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“ Ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition de l'histoire en plans étagés. Ou si l'on veut, à la distinction
dans le temps de l'histoire d'un temps géographique, d'un temps social, d'un temps individuel2. ” Cette phrase de
Braudel implique la possibilité de faire l'histoire de la période contemporaine. Si l'historien a quelque chose à
dire sur le temps présent, ce n'est pas parce qu'il est déjà passé, mais parce qu'il s'y passe des changements
importants que le journaliste, alors même qu'il fait bien son travail, ne peut évaluer à sa juste valeur.
L'opposition méthodologique n'impose pas nécessairement une opposition temporelle, si l'on considère
que l'on peut être l'historien de son temps.
2. F. Braudel, Écrits sur l'Histoire, Flammarion, coll. “ Champs ”, p. 13.
B. Déterminer ce qui est en acte : travail du journaliste et de l'historien
Nous venons de parler de “ juste valeur ” ; le travail de l'historien consiste donc à évaluer l'importance d'un fait,
d'un événement, d'un changement. Le journaliste, parce qu'il ne travaille que sur le temps présent, manierait mal
le concept de changement (on ne change que par rapport à un passé !), et en conséquence évaluerait mal ou peu
ce qui arrive. En tant que reporter, il se contenterait de rapporter.
Il y a une part de vérité dans ce raisonnement ; mais si on le menait jusqu'à son terme, le travail du journaliste
serait impossible. En effet, la sélection des informations qu'il opère est déjà le témoin d'une évaluation, et le
début du travail de l'historien. Pour sélectionner des informations dans la masse des faits présents, il faut déjà
pouvoir justifier qu'elles sont plus importantes que d'autres. Or, ce qui justifie l'importance n'est autre que la
notion de changement, et on ne change que par rapport à un passé que l'on a encore en mémoire. Ainsi, il y a
une différence de degré et non pas de nature entre le travail du journaliste et celui de l'historien, parce
qu'il n'y a pas de différence de nature entre l'actuel et l'inactuel.
Tous deux cherchent à relever ce qui marquera une époque : un événement, un type de comportement, un état
d'esprit. Ce qui marque une époque est ce qui structure son actualité. La finalité de l'historien, comme celle du
journaliste, est donc précisément de restituer une actualité passée ou présente. Dès lors, ce qui est historique
n'est pas forcément inactuel, au contraire. Le plus difficile pour un historien est de se déprendre de sa propre
actualité, de sa propre perception, afin de saisir celles qui l'ont précédé. Preuve s'il en est que le concept
d'actualité n'est pas étranger à l'activité de l'historien.
Comprendre l'actualité d'une époque, révolue ou présente, revient à comprendre ce qui est en acte dans
l'époque considérée, ce qui s'y joue et ce qui déterminera sa transformation, son devenir. L'histoire œuvre
avec la notion d'actualité.
Mais si l'historien s'attache à restituer les actualités passées, son travail n'est-il pas un luxe ? Pourquoi ne nous
contenterions-nous pas de l'historien de notre temps qu'est le journaliste ? En effet, les actualités passées, dans
cette logique, sont toujours des actualités dépassées. Autrement dit, si on établit entre l'historien et le journaliste
une continuité dans la forme de leur travail, on reste prisonnier d'une logique de la rupture, prisonnier d'une
opposition temporelle qu'on voulait pourtant éliminer.
3. L'historique est inactuel, c'est-à-dire au-delà de toute actualité
A. Est historique ce qui marque
À la fin de la préface à la Seconde Considération intempestive, Nietzsche écrit :
“ Je ne sais quel but pourrait avoir la philologie classique, à notre époque, si ce n'est celui d'agir de façon
inactuelle, c'est-à-dire contre le temps, et par là même, sur le temps, en faveur, je l'espère, d'un temps à venir3. ”
Il importe de mettre en évidence la définition que donne Nietzsche de l'“ inactuel ”. Non pas ce qui, dans le
temps, ne fait que passer comme toute chose au présent. Mais ce qui se réalise dans le temps “ contre le temps ”,
“ en faveur d'un temps à venir ”. Le propre d'une révolution, par exemple, est d'instaurer, contre tout
déterminisme, un nouveau régime, que les révolutionnaires souhaitent durable. La révolution, changement
historique s'il en est, agit sur l'actualité du moment, contre elle, et en vue d'un avenir dont elle veut décider.
Qui dit révolution, dit rupture avec ce qui précède, mise en œuvre du nouveau dans le présent. Il devient clair
que l'actuel n'est alors pas forcément ce qui manifeste le nouveau ; l'actualité peut être l'expression au présent
de quelque chose d'ancien. En revanche, le changement radical tel que le fait advenir une révolution est
inscription du nouveau, qui vient se substituer à l'ancien, dans le présent, inscription d'un nouveau durable dans
une succession d'actualités passagères et sans importance. Le véritable changement, pour s'imposer, doit dans
ce cas lutter contre les apparences de changements qui surviennent dans l'actualité et qui maintiennent
l'immobilisme des structures de la société. Le véritable changement est donc celui qui fait advenir de
l'inactuel dans une actualité lourde d'archaïsmes et qui nous disperse dans des changements futiles ; c'est-
à-dire celui qui transforme en profondeur et non en surface. Alors un tel changement sera dit historique.