Notes de lectures ENS-LSH 3
Durkheim « inventeur » d’une conception « holiste » de la société8 : « […] si Durkheim a pu si aisément mettre sur
pied une équipe de recherche, il fallait bien que ces propositions soient entendues, c’est-à-dire, quelque part,
attendues »9. Et elles ne sont attendues que parce que le recours aux explications de type « holiste » fait déjà parti du
« raisonnement » d’un certains nombres d’intellectuels connus et reconnus : Espinas, Worms (auquel Durkheim voue
une grande admiration depuis son voyage en Allemagne de 1885), Gustave Le Bon et même Simmel, au moment où
il collabore à l’Année sociologique (1898). Par ailleurs, à l’appui, toujours, d’une « démythification » de la figure de
Durkheim, Mucchielli insiste aussi sur les insuffisances qui parcourent l’œuvre de Durkheim, telles, par exemple,
l’évocation, à la fin du Suicide de « courants suicidogènes » (explicatifs du suicide) qui traverseraient la société, sorte
de deus ex machina mal expliqué qui prétend le sauver de l’explication psychologique.
Enfin, si Durkheim est encore considéré aujourd’hui comme le « Père fondateur » de la sociologie française, ce n’est
pas seulement parce qu’il est le premier à formuler l’injonction à considérer les faits sociaux comme des choses ou à
postuler un déterminisme social : c’est aussi parce qu’il a été le fondateur d’une véritable école de pensée et que son
œuvre de fondation de la sociologie en tant que science s’est fait dans le cadre d’un véritable travail collectif. C’est ce
que rappelle Philippe Besnard : « ce qui distingue Emile Durkheim des autres « pères fondateurs » de la sociologie
c’est qu’il faut à proprement parler d’un chef d’école. Son projet impliquait, en effet, que la fondation de cette
nouvelle science fut le fruit d’un travail collectif où chacun des membres de l’équipe se spécialiserait dans une
branche du savoir à constituer »10. Partant Mucchielli insiste sur le fait que Durkheim n’a pas fondé seul la
sociologie, revendiquant même la nécessité d’un travail en équipe pour assurer la scientificité de cette nouvelle
discipline : « il ne faut pas oublier que la sociologie, comme les autre sciences ne peut progresser que par un travail
commun et un effort collectif.11 » Durkheim a su rassembler autour de lui un ensemble de jeunes chercheurs tels que
Bouglé, Simiand, Mauss ou plus tard Halbwachs, dont le travail collectif a donné toute son ampleur à sa volonté de
fondation d’une nouvelle science du social.
II / SOCIOLOGIE FRANCAISE VERSUS SOCIOLOGIE ALLEMANDE
L’opposition – plus « pédagogique » que scientifique – entre Durkheim et Weber, et par la suite, entre les sociologies
française et allemande dont ils seraient respectivement les figures mythiques et fondatrices, est un des « mythes
historiographiques » les plus structurant de la présentation de l’histoire de la sociologie (et notamment dans les
manuels scolaires). En découlent, d’ailleurs, tous les couples d’oppositions de la sociologie, à commencer par celui
qui dissocie sans les réconcilier l’« explication » et la « compréhension ». Certes, une attention plus précise aux
« faits » historiques et à la réalité des échanges entre intellectuels français et allemands suffirait à démentir le mythe
d’une « guerre déclarée » entre ces deux traditions sociologiques. Et Laurent Mucchielli en reconstitue la trame dans
le chapitre 3 de son ouvrage12, en montrant, par exemple, que l’Année sociologique est le lieu d’un intense et
fructueux dialogue entre Simmel et Durkheim13, au moins jusqu’en 1900, date à laquelle le premier accentuera des
8 Rappelons que l’approche holiste – qui n’est pas l’apanage de la sociologie puisqu’on la trouve aussi bien en
médecine par exemple – postule que l’ordre social ne peut s’obtenir par simple sommation mécanique des ordres
individuels.
9 MUCCHIELLI L., Ibid., p. 20.
10 BESNARD P., « Les durkheimiens », Encyclopedia Universalis, 1989, vol.7, p755, cité par MUCCHIELLI,
Op.Cit, p21
11 DURKHEIM E., « Les études de science sociale » in La revue philosophique, 1886, repris in La science sociale et
l’action, Paris, PUF, 1970, p.214, cité par MUCCHIELLI, Op.Cit, p23
12 Il se réfère en particulier au travail de Ph. Steiner, « l’Année sociologique et la réception de l’œuvre deMax
Weber », Archives européennes de sociologie, 1992, vol.XXXIII, p.329-349
13 Deux auteurs que l’on a là aussi coutume d’opposer de façon radicale… Cf. par exemple BOUDON –
BOURRICAUD, « Georg Simmel », Dictionnaire de sociologie, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », 2002 (1982 pour la