rôle des associations). Il s’agit bien, conformément aux enseignements de l’analyse économique, d’espérer d’un patient mieux informé, et donc plus rationnel, une meilleure capacité d’opérer des choix. Le législateur, au travers des procédures de recherche du consentement éclairé, vise également la manifestation de l’autonomie du choix du patient, celle-ci devant s’exprimer pleinement dans le cadre théorique et pragmatique des approches de décision partagée. Informés, explicitement consentants, les patients sont tenus de coopérer. Conformément aux présupposés des théories de l’agence, des incitations et des contrats, des mécanismes de responsabilité financière et de contractualisation ont été mis en place dans le secteur de la santé. Cette logique de responsabilisation financière individuelle au nom d’une contrainte collective de financement est susceptible d’ouvrir la voie à des mesures d’ordre comportemental visant les activités de prévention (comportements à risque). L’émergence d’un rôle inédit des patients et usagers s’avère intrinsèquement lié à la transformation du modèle pathologique dominant substituant les maladies chroniques aux affections de courte durée. L’expérience dans la longue durée de la vie avec la maladie confère aux patients, au-delà, des informations qu’ils glanent ou reçoivent, une compétence profane particulière de plus en plus fortement revendiquée et reconnue. 16 En témoigne l’accroissement des modalités d’éducation thérapeutique destinée à les valider ou à les renforcer, quand il ne s’agit pas du mécanisme opposé et plusieurs fois démontré de patients apprenant aux soignants ce qu’est la spécificité de leur atteinte et ce qu’il convient de faire dans le cas de maladies rares ou nouvelles (Sida). C’est bien alors en tant que producteurs de leurs propres soins qu’ils doivent être socialement et économiquement appréciés. Au-delà du constat individuel et singulier, la reconnaissance de ces compétences profanes acquiert dorénavant un caractère collectif. Mobilisant leurs propres compétences, profitant des expériences des unes et des autres, plusieurs centaines d’associations de malades cherchent à peser sur les conditions de l’offre de soins ».2 Cette citation volontairement longue dresse un assez bon panorama des thèmes nouveaux qui concernent le patient dans l’ensemble des sciences sociales de la santé. On y parle des patients informés, des patients autonomes ou dotés d’un tiers de confiance choisis par eux, des patients responsables, des patients individuellement compétents et impliqués, des patients organisateurs et acteurs de leurs soins, des patients citoyens codécideurs. Par rapport à un passé récent où dominait largement le paternalisme médical, l’hypothèse « de nouvelles figures du patients » est acceptée et reconnue dans le champ de la santé. Il s’agit d’un réel changement par rapport à l’époque où on ignorait totalement la présence et le rôle du patient (modèle paternaliste de la médecine). Il s’agit d’une nouvelle philosophie du soin. M. Bungener G. de Pouvourville, « Patients, médecins, hôpitaux : une nouvelle donne ? Comment l’analyse économique répond-elle aux évolutions sociétales ? », Les Vingt ans du Collège des économistes de la santé, Les tribunes de la santé hors série, novembre 2010, p 53-65. 2 17