Un regard qui te fracasse Propos sur le théâtre et la mise en scène

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Ce qui est violent, pour moi, ce n’est peut-être pas tant la présence
physique du public que l’acte de représenter quelque chose de soi,
d’intime, de forcément transgressif. Comme si, symboliquement,
on rejouait une sorte de scène primitive, on mettait en lumière des
choses honteuses, des tabous. Cette exposition de soi, malgré soi,
est troublante. Elle se fait de biais, de façon détournée, à travers le
corps des autres, des interprètes. Comme metteur en scène, on craint
que le public repère cette part dévoilée. Le regard des autres sur son
œuvre se rapproche d’un regard interdit, à la fois désiré et honni ;
le regard d’un inconnu sur ton corps nu, qui te fracasse.
Brigitte Haentjens est une des figures majeures du théâtre
contemporain. Elle a gagné un fidèle auditoire grâce à son
audace dans la programmation et à l’exigence qui marque chacune des productions portant sa signature. Elle propose ici un
livre hors norme qui nous montre une artiste en plein processus
de création. Elle retrace son parcours depuis l’école de théâtre
en France. Elle évoque son passage en Ontario francophone, où
sa carrière de metteur en scène a éclos, et son installation au
Québec. Surtout, elle parle au présent du travail accompli avec la
compagnie qu’elle a fondée, Sibyllines.
Brigitte Haentjens
un regard qui te fracasse
un regard qui te fracasse
Brigitte Haentjens
Brigitte Haentjens
un
regard
qui te
fracasse
Propos sur le théâtre
et la mise en scène
Boréal
Boréal
Les Éditions du Boréal
4447, rue Saint-Denis
Montréal (Québec) h2j 2l2
www.editionsboreal.qc.ca
Un regard
qui te fracasse
du même auteur
théâtre
Nickel, coécrit avec Jean Marc Dalpé, Prise de parole, 1984.
Strip, coécrit avec Catherine Caron et Sylvie Trudel, Prise de
parole, 1983.
Hawkesbury Blues, coécrit avec Jean Marc Dalpé, Prise de parole,
1982.
La Parole et la Loi, collectif, Prise de parole, 1979.
récits poétiques
Une femme comblée, Prise de parole, 2012.
Blanchie, Prise de parole, 2008.
poésie
D’éclats de peines, Prise de parole, 1991.
Brigitte Haentjens
Un regard
qui te fracasse
Propos sur le théâtre et la mise en scène
Boréal
© Les Éditions du Boréal 2014
Dépôt légal: 3e trimestre 2014
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Diffusion au Canada: Dimedia
Diffusion et distribution en Europe: Volumen
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada
Haentjens, Brigitte, 1951Un regard qui te fracasse: propos sur le théâtre et la mise en scène
isbn 978-2-7646-2354-1
1. Haentjens, Brigitte, 1951- . 2. Théâtre – Production et mise en scène. 3. Producteurs et metteurs en scène de théâtre – Québec (Province) – Biographies. I. Titre.
pn2308.h33a3
2014
792.02’33092 c2014-941617-2
isbn papier 978-2-7646-2354-1
isbn pdf 978-2-7646-3354-0
isbn epub 978-2-7646-4354-9
Un immense merci à Mélanie Dumont,
sans qui ce livre n’aurait pu voir le jour. Son
accompagnement, son questionnement, sa
rigueur et son enthousiasme m’ont stimulée
et poussée dans mes retranchements.
Présentation
C
’est par le dialogue, dans le vif d’une parole échangée,
que ce projet de livre a démarré. Brigitte était mûre: désireuse de témoigner d’une vie chevillée au théâtre, elle m’a
conviée à me saisir avec elle de cette quête. Sa confiance et
ma curiosité ont agi au départ comme seuls guides de
l’aventure.
Pendant un an et demi, j’ai mené près d’une dizaine
d’entretiens en compagnie de Brigitte. Ils ont inauguré une
sorte de chantier, où nous nous sommes longuement attardées sur son parcours et sur la création. Cette démarche a
généré une matière abondante. Travaillée par les silences, les
hésitations et l’incertitude, signes d’une pensée qui cherche,
qui s’élabore au présent, elle a d’une certaine manière fertilisé la réflexion.
Nous savions que ces entretiens ne constitueraient pas
la trame du livre, du moins qu’ils ne seraient pas restitués
tels quels. Donner à lire le jeu successif des questions et des
réponses n’attirait ni Brigitte ni moi. Une certitude nous
unissait: le «je» de l’artiste devait être au centre. Il devait
9
pouvoir conquérir tout l’espace pour se dire, se faire entendre
de manière continue depuis le foyer brûlant de la création.
La clé qui explique pourquoi le projet a glissé vers
l’écriture de fragments, signés de la main de Brigitte, réside
peut-être là, dans cet appel d’une prise de parole éminemment personnelle. Nous avions à cœur de mettre en évidence
une vision de l’intérieur, sise au plus près d’une nécessité intime et artistique. Chose certaine, le livre trouvait
sa forme.
Nos échanges ont repris de plus belle. De vive voix. Par
courriel. Tantôt je lançais à Brigitte une rafale de questions,
qu’elle méditait et qu’elle me retournait sous la forme d’un
texte en friche. Tantôt elle m’adressait un fragment presque
achevé, écrit dans l’emportement, avec fébrilité. Comme ces
pages autour de Heiner Müller qu’elle mûrissait depuis un
long moment déjà. D’autres sujets ont été contournés,
détournés, différés, par crainte sans doute de s’y engouffrer.
Raison pour laquelle certains textes ont mis plus longtemps
à voir le jour.
Or, quand Brigitte a amorcé le geste d’écriture, il s’est
produit une accélération, comme si une impétuosité ou une
urgence l’habitait tout à coup. L’écriture poussait et demandait réponse. Brigitte réagissait aussitôt en proposant
un paragraphe fraîchement écrit, une reformulation, une
réorga­nisation des idées, voire l’ébauche d’un nouveau fragment. Sa fougue me prenait par surprise, en même temps
qu’elle m’emballait, me stimulait.
Brigitte avançait vite. L’émulation était vive.
Ce premier corps-à-corps avec l’écriture a engendré
pas moins de quatre textes en quelques semaines.
10
À travers ces fragments et ceux qui ont suivi, Brigitte
traque sa relation à l’art dans ses moindres replis et manifestations. Qu’elle sonde son désir enfoui de mise en scène,
ses exils successifs, sa réaction épidermique à l’autorité, sa
définition du risque et de l’engagement, qu’elle fasse état des
rencontres et des chocs esthétiques qui l’ont ébranlée, du lien
profond qui l’unit à une œuvre, de sa fascination pour les
corps, la metteure en scène engage son regard et sa sensibilité, demeurant fidèle à cette force et à cette conviction qui
côtoient chez elle le doute et la vulnérabilité. Face à l’indicible de la création, dans l’ombre de la salle de répétitions,
Brigitte s’expose: elle investit des pans secrets, détricote
des idées reçues et fracasse au passage quelques certitudes.
Comme lorsqu’elle cherche à clarifier ce sentiment qui la
brutalise au moment de la représentation de ses spectacles
ou qu’elle effleure la solitude de l’artiste, imparable même
au sein d’une pratique collective.
Mais ses propos débordent le champ du théâtre. Ils
traduisent surtout une manière d’être. Dans l’ensemble,
sa vie et son art dessinent «un chemin sinueux vers la
liberté» qui invite à se risquer. Parce que la plus petite de ses
actions paraît guidée par l’exigence d’une intégrité personnelle, laquelle instille une forme de résistance, aux conformismes, aux représentations codifiées, aux schématisations et aux consensus. Pour paraphraser l’une de ses
expressions, Brigitte fouette notre courage. Comme artiste et
comme femme.
J’ai été sensible à ce souci d’intégrité et de justesse
qu’elle transporte jusque dans l’écriture de ces pages. Comment ne pas l’être? Sa pensée n’est jamais au repos. Elle est
tenaillée par le besoin de s’approcher au plus près d’une
11
intuition, d’une sensation, d’une expérience. D’en rendre
compte sans aucune forme de compromission.
Fragment après fragment, je l’ai donc accompagnée
dans ce travail d’élucidation et d’approfondissement qui
passe notamment par le «labeur des mots», selon une autre
de ses belles formules. Brigitte s’efforce ici de nommer, de
gratter, de creuser. De cette façon, elle talonne les zones
d’ombre et les détails cachés à la conscience: pour toucher
au cœur son désir de théâtre, saisir au corps sa relation au
monde.
Ainsi, toute personnelle et subjective qu’elle soit, la
quête de vérité s’impose comme le fil invisible de ce livre.
Mélanie Dumont
12
1
L’ombre et la lumière
J
’ai perdu le goût de jouer à l’école de théâtre. Je ne
supportais pas la concurrence. L’idée de devoir se battre
contre les autres pour mériter l’approbation du professeur, de rivaliser avec les camarades pour être la meilleure
m’écrasait au lieu de me stimuler.
L’école de Jacques Lecoq, où j’ai reçu ma formation,
se trouvait dans un quartier populaire de Paris, grouillant
de vie: le Faubourg-Saint-Denis. Il s’agissait d’une
ancienne salle de boxe aux plafonds hauts, aux planchers
de bois, absolument magnifique et inspirante. Ce qui
frappait d’emblée, c’était son caractère de tour de Babel:
des étudiants du monde entier, pour la plupart des professionnels, se précipitaient là pour y acquérir une formation non académique, basée sur le corps poétique, le
mouvement et le travail de création.
Dans cet environnement, je me percevais en situation clandestine. Je travaillais la nuit pour gagner ma vie,
alors que les étudiants étrangers bénéficiaient de bourses.
Mes camarades me semblaient très doués; et moi, pas du
tout. Lecoq favorisait le sens du comique, de l’invention et
de l’image instantanée. Il appréciait particulièrement le
13
slapstick, un type de jeu dans lequel les Anglo-Saxons,
mâles de préférence, excellaient. En outre, l’enseignement
se dispensait à la française: sans bienveillance, avec
rigueur et condescendance, le tout exprimé en termes
durs et sarcastiques.
Pendant ma formation chez Jacques Lecoq, où nous
étions constamment critiqués individuellement devant
toute la classe, je devais lutter contre un sentiment d’inadéquation et de faillite.
Au cours de cette période, j’ai découvert avec stupéfaction qu’observer les acteurs me passionnait bien plus
que m’exprimer sur une scène. Je n’aime pas tellement
être regardée. Dépendre du désir de quelqu’un, exister
dans le regard de l’autre m’est insupportable. J’adore être
dans l’ombre, tel un guetteur. Il s’agit d’une position privilégiée pour saisir ce qui jaillit. Une position protégée,
symboliquement: dans l’ombre, il n’y a pas de danger, on
n’est ni exposé aux regards ni menacé de pulvérisation.
L’ombre permet de se retrancher de la lumière, même si
on peut toujours en ressentir la chaleur.
Le choix de la mise en scène plutôt que de l’interprétation trouve, me semble-t-il, son ancrage dans
quelque chose de plus ancien et de très intime. Mon
enfance et mon adolescence ont été extrêmement
chaotiques d’un point de vue psychique: beaucoup de
violence, d’intrusion, d’abus de la part de mes parents.
Mon père, par sa volonté de tout contrôler, son autoritarisme rigide et ses coups, installait un climat de précarité
et de peur que ma mère subissait sans broncher. Elle
préférait se réfugier dans sa croyance en Dieu, qui lui per14
mettait sans doute de se protéger et de survivre. Jeune,
j’étais en même temps profondément révoltée et soumise
aux valeurs de mes parents. Je louvoyais entre ces deux
pôles. Il me fallait réussir à l’école et mentir sur ma vie
intérieure, tumultueuse et secrète. La tension qui régnait
à la maison créait une menace permanente et accentuait une sorte d’affolement intime où se mêlaient désir
forcené de vivre, honte et sentiment de culpabilité de ne
pouvoir me conformer.
Le goût de mettre en forme vient sûrement en partie
de cette histoire familiale: un besoin d’organiser le chaos,
de le structurer, de le mettre à distance, ce qui constitue,
sur le plan symbolique du moins, un mécanisme de protection contre la violence et l’envahissement. Le metteur
en scène se place, par définition, à l’extérieur de la scène
qu’il façonne.
Au début de ma pratique, la mise en scène m’apparaissait comme un travail d’action, faisant appel à un
savoir-faire, ainsi qu’en témoigne tout le vocabulaire qui
y est associé: direction d’acteurs, conception, etc. Ce
lexique entretient aussi l’idée d’une autorité. Bien sûr,
le metteur en scène occupe une position de pouvoir,
de contrôle. Il peut choisir ce qui est mis en lumière; il
orchestre. Il prend les décisions finales. Mais cela ne peut
se faire sans collaboration. Le metteur en scène, malgré
ses prétentions, n’est peut-être qu’un interprète qui tente
tant bien que mal de s’emparer du centre de la scène!
Aujourd’hui, la mise en scène me semble plus
proche de la méditation, de l’écoute, que d’une quelconque maîtrise. Il faut se mettre en état de disponibilité
afin d’être totalement présent à «l’obscur pressentiment
15
qui nous relie à une œuvre», pour reprendre la formule
de Peter Brook. Un peu comme le psychanalyste qui, par
son écoute bienveillante, parvient à déceler les accidents
de la parole. Il souligne, relève un détail, une aspérité dans
le discours, le met entre parenthèses, en lumière, l’interroge. Ses interventions facilitent la clarification ou plutôt
le dévoilement d’éléments oblitérés par le psychisme.
Le metteur en scène essaie d’accéder à cet état d’ouverture et de sensibilité qui le rend attentif au moment
présent, sans jugement sur le résultat immédiat. Mais
il doit aussi, paradoxalement, faire preuve d’une assurance, d’une confiance fondamentale dans le fait que ça
va arriver, ça va se passer. Je ne connais rien de plus exaltant que le surgissement d’un geste, d’une intonation, de
quelque chose de puissant et de vrai chez un acteur. Peutêtre que je reconnais alors quelque chose qui vivait auparavant dans l’obscurité et qui jaillit dans la lumière. Un
moment de vérité où, après des heures de travail, quelque
chose se manifeste… ou non!
Dans une salle de répétitions, avant tout, je regarde,
j’observe, j’analyse. Je m’engage par ce regard.
J’affirme souvent être dépourvue d’imagination,
c’est que je n’attends pas tel ou tel résultat, du moins pas
consciemment. Au début, tout est confus. Je ne sais
pas exactement ce que je cherche ni pourquoi je m’intéresse à un texte en particulier. Mes choix répondent à une
nécessité obscure et profonde.
Comme le souligne Peter Brook, la forme préexiste,
la mise en scène ne faisant que la dévoiler. Aussi étrange
que cela puisse paraître, une fois la distribution complétée et les collaborateurs choisis, le spectacle est déjà là,
16
17
mais il demeure enseveli, invisible. Le travail de mise en
scène révèle peu à peu cette forme cachée, à la manière
d’une fouille archéologique.
Mettre en scène, c’est soulever un grand corps mort
et enfoui, le dresser à la verticale pour qu’il se mette en
marche.
Il existe sûrement un besoin impérieux de m’exprimer, de partager les passions qui m’occupent ou les pensées qui m’obsèdent. Et peut-être même autre chose, de
plus intime, comme si à travers différentes matières textuelles il était possible de rejouer des scènes, réelles ou
imaginaires, qui font partie du psychisme, qui ont besoin
d’être extériorisées et analysées. Mais cette représentation s’effectue par l’intermédiaire de mots et de corps
étrangers.
Cela aussi est paradoxal: la volonté de s’exprimer
sans être vu, alors que les acteurs vont, dans la lumière,
livrer au public quelque chose que l’on ne maîtrise plus
totalement. Car le théâtre a ceci de particulier: au contact
des collaborateurs, des interprètes surtout, puis des spectateurs, l’objet se transforme. Les différents interlocuteurs
agissent sur la matière, la modifient. Il faut accepter d’en
être dépossédé.
Après L’Opéra de quat’sous, comme autrefois après
Le Chien ou Tout comme elle, je suis restée plusieurs mois
en panne de désir artistique. J’ai eu peur que le besoin de
créer des spectacles, de porter des textes à la scène m’ait
abandonnée. Je me sentais vidée et vide.
Chaque création engendre une sorte de dépression,
comme si on se débarrassait d’un besoin qui nous aurait
18
envahi et empoisonné. La délivrance, l’expulsion, nous
laisse toutefois exsangue.
Puis le désir est revenu.
D’aussi loin que je me souvienne, le théâtre m’a toujours appelée. Les photos du Festival d’Avignon, avec Jean
Vilar et sa troupe, Gérard Philipe répétant dans la cour
d’honneur du palais des Papes, me faisaient rêver. Au
Lycée de Sèvres, où je faisais mes études, j’aimais jouer:
Molière, Racine, le théâtre classique. Puis, je me suis jointe
à des troupes de théâtre, dont celle du centre communautaire de Sèvres, qui rassemblait des marginaux et des
insoumis. C’était autour de mai 1968. Je garde d’ailleurs
le souvenir d’un Revenant, de Jehan-Rictus, complètement déjanté.
Plus tard, j’ai fait partie de la troupe de théâtre de
HEC Paris, où j’avais des amis. C’était Pierre Baillot, un
compagnon de Jacques Higelin, qui la dirigeait. Je faisais
de longs trajets en mobylette, le soir, à travers le bois de
Saint-Cloud, pour aller aux répétitions. Il fallait le vouloir!
Avec Pierre Baillot, on travaillait le répertoire
contemporain – Rezvani notamment. J’ai découvert la
création. À la même époque, nous avons réalisé un montage des textes de Michaux et d’Artaud, présenté dans une
petite salle parisienne, le Théâtre Mouffetard.
Jouer me semblait alors aller de soi, je ne me posais
pas de questions, j’avais du plaisir à discuter durant les
interminables conversations au sujet du théâtre, de l’art et
de la politique qui enflammaient notre groupe. J’ai toujours aimé cette idée d’une collectivité rassemblée pour
créer. La fraternité du théâtre, Camarades, camarades!,
m’émeut profondément.
19
Le théâtre m’attirait irrésistiblement, comme un
papillon de nuit vers l’ampoule. Cet appel cachait assurément un irrépressible besoin de rupture avec la vie de mes
parents, avec la voie tracée (profession, mariage,
enfants…), et un appétit féroce de liberté.
J’ai atterri à l’école de théâtre à vingt et un ans, après
cinq ans d’études universitaires, diplôme en poche, pour
obéir à mon père.
Pourquoi Lecoq plutôt qu’une formation plus
classique, comme on en donnait au Conservatoire? Je
devais pressentir que je ne serais jamais une interprète.
À l’époque, Jacques Lecoq était un maître à penser pour
toute une génération d’artistes. Ceux-ci ont donné naissance à des compagnies qui ont marqué l’imaginaire des
années 1970 et 1980. Chez Lecoq, l’acteur était traité
comme un créateur à part entière, et le travail du mouvement occupait une place centrale. La découverte des
possibilités créatrices du corps a été pour moi un
éblouissement.
Quand j’ai quitté l’école, je n’avais pas de projet précis pour l’avenir. Je n’y pensais même pas. Je n’avais
qu’une idée fixe: m’éloigner de la sphère familiale.
Faire du théâtre pour gagner ma vie semblait exclu.
Je n’imaginais pas ce que signifiait une vie d’artiste, son
exigence, sa dureté, ni même ce que cela impliquait matériellement.
Plus jeune, j’ignorais que la mise en scène était un
métier et, surtout, qu’une femme pouvait l’exercer! Je ne
me figurais certainement pas qu’il me faudrait l’exil pour
que se révèle et s’affirme cette aspiration enfouie.
Le désir conscient, signe de ma fascination pour le
20
milieu intellectuel et sûrement attisé par les enseignants
exceptionnels qui m’ont initiée à la littérature, à la philosophie et à la psychanalyse, était de devenir une femme
de lettres. Cela semblait aussi inaccessible que la vie de
théâtre, mais je parvenais tout de même à m’imaginer en
Simone de Beauvoir, avec turban, ongles laqués et fumecigarette!
21
Table des matières
Présentation
9
1 • L’ombre et la lumière
13
2 • Passion dévorante
23
3 • Une lente mise au monde
33
4 • Un choc, une accointance
43
5 • Lutte des classes
53
6 • Un chemin sinueux vers la liberté
59
7 • Le modèle féminin
83
219
8 • L’amour des acteurs
93
9 • Le temps et l’espace
115
10 • Un regard qui te fracasse
131
11 • Écrire
139
12 • Des corps engagés
149
13 • Des foyers d’incandescence
165
14 • Une terre de violence et de sensualité
187
15 • Dans la blessure
197
Remerciements
207
Théâtrographie
209
Crédits des photographies
217
220
Crédits et remerciements
Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement
du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC)
pour leurs activités d’édition et remercient le Conseil des arts
du Canada pour son soutien financier.
Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide
aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC
et bénéficient du programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres
du gouvernement du Québec.
Photographie de la couverture: © Mathieu Rivard
Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation,
traité sans chlore, certifié ÉcoLogo
et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.
mise en pages et typographie:
les éditions du boréal
achevé d’imprimer en septembre 2014
sur les presses de l’imprimerie gauvin
à gatineau (québec).
Ce qui est violent, pour moi, ce n’est peut-être pas tant la présence
physique du public que l’acte de représenter quelque chose de soi,
d’intime, de forcément transgressif. Comme si, symboliquement,
on rejouait une sorte de scène primitive, on mettait en lumière des
choses honteuses, des tabous. Cette exposition de soi, malgré soi,
est troublante. Elle se fait de biais, de façon détournée, à travers le
corps des autres, des interprètes. Comme metteur en scène, on craint
que le public repère cette part dévoilée. Le regard des autres sur son
œuvre se rapproche d’un regard interdit, à la fois désiré et honni ;
le regard d’un inconnu sur ton corps nu, qui te fracasse.
Brigitte Haentjens est une des figures majeures du théâtre
contemporain. Elle a gagné un fidèle auditoire grâce à son
audace dans la programmation et à l’exigence qui marque chacune des productions portant sa signature. Elle propose ici un
livre hors norme qui nous montre une artiste en plein processus
de création. Elle retrace son parcours depuis l’école de théâtre
en France. Elle évoque son passage en Ontario francophone, où
sa carrière de metteur en scène a éclos, et son installation au
Québec. Surtout, elle parle au présent du travail accompli avec la
compagnie qu’elle a fondée, Sibyllines.
Brigitte Haentjens
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