Anthropologie d`un nouvel espace habité

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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux
fonciers et spatialités des classes moyennes à Oran
et sa banlieue (Algérie)
Introduction
En cette fin du XXe siècle, le territoire d'Oran et de ses communes
de banlieue proche connaît une fragmentation du bâti que
l'observateur averti peut distinguer sans aucune difficulté ; en effet,
celui-ci peut identifier d'un côté une urbanisation légale et de l'autre,
une urbanisation illégale appelée à être, il est vrai, régularisée.
A l'intérieur de la ville légale s'individualisent parmi les nouveaux
sites urbanisés, l'espace des coopératives immobilières dont les
caractères sont bien marqués par la qualité de ses constructions
individuelles, son contenu social dominé par des classes moyennes
et aisées et par un niveau d'équipement acceptable.
La municipalisation des terres urbanisables en 1974, à travers la
constitution des Réserves Foncières Communales, a été bien vite
perçue comme un énorme enjeu foncier avant d'être d'ailleurs, un
enjeu immobilier. C'est toute la question du mode d'appropriation
des terres publiques qui a été ainsi mise au centre d'un conflit entre
la vision de l'Etat centralisateur et planificateur d'un côté, et les
pratiques des acteurs locaux de l'autre.
En dépit d'un urbanisme réglementaire patiemment remodelé
après l'indépendance, la course aux lots coopératifs a été menée
tambour battant. Comment a été détourné, malgré les injonctions
de l'administration centrale, l'esprit coopératif au profit de l'espace
individuel ? Peut-être plus que la géographie sociale, l'approche
anthropologique nous aide à mieux comprendre les manières avec
lesquelles les classes moyennes et aisées ont tenté de concilier
au sein de la production du nouvel espace habité individuel,
la rationalité moderne des procédures administratives
et architecturales et « l'autre rationalité » qui elle, semble répondre à
une culture identitaire plutôt marquée par les coutumes et les
traditions locales.
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Abed BENDJELID
Les coopératives immobilières : un enjeu foncier pour les
classes moyennes et aisées
a. L'enjeu foncier constitué par les Réserves Foncières Communales
L'année 1976 a marqué une étape importante dans la mise en
forme des textes de l'urbanisme réglementaire de l'Algérie
indépendante et bien plus, le gouvernement avait exposé clairement
la politique de l'habitat à mener. En effet pour la première fois, le
pouvoir central a reconnu explicitement qu'il ne pouvait plus
désormais, prendre en charge le financement et la construction des
logements et, il a appelé « tous les citoyens, tous les travailleurs, tous
les chefs de famille, individuellement ou groupés au sein de
coopératives… » à « participer à l'entreprise d'édification du nouvel
habitat… » relève la note de présentation gouvernementale relative à
l'habitat.
Amplifiés par le discours politique, les textes réglementaires ont
trouvé au sein des groupes d'intérêts locaux un terrain extrêmement
favorable pour une concrétisation rapide de la décision centrale.
Logiquement reliée à la municipalisation des réserves foncières,
cette application apparaît à la fois comme une manière de mettre à
contribution les citoyens en vue de financer leur habitation, de
redistribuer indirectement une partie de ressources pétrolières
nationales et d'asseoir les classes moyennes salariées travaillant au
sein des institutions publiques et administratives. C'est là que se
situent les véritables enjeux de l'amorce d'un marché foncier,
désormais entrouvert, capable de récompenser les gestionnaires
d'une façon générale et les élus locaux en particulier. Ceux-ci avaient
commencé à ébaucher les listes initiales constituant les premières
coopératives immobilières en s'octroyant, dans les trois communes
de la proche banlieue oranaise étudiées ici, des lots de terrain situés
à l'intérieur des tissus urbains et pouvant couvrir jusqu'à 800 m2
chacun !1. Les attributions d'assiettes foncières, géographiquement
bien localisées, expliquent en grande partie l'origine de tous les
conflits et toutes les tractations possibles et imaginables au moment
de dresser les listes des participants à la constitution de toute
coopérative immobilière. A travers ces enjeux fonciers et par là
économiques, ont été occultées volontairement toutes les pratiques
Bouzada, F. et Mouslim, S. (1991), Analyse de l'espace urbain et péri-urbain de la ville
d'Oran ; le cas des coopératives immobilières, mémoire, ingénieur, géographie, Université
d'Oran, 103 p.
1
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
de népotisme et de corruption qui ont été révélées, quelques années
plus tard, par une série d'incarcérations d'élus et d'employés de
l'administration locale.
b. La voie de l'accession à la propriété foncière privée par la filière
coopérative : le rôle des corporations professionnelles locales
Rumeur chez les uns et réalisme chez les autres ont joué lors
de la confection de listes composées d'une vingtaine de personnes
par coopérative immobilière. Regroupement professionnel
et corporatisme ont, au départ, permis de dresser ces fameuses
listes au sein même des institutions publiques administratives
(assurances, finances, gendarmerie, douanes, hydraulique,
enseignement, agriculture, université, entreprises du bâtiment,
employés communaux, santé…), voire d'associations professionnelles
privées (commerçants, industriels, professions libérales entrepreneurs…).
Peu après, la dénomination initiale des coopératives immobilières
faite selon la base professionnelle a finalement donné lieu à une
substitution nominale qui a puisé ses qualificatifs dans l'histoire
récente du pays, les textes idéologiques, les actions marquantes du
développement économique, la symbolique…
Mieux informés car proches de la ressource d'information, les
gestionnaires du secteur public et ceux qui gravitent autour du
pouvoir ont su mettre à profit le discours politique qui invoquait
« les nouveaux besoins de la population et les exigences du progrès
social » pour se « placer » et ajouter sur les listes établies, quelques
membres de la famille élargie et quelques connaissances occupées
dans un secteur économique privé mal vu, à l'époque par le pouvoir
central. Pour beaucoup, l'accès du marché foncier par le biais de la
coopérative immobilière était une première étape vers l'appropriation
privée du sol urbain bien plus intéressante que les avantages qui
accompagnent cette opération. En ce sens, ce n'est pas tant la
construction individuelle qui importait, mais l'acte juridique qui
permettait de s'approprier à moyen terme une partie de l'assiette
foncière, même si à l'échelon central, on voulait des maisons
individuelles construites par des classes moyennes et non pour des
classes moyennes du secteur public et même d'un secteur privé
(acteurs de la vie économique, culturelle…) de plus en plus toléré.
Toutefois, « le caractère professionnel du collectif des bénéficiaires,
au départ remarquable, atteste d'une cohérence sociale recherchée
par les classes moyennes, voire aisées, en vue d'obtenir le lot de
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Abed BENDJELID
terrain tant convoité et de profiter ainsi, des multiples avantages
permis par l'organisation coopérative »2.
c. Les avantages consentis par l'Etat au profit des coopérateurs
Secondaires en apparence, les avantages concédés par l'Etat aux
acteurs directs de cette filière de production du bâti sont,
économiquement parlant, considérables.
En s'engageant dans la construction d'une maison individuelle
dans un cadre coopératif, les membres de toute coopérative
immobilière ont eu un accès prioritaire à l'achat de matériaux de
construction et à des prix très avantageux auprès des agences locales
des sociétés nationales de distribution. Dans un marché soumis
périodiquement à des pénuries, le coopérateur détenteur d'une carte
de client bénéficiait d'un quota prévu en matériaux de construction
(ciment, briques, fer à béton, bois, carrelage, articles sanitaires…)
et à des prix largement subventionnés par le budget de l'Etat !
Par ailleurs, la caisse d'Epargne a accordé des prêts avec des
intérêts bonifiés très avantageux (4 %) aux épargnants solvables,
mais là, le crédit est individuel ; consenti sur une vingtaine d'années,
le prêt concédé a connu une progression constante : 240.000 dinars
en 1978, 320.000 en 1982, et 450.000 en 1986. Quant au montage
financier de l'opération, il demeure strictement personnel ; selon les
dires de certains coopérateurs-fonctionnaires, au début des années
1980, le prêt pouvait couvrir 40 à 50 % du coût global de la villa !
Dans cet ordre d'idée, nous pouvons dire sans aucune exagération
que les coopératives de la première génération (1977-1985) avait
largement bénéficié des retombées de la rente pétrolière
redistribuée (coût de cession du terrain, prix des matériaux de
construction, subvention partielle des V.R.D., crédit bancaire
bonifié…) par le pouvoir central. C'est ainsi que l'Etat-providence
avait permis à un nombre appréciable de cadres supérieurs, de
cadres moyens et d'employés occupés dans le secteur public de
construire leur maison individuelle ; une enquête menée en 1990
atteste que 40,2 % des constructions coopératives avait bénéficié
d'un prêt de la Caisse Nationale d'Epargne et de Prévoyance.
Bendjelid, A., Implantations de coopératives immobilières sur les terres agricoles périurbaines et logiques d'acteurs dans la commune d'Es-Sénia (wilaya d'Oran), 12 p.
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
d. Au brassage social demandé par l'Etat, les groupes des acteurs
locaux répondent par une action de différenciation spatiale
Même en définissant « le cadre juridique des structures
coopératives immobilières de réalisation au sein desquelles la
construction privée prendra pleinement son essor » à l'intérieur de
la note de présentation gouvernementale relative à l'habitat, l'Etat a
recentré sa vision de l'opération en tentant d'éviter de ce fait,
l'accaparement du foncier par les populations les plus aisées et les
plus solvables. Ainsi, est recherchée une forme plus équitable de
l'allocation foncière qui donne à des candidats ayant des revenus
modestes la possibilité d'accéder aux coopératives immobilières. Des
injonctions, à peine voilées, ont été destinées aux collectivités locales
par le Centre ; le but logique était d'obtenir un brassage socioprofessionnel des bénéficiaires, évitant ainsi toute forme de
ségrégation sociale et de différenciation géographique. C'est,
ensemble-t-il, une des conditions de l'aide multiforme que devait
apporter l'Etat aux collectivités locales dans le domaine du transfert
de terrains urbanisables, du coût de la viabilisation, de l'aide
technique…
Les injonctions de l'Etat ont été appliquées même si l'exécution a
donné lieu, çà et là, à des dépassements. En général, la refonte des
listes a rendu celles-ci professionnellement et socialement plus
diversifiées. Cette nouvelle donne fait ressortir un éventail de
catégories socio-professionnelles assez large (tableau 1).
Tableau : Place des catégories professionnelles dans les coopératives
immobilières d’Oran et de sa banlieue proche
(en valeur relative entre 1977-1993)
Catégories
Oran
Es-Sénia
Bir-el-Djir
Commindustr
34,2
15,5
32,6
Pro. Libérales
3,3
4,1
5,9
Cadres sup.
et moyens.
29,5
33,3
40,2
Employés
23,7
42,9
19,3
Ouvriers
9,3
4,1
2,0
Taux
100
100
100
Sources : Communes, Bouzada, F. et Mousslim, M., Benchehida, D.
et Bendjelid, A.
Cette classification en cinq groupes sociaux des bénéficiaires d'un
lot coopératif démontre clairement que toutes les catégories ont pu
accéder, à différent degré bien entendu, à la propriété foncière grâce
à la bienveillance de l'Etat. Néanmoins, on ne peut s'empêcher de
relever que la politique du régime de H. Boumediene a été, durant
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Abed BENDJELID
cette période de développement planifié, favorable aux classes
moyennes à l'image d'ailleurs, du phénomène observé durant les
années 1940 et 1950 en Amérique Latine où beaucoup de salariés
des classes moyennes avaient eu des facilités pour accéder à la
propriété foncière urbaine et suburbaine. Dans les trois municipalités
d'Oran, Es-Sénia et Bir-el-Djir, 61 à 80 % des membres de
coopératives immobilières constituées sont pratiquement occupés
dans le secteur public !
Nous pouvons affirmer que grâce à la coopérative immobilière ou
au lotissement public, toutes les équipes successives d'élus locaux
ont pu accéder à la propriété foncière dès que l'opportunité s'était
présentée et ce, à un moment où l'Etat s'essoufflait à financer la
totalité des programmes de logements planifiés. Cette allocation
foncière a d'ailleurs été perçue par les bourgeoisies locales en
formation comme le début de la privatisation en milieu urbain !
Globalement, au sein du territoire métropolitain, entre 1977
et 1993 « quelques 240 coopératives immobilières ont été créées
dans les communes d'Oran, Es-Senia et Bir-el-Djir ; le secteur de
Bir-el-Djir demeure la zone d'allocation foncière la plus importante
puisque 3.000 lots coopératifs y ont été situés par les pouvoirs
publics…Au total, quelques 5.000 villas ont pu être localisées dans
ces trois communes…et ce, sur une superficie de quelques 250 ha »3.
Sur ces 240 unités coopératives immobilières, il convient de
souligner que trois catégories socio-professionnelles prédominent :
les employés spécialisés, les commerçants et industriels, et les cadres
supérieurs et moyens. Sur le plan strictement géographique, une
prédominance préférentielle se dégage et tout se passe comme si
dans chaque territoire communal, une catégorie sociale a
délibérément choisi et imposé son nouveau lieu de résidence : Oran
pour les commerçants et industriels, Bir-el-Djir pour les cadres
supérieurs et moyens, et Es-Sénia pour les employés spécialisés.
Dans ce contexte, ce desserrement géographique tout à fait
logique est partagé par de très nombreux salariés qui, aujourd'hui,
reconnaissent avoir eu beaucoup de chance en accédant à la
propriété individuelle par le biais de la coopérative immobilière ; en
ce sens, la mobilité résidentielle en direction de la banlieue semble
pleinement assumée. Aussi convient-il de préciser, qu'entre 1977
Benchehida, D. et Bendjelid, A. (1995), Les mécanismes de la production du bâti dans la
wilaya d'Oran, 45 p., à paraître, géographie, projet de recherche, université d'Oran.
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
et 1993, plus de 30.000 personnes ont été touchées par la mobilité
résidentielle due à l'implantation de ces coopératives. C'est là, sans
aucun doute une donnée essentielle de la différenciation spatiale de
l'espace résidentiel oranais actuel.
Le détournement de l'esprit coopératif : logiques et pratiques
d'acteurs
a. Injonctions centrales et pratiques d'élus locaux
Les injonctions de l'administration centrale ont produit leurs
effets puisque toutes les entités immobilières ont changé leur
dénomination à caractère professionnel et ont été obligées d'intégrer
quelques chefs de ménage en leur sein. Mais, le pouvoir décisionnel
donné par les textes de loi aux élus communaux était trop étendu
dans le champ foncier pour permettre à tout bureau dirigeant une
coopérative de contester frontalement les décisions de l'assemblée
élue. Ainsi, toute controverse a donné lieu à un refus d'attribution
par l'assemblée populaire communale d'une assiette foncière située
au sein de son territoire administratif ; en clair, la coopérative
n'existe plus que sur le papier.
La stratégie la plus répandue et la plus occultée aussi, de la part
des élus, a consisté à reformer discrètement le cercle des familles
élargies, d'inclure des actifs d'un même terroir géographique
et de préférence à revenus modestes, d'inscrire sur les listes des
unités coopératives des connaissances proches et en ajoutant au
passage, des personnes recommandées par quelques responsables
influents au sein des différents pouvoirs. Cette stratégie d'accaparement
de terrains fonciers du domaine public au profit de l'appropriation
individuelle est révélatrice, d'un côté, d'une résurgence de l'esprit
archaïque du douar face au beylick et de l'autre, d'une conjoncture
politique devenue plus sensible à la satisfaction de besoins sociaux
exprimés par des classes moyennes aspirant à mieux vivre et il faut
de souligner, à un allégement primordial de l'enveloppe financière
consacrées à l'habitat par le budget de l'Etat.
En dépit des orientations du Centre, l'allocation d'assiettes
foncières est marquée par la résurgence de l'habitus qui, après un
long effacement de sa pratique, réapparaît avec vigueur ; cet
effacement de la façon d'être est, rappelons-le, dû au rôle
volontariste d'unification et surtout de nivellement de la société que
recherchait foncièrement l'Etat algérien après l'indépendance. Ceci
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Abed BENDJELID
explique pourquoi, sur le terrain foncier se côtoient plusieurs
groupes sociaux issus de différente origine géographique au sein
d'une même coopérative immobilière. Toutefois, ce phénomène est
loin d'être spécifique à l'Algérie dans la mesure où, comme dans de
nombreux pays dans le monde et pour reprendre la formule
classique, l'urbanisation a d'abord reproduit « le village dans la
ville ».
b. Quelques aspects de stratégies d'acteurs relatives au détournement
de l'esprit coopératif
Sans vouloir entrer dans la constitution et le fonctionnement
d'une coopérative immobilière, il importe de relever qu'un dossier
comprenant toutes les pièces techniques relatives au projet
coopératif est transmis à la municipalité pour agrément. Cette étape
est capitale pour l'affectation d'une assiette d'implantation qui
déclenche ainsi toute la procédure de transfert du terrain, du
domaine public à la commune. Toutes les opérations sont faites
d'une minière collective. La cession du terrain comme le permis de
construire sont délivrés à titre collectif et non individuel dans la
mesure où le plan architectural est pratiquement le même pour tous
les bénéficiaires. Toutefois et en dépit de la réglementation, une
mauvaise coordination a longtemps persisté entre la Commune et la
Direction de l'Urbanisme de la Wilaya lors de la délivrance des
permis de construire. En effet, dans de très nombreuses coopératives
d'Oran et de sa banlieue, certains coopérateurs sont arrivés aisément
à obtenir un permis de construire individuel. Plus grave, ce sont des
élus, de grands commis de l'Etat et des fonctionnaires bien placés
dans les institutions publiques ; par conséquence ce sont là, des
responsables chargés théoriquement de faire appliquer la loi qui
sont à l'origine de cette pratique de détournement !
La seconde forme de détournement de l'esprit coopératif apparaît
toutefois moins discutable, dans la mesure où le recours au crédit est
fonction de l'épargne de chacun et le dossier déposé est strictement
individualisé. Les choses étant ce qu'elles sont, cette étape marque
une coupure entre le travail procédurier collectif attendu par
l'ensemble des coopérateurs et l'action individuelle qui se concrétise
par la signature d'un contrat de prêt entre le demandeur et la Caisse
d'Epargne. Mis à part quelques unités coopératives, la réalisation de
la construction a constitué la seconde rupture dans le cheminement
théorique de l'opération car le coopérateur a bien souvent engagé
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
lui-même un petit entrepreneur ou un maçon. Il faut dire aussi que
les difficultés de construire collectivement étaient apparues dès le
lancement des premières coopératives immobilières à Es-Sénia en
19774.
Tous ces aspects de détournement des textes se sont heurtés à la
réalité du terrain économique et organisationnel, et aux pratiques
sociales. Naturellement, celles-ci peuvent expliquer, en grande partie
à la fois, le degré d'avancement des chantiers, la diversité de la
morphologie du bâti des coopératives immobilières et le poids des
habitudes sociétales dans les manières d'habiter l'espace.
L'adaptation de l'espace habite individuel : un va et vient entre
la rationalité moderne et les logiques identitaires
Il s'agit maintenant d'analyser de quelles façons les classes
moyennes et aisées qui, habitant un nouveau bâti, tentent de
l'adapter à la fois, à la rationalité imposée par le modèle de vie
citadin universel et à la seconde logique, plutôt liée à des
comportements sociologiques traditionnels.
a. Les modes d'occupation au sol de la maison individuelle par les
classes moyennes
En principe, le plan architectural de la maison individuelle devrait
être conforme au plan originel tel que délivré par les Services de
l'Urbanisme de la Wilaya ; ceci est aussi vrai pour la disposition de la
construction par rapport au plan de masse qui fixe l'emprise de
l'espace habitable au sol en tenant compte des normes théoriques
réglementaires. Or, dans la majorité des cas, cette emprise est
dépassée à cause d'un ajout imprévu d'une ou de plusieurs pièces,
d'un débarras, d'un garage, d'un petit sauna ou d'un petit hammam…
Naturellement, ce besoin d'espace bâti se double d'une réduction de
la superficie réservée au jardin et ce, au profit de la cour bétonnée
assimilée au haouch traditionnel, espace privatif essentiel dans toute
maison rurale ou urbaine du monde maghrébin.
Partie intégrante de l'espace modeste, ce haouch (cour) est
traditionnellement bien utilisé dans la vie quotidienne par les
femmes qui, systématiquement, ont donné leur avis quant à sa
superficie et ont demandé la plantation d'une vigne grimpante…
Belhayara, G. (1990), Les coopératives immobilières à Es-Sénia (wilaya d'Oran), DES,
Université d'Oran, 74 p.
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Abed BENDJELID
C'est là, une manière toute méditerranéenne de vivre et de s'abriter
du soleil, les jours de grande chaleur. Ce mode d'occupation du sol
négocié, concilie à la fois l'aspect moderne de la villa et l'aspect
traditionnel du haouch classique (maison avec cour).
b. Les aspects extérieurs de la maison individuelle dans les coopératives
immobilières : les images d'une régression architecturale et culturelle
De par les textes, une coopérative immobilière qui doit avoir un
plan-type de villa voire deux ou trois, se retrouve finalement avec
une incroyable variété de formes extérieures architecturales. En
général, les villas construites apparaissent massives car bien
chargées de ciment. Elles reflètent fidèlement le formidable
gaspillage de matériaux de construction largement subventionnés,
durant les années 1970 et 1980, par le jeu de la redistribution de la
rente pétrolière assurée par les régimes de l'époque.
Une seconde lacune a désavantagé la profession d'architecte dans
la mesure où des techniciens, injustement assimilés à des architectes,
ont été agréés par le Ministre, pour ouvrir des bureaux d'études
d'architecture. Bien plus, les architectes et assimilés chargés
d'élaborer les plans d'architecture des villas ont conçu des plans de
maisons individuelles trop « technicistes » oubliant de fait, le mode
de vie et l'identité des algériens. Aussi, très peu ou pas de plans
architecturaux de type maison citadine classique, dite de style
mauresque appelée « Dar » largement répandue dans les villes
précoloniales et adaptée au climat et à l'identité locale, ont été
proposés aux coopérateurs. Ceci démontre probablement les lacunes
observées lors de la formation donnée aux architectes dans la partie
théorique consacrée aux rapports du bâti avec l'anthropologie
sociale et culturelle et secondairement, avec l'analyse des milieux
géographiques et environnementaux maghrébins. La formation des
architectes dans les universités algériennes reste certes, ouverte sur
le modèle occidental mais, cela n'explique pas tout et en particulier
l'effacement du style architectural maghrébin. Or partout dans le
monde, le logement habité tient impérativement compte des normes
culturelles de la société, des facteurs climatiques locaux et de
l'héritage architectural. C'est là, une profonde réforme qui est à
concrétiser rapidement en Algérie tant dans le domaine de la
formation universitaire des architectes que dans celui de la
pédagogie à entreprendre, auprès des responsables centraux
et locaux chargé de la gestion des villes. Le déclin de l'architecture se
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
reflète aujourd'hui à travers l'extrême diversité des styles
impersonnels, observables dans les zones urbaines comme dans les
zones rurales. C'est probablement là, le signe d'une régression
culturelle à laquelle pouvoirs publics, union des architectes
et associations culturelles se doivent de remédier le plus rapidement
possible.
Très souvent, l'aspect extérieur des constructions dans les
coopératives immobilières d'Oran et de sa banlieue immédiate est en
contradiction avec les traditions de la société, les moyens financiers
des résidents et les facteurs climatiques locaux (innombrables
fenêtres de moyenne et grande dimension, larges baies vitrées,
portes-fenêtres en série…) ; ceci est d'autant plus étonnant que nous
avons affaire en général, à des classes moyennes non dénuées de bon
sens. En outre, on peut voir partout des balcons inutilisés, des
terrasses et des vérandas abandonnées, des fenêtres et des portesfenêtres perpétuellement closes…et ce, dans un climat où il ne fait
froid, qu'{ peine trois mois sur douze…
Bien souvent, la villa est vécue comme le symbole de la réussite
sociale dans une société où le paraître est aujourd'hui, une donnée
incontournable. En effet, même dans une société en crise, l'habitat
individuel est un signe de promotion sociale pour tous ceux que l'on
appelle dans le langage populaire « les arrivistes »… Néanmoins,
partout dans les nouveaux espaces urbanisés ou en voie
d'urbanisation riches ou pauvres, les habitants ressentent un climat
d'insécurité dont les implications, à travers l'abus du barreaudage
des portes et fenêtres, contribuent à enlaidir les maisons
individuelles tout comme d'ailleurs, les surélévations successives des
murs d'enceinte. Cette situation peut être décodée comme une
volonté de protection des biens immobiliers et comme une
préservation de l'espace domestique et féminin des regards
étrangers.
c. L'agencement interne de l'espace habité : une mise à l'aise répondant
à des pratiques sociétales passées et actuelles
Avant l'agencement interne de toute construction, le cahier des
charges de toute coopérative immobilière vise à donner à l'ensemble
résidentiel une cohérence architecturale extérieure conforme au
plan de masse élaboré. C'est là une façon d'uniformiser la
morphologie du nouveau bâti coopératif qui devrait s'intégrer
progressivement dans le paysage urbain. Dans la seconde phase de
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Abed BENDJELID
l'opération, il a été laissé à chacun la liberté de l'agencement interne
de l'espace habitable. C'est là un principe partagé par les
bénéficiaires de très nombreuses coopératives en vue de dépasser
une situation ambivalente qui découle de l'application de
l'urbanisme réglementaire et de l'agencement interne de l'espace
habitable selon les besoins familiaux de chacun.
De l'avis de quelques résidents faisant partie des classes
moyennes, l'adaptation du bâti interne de la nouvelle maison se
conçoit d'une part par rapport au passé résidentiel du coopérateur,
c'est à dire par rapport à la promiscuité du logement antérieur et par
rapport aussi, à la difficile cohabitation vécue au sein de l'habitat
collectif. Ceci expliquerait probablement la reconstitution au sein de
la nouvelle villa du haouch (cour) traditionnel, représentation
identitaire d'un territoire perçu à la fois comme un prolongement
des pièces habitées et comme un lieu fonctionnel vécu dans l'entente
familiale. Pour toutes les personnes soumises à ce sondage, il s'agit
surtout de se mettre à l'aise, d'oublier l'ambiance détestable de la vie
d'immeuble où seules l'installation et l'entretien de l'antenne
parabolique et la garde nocturne des véhicules ont été capables de
créer un semblant de convivialité au sein des ensembles publics
d'habitat collectif périphérique ou des immeubles. Cette mise à l'aise
est véritablement assimilée à « une liberté retrouvée dans la mesure
où aucune famille étrangère ne loge { l'étage supérieur… » relève
avec justesse un cadre supérieur.
Sur un autre plan, la multiplication délibérée des pièces habitables
répond à une véritable question d'anthropologie sociale et culturelle
et concerne toutes les strates de l'armature urbaine algérienne. Ainsi,
lors d'une enquête collective faite dans la petite ville de Nédroma5
et en réponse à une question portant sur les motivations de la
construction d'une villa de neuf pièces pour un ménage de cinq
personnes, un autoconstructeur répondit après réflexion « le coût
d'une ou de quelques pièces n'est rien…pour moi ; l'essentiel est d'en
prévoir suffisamment car il est possible qu'un fils revienne au bled,
qu'un autre se marie… » et il a poursuivi son commentaire en
soulignant que l'Etat a été, de toute façon incapable de résoudre la
question du logement et ce, malgré tous les discours ministériels…
Bendjelid, A. ; Prenant, A. et Serdoun, A. (1987), « Nédroma 1983 : exurbanisation
et desserrement d'une petite ville ancienne longtemps marginalisée », Nédroma 19541984, Oran, CRIDSSH, université d'Oran, O.P.U.,
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
Le manque de confiance en l'Etat planificateur et redistributeur
explique, en bonne partie, cette pratique nationale qui consiste à
stocker tout, y compris…des pièces habitables et même, des
appartements dans les villas… Aussi, construire des logements de
type F13 ou F15 apparaît comme une logique tout à fait acceptable
dans la mentalité de la population locale. Ce stockage de pièces a
naturellement un impact direct sur la variété morphologique du bâti
coopératif qui va du simple haouch comme ceux construits dans
quelques entités immobilières à Es-Sénia à la villa classique, en
passant par la villa-immeuble…Une enquête faite au sein de 14
coopératives immobilières situées dans la commune suburbaine
d'Es-Sénia donne un T.O.L. (taux d'occupation par logement) de 5,07
personnes par logement, taux qui est relativement bas comparé à
celui d'Oran (6,9 en 1992). Bien plus, le desserrement en cours,
amplifié par le jeu de la construction de pièces en attente, ferait
baisser le T.O.P. (taux d'occupation par pièce) au sein des
coopératives immobilières étudiées, d'Oran et de sa proche banlieue
au-dessous de 1,5 personne par pièce !
En dépit du niveau social et éducatif des coopérateurs
appartenant aux classes moyennes et aisées, l'acte de fondation de
toute construction individuelle6 demeure lié à une série d'actes
symboliques où se mêlent coutumes, rites et superstitions remontant
loin dans le passé. C'est en définitive la société qui suggère ou impose
ses coutumes à travers lesquelles la protection de la nouvelle maison
et de ses habitants, du mauvais œil et des djinns est toujours de mise
en cette fin du XXe siècle et ceci, quelque que soit la catégorie socioprofessionnelle du coopérateur. D'ailleurs, même si celui-ci oublie
cette pratique au moment du lancement du chantier, les maçons
et les manœuvres originaires des zones rurales de montagne
(Ouarsenis, Bousellam, Dahra, Ferdjioua, Monts de la Médjerda,
Trara, Béni Chougrane, Monts de Daïa…) se font fort de rappeler les
traditions au contrevenant et exigent le traditionnel sacrifice du
mouton dans le but de protéger la construction et ses futurs
occupants. Ces pratiques semblent renaître progressivement et se
déroulent successivement au profit des ouvriers au moment de
l'ouverture du chantier et à la fin des travaux au profit de la famille
Lakjaa, A. (1997), « Conflits de rationalités en espace urbain : l'habitat spontané à
Oran », Aménageurs et aménagés en Algérie, Fasc. Recherche, URBAMA, université de
Tours.
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Abed BENDJELID
élargie, façon comme une autre de réconcilier les uns et les autres
et de renouer des liens de solidarité familiale plus au moins
distendus avec le temps. Sans vouloir insister sur les autres
pratiques liées à l'espace habité nouvellement construit, nous
pouvons relever que les coutumes et rites reviennent progressivement
dans un pays où les traditions de la société rurale rattrapent, peu à
peu, la société des villes. Par ailleurs, il est intéressant de souligner
que ces pratiques ont repris de la vigueur depuis les émeutes
d'octobre 1988, l'instauration du multipartisme en 1989 et la
déliquescence graduelle de l'Etat.
Sur le plan fonctionnel, l'utilisation interne de l'espace habité,
doté de tous les éléments de confort, est une adaptation à la
structure architecturale de la maison et cela, grâce au jeu d'un va
et vient entre la modernité plus ou moins assumée et le modèle
culturel traditionnel toujours présent. Ainsi, dans la plupart des
coopératives immobilières, la cuisine répond à une fonction
essentielle dans la vie familiale. Elle est souvent doublée d'une petite
pièce, équipée de « saddaris » (sorte de divan à fonction multiple où
l'on peut s'asseoir, se reposer, s'allonger, dormir…) ; chambre dans
laquelle femmes et enfants se regroupent d'autant plus facilement
que cet espace est généralement agrémenté d'un poste de télévision.
Cette pièce dédoublée qui sert en quelque sorte de salle de séjour, est
utilisée quotidiennement même si elle reste un lieu féminin qui
permet aux femmes de suivre les éternels feuilletons égyptiens…tout
en étant proches de la cuisine…
Quant aux salles de séjour proprement dites, la maison
individuelle des classes moyennes et aisées en comporte au moins
deux.
D'habitude plus vaste, le salon maghrébin, dénommé aussi salon
marocain, est équipé de « seddaris », de couvertures, d'oreillers…
C'est à la fois la salle d'accueil des visiteurs, le lieu d'hébergement
des invités de passage de l'espace de célébration de tous les
événements familiaux (mariage, naissance, décès…). Ce salon
maghrébin est aussi agrémenté de buffets et/ou d'armoires vitrées
qui servent de présentoirs à la vaisselle de qualité gardée
précieusement par les femmes pour servir les invités de marque ;
c'est aussi, sans doute l{, la douce folie des algériennes… D'ailleurs,
cette pratique concerne désormais toutes les catégories sociales,
celles des zones rurales comme les catégories sociales, celles des
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
zones citadines. Equipée à l'occidentale, la seconde salle de séjour
comporte des divans, des fauteuils, le poste de télévision, le
magnétoscope, la chaîne hi-fi, le téléphone… Alors que le salon
maghrébin est fermé car réserve généralement aux invités, le livingroom occidental est tout de même beaucoup plus utilisé par les
familles. De toute façon, il s'agit pour toute famille de donner une
image de réussite sociale aux invités et aux proches. Cependant, il
faut préciser que l'accueil d'un invité se fait dans l'une ou l'autre salle
de séjour ; cette différenciation se fait naturellement en fonction de
la qualité sociale, géographique et culturelle du visiteur.
Les espaces privatifs (chambre { coucher, chambres d'enfants…)
sont systématiquement situés à l'étage, opérant délibérément une
séparation avec la pièce qui accueille les invités. Fait social nouveau,
les énormes villas construites par les classes aisées, voire moyennes,
comportent une pièce spécifique réservée au stockage de produits
alimentaires (semoule, farine, huile, café, sucre…), de produits de
ménage (lessive, savon…), d'articles électroménagers (cuisinières,
réfrigérateurs, machine { laver, postes de télévision)… C'est
probablement là, une mentalité héritée des grandes familles de
notables du monde rural ; mais c'est aussi là, une pratique nationale
récente qui s'est fortement développée durant les années de pénurie.
C'est en effet pendant ces années-là, que le monopole commercial
étatique avait démontré ses limites dans le domaine de la
distribution.
d. La maison individuelle, facteur de reconstitution de la famille de
souche
Mis à part quelques familles nucléaires de cadres supérieurs
et moyens occupés dans le secteur public, la réalisation d'énormes
villas au sein des coopératives immobilières d'Oran et de sa banlieue
proche peut signifier, bien souvent, la reconstitution de « la famille »
à cause précisément de l'ampleur prise par la crise de logement en
Algérie.
Le chef de famille prévoyant décide de financer une villaimmeuble composée de plusieurs appartements, permettant ainsi à
ses enfants d'occuper chacun un appartement. On assiste en fin de
compte à la reformation de la famille de souche qui est recomposée
par le père grâce à son pouvoir de décision. En effet, l'aménagement
d'une série d'appartements dans « la villa » permet ainsi, à plusieurs
générations d'y habiter, chaque ménage occupant un appartement.
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Abed BENDJELID
Néanmoins, nous avons là un modèle culturel de comportement qui
autorise certes, une vie presque autonome à chaque ménage mais
qui, aux yeux des autres, fait croire à une véritable vie de famille. En
vérité, toutes les variantes possibles peuvent exister dans ce type
d'habitat et seule une enquête de proximité bien ciblée pourrait
évaluer l'importance de ce phénomène social.
C'est en définitive à un renversement de tendance que nous
assistons depuis une douzaine d'années. En effet, après l'engagement
volontariste de l'Etat en faveur de la promotion de la famille
nucléaire lors de la politique d'investissements planifiés,
l'aggravation de la crise du logement dont les causes demeurent
complexes à analyser, joue fortement en faveur de la reformation des
familles de souche dans la mesure où les jeunes ménages
rencontrent de grandes difficultés pour trouver un logement locatif
en ville, ou même en banlieue.
Conclusion
L'empreinte des coopératives immobilières marque aujourd'hui
d'une façon indélébile l'espace métropolitain oranais. Le nouvel
espace d'urbanisation apparaît certes, comme le produit d'une
décision politique centrale, mais celle-ci a été appliquée d'une
manière différenciée par les assemblées élues successives dans les
trois communes étudiées. En dépit des injonctions du Centre,
soucieux, il est vrai d'une recherche d'équilibre social et régional, les
pouvoirs locaux, nommés et élues avaient fait des coopératives de la
première génération (1977-85) un formidable enjeu pour les classes
moyennes et aisées grâce aux réserves foncières communales et ce,
dans un pays où l'appropriation foncière était, en 1974, presque
impossible à cause de l'étatisation prononcée de l'économie
algérienne. Néanmoins, il faut dire que dans de nombreux pays du
tiers-monde, la promulgation des textes d'urbanisme réglementaire
n'a pas empêché les pouvoirs locaux de s'accaparer des réserves
foncières grâce à la mise en place de réseaux de relation et au
soutien, plus ou moins conciliant, de l'administration centrale.
Dans le cas oranais, le détournement de toutes les étapes de la
procédure administrative mise en œuvre par l'Etat est un fait
irréfutable. Les héritages identitaires sédimentés au cours de
l'histoire ont été peu à peu exhumés par des coopérateurs qui ont
tenté de concilier à la fois les textes réglementaires, leurs propres
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Anthropologie d'un nouvel espace habité : enjeux fonciers…
coutumes, leur niveau culturel et leurs besoins sociaux immédiats.
Par ailleurs, la société a bien souvent fini par imposer ses valeurs et
ses traditions qui demeurent malgré tout, marquées par la ruralité
(modes d'occupation du sol de la maison individuelle, aspects
extérieurs de la construction, agencement interne de l'espace habité,
reprise de nombreux rites liés à la fondation d'un nouvel habitat,
reconstitution de la famille de souche…). Patiemment mise en œuvre
par les acteurs, cette série de détournements cumulés, de
dépassements et de ruptures marque un tournant dans les rapports
existants entre la recomposition de la famille au sens large du mot, la
crise économique et politique vécue par le pays depuis le milieu de la
décennie 1980 et l'affaiblissement des structures de l'Etat.
A l'intérieur de l'aire métropolitaine oranaise, les coopératives
immobilières de la première génération (1977-1985) peuplées de
classes moyennes et aisées marquent durablement l'espace et se
caractérisent par une esthétique architecturale de type franchement
urbain. Toutefois à l'intérieur de ces mêmes entités immobilières, on
peut observer aujourd'hui une différenciation dans la morphologie
urbaine entre le bâti des catégories sociales aisées qui continuent
d'agrandir leur construction tout en améliorant son esthétique et le
bâti des classes moyennes salariées. Ceux-ci avaient certes profité
des retombées de la rente pétrolière, mais il faut dire aussi qu'elles
rencontrent, depuis le début de la décennie 1990, de grandes
difficultés pour finir les travaux ou aménager leur maison en raison
de la progression rapide de l'inflation. Cette différenciation sociale
et économique entre des coopérateurs issus des professions libérales
et indépendantes et ceux issus des classes moyennes salariées du
secteur public apparaît aujourd'hui comme un intéressant champ de
recherche et d'investigation en anthropologie de l'espace et en
aménagement urbain. Ceci tant et si bien que cette différenciation
demeure très mal perçue par les populations à revenus modestes qui
assimilent les classes moyennes fonctionnarisées à des « bourgeois »
même si en 1997, celles-ci sont en voie de paupérisation.
Sur le plan de l'aménagement de l'espace métropolitain, ces zones
d'habitat coopératif le plus souvent implantées sur des sites vierges
au sein de communes éprouvant de grandes difficultés financières,
peuvent devenir des noyaux agglomérés structurants de la proche
banlieue oranaise, pour peu que les décideurs se penchent un peu
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Abed BENDJELID
plus sérieusement sur le statut et l'aménagement du territoire
métropolitain.
Bibliographie
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des modèles urbains architecturaux à Sétif (Algérie) », politiques
et pratiques urbaines dans les pays en voie de développement, Paris,
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Bendjelid, A. ; Prenant, A. et Serdoun, A. (1987), « Nédroma 1983 :
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coopérative immobilière, J.O., Alger, 1976.
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