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1. Ce qui appartient à l'histoire n'est plus actuel1
Dans ce genre de sujet, où une orientation particulière est suggérée par la formulation même de la question, il
convient de partir de ce qui est suggéré. En l'occurrence, la question nous invite à penser l'évidence de
l'association historique/inactuel. Notre premier travail consistera donc à partir de cette évidence et à la justifier.
A. Opposition temporelle
Il n'y a d'histoire vraie qu'au passé. “ Faire de l'histoire ” implique de se tourner vers le passé collectif des
hommes, et l'histoire est le récit structuré de ce passé humain. Il est en effet logique de déduire de la nature du
contenu de l'histoire son opposition à l'actualité. L'histoire s'oppose à l'actualité comme le passé s'oppose au
présent. Par définition, l'historien ne peut exercer son activité que sur ce qui s'est passé et non pas sur ce qui est
présent.
Néanmoins, cela suppose une séparation franche et radicale entre le présent et le passé, une différence de nature.
Or, qu'est-ce que le présent si ce n'est ce qui est en train de se passer, ce qui est en train de “ virer ” au
passé ? À y réfléchir, les événements qu'on dit présents sont toujours un peu ou entièrement passés, même s'il
s'agit d'un passé récent. Il n'y a pas de nature spécifiquement ou ontologiquement déterminée du présent.
commence le passé sur lequel l'historien va pouvoir travailler ? Où commence l'actualité sur laquelle le
journaliste s'interroge ? Les conflits qui ont fait suite au morcellement de l'ex-Yougoslavie sont-ils déjà dans
l'histoire ou encore actuels ?
La séparation histoire/actualité apparaît, à la réflexion, à la fois logique et conventionnelle.
B. Opposition méthodologique (entre journaliste et historien)
À une opposition simplement temporelle, insuffisante et fragile, on peut préférer une opposition réelle d'attitude
pour comprendre l'actualité ou pour comprendre le passé. En fait, ce sont l'historien et le journaliste, par leurs
activités différenciées, qui créent la distinction entre ce qui appartient à l'histoire et ce qui appartient à l'actualité.
La manière de traiter l'information la constitue comme historique ou non. L'historien, dès lors qu'il sélectionne
une information, la replace dans un processus plus large. Une rencontre historique entre deux chefs d'État est
une rencontre dont la signification s'intègre dans l'histoire des relations entre les deux pays. L'information est
traitée dans le cadre d'une évolution plus ancienne qui lui donne du sens et dont l'origine “ ne remonte pas à hier
”, comme on dit.
En revanche, le traitement de l'information par le journaliste est beaucoup plus factuel : le journaliste est
celui qui consigne les faits sans les analyser parce qu'il n'utilise pas la perspective temporelle de l'historien. Le
journaliste ne part pas du postulat de départ de l'historien, selon lequel le présent est déterminé, ou du moins
conditionné, par le passé ; il s'emploie à déterminer l'actualité à partir du seul présent.
En ce sens l'actualité est toujours plus ou moins sans passé, en rupture avec le passé. De la même manière que la
mode est ce qui se démode, une information actuelle est destinée à ne plus l'être. Alors que pour l'historien,
chaque mode est le signe d'une évolution plus profonde qu'il lui faut dégager. C'est l'attitude même du
journaliste qui fabrique l'actualité en tant que telle, de même que c'est l'attitude de l'historien qui
fabrique l'objet historique. Le premier est dans une logique de la rupture, le second dans une logique de la
continuité.
Ce qui appartient à l'histoire apparaît toujours inactuel, non pas par nature, mais par définition et par méthode.
En opposant le travail de l'historien et le travail du journaliste, on parvient à justifier l'opposition
historique/actuel de manière temporelle. L'historien transformerait le présent en passé en expliquant le présent
par le passé, tandis que le journaliste ne voit que du présent et expliquerait l'actualité par elle-même.
1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
2. Les limites d'une rupture radicale entre présent et passé, entre actuel et inactuel
A. Le temps de l'historien peut recouvrir celui du journaliste
Selon les objets que l'historien choisit d'étudier, le temps ne s'écoule pas de la même manière. Les sociétés
changent moins vite que les techniques. Lesquelles changent moins vite que les chiffres du chômage. Ainsi,
selon que l'on choisisse de faire l'histoire de la société française, l'histoire des techniques ou celle du chômage en
France, le découpage passé/présent ne sera pas le même : on fera partir l'époque contemporaine de la société
française de la Seconde Guerre mondiale, le début de l'actualité technologique de la volution informatique des
années quatre-vingt, tandis que les chiffres mensuels du chômage déterminent l'actualité de l'emploi.
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“ Ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition de l'histoire en plans étagés. Ou si l'on veut, à la distinction
dans le temps de l'histoire d'un temps géographique, d'un temps social, d'un temps individuel2. ” Cette phrase de
Braudel implique la possibilité de faire l'histoire de la période contemporaine. Si l'historien a quelque chose à
dire sur le temps présent, ce n'est pas parce qu'il est déjà passé, mais parce qu'il s'y passe des changements
importants que le journaliste, alors même qu'il fait bien son travail, ne peut évaluer à sa juste valeur.
L'opposition méthodologique n'impose pas nécessairement une opposition temporelle, si l'on considère
que l'on peut être l'historien de son temps.
2. F. Braudel, Écrits sur l'Histoire, Flammarion, coll.Champs ”, p. 13.
B. Déterminer ce qui est en acte : travail du journaliste et de l'historien
Nous venons de parler de “ juste valeur ” ; le travail de l'historien consiste donc à évaluer l'importance d'un fait,
d'un événement, d'un changement. Le journaliste, parce qu'il ne travaille que sur le temps présent, manierait mal
le concept de changement (on ne change que par rapport à un passé !), et en conséquence évaluerait mal ou peu
ce qui arrive. En tant que reporter, il se contenterait de rapporter.
Il y a une part de vérité dans ce raisonnement ; mais si on le menait jusqu'à son terme, le travail du journaliste
serait impossible. En effet, la sélection des informations qu'il opère est déjà le témoin d'une évaluation, et le
début du travail de l'historien. Pour sélectionner des informations dans la masse des faits présents, il faut déjà
pouvoir justifier qu'elles sont plus importantes que d'autres. Or, ce qui justifie l'importance n'est autre que la
notion de changement, et on ne change que par rapport à un passé que l'on a encore en mémoire. Ainsi, il y a
une différence de degré et non pas de nature entre le travail du journaliste et celui de l'historien, parce
qu'il n'y a pas de différence de nature entre l'actuel et l'inactuel.
Tous deux cherchent à relever ce qui marquera une époque : un événement, un type de comportement, un état
d'esprit. Ce qui marque une époque est ce qui structure son actualité. La finalité de l'historien, comme celle du
journaliste, est donc précisément de restituer une actualité passée ou présente. Dès lors, ce qui est historique
n'est pas forcément inactuel, au contraire. Le plus difficile pour un historien est de se déprendre de sa propre
actualité, de sa propre perception, afin de saisir celles qui l'ont précédé. Preuve s'il en est que le concept
d'actualité n'est pas étranger à l'activité de l'historien.
Comprendre l'actualité d'une époque, révolue ou présente, revient à comprendre ce qui est en acte dans
l'époque considérée, ce qui s'y joue et ce qui déterminera sa transformation, son devenir. L'histoire œuvre
avec la notion d'actualité.
Mais si l'historien s'attache à restituer les actualités passées, son travail n'est-il pas un luxe ? Pourquoi ne nous
contenterions-nous pas de l'historien de notre temps qu'est le journaliste ? En effet, les actualités passées, dans
cette logique, sont toujours des actualités dépassées. Autrement dit, si on établit entre l'historien et le journaliste
une continuité dans la forme de leur travail, on reste prisonnier d'une logique de la rupture, prisonnier d'une
opposition temporelle qu'on voulait pourtant éliminer.
3. L'historique est inactuel, c'est-à-dire au-delà de toute actualité
A. Est historique ce qui marque
À la fin de la préface à la Seconde Considération intempestive, Nietzsche écrit :
“ Je ne sais quel but pourrait avoir la philologie classique, à notre époque, si ce n'est celui d'agir de façon
inactuelle, c'est-à-dire contre le temps, et par là même, sur le temps, en faveur, je l'espère, d'un temps à venir3. ”
Il importe de mettre en évidence la définition que donne Nietzsche de l'“ inactuel ”. Non pas ce qui, dans le
temps, ne fait que passer comme toute chose au présent. Mais ce qui se réalise dans le temps “ contre le temps ”,
“ en faveur d'un temps à venir ”. Le propre d'une révolution, par exemple, est d'instaurer, contre tout
déterminisme, un nouveau régime, que les révolutionnaires souhaitent durable. La révolution, changement
historique s'il en est, agit sur l'actualité du moment, contre elle, et en vue d'un avenir dont elle veut décider.
Qui dit révolution, dit rupture avec ce qui précède, mise en œuvre du nouveau dans le présent. Il devient clair
que l'actuel n'est alors pas forcément ce qui manifeste le nouveau ; l'actualité peut être l'expression au présent
de quelque chose d'ancien. En revanche, le changement radical tel que le fait advenir une révolution est
inscription du nouveau, qui vient se substituer à l'ancien, dans le présent, inscription d'un nouveau durable dans
une succession d'actualités passagères et sans importance. Le véritable changement, pour s'imposer, doit dans
ce cas lutter contre les apparences de changements qui surviennent dans l'actualité et qui maintiennent
l'immobilisme des structures de la société. Le véritable changement est donc celui qui fait advenir de
l'inactuel dans une actualité lourde d'archaïsmes et qui nous disperse dans des changements futiles ; c'est-
à-dire celui qui transforme en profondeur et non en surface. Alors un tel changement sera dit historique.
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En effet, dans la notion d'historique, on trouve l'idée de quelque chose de marquant. Or l'actualité n'est pas
nécessairement marquante. Pour cela, il nous faut penser que le changement historique, non seulement marque
l'actualité dans laquelle il prend place, mais la marque de telle sorte qu'il la nie pour en faire advenir une autre.
Paradoxe ultime : l'inactuel devient plus actuel que l'actuel, alors que l'actualité est toujours en train d'être
dépassée. Ce qui explique que les journaux télévisés passent à la trappe des sujets aussi vite qu'ils les ont mis en
avant.
3. Nietzsche, Seconde Considération intempestive, Garnier-Flammarion, p. 73.
B. Ce qui appartient à l'histoire ne doit pas être seulement datable
Nous défendons l'idée que l'historique est inactuel parce que au-dessus de toute actualité. Ainsi ce qui est
vraiment historique (la fin de l'Ancien Régime ou l'abolition de l'esclavage par exemple) est ce qui est
toujours d'actualité. S'il importe qu'on date ce genre de changement, ce n'est pas par simple curiosité d'érudit,
mais pour témoigner que cela n'a pas toujours été. De tels changements sont datés pour la mémoire, parce qu'ils
ont fait date. Pourquoi ont-ils fait date ? Parce qu'ils témoignent d'un progrès évident dans la vie en société.
On comprend que ce qui est historique n'est pas seulement passé et dépassé, mais important parce que encore
présent dans les mémoires, les comportements ou l'organisation des sociétés. On peut aller jusqu'à penser que le
changement le plus historique est celui sur lequel on revient le moins, c'est-à-dire celui qui est le moins sujet
à changement : est historique le changement qui nie le changement. Et cela n'est rendu possible que si ce
changement fait advenir l'atemporel dans l'actuel, le nécessaire dans le contingent. Une telle perspective
suppose l'idée de progrès. L'abolition de l'esclavage est à ce titre un exemple intéressant car c'est la
proclamation historique et néanmoins intemporelle qu'une telle pratique est condamnable, de manière absolue et
inconditionnelle, au nom de la dignité de l'homme ; même après tant de siècles d'esclavage.
Le vrai changement historique est inactuel parce que définitif : c'est-à-dire que c'est un changement qui
définit quelque chose pour la première fois et pour toujours.
Conclusion
L'historique et l'actuel peuvent s'opposer si l'on considère que l'objet de l'histoire est le passé. Mais c'est mal
comprendre l'intérêt de l'histoire que de s'arrêter à cette opposition temporelle. Une opposition méthodologique
entre l'attitude du journaliste et celle de l'historien paraît davantage justifier le caractère inactuel de ce qui est
jugé historique, si l'on ne cède pas à la tentation de la rabattre finalement sur une opposition temporelle. Pour
cela, il faut redéfinir ce qu'on entend par inactuel. Si on admet la possibilité de faire l'histoire de son temps, il
faut penser qu'est historique ce qu'on retiendra de son temps, donc ce qui dépasse la simple actualité, qui la
contredit et la transforme “ en faveur du temps à venir ”.
Par sa place dans la succession temporelle, toute chose appartient à l'histoire, c'est-à-dire est datable au passé.
Par leur valeur significative, certains changements sont dits historiques, c'est-à-dire déterminants pour le temps
présent. L'histoire par là même est une discipline qui rend inopérante la distinction passé/présent, et
inopérante, par conséquent, la notion d'actualité, sachant bien que l'actualité est un mixte d'où l'inactuel
contenu se dégagera, improbable et pourtant définitif.
Ouvertures
LECTURES
- F. Braudel, Écrits sur l'Histoire, Flammarion, coll.Champs ”.
- Nietzsche, Seconde Considération intempestive, Garnier-Flammarion.
- Hegel, La Raison dans l'histoire, “ 10/18 ”.
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