MEMOIRE QUAND LA SOUFFRANCE VIENT DE L`ENFANCE

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UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LYON
D. U. PHILOSOPHIE DE L’OSTEOPATHIE
ANNEE UNIVERSITAIRE 2015-2016
MEMOIRE
QUAND LA SOUFFRANCE VIENT DE L’ENFANCE
Le toucher sollicite la pulsion mais lui donne forme et limite.
Il impulse un mouvement vers autrui, […]
mais vise à faire naître le sujet à lui-même1.
Présenté par Chantal ROPARS
Directeur de Mémoire :
Yan PLANTIER
1
P. Prayez, Le toucher en psychothérapie. Paris, Epi, 1994, p. 74.
SOMMAIRE
Introduction .............................................................................................................................................................3
I Névrose infantile ..................................................................................................................................................4
1.
Phase précoce du développement psychique : pulsion de vie, constitution du Moi et du
narcissisme primaire ................................................................................................................................................ 4
2.
Phase de développement psychosexuel au sein d’une famille ............................................................... 6
II Deux buts et trois opérateurs de la psychanalyse ..................................................................................8
III Ostéopathie et névrose infantile .............................................................................................................. 10
1.
Etat des lieux des concepts et méthodes utilisés par les ostéopathes aujourd’hui..................... 10
2.
Réanimer la pulsion de vie et restaurer le narcissisme, un meilleur axe de travail ? ................ 13
3.
Transfert, sexualité, interprétation, quels opérateurs en ostéopathie ? .......................................... 18
Conclusion .............................................................................................................................................................. 20
Bibliographie ........................................................................................................................................................ 21
2
INTRODUCTION
La plupart des traumatismes corporels récents bénins créent des symptômes
fonctionnels dans le corps qui sont soignés aisément par ostéopathie. Les progrès du
traitement sont rapides, visibles et même assez réguliers. Dans des cas plus difficiles de
traumatismes corporels sévères, comme un accident de la voie publique, le patient peut
développer des troubles anxieux d’Etat de Stress Post-Traumatique. Dans la majorité de ces
rencontres avec le mauvais sort, l’ostéopathie tissulaire produit encore, quoique plus
lentement, des effets thérapeutiques très positifs, surtout si l’ostéopathe connait et comprend
ces troubles anxieux particuliers. Ces traumatismes sont dits de « névrose actuelle ».
Cet écrit concerne la prise en charge d’autres patients encore, ceux dont le
développement psycho-sexuel de la période infantile a été émaillé de difficultés sérieuses ou
de traumatismes, dans la réalité de la vie de l’enfant (i.e. abandon précoce) ou dans sa vie
fantasmatique (i.e. conviction de ne pas être aimé). L’amélioration des tensions et des
symptômes dus à ces souffrances infantiles est difficile car ils résistent au traitement
ostéopathique. L’ostéopathe a quelques indices pour discriminer l’origine infantile des
troubles mais ils sont pauvres : les tissus ne se dénouent pas malgré les soins, des douleurs ou
des symptômes fonctionnels défient parfois toute logique, des comportements et des traits de
caractère exacerbés (hystériques ou obsessionnels) rendent la vie éprouvante au patient sans
qu’il parvienne à modifier ses comportements destructeurs (tels des addictions alimentaires ou
de toxiques) ou défensifs (comme le repli social). Bien que la cause de sa souffrance
appartienne à son histoire psychique, le patient n’en sait rien et il consulte un ostéopathe car
ce sont des symptômes du corps qui le font souffrir. L’ostéopathe, qui manque ordinairement
de connaissances théoriques et surtout empiriques sur l’inconscient, a tendance à verser dans
l’analyse sauvage pour tenter de faire évoluer ces prises en charge difficiles.
Ce mémoire a pour but de réfléchir sur une autre façon d’aborder cette problématique
qui me paraitrait moins étrangère à l’esprit de l’ostéopathie. Il commence par un bref rappel
concernant la construction psychique infantile et trois opérateurs essentiels de la psychanalyse
dans les troubles de la névrose infantile. Je mettrai cela en regard avec les procédés à visée
psychothérapeutique souvent utilisés dans le champ de l’ostéopathie. Enfin je proposerai un
autre axe de travail : réanimer la pulsion de vie et restaurer le narcissisme. Cet axe, qui me
parait rassembler le corps et la psyché dans une même dynamique, faciliterait aussi un travail
psychique qui, s’il reste insuffisant, évoluerait au sein d’une relation thérapeutique plus juste.
3
I NEVROSE INFANTILE
Selon un article de 19152 Freud postule l’existence d’un inconscient comme nécessaire pour
expliciter des phénomènes psychiques conscients aussi élémentaires que le simple fait de
comprendre. Quel serait l’agencement de la structure psychique autour de cet inconscient ?
Après un remaniement effectué en 1920, Freud représente l’appareil psychique sous forme de
rapports entre trois lieux ou instances différentes : le Ça, ou Inconscient est constitué de
pulsions dont certains représentants parviennent au Conscient, le Moi. Elles sont filtrées par
une censure, produite par le Surmoi, lui-même constitué de l’intériorisation des interdits
parentaux et sociétaux. Cette représentation, simplifiée à l’excès, reste utile pour se
représenter le destin des pulsions qui ne peuvent s’établir dans le Moi : elles sont refoulées
parce que le Surmoi les a rendues inacceptables, tout autant que des traumatismes violents,
comme la mort prématurée d’un être cher. Comment se construit cet appareil psychique ?
1. Phase précoce du développement psychique : pulsion de vie, constitution du Moi et du
narcissisme primaire
Selon Federn3, la première phase de la construction de la psyché d’un enfant est sa perception
d’exister, d’abord sur le plan corporel, puis sur le plan psychique. C’est la constitution d’un
Moi corporel et d’un Moi psychique qui, s’ils sont conformes au désir parental et à une
certaine forme de normalité sociétale, deviennent constamment conscients dans le temps et
dans l’espace. Le précipité de ces deux ébauches de Moi en une image unifiée de soi, grâce au
stade du miroir et à une identification à un adulte enviable, constituera le noyau primaire du
narcissisme4, base d’estime de soi qui permettra à l’adulte de « se sentir bien dans sa peau ».
La mise en action de ces processus repose sur la pulsion, force qui active, pousse, met
en mouvement la vie psychique. Cette notion de pulsion est fondamentale en psychanalyse
pour décrire la vie de la psyché et, plus précisément, pour élaborer un modèle explicatif de
l’articulation entre le corps et la psyché5. Il semble que la notion de mouvement soit tout aussi
fondamentale chez Still quand il cherche à définir comment la vie s’articule avec la matière6 :
Freud S. [1915] « L’inconscient », in Métapsychologie. Paris, Gallimard, 1981, p. 66.
Federn P. [1952] La Psychologie du moi et les psychoses, Paris, PUF, 1979.
4
Chiland C. « Narcisse ou le meilleur des mondes possibles », in Homo psychanalyticus. Paris, PUF, 1990, p.
219. Cela [le narcissisme] comprend : une juste estime de soi, la croyance en la possibilité d’être aimé en
complément du mouvement objectal de la croyance en la possibilité d’aimer, une pleine acceptation de son
identité avec possibilité d’identification à autrui et capacité de supporter les différences, notamment celles liées
au sexe, un sentiment de continuité, d’unité, de cohésion de soi impliquant la distinction du dedans et du dehors.
5
Freud S. [1915] « Pulsion et destin des pulsions » in Métapsychologie. Paris, Gallimard, 1981, p. 18. Le
concept de pulsion nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le
représentant psychique des excitations, issues de l'intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une
2
3
4
L’ostéopathe trouve là le domaine sur lequel il peut s’appuyer pour
toujours. Ses devoirs en tant que philosophe l’avertissent que la vie et la
matière peuvent être unies et que l’union ne peut continuer s’il existe
quelque empêchement au mouvement libre et absolu.
En termes de pulsions, Freud postule principalement l’existence d’une pulsion de vie,
qui rassemblerait les pulsions d’autoconservation (assouvir sa faim) et les pulsions sexuelles
(suçotement du sein prolongeant la tétée), les dernières s’étayant sur les premières. Notons
que dans le corpus psychanalytique freudien le sexuel ne désigne pas la génitalité mais le
supplément de plaisir au-delà des besoins d’autoconservation.
A la pulsion de vie s’opposerait une pulsion de mort que Freud s’est résolu à théoriser
selon ses données cliniques et l’histoire contemporaine qui montraient l’échec des vœux de
bonheur et de paix pourtant proclamés par chacun. Quant au narcissisme, évoqué plus haut,
Freud lui oppose l’investissement d’autrui et du monde extérieur, notamment à partir de
l’observation de la passion amoureuse qui promeut un fort investissement d’Objet (investir
autrui) au détriment de l’investissement du Moi (ou investissement libidinal narcissique) 7.
Selon Colette Chiland8, psychanalyste contemporaine, l’investissement d’Objet n’est au
détriment de l’investissement dirigé vers le Moi que dans la passion amoureuse. Elle suggère
un modèle à deux pôles – le Moi et l’objet – et deux modalités d’investissement – Eros et
Thanatos – les pulsions de vie et les pulsions de mort, l’investissement positif qui lie et unit et
l’investissement négatif qui délie et détruit.
Le pôle narcissique (investissement du Moi) reçoit un investissement positif par la
pulsion de vie et négatif par la pulsion de mort. Il y a ainsi un narcissisme heureux et un
narcissisme mortifère. Le narcissisme heureux permet à l’enfant de construire son unité
psychique, son identité, une continuité d’être. Il repose sur la stimulation agréable produite
par les soins maternels. Son opposé, le narcissisme mortifère, est la répétition pure des
expériences vécues, quelles qu’elles soient, la recherche de stimulation sans pouvoir faire le
tri entre les stimulations bienfaitrices et les stimulations délétères. Chiland a élaboré ce
modèle à partir de sa clinique avec des patients arriérés profonds qui s’automutilaient lorsque
mesure de l'exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel. […]
Toute pulsion est un morceau d’activité.
6
Still A. T. [1899] Philosophie de l’ostéopathie. Vannes, Sully, 1999, p. 164.
7
Freud S. [1914] Pour introduire le narcissisme. Paris, Payot, 2012.
8
Chiland C. « Narcisse ou le meilleur des mondes possibles », in Homo psychanalyticus. Paris, PUF, 1990.
5
leurs liens proches avec les soignants s’effaçaient : la pulsion de mort s’exprimait par ces
autostimulations douloureuses.
L’enfant en devenir, parce qu’il est en construction, est particulièrement fragile. Des
liens affectifs défaillants appauvrissent dangereusement sa pulsion de vie. Le Moi de l’enfant,
qui doit continuer sa maturation psychique, adopte des mécanismes de défense pour refouler
des événements ou situations trop douloureux : absences, deuils, maltraitance physique ou
psychique. Face à l’effet destructeur du trauma, le psychisme adopte des stratégies de survie :
sidération de la pensée, fragmentation d’une partie du moi, auto-clivage narcissique. Le
patient se dédouble : une partie de la personne continue de vivre et de se développer, tandis
qu’une autre, enkystée, subsiste en état de stagnation, apparemment inactivée. Dans le
concept d’auto-clivage narcissique 9 , Ferenczi parle d’une partie morte du Moi. Réanimer
cette partie morte du Moi est difficile car si le Moi du patient porte des failles profondes, ce
dernier n’en sait rien, ou pas tout ; seuls ses symptômes et ses comportements
autodestructeurs signent les fragilités qui affleurent. Plus l’âge de l’enfant était tendre lors du
traumatisme, moins les représentations refoulées sont accessibles, plus la construction et
l’équilibre sont précaires.
2. Phase de développement psychosexuel au sein d’une famille
Quand la relation précoce a été « suffisamment bonne » pour reprendre l’expression de
Winnicott, la croissance physique s’accompagne d’une érogénéisation de différents lieux et
fonctions corporels : les organes sexuels sont explorés, certaines sensorialités se lient à des
fantasmes sexuels, une image du corps se construit, faite à proprement parler d’énergie
sexuelle (libido) qui, parce qu’elle est tenue secrète, en vient à rester inconsciente. Dans cette
vie infantile si foisonnante d’impressions sensorielles et de rêveries oniriques, des fantaisies
permettent aux enfants de prendre une place convoitée, de déplacer des désirs agressifs envers
des rivaux, de prendre plaisir et revanche à l’abri des contes et mythes qui les soulagent de
n’être pas seuls à porter des pensées et envies amorales.
Repérage des différences des sexes, des singularités des corps, apparition de la pudeur
et des signes sexuels secondaires, tout dans le sexuel peut donner lieu à des blessures
indélébiles. Des complexes naissent qui rendront la vie et le plaisir sexuels adultes si
singuliers et énigmatiques. Cette grande singularité s’accompagne pourtant aussi d’une
succession habituelle d’étapes dont trois sont considérées principales : la bouche (phase orale)
9
Ferenczi S. Le Traumatisme. Paris, Payot, 2006, p. 21.
6
est d’abord le lieu privilégié du plaisir et de l’investissement, puis les muscles et les
sphincters avec l’acquisition de la propreté (phase anale) avant que ces plaisirs partiels ne
cèdent la place au primat génital dans une relation sexuée avec autrui.
D’autres complications peuvent surgir dans cette évolution et produire des arrêts, des
retours en arrière, des fixations à des stades de développement et des altérations de l’image du
corps. Ces chaos sont responsables des symptômes des névroses infantiles, si pénibles et si
difficiles à modifier pour les patients comme pour les thérapeutes.
Ce passionnant corpus de connaissances, disponible dans les manuels de psychiatrie 10
ou sous forme de cas cliniques dans les écrits de Freud, permet d’observer les caractéristiques
propres à chaque phase d’évolution, chacune aboutissant en une mosaïque de personnalités
singulière à chacun, d’autant plus équilibrée que la personne s’adapte aux situations avec
adéquation et souplesse. A l’inverse, des difficultés graves rencontrées dans les liens
parentaux et familiaux ou lors de traumatismes physiques et psychiques durant la traversée de
ces phases de développement, rendent l’adaptation difficile : une phase se systématise ou se
caricature en réponse à tous les stimuli11.
Freud décrira des mécanismes de défense qui sont des processus fondamentaux pour
conserver l’équilibre psychique quand il est rendu précaire par des représentations
insupportables : les condensations et les déplacements en représentent deux chefs de file,
auxquels il ajoutera la sublimation et le retournement en contraire et sur la personne propre.
Le refoulement est le prototype des condensations : il replie le psychisme sur des morceaux de
l’histoire qui alors s’enfouissent dans l’oubli. Le déplacement, lui, est le prototype des
mécanismes qui attribuent à d’autres figures ou représentations les affects qui envahissent la
vie psychique. C’est pourquoi on appelle cette évolution indifféremment psychonévrose,
névrose infantile, névrose de défense ou encore névrose de transfert : des éléments refoulés
pourront se réactualiser à l’occasion d’un transfert thérapeutique renouant l’affect et la
représentation qui jadis étaient liés.
Kapsambellis V. Manuel de psychiatrie clinique et psychopathologique de l’adulte. Paris, PUF, 2015 ; Guelfi
J. D., Boyer P., Consoli S., Olivier-Martin R. Psychiatrie. Paris, PUF, 1987 ; Lempérière T& Féline A.
Psychiatrie de l’adulte. Paris, Masson, 2006.
11
Par exemple, la volonté de contrôle de l’obsessionnel l’amène établir quantité de listes pour le quotidien, à
imaginer le pire en préparant un voyage, à douter du choix de son propre menu, à hésiter sur une décision
minime, à critiquer lui-même et autrui sur ses imperfections… et à rester vigilant pendant un soin d’ostéopathie.
10
7
II DEUX BUTS ET TROIS OPERATEURS DE LA PSYCHANALYSE
Selon Freud, un premier but de la psychanalyse est un travail de type énergétique au
sein de la psyché, un travail quantitatif en vue d’atteindre une constante approximative de
l’excitation afin d’éviter le déplaisir. Quand un traumatisme advient dans la réalité ou quand
un fantasme fait effraction dans le psychisme, il se produit généralement un accroissement
massif d’excitation qu’il faut impérativement lier pour échapper à la folie, aux symptômes
intrusifs, à l’angoisse. Dans le cas du deuil et de la perte, au contraire, toute l’énergie
psychique se perd. Plus rien n’importe que le retrait, voire la mort pour cesser de souffrir.
Le second but du travail psychanalytique est la compréhension, l’aspect herméneutique,
l’interprétation des dysfonctionnements qui troublent la vie physique et psychique de
l’analysant. C’est l’aspect qualitatif, qui défait une souffrance de la vie actuelle, issue d’une
situation ancienne, en renouant ensemble l’affect présent et l’événement passé. On comprend
que ce qu’on dit ou fait contre son gré est une contrainte de répétition d’anciennes blessures
douloureuses. L’esprit autant que le corps est fixé sur ses traumatismes, il les répète. Ce qu’il
faut dénouer est souvent de l’ordre du sexuel - le complexe d’Œdipe, la jalousie féroce et
l’angoisse de castration – mais plus souvent encore des liens affectifs primaires défectueux –
abandon, liens fusionnels angoissants, mésestime et violence parentale quotidiennement
répétées contre l’enfant ou d’autres membres de la famille.
En vue d’atteindre ces deux objectifs, un traitement psychanalytique repose sur trois
opérateurs principaux : le transfert, la sexualité et l’interprétation. Le transfert est
fondamental car il réactualise par reviviscence des émois infantiles, puissants et
contradictoires. Nécessaire pour ouvrir des fenêtres sur l’inconscient, il est encouragé et
supporté (au double sens d’aide et de souffrance) par l’analyste afin de générer chez
l’analysant un fort désir et travail de recherche. L’analyste écoute longuement ces
affects déplacés sur lui pour que, s’hystérisant, ils dé-fouissent des représentations
douloureuses refoulées. Il aide également les interprétations tâtonnantes des rêves et autres
productions de l’inconscient que l’analysant découvre en lui. Attentif aux mouvements
inconscients de la psyché de son patient, il les soulignera à leur heure seulement. Pendant ce
temps, l’analysant qui a décidé d’en finir avec une souffrance incompréhensible, n’échappe à
aucun fantasme, à aucune confrontation, notamment grâce au rêve qui l’instruit, et même
davantage le « pense12 » et « digère » ses traumatismes.
12
Pontalis J.-B. « Face à face », in Fenêtres, Paris, Gallimard, 2000, p. 37.
8
Pendant l’enfance, la maturation de la sexualité physique et psychique bouleverse
profondément notre corps biologique qui se double peu à peu d’un corps psychique
inconscient qui a été nommé de maintes façons : par exemple l’image du corps par Dolto13, la
subversion libidinale du corps biologique par Dejours14. Si on saisit l’importance du genre et
de la sexuation chez l’enfant, on ne doute pas de la complexité de cette émergence qui ne va
pas de soi à cause des fantasmes mais aussi des agressions sexuelles qui concernent une
femme sur sept et un homme sur vingt sur notre continent aujourd’hui, (une femme sur neuf
en France)15. C’est la raison pour laquelle le sexuel est si souvent présent en psychanalyse16.
Il faut, pour évoquer ces sujets si intimes, une distance et un temps long, extrêmement
privilégié d’une écoute respectueuse, d’une présence extrême de chacun, à soi, à l’autre avec
une attention flottante et s’intéressant à un sens autre que le sens ordinaire, où le silence
compte parfois autant, voire davantage que la parole. C’est un temps où la durée est
fondamentale pour envisager l’improbable, reconstruire une histoire d’enfance vraisemblable,
incluant la souffrance si insoutenable qu’il avait fallu la condenser et la déplacer.
L’interprétation enfin, erronément attribuée au psychanalyste dans la légende, est, en
fait, du ressort de l’analysant. Ayant définitivement posé que seule la réalité psychique
compte, l’analyste soutient les rêveries, hypothèses et trébuchements de la quête de sens en
soulignant les répétitions, lapsus, arrêts et autres effets du langage sans corriger ni précéder le
patient. L’énigme s’éclaire après une succession de compréhensions intermédiaires, qui
buttent nécessairement sur des impasses avant de réussir. Si le psychanalyste aide à
l’interprétation, c’est impérativement après plusieurs évocations préconscientes, faites par
l’analysant, du lien entre l’affect et la représentation manquante. En effet cette passionnante
quête de sens est plus importante que la clef de l’énigme : elle rassemble et contient
l’analysant, réintrique ses pulsions, réintroduit au symbolique. La capacité de comprendre
autant que la compréhension produisent une immense émergence de soi à soi. A l’inverse,
l’interprétation du soignant fragilise l’équilibre psychique, renforce les résistances ou au
contraire initie une dépendance de l’analysant qui retourne au silence de son incompétence.
Dolto F. L’image inconsciente du corps. Paris, Seuil, 1984.
Dejours C. Le corps d’abord. Paris, Payot, 2003.
15
Ciavaldini A. Les agressions sexuelles, données épidémiologiques générales.
http://193.49.126.9/conf%26rm/Conf/confagrsex/RapportsExperts/Ciavaldini.html#_ftnref2, consulté le 17.07.16
16
Prayez P. Le toucher en psychothérapie, Paris, 1994 p. 67 : En psychanalyse, il y a « du sexuel » et il faut qu’il
y ait du sexuel pour que ça fonctionne. Une analyse n’avance que si Eros est présent et traverse le sujet.
L’ensemble du dispositif contribue à favoriser l’érotisation. […] L’interdit du toucher a pour effet,
paradoxalement, de favoriser l’érotisation et d’appeler les fantasmes.
13
14
9
III OSTEOPATHIE ET NEVROSE INFANTILE
Que faire quand un patient consulte un ostéopathe pour des symptômes qu’on pense liés
à une névrose infantile ? Quand on peut le savoir, il est préférable d’adresser d’emblée (ou de
façon conjointe) vers un psychothérapeute. Mais quand les patients refusent d’être adressés
car leurs troubles ne sont pas assez sévères ou parce qu’ils pensent que la psychothérapie
serait réservée aux fous, que peut alors l’ostéopathe ?
Le premier écueil serait de prendre un tableau organique pour un symptôme névrotique.
D’abord l’ostéopathe doit entendre ce qui ressort du corps organique et ne pas évoquer
d’emblée une origine psychique. Cela légitime les deux ou trois séances auxquelles le patient
d’ostéopathie s’attend pour que son trouble fonctionnel cesse. Et souvent, le problème
fonctionnel est bien mécanique et ce traitement suffit. A défaut, les progrès sont assez
significatifs pour motiver le patient à poursuivre le traitement ou les modifications tissulaires
assurent le praticien que le psychisme ne bloque pas le travail d’autoréparation somatique.
1. Etat des lieux des concepts et méthodes utilisés par les ostéopathes aujourd’hui
a. Bilans et anamnèse
Quand les symptômes ne s’améliorent pas et que l’autoréparation manque après ces
premiers soins, l’ostéopathe demande des bilans complémentaires, à juste titre. S’ils sont
négatifs, l’ostéopathe reprend son anamnèse, habitué à constater que l’évocation d’un
traumatisme libère parfois des tensions musculo-squelettiques dans le corps. Cela encore
parait juste, mais l’ostéopathe, qui attribue peu à peu une dimension quasi magique à la parole
par ses succès dans le champ du musculo-squelettique, peut être tenté de croire qu’il en va de
même avec les maladies organiques graves et avec les troubles fonctionnels des névroses
infantiles. Il gagnerait à savoir qu’un traumatisme qui libère ainsi des tensions est récent, que
c’est un traumatisme dit « actuel » où le patient est assailli de souvenirs intrusifs de son
traumatisme et où l’évocation apaisée des circonstances traumatiques soulage la tension
psychique et physique. En revanche, quand la souffrance date de l’enfance, les souvenirs
refoulés sont difficiles à retrouver à cause de l’écart entre les représentations sexuelles et les
liens familiaux actuels et ceux d’alors. Ainsi questionner les traumatismes infantiles et
sexuels dès l’anamnèse relève d’une certaine naïveté : les patients tairont le plus intime qui,
de surcroit, leur échappe en partie. Pendant une psychothérapie, les premières évocations des
traumatismes de l’histoire infantile n’éliminent pas les symptômes.
10
b. La conversion hystérique
Freud lui-même ne considérait-il pas qu’un symptôme du corps peut servir de
représentation à un traumatisme que le sujet ne peut élaborer ? L’hystérique exprime en effet
volontiers un conflit psychique par son corps, mais l’évoquer et le mettre en scène ne le guérit
pourtant pas. D’ailleurs le corps ne souffre guère du symptôme car le support organique
manque. C’est que, Freud l’avait remarqué, les déplacements des quantités d’excitation ne
concernent que l’appareil psychique, et, dans la conversion, l’appareil musculo-squelettique
ou le système sensoriel. Les tensions tissulaires existent bel et bien, mais celles qui lâchent au
cours du travail ostéopathique ont leur origine dans la vie actuelle du sujet. Les tensions et
troubles fonctionnels d’origine infantile sont aussi chroniques et labiles que dans leur
description des troubles somatoformes17. L’ostéopathie les soulage très provisoirement. Quant
aux maladies organiques, elles échapperaient tout à fait à cette logique : Dejours évoque un
long débat passionné sur les rapports entre conversion hystérique et symptôme somatique qui
s’est conclu sur le déficit de sens du symptôme somatique 18 . Seul l’empêchement de la
fonction aurait un sens qui serait déterminé par les avatars de l’histoire de l’érogénéisation du
corps.
c. Le sens du symptôme somatique dans d’autres cosmogonies
Beaucoup d’ostéopathes se sont tournés vers d’autres médecines pour traiter les troubles
qui résistent. Par exemple dès 1980 à Chicago, Upledger19, a adjoint à l’ostéopathie crâniosacrée, un processus de libération somato-émotionnelle qui éliminerait l’énergie de
« kystes somato-émotionnels » (l’autisme, par exemple, selon l’auteur) par le travail manuel,
mais aussi l’énergie de la médecine chinoise (méridiens), indo-tibétaine (chakras),
médiumnique (Belle Bleue), etc. Le concept d’énergie, emprunté sans définition ni distinction
à des cosmogonies et croyances si différentes, reste obscur. Les techniques utilisées sont
choisies selon l’intuition et non la sensation, ce qui parait assez étranger à l’essence de
l’ostéopathie mais non dénué de risque projectif à cause de la réflexivité du toucher. D’autres
« Troubles somatoformes », in American Psychiatric Association – DSM-IV-TR Manuel diagnostique et
statistique des Troubles mentaux, 4e édition, Texte Révisé (Washington DC, 2000) Traduction Française par J.D. Guelfi et al., Masson, Paris, 2003, p. 561-583.
18
Dejours C. Ibid. Son modèle est celui d’une maladie psychosomatique qui se logerait dans un ou plusieurs
organes, non pas au hasard dans le corps, mais dans la stricte mesure de leur implication dans la fonction
biologique exclue de la subversion libidinale. Par exemple, c’est l’interdit d’expérimenter la liberté dans la
construction du corps érotique infantile qui, réitéré dans la vie d’adulte, déterminerait le choix non du poumon
mais de la fonction respiratoire dans l’atteinte cancéreuse. L’atteinte de l’organe précis au sein du système
respiratoire serait, elle, déterminée par une vulnérabilité organique.
19
Upledger. J.E. Libération somato-émotionnelle et au-delà. Aix-en-Provence, Ed. de Verlaque, 1991.
17
11
formations proposent à la fois ostéopathie biodynamique, physique quantique, embryologie,
méditation et chamanisme. Si les médecines traditionnelles occupent de très loin une place
majoritaire dans le monde du soin, elles exigent, comme l’ostéopathie, des apprentissages
théoriques et empiriques longs. Les chamanes, eux, opèrent après des parcours très
spécifiques, aux initiations longues et éprouvantes. Leurs guérisons sont rendues possibles par
un système de croyances et de compréhension propre au groupe sociétal où il s’exerce. S’il
existe en France des amateurs pour ces techniques, est-il judicieux pour l’ostéopathie de
s’emparer de concepts aussi étrangers et mal maitrisés alors qu’elle peine encore à définir ses
opérateurs et à établir des liens de confiance avec les thérapeutes conventionnels locaux ?
d. Les métaphores et métonymies du langage familier
D’autres thérapeutes utilisent les métaphores du langage familier où l’effet du langage
traverse le corps, système qui a trouvé des adeptes dans le sillage des écrits de Dolto ou de
Lacan. Les auteurs lacaniens plus récents, qui ont amené à jouer du langage du corps comme
du langage verbal, mettant un problème de « genou » au compte d’une problématique de « jenous » ont nuancé cette position dans le champ de la psychosomatique, estimant que cette
construction ne recouvre pas la clinique 20 . On lit encore pourtant qu’on souffrirait du
trochanter à cause d’un mauvais troc sur terre, ou d’un calcul du cholédoque à cause d’un
mauvais calcul dans une transaction, du colon ascendant à cause de ses ascendants, etc. Cela
pose la question d’un symbolisme universel du corps malgré la description anthropologique
de l’incroyable disparité des représentations, coutumes et croyances à propos du corps dans le
monde. Comment y a-t-on établi les correspondances entre chaque os et émotion (honte,
colère, humiliation, etc.) ? La clinique du corps ne corrobore pas ces sauts métaphoriques plus
appropriés dans la vie psychique : réfléchir sur le sens métaphorique de la peur « d’avaler sa
langue » est fécond en psychothérapie car l’esprit joue avec les mots. Des effets de
métonymie dans le corps paraissent aussi vraisemblables. On peut suivre la piste de Colette
Eynard, psychanalyste, selon laquelle le symptôme fonctionnel occuperait un espace entre la
conversion et la somatisation 21 : la pression au travail pourrait donner des céphalées de
tension, ou la fatigue, des maux diffus de dos ; ou encore un excès de contrainte serait
responsable d’une sensation d’étouffement. Il me semble que la clinique ostéopathique
20
Mazeran V. & Olindo-Weber S. « Corps, langage et transfert », in E. Ferragut Le corps dans la prise en
charge psychosomatique. Paris, Masson, 2003, p. 39.
21
Eynard C. « Entre conversion et somatisation : la relation métonymique », Revue française de
psychosomatique, 2004/1 no 25, p. 117-126. DOI : 10.3917/rfps.025.0117.
12
montre plutôt que les spasmes viscéraux et les tensions musculaires sont les principaux
facteurs de somatisations, souvent dépourvues de sens métaphorique ou métonymique.
e. Le décodage biologique des maladies
Le décodage biologique des maladies mérite une place particulière dans cette revue des
procédés existants car elle est largement proposée aux ostéopathes. Voici quelques-uns de ses
concepts originaux : toute la biologie d’un sujet évoluerait en fonction de son ressenti. Par
exemple, chez le dauphin, les pattes longues n’ont plus de valeur, elles sont plus utiles
courtes, larges et plates. Alors, de même qu’un os disparait quand il perd sa valeur, la
dévalorisation entrainerait des décalcifications osseuses : « Un homme se considérant comme
un mauvais père fait une décalcification de l’épaule gauche, sur laquelle il aurait dû porter son
fils 22. » Un premier cancer pourrait engendrer des « métastases psychiques » : craindre des
problèmes financiers produirait invariablement un cancer du foie et une dévalorisation par
humiliation, un cancer osseux23. La métaphore du langage s’exprimerait dans le corps par des
inflammations, des douleurs mais aussi des maladies organiques, spécialement des cancers et
maladies auto-immunes chroniques. La maladie autant que la guérison seraient immédiats car
l’inconscient aurait une maitrise totale sur l’organique : « Les trompes sont bouchées, mais
qui commande les trompes ? 24 » Somatiser viendrait d’une incapacité à comprendre son
conflit interne. Ici être malade est culpabilisant et l’autoguérison est une toute-puissance :
« Le régime alimentaire, le traitement, le diagnostic ont l’importance que vous leur donnez ;
vous êtes maître de la guérison25. » Ces conceptions naïves sur la maladie et le soin reposent
vraisemblablement sur un fantasme inconscient de contrôle sur la maladie et sur la mort. Elles
me paraissent susceptibles de jeter un discrédit considérable sur l’ostéopathie.
2. Réanimer la pulsion de vie et restaurer le narcissisme, un meilleur axe de travail ?
a. La pulsion de vie comme axe de travail pour le corps comme pour la psyché
En ostéopathie tissulaire l’essentiel du travail mécanique consiste à mobiliser le corps
en suivant les paramètres de directions, profondeur et vitesse qui amènent le maximum
d’aisance tissulaire, procédé qui semble redonner liberté de mouvement, motilité et souplesse
Flèche C. Mon corps pour me soigner. Barret sur Méouge, Souffle d’Or, 2005, p. 50.
Ibid. p. 147.
24
Ibid. p. 202.
25
Ibid. p. 218-219.
22
23
13
des tissus et amélioration de l’amplitude articulaire. Alors les tissus retrouvent une meilleure
vitalité, comme si remettre le corps en mouvement selon des paramètres favorables pouvait
réanimer des forces de vie des tissus et stimuler des potentiels d’autoréparation. La psyché
pourrait suivre un fonctionnement similaire : quand des traits de personnalité se sont rigidifiés
et que la vitalité psychique s’épuise, des potentiels d’autoréparation persisteraient. Analyser et
suivre les indications de la psyché du patient réanimerait la pulsion de vie et stimulerait des
potentiels d’autoguérison. Du côté physique comme psychique, le traitement parait reposer
sur une connaissance des structures et de leur dynamique, puis sur une capacité à analyser et
suivre des paramètres favorisant la mobilisation des structures dans le sens de l’aisance.
La pulsion de vie met la psyché en mouvement et produit des opérations de
construction, de création et de liaison. C’est pourquoi, à mon avis, la meilleure aide qu’on
puisse offrir au patient en souffrance de névrose infantile est de réanimer sa pulsion de vie.
Après tant d’heures passées à sentir le corps de mes patients savoir mieux que moi dans quel
ordre il faut le soigner, à force d’entendre mes patients en psychothérapie évoquer des
problèmes profonds, intimes ou sexuels longtemps après le début du traitement, j’ai appris le
bienfondé du respect du rythme inconscient du corps et de la psyché, parce qu’il est
intelligent, parce que c’est efficient et éthique. Pourquoi être plus directif dans la vie
psychique ? Est-ce par méconnaissance de « l’anatomie » psychique ?
b. Connaitre l’organisation de la psyché
Apprendre l’organisation de la psyché, comme on apprend l’anatomie du corps, serait
incontestablement utile. Savoir que la souffrance produit des fixations dans les névroses
infantiles, connaître leurs symptômes physiques et psychiques et les mécanismes de résistance
en thérapie, c’est d’abord une aide pour comprendre le patient et douter moins de soi quand
les symptômes résistent. Garder en conscience qu’une enfance est toujours complexe, qu’elle
a occasionné des souffrances dont le patient se souvient, mais qu’il tiendra secrètes, que
d’autres souffrances qu’il ignore entravent encore davantage son corps, peut donner à
l’ostéopathe autant de patience et d’acceptation que lorsque ses mains suivent les tensions
tissulaires. Il faut du temps pour acquérir une sensibilité à ces connaissances, à leurs nuances,
pour être réceptif presque physiquement à la mosaïque des personnalités, à sa dynamique
14
chaque fois singulière, pour qu’un jour cette langue se révèle féconde et que surgisse soudain
cette figure si spécifique du patient qui éclaire notre compréhension mutuelle26.
Le travail du corps, en ostéopathie, favorise des saisissements d’une essence du patient.
Au fur et à mesure que les tissus s’assouplissent et se libèrent, les parties dissociées semblent
se réunir au corps entier jusqu’au moment où effectivement c’est le corps entier du patient qui
s’organise autour du fulcrum que je lui propose. Pendant notre temps de travail corporel, où
mon Je est saisi de son Tu, mon patient rencontre son corps, son être, un essentiel de lui. J’ai
disparu de sa conscience, souvent il s’endort.
c. La pulsion de vie du thérapeute, dédiée à l’intérêt au patient
Alfred Manessier, peintre du 19ème siècle, offre une belle métaphore du mystère de la
relation : pour lui, la lumière est la vérité en peinture, elle doit transcender la matière. Dans le
soin, si la relation est la matière, l’enthousiasme du thérapeute en serait la lumière.
L’enthousiasme, être proche de Dieu, être sensible au merveilleux de la vie, à la façon dont
Still conseille aux ostéopathes de se mêler aux lois d’une nature si magnifiquement agencée.
Chez un ostéopathe qui compte sur l’autoréparation, il devrait transparaitre quelque chose de
cet amour de la vie dans sa vitalité. Daniel Stern27 parle des affects de vitalité à propos des
marionnettes dont le port du corps, le ton de la voix et les mouvements éclairent les tout petits
enfants sur les émotions des protagonistes. S’ils y rient de si bon cœur, c’est que ce langage
qui se passe des mots est évident. L’ostéopathe a bien sûr le droit d’aller mal, mais si sa
souffrance est chronique, la psychothérapie ou la supervision serait nécessaire pour conserver
son potentiel thérapeutique. Il y va d’un travail, voire d’une ascèse, pour être présent28.
d. La restauration d’un narcissisme heureux via le transfert
Quand un patient perçoit qu’il est digne d’un si grand intérêt, il ne peut que s’estimer
davantage. Cet effet se renforce si le patient se sent reconnu et accepté tel qu’il est, sans avoir
à s’expliquer. Alors il peut lâcher prise et se laisser aller. Nous retrouvons précisément ici le
narcissisme heureux de Chiland. Dire que les soins maternels tendres et sensuellement
agréables donnent à l’enfant la possibilité de construire son unité psychique, son identité et
26
Buber M. [1923], Je et tu. Paris, Aubier, 2012, p. 40. Il peut se faire que, de propos délibéré et en même temps
par l’inspiration d’une grâce, considérant cet arbre, je sois amené à entrer en relation avec lui. Il cesse alors
d’être un Cela. La puissance de ce qu’il a d’unique m’a saisi.
27
Stern D. Le monde interpersonnel du nourrisson. Paris, PUF, 1989.
28
Buber M. Ibid. p. 44. Le Tu vient à ma rencontre. Mais c’est moi qui entre en relation immédiate avec lui. […]
Ce n’est pas moi qui peut opérer cette concentration, cette fusion de tout mon être, mais elle ne peut se faire
sans moi.
15
une continuité d’être, c’est dire que la mère aime suffisamment son enfant pour souhaiter le
stimuler agréablement, et qu’elle est assez vigilante pour ne pas l’exciter. Ainsi se construit le
narcissisme heureux de l’enfant : la pulsion de vie et le narcissisme heureux maternels
seraient transmis à l’enfant, à la condition expresse que la mère s’adapte aux réactions de
l’enfant, qu’elle les détecte et les respecte. L’enfant pourra les introjecter selon ses capacités
individuelles d’assimilation. L’ostéopathie tissulaire, je crois, reproduit ces attentions-là.
On ne pourrait donc pas faire l’économie d’aimer un patient, ou du moins qu’un patient
se sente suffisamment reconnu et accepté dans son essence pour que les soins s’adaptent à ses
réactions. Cela signifierait que rencontrer un patient doit impulser de la pulsion de vie et du
narcissisme heureux au thérapeute lui-même. C’est poser là la question du contre-transfert,
qui est connu pour précéder et déborder largement le transfert, et la question du transfert, dans
le cadre ostéopathique, avec toutes nuances nécessaires pour y définir l’amour de transfert et
celle, délicate, du toucher dans cette relation thérapeutique. Etre en relation, et soigner plus
encore, pose une responsabilité singulièrement importante à l’ostéopathe29.
e. Le transfert pendant un soin du corps et pendant un soin ostéopathique
Catherine Parrat, psychanalyste, a postulé que la prise en charge de patients souffrant de
troubles psychosomatiques graves produit un transfert de base, où s’inscrirait une forme
d’amour désérotisé, décrit comme suffisant dans ce cadre et préalable nécessaire au transfert
amoureux dans la cure psychanalytique : « Le transfert de base est un investissement où les
échanges affectifs et préverbaux occupent la première place. Le contre-transfert de base serait
une attitude réceptive, non exigeante, jouant le rôle d’une sorte de pare-excitation30. »
Quand un patient est atteint dans son corps, il attendrait du soignant le retour du même
investissement (amour, échanges affectifs), la même tendresse (investissement tendre), la
même sensibilité pour moduler l’action aux réactions (attitude réceptive), la même
acceptation (non exigeante) et la même attention pour que l’investissement soit agréable sans
être excitant (pare-excitant). Ajouter que cette relation passe surtout par des échanges
infraverbaux (échanges préverbaux) semble décrire l’idéal d’une relation thérapeutique en
ostéopathie. Parrat comme Chiland postulent donc que la restauration narcissique est
fondamentale pour échapper à la pulsion de mort.
29
Buber M. Ibid. p. 42. Tant que le ciel du Tu se déploie au-dessus de moi, les vents de la causalité
s’accroupissent à mes talons et le tourbillon de la fatalité se fige.
30
L’Heureux-Le Beuf D. Au fil du contre-transfert. Société psychanalytique de Paris.
http://www.spp.asso.fr/wp/?p=5860 Consulté le 23.11.2015
16
f. Toucher réanime la pulsion de vie et restaure le narcissisme heureux
Le toucher a longtemps été tabou en psychothérapie. Quand Anzieu a réhabilité le
toucher parce que la peau sert d’étayage à la constitution du Moi et à sa fonction contenante,
c’était pour mieux réaffirmer le tabou du toucher dans la psychanalyse. Prayez a montré
depuis que c’est l’interdit du toucher qui favorise l’érotisation en psychanalyse, parce que la
distance évite le risque de passage à l’acte, notamment à l’évocation du désir, du souvenir
sexuel ou de tels contenus dans les rêves. A l’opposé de cela, on sait que le toucher restaure le
narcissisme heureux en créant du lien, ce qui contribue aussi à réanimer la pulsion de vie.
Par exemple, Harlow a comparé les réactions des bébés singes à des mères
« artificielles » revêtues de chiffons doux allaitantes et non allaitantes avec leurs réactions à
des mères artificielles en fil métallique, allaitantes ou non. Il en a conclu que le réconfort du
contact constituait l’une des variables d’importance majeure, sinon la seule, dans le
déterminisme de l’attachement de l’enfant envers sa mère31.
En psychiatrie aussi, on tente de réanimer la vie psychique des patients atteints de
dépressions graves avec des packs, ces enveloppements humides et froids destinés à redonner
la sensation d’une peau. Ce procédé est utilisé quand la relation ne suffit plus.
Prayez, enfin, a utilisé le toucher thérapeutique comme média dans des cures à visée
psychanalytique pour accélérer le travail psychique. Il posait l’interdit du toucher seulement
quand le sexuel surgissait. Ce toucher produirait, selon Prayez, une érogénèse contenante,
constituée de trois processus capables de faire naître le sujet à lui-même32 :
La levée de l’isolation consiste en l’appel produit sur la peau qui ne permet pas le déni
car il appelle à la conscience de la sensation à travers la présence réelle du thérapeute.
Accepter d’être touché, c’est accepter d’entrer en relation, de faire du lien. Un contenant
formel serait donné aux pulsions par le toucher thérapeutique, à la façon du sein qui contient
les pulsions du bébé33. L’interprétation mise en acte, ou interprétation venue du dehors : une
mère propose des paroles pour qualifier ses gestes et les perceptions de son nourrisson. Cette
31
Harlow H.F. « The nature of love », in American Psychologist, vol.13, 1958, p. 673-685.
Prayez P. Le toucher en psychothérapie, Paris, Epi, 1994, p. 74. Ce toucher, volontairement enveloppant,
évitant d’apporter une quantité de stimulation trop forte, maintiendrait ainsi la fonction unifiante de l’enveloppe
corporelle. Il s’agirait d’une érotisation « chaste » en quelque sorte, contenue et contenante, dans laquelle le
thérapeute se présenterait comme ayant intégré lui-même ce qu’on appelle la castration en psychanalyse... […]
L’érotisation dont il est question concerne le corps propre du sujet, et non la relation : elle ne vise pas à
solliciter un commerce sexuel, mais plutôt à faire naître le sujet à lui-même.
33
Houzel D. « Le concept d’enveloppes psychiques », in Anzieu D. et al., Les enveloppes psychiques. Paris,
Dunod, 1987, p. 40-41. Le mamelon-sein ne contient pas au sens d’un récipient, mais il permet de donner une
forme stable, donc une signification, aux pulsions orales du bébé ; c’est un attracteur pour le système dynamique
de ces pulsions, en ce sens, il les contient.
32
17
interprétation maternelle lui rend le monde compréhensible et supportable. Toute thérapie
future métaphorisera cette situation initiale.
En ostéopathie, pour les raisons invoquées par Prayez, la levée de l’isolation semble
être un opérateur effectif du regain de pulsion de vie. Le contenant formel, qui suit le modèle
énergétique freudien, parait encore plus pertinent : le toucher perçu par le patient le convoque
et le contient surtout car il l’aide à se centrer sur son corps au détriment des stimuli extérieurs.
Le sens proprioceptif semble produire un effet de pare-excitation supérieur car c’est un sens
très apaisant (proche du bercement de l’enfance) et qui de surcroit invite les protagonistes à se
diriger vers la profondeur complexe des corps et des psychés. La sollicitation du tissu
conjonctif de glissement pourrait aussi augmenter la perception de la continuité totale du
corps et celle d’un Moi unifié. Enfin l’interprétation mise en acte légitime de
l’ostéopathe tiendrait en ce que son toucher informe le patient qu’il reconnait les
dysfonctionnements de son corps et qu’il sait comment initier l’autoréparation.
3. Transfert, sexualité, interprétation, quels opérateurs en ostéopathie ?
En ostéopathie, le transfert amoureux n’est guère favorisé : le rapproché intime
dissuade le patient d’évoquer ses fantasmes, le supposé savoir perd de son mystère quand le
patient pose des questions : la perception reste une approximation, voire une métaphore. C’est
vraisemblablement à cause du doute même que l’ostéopathe cherche à augmenter son autorité,
son pouvoir, sa magie. J’ai reconnu en Eros sa capacité à relancer la pulsion de vie mais je
n’ai vu de transfert érotique qu’à l’approche du désespoir, quand Thanatos menaçait la survie.
Le transfert me semble constitué plutôt du manque essentiel pendant l’enfance. Selon
Chiland34, l’amour a trois visages différents : Eros, Filia et Agapè. Eros désire, Filia demande
la réciprocité, Agapè donne sans espoir de retour. Eros suggère le désir du désir de l’autre, or
le patient se synchronise à son corps plus qu’au thérapeute. A sa place se tisserait une
affection réciproque, proche des liens familiaux où la tendresse suggérée par Parrat protège
les enfants du désir des adultes. Des liens presque familiers se créent au fil des générations
qui consultent le même ostéopathe. Agapè, lui, est convoqué quand le transfert négatif
caractéristique des enfances douloureuses nécessite assez d’amour désintéressé pour que le
lien dure sans s’offusquer de l’agressivité des patients. L’ostéopathie tissulaire, en multipliant
les redirections de l’attention, sature la sensorialité tant extéroceptive que proprioceptive. Elle
ne crée pas de manque, elle aide à mieux naître à soi pour mieux retourner vers autrui.
34
Chiland C. « L’amour », in Le sexe mène le monde. Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 154-162.
18
La question de l’abord de la sexualité par l’ostéopathe reste entière quand un patient ne
vient pas pour une problématique sexuelle autre qu’organique. L’intimité du rapproché est
déjà grande et le praticien n’est pas formé à ce domaine du fantasme et du sexuel inconscient
de l’enfance : l’angoisse de castration, l’ambivalence, le déferlement pulsionnel, la
perversion, la contrainte de répétition, le retournement contre soi, le Réel indicible et
irreprésentable. J’ai entendu en ostéopathie maintes images traumatiques récentes mais peu
d’angoisses d’abandon, d’amours œdipiennes ou de jalousies fraternelles si fréquentes en
psychothérapies.
En ostéopathie, un traumatisme infantile inconscient est rarement deviné autrement que
par des symptômes qui résistent et des comportements délétères qui insistent. Les
interprétations de l’ostéopathe, qu’elles s’effectuent sur base de symbolisme, de tests
tissulaires ou d’intuition, figent le patient en une représentation unique au lieu de l’aider à
découvrir les nombreux sens des traces du passé. En subodorant des causes infantiles aux
douleurs, on excède la demande du patient qui vient pour traiter son corps, et davantage
seulement si son motif de consultation est explicitement décrit ainsi. Le patient en demande
de soin possède un équilibre psychique savant, respectable en vertu du primum non nocere.
Interpréter ce que « diraient » les tissus du patient contrevient à plusieurs critères éthiques
majeurs d’autonomie du patient, d’égalité et de cohérence pointés par JM. Gueullette 35 .
Invoquer des causes psychiques à un trouble corporel devrait être le fait du patient seulement
car l’interprétation venue du dehors comporte toujours une violence.
Enfin Prayez rappelle la nécessaire intention juste du thérapeute, qui comprend la
castration symbolique (acceptation pleine et entière qu’un patient n’est pas un partenaire
sexuel potentiel), la justesse du geste en termes de précision et d’opportunité, et surtout le
respect de l’équité dans la relation. Si un patient évoque sa vie infantile, une relation d’aide
éthique devrait être non directive. Selon Carl Rogers, elle devrait se baser sur l’empathie,
l’écoute active, la congruence et le non jugement.
35
Gueullette o.p. J.-M. « Evaluation des médecines alternatives », Etudes, 2013/2 Tome 412, p. 173-184. Cela
n’empêche ni le médecin ni le thérapeute alternatif de proposer une autre interprétation de la situation que celle
que donne le patient, mais il doit le faire dans le respect des convictions de celui-ci et des éléments narratifs
qu’il a déjà élaborés pour tenter de redonner une cohérence à son parcours de vie.
19
CONCLUSION
Quand le développement précoce de l’enfant est heureux, il permet la construction des
éléments fondamentaux de la psyché : permanence du Moi et des objets, construction d’un
narcissisme primaire et enrichissement du Moi par les pulsions de vie. A l’étayage tendre
s’ajoute rapidement le courant sensuel de la libido, la maturation d’un corps sexuel devient
prioritaire, créant des jeux d’alliance et de rivalité avec les protagonistes familiaux et sociaux.
Des rêveries aident à réguler l’ambivalence des affects et la force des fantasmes sexuels grâce
à de nombreux mécanismes de défense qui structurent sa psyché. Des traumatismes réels et
fantasmatiques produisent des fixations dans cette évolution qui caricaturent des traits de
caractère, produisent des contraintes de répétition aliénantes, provoquent des symptômes
somatiques et sans doute construisent le lit d’affections psychosomatiques graves.
On comprend que l’ostéopathie procure une aide insuffisante du point de vue de la
névrose infantile à cause de l’ancienneté et de la complexité des éléments refoulés de
l’enfance, d’autant que l’ostéopathe manque de connaissance empirique sur l’inconscient. Si
l’interprétation des symptômes et contraintes de répétition est du ressort exclusif du patient,
on comprend que les diverses tentatives d’interprétations du thérapeute contreviennent à
l’éthique du soin qui est pourtant un de ses enjeux fondamental. L’intention juste du toucher,
symboliquement castré et soucieux de l’équité dans la relation, introduirait la dimension
symbolique du soin au patient. C’est sans doute le principal aspect métaphorique et qualitatif
du travail psychique qui par ailleurs est déficitaire en ostéopathie.
En revanche, l’ostéopathie dispose d’un mécanisme naturel propice à équilibrer la vie
énergétique de la psyché du point de vue quantitatif : elle aide à réanimer la pulsion de vie car
le toucher interpelle, rassure et crée les liens. Elle diminue l’excitation traumatique, consolide
le pare-excitation. L’intérêt chaste porté au patient, dont le toucher respectueux est garant,
renforce le narcissisme heureux qui allège la contrainte de répétition. L’ostéopathie semble
ainsi agir sur les phases très primaires de la construction de la psyché en réanimant la pulsion
de vie et en étirant l’axe d’investissement du moi et de l’objet sur un mode infraverbal.
Une écoute qui suit en s’intriguant de leur sens les productions du corps et du
psychisme (sans les devancer) confirmerait l’effet symbolisant du toucher de l’ostéopathie
tissulaire. C’est peut-être cet effet de symbolisation qui, s’étayant sur la pulsion de vie et le
narcissisme heureux, remettrait la vie en énigme. Parfois alors, la légère dissociation et le bel
ordonnancement du corps élèveraient en nous jusqu’à l’évidence de la vie et de la finitude.
20
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