Les usuriers juifs aux XVIe et XVIIe siècles

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Les usuriers juifs aux XVI et XVII siècles
par Jean-Bernard LANG, membre correspondant
L'installation, ou plutôt la réinstallation de communautés juives dans l'espace lorrain au X V I siècle, est l'aboutissement à la fois de diverses évolutions,
mais aussi d'une profonde transformation de la société, à la suite du choc économique que constitua pour la vieille Europe la découverte du Nouveau Monde,
et l'afflux de métaux précieux qui en résulta. Il n'est pas inintéressant d'en
entreprendre une brève étude et d'en souligner les principales lignes de force,
dans les domaines politiques, économiques et financiers.
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A. Les grandes évolutions politiques
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Aux premières années du X V I siècle, les juifs avaient pratiquement été
exclus des différents états d'Europe occidentale. Leur installation dans ces
régions était pourtant ancienne, datant probablement du Bas-Empire pour certaines villes rhénanes, Cologne ou Trêves en particulier (1). Plus tard, sous la
souveraineté des Carolingiens, leur présence est attestée par de nombreux documents, à Metz notamment, mais aussi ailleurs dans cette région que les écrivains
rabbiniques du X I siècle, Rashi particulièrement, appelaient « Lotar », c'est-àdire Lotharingie (2). Remarquons d'ailleurs en passant que cette « Lotar »
regroupait les Lotharingies historiques (Haute et Basse) et incluait donc la
Rhénanie.
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Ces communautés n'avaient jamais dû être très nombreuses ni particulièrement très peuplées, bien que nous n'ayons guère de chiffres fiables pour alimenter une statistique sérieuse. On pense cependant, pour fixer un ordre de
grandeur, q u ' à l'époque de la première croisade, en 1096, il ne devait pas y avoir
plus de vingt mille individus dans l'espace germanique (3), à peu près autant
dans celui du royaume de France, Tsarfat en hébreu. Elles se développèrent et
1. Code théodosien XVI 8,3 et VII 8,2.
2. NAHON Gérard, les Sages de France et de Lotharingie, dans Mille Ans de cultures
ashkénazes, éditions Liana Levi, Paris, 1994.
3. Mille Ans de cultures, op. cit., p. 11.
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prospérèrent encore au XII siècle, mais ensuite, la conjoncture se retourna
contre elles. Sans entrer dans les détails qui nous feraient sortir du sujet, on se
bornera à rappeler qu'elles furent à la fois victimes des tentatives de l'Église de
créer une « Chrétienté » homogène (4), et des réussites de certains princes
créant des états centralisés où l'impôt finissait par être perçu à l'aide d'une
administration dévouée (5).
Le mouvement migratoire des juifs européens de l'ouest vers l'est commença donc au début du XIV siècle. Il s'accentua avec la Peste Noire de 13481350 qui ravagea le continent et déclencha des émeutes anti-juives de toutes
sortes, allant souvent jusqu'aux massacres. Bien que la conjoncture connût des
moments de répit, où la course du balancier s'inversait et où, en certains
endroits, les autorités acceptaient le retour sous certaines conditions, la condition juive resta marquée tout au long des XIV et XV siècles, par la précarité et
les violences.
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Dans notre région, les principales puissances territoriales étaient le duché
de Lorraine, la ville de Metz et les évêchés de Metz, Toul et Verdun, le plus
important étant le premier. À Metz, la communauté juive, si renommée au
Moyen Age, avait disparu dans des conditions obscures au début du XIII siècle (6). Il ne semble pas que des juifs aient continué à habiter l'évêché de
Verdun après la période carolingienne où on les signalait organisant des convois
d'esclaves en direction de l'Espagne musulmane. Il n'en existe nulle trace à
Toul. Par contre, nous savons qu'à plusieurs reprises, les évêques de Metz, qui
ne gouvernaient plus que leur temporel dont la capitale était Vie, en acceptaient
certains sur leurs terres. En tout cas, lorsqu'en 1564, trois familles furent autorisées par l'autorité militaire française à venir résider dans la ville de Metz,
l'une d'elles était originaire de Marsal, terre évêchoise (7).
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Quant à la Lorraine, c'était en bien des cas un état bicéphale puisque composé de l'union personnelle de deux duchés, celui de Bar et celui de Lorraine.
Concernant le premier, qui était depuis longtemps sous influence française, les
juifs y avaient afflué en grand nombre, venant de France en 1306, mais les ducs
de Bar s'étaient rapidement alignés sur la politique de leur suzerain en la
matière, puisqu'ils avaient prononcé l'expulsion dès 1323. La Lorraine avait
pour sa part tenté à plusieurs reprises d'en installer le long de ses routes commerciales les plus importantes, notamment celle qui reliait Saint-Dié à Pont-à-
4. Ainsi apparaît en effet l'Église dirigée par la Papauté au fameux Concile de Latran IV,
en 1215.
5. Ce n'est pas pure coïncidence si Philippe IV le Bel, qui ordonna en 1306 la première
expulsion des juifs de France, est aussi le premier des Capétiens ayant réussi à ébaucher, avec l'aide des fameux légistes, un embryon d'état moderne.
6. Voir les hypothèses à ce sujet dans LANG Jean-Bernard, ROSENFELD Claude,
Histoire des Juifs en Moselle, Metz, 2001, p.21-38.
7. FAUSTINI Pascal, « Les Juifs de Metz », actes du XXIII colloque de la Société d'histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine, Strasbourg, 2003, p.47.
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Mousson via Lunéville et Nancy (8). Mais la victoire de René II sur Charles le
Téméraire mit fin à ces efforts, d'ailleurs inégalement suivis d'effets. En 1477,
dès le succès décisif de Nancy, le duc prit contre eux un décret d'expulsion (9).
Au début donc des années de la Renaissance, les juifs étaient interdits de
résidence dans les duchés de Lorraine et Bar ainsi que dans la ville libre de
Metz. On n'en connaît pas dans les temporels des évêques de Toul et de Verdun,
seules quelques familles devaient subsister sur les terres administrées par l'évêque de Metz, essentiellement dans le Saulnois, mais aussi peut-être à SaintAvold. Mais d'autres étaient toujours installées à proximité. Ainsi à
Sarreguemines, ville placée sous la souveraineté des ducs de Lorraine. La
mesure d'expulsion de 1477 y fut appliquée, mais les juifs purent se réfugier à
Welferding, village situé à proximité, mais sous la souveraineté des comtes de
Sarrebruck Nassau. Plus loin vers l'est, leur situation était particulièrement
mouvante. En Alsace où n'existait aucune autorité centrale, chaque prince, chaque ville, chaque seigneur, laïc ou ecclésiastique, faisait ce qu'il jugeait le plus
conforme à ses intérêts. Les principaux adversaires des juifs, en cette longue fin
du Moyen Age étaient d'abord les commerçants chrétiens, boutiquiers et artisans regroupés dans leurs corporations, et qui craignaient la confrontation avec
des concurrents se contentant de bénéfices moindres. Ils furent donc tout naturellement à l'origine des mesures d'éloignement qui se prirent d'abord dans les
villes principales, Strasbourg en tout premier lieu, puis s'étendirent peu à peu
aux villes moyennes. C'est ainsi que se constitua alors ce judaïsme rural si
caractéristique de l'Allemagne rhénane alors que celui de l'Allemagne médiévale avait été plutôt urbain (10). Ce fut le prélude à un véritable bouleversement
économique et social.
En effet, cette mutation, essentielle dans l'histoire des juifs de nos régions,
se produisait au moment où de profondes transformations sociales et économiques affectaient le monde rural. Ce sont ces mutations, que nous allons à présent
étudier, qui expliquent le surprenant renversement de la tendance, en ce qui les
concerne, tant en 1564 de la part des autorités françaises ayant la charge de la
place forte de Metz, qu'en 1597 du duc de Lorraine Charles III (11). Tendance
qui s'accentuera encore lorsque à partir de 1634, les armées françaises occupè-
8. Pour plus de détails, on se rapportera à FRAY (J.-L.), « La présence juive au Moyen
Age », dans Archives juives № 2 7 / 2 , 1994, p. 25-38.
9. On les accusa, mais bien plus tard, de ne pas avoir été loyaux envers le duc René, ayant
paraît-il vendu des chevaux autant aux Lorrains qu'aux Bourguignons. LEMALET
Martine, Maggino Gabrielli, dans Archives juives op. cit. p. 4 1 .
10. On estime que vers 1550, ne vivent en Alsace guère plus de cent à cent vingt familles
juives, dont la moitié dans le comté de Hanau Lichtenberg. WEIL (G.), « l'Alsace »,
dans Histoire des Juifs en France, BLUMENKRANZ (B.)( dir.) Privas, 197.
11. Charles III avait décidé en 1597 d'autoriser un certain Maggino Gabrielli, « consul
général de la nation hébraïque et levantine », de s'installer à Nancy pour y ouvrir 2
banques et un Mont de Piété. L'affaire avorta. Cf. LEMALET Martine supra.
rent les duchés, et particulièrement leur partie nord est, appelé le bailliage d'Allemagne. On les chassait jadis, on cherchait à les attirer à présent. L'explication
tient en un mot : on pensait désormais avoir besoin d'usuriers juifs, personnages
à la fois détestés et indispensables. Pourquoi ? C'est à quoi je vais tenter de
répondre.
B. L'évolution économique et sociale, les difficultés du monde rural
Le monde rural connaît à l'époque de nombreuses difficultés. Certaines
étaient anciennes, comme la faiblesse des rendements, d'ailleurs en voie d'amélioration, mais d'autres étaient nouvelles, et restaient incompréhensibles aux
contemporains.
Les
rendements
Toute la vie économique et sociale d'une région dépendait du résultat de
la récolte vivrière, déjà à la limite des besoins en période normale. Deux mauvaises récoltes successives pouvaient signifier une catastrophe se traduisant par
une disette, et comme le dit le proverbe, la faim est mauvaise conseillère. De
toute façon, on constate souvent un parallélisme entre une augmentation du prix
du blé et celle des décès, cette dernière étant décalée d'environ un an par rapport
à la première. Le nombre des naissances décroît lui aussi, ce qui introduit sur
plusieurs années un déficit démographique. Les rendements traditionnels étaient
faibles : avant le XIII siècle, pour les quatre grandes céréales, (blé, seigle, orge,
avoine), il était en France de 3,7 pour 1 unité semée, pour arriver à 4,3 à la
Renaissance, et 6,3 plus tard, mais ces rendements étaient surtout observés dans
les grandes plaines à blé comme la Beauce. En Allemagne, et dans notre région,
il n'était que de 4,2 jusqu'à la fin du XVII siècle (12). L'auto-alimentation et
la part réservée au réensemencement limitaient donc la part commercialisable
de la production agricole. Il en allait de même des aléas climatiques. Les études
relativement récentes sur l'histoire du climat (13) ont mis en évidence le « petit
âge glaciaire ». La deuxième moitié du X V I siècle a été marquée par un net
refroidissement de la température et une grande humidité : l'hiver glacial et
neigeux, l'été pourri ont alors été très fréquents, ce qui était grandement préjudiciable aux rendements, même si d'autre part, ces derniers se redressaient un
peu grâce à l'utilisation plus importante de la fumure, liée au développement de
l'élevage. Mais d'autres éléments entraient en compte.
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12. SLICHER VAN BATH (B.H) De agraris geschiednis van West Europa, 500-1850,
Utrecht, 1960, trad anglaise 1963, cité par MAURO Frédéric, le XVI siècle européen,
aspects économiques, PUF, 1970.
13. Ces études utilisent des sources nombreuses et variées : chroniques, analyse des
Rogations pour la pluie, dendrologie, glaciologie e t c . . L E ROY LADURIE (E.),
Histoire du climat depuis Van Mil, Paris, 1967.
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Les modifications
techniques
Le développement de l'élevage, que l'on perçoit nettement dès la fin du
Moyen Age, est caractéristique du début de la période moderne. Il était lié à
l'augmentation du niveau de vie des citadins, bourgeois enrichis dans le commerce ou artisans pourvoyeurs de ce même commerce qui reposait surtout sur
le tissage. Il s'agissait bel et bien d'une nouvelle classe sociale, enrichie, qui
certes n'avait pas encore les moyens économiques de la noblesse et du haut
clergé, mais qui souhaitait mieux se nourrir, et plus particulièrement en produits
carnés. Ces nouveaux riches imitent tout naturellement les anciens seigneurs et
investissent leurs bénéfices à la campagne, rachetant à des petits paysans leurs
lopins de terre qui ne les nourrissent plus, et aussi des parcelles des grands
domaines à des propriétaires nobles ruinés par renchérissement de la vie et la
stagnation de la valeur des cens féodaux. Ils ne sont d'ailleurs pas les seuls,
certains paysans favorisés en font de même. Beaucoup de ces champs sont transformés en pacages pour les troupeaux, mais pour éviter qu'on leur porte atteinte, on a tendance à les enclore. C'est particulièrement vrai pour les « enclosures » en Angleterre ou le bocage en Normandie, mais on peut observer le phénomène un peu partout en Europe. La forêt, du coup, change aussi de visage.
Autrefois, elle était le principal lieu où se nourrissaient les troupeaux de porcs
à la glandée, où l'on allait cueillir des baies, des fruits et des champignons. La
forêt médiévale était un bien commun à tous les villageois, bien qu'elle appartienne légalement au seigneur. Au X V I siècle, celui-ci la réserve à son profit
personnel. Les défrichements sont désormais interdits, malgré l'augmentation
de la population, particulièrement nette après la fin de la guerre de Cent Ans et
qui se poursuit jusqu'aux guerres de Religion. Les seigneurs exploitent désormais leurs forêts pour la vente des arbres, car la consommation de bois flambe
tant à cause de la construction, des chantiers navals ou de la métallurgie qui
utilise le charbon de bois, qu'en raison des besoins militaires (guerres de siège
nécessitant fascines, palissades et machines diverses). On remplace souvent les
chênes par des conifères à croissance rapide (sapins, mélèzes, pins) dont les
fruits sont vénéneux et dont les aiguilles tombées au sol stérilisent le sous-bois.
La chasse dans ces futaies devient un privilège du noble et le vilain n ' y peut plus
venir pour améliorer d'un coup de fusil l'ordinaire de sa famille (14). Ces nouvelles formes d'exploitation des ressources rurales entraînent alors des modifications de la société paysanne.
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Les modifications
sociales
Le monde rural se divise peu à peu en trois catégories. Tout en haut de la
pyramide, les paysans aisés, gros fermiers ou propriétaires de superficies non
négligeables, laboureurs à bœufs car possédant généralement du bétail. Ceux-là
sont à peu près à l'abri d'un retournement de la conjoncture, et si vraiment les
aléas de la vie les mettaient dans l'embarras, ils pourraient s'en sortir plus ou
14. FOSSIER (R.), Le Moyen Age, tome III, Paris, Armand Colin, 1983, p. 395-400.
moins facilement en empruntant, car ils ont du bien à faire valoir et à fournir
comme caution.
À l'opposé, ceux qui sont au bord du gouffre, laboureurs à bras ou brassiers, car ils n'ont qu'eux à louer pour les faire vivre, domestiques payés à
l'année ou journaliers payés à la journée, manouvriers ou valets de charrue.
Certains ont pourtant un lopin de terre qu'ils cultivent à leurs rares moments de
loisirs, ou plus fréquemment qu'ils font cultiver par leur femme et leurs enfants.
Beaucoup d'entre eux, n'espérant plus en un avenir meilleur, vendent ce qui leur
reste et vont grossir dans les villes un véritable prolétariat, source permanente
d ' « émotions ».
Mais entre ces deux groupes, existe une frange de paysans vivant dans un
état chronique de précarité, petits-maîtres valets, petits laboureurs, petits tenanciers dont la tenure ne suffit qu'à grand peine à nourrir la famille. Ils ne veulent
pas quitter leurs maigres champs, et s'accrochent à l'idée qu'avec un peu de
chance, leur situation pourrait s'améliorer. Ils sont cependant à la merci du
moindre incident, mauvaise récolte ou suite de récoltes médiocres, accidents
climatiques ou tout simplement maladies handicapantes (15). Ils ne pourront
tirer leur épingle du jeu qu'en empruntant, et quel qu'en soit le prix. Mais pour
emprunter, ils n'ont pas grand-chose à offrir en gages, quelques couvertures, un
vieux manteau rapiécé, un pot en étain ébréché. Quel financier opulent installé
dans la ville voudra risquer ses écus pour le pauvre bougre en détresse, sachant
qu'il risque de ne jamais revoir sa mise et qu'il aura le plus grand mal à se rattraper sur les misérables hardes mises en dépôt ? Or, cette fraction de la classe
paysanne est la plus nombreuse et d'une certaine manière, par l'énergie désespérée qu'elle développe pour ne pas succomber, la plus dynamique. Pour un
prêteur, ces gens constituent un immense marché. Il y a donc une demande
importante, mais jusqu'à l'arrivée dans les campagnes des juifs chassés des
villes en Alsace et en Rhénanie, il n'y avait pas d'offre. Le X V I siècle voit par
conséquent s'opérer la rencontre entre cette classe paysanne en situation de
précarité chronique et les juifs, contraints depuis peu à la vie rurale. Entre eux,
vont alors se nouer les liens redoutés mais indispensables de l'usure, c'est-à-dire
du crédit.
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C. La question du crédit
Rappelons d'abord les principes qui structurent la notion de crédit.
Il y a quelque chose de spontané, d'instinctif dans le comportement
humain, de trouver choquant une activité rémunératrice qui ne fasse pas appel à
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15. MAURO (E), le X V I siècle européen, op. cit. p. 166.
un effort de son bénéficiaire, tant physique qu'intellectuel (16). Dès l'Antiquité,
la fructification de l'argent était condamnée car elle ne paraissait pas naturelle (17). La Bible exigeait des juifs qu'ils prêtent sans intérêt dès lors qu'il
s'agissait d'un membre du peuple d'Israël (18). L'Église ira plus loin encore :
Saint Augustin pourra dire « certains prêteurs osent dire, je n'ai pas d'autre
moyen d'existence. Un voleur m'en dirait tout autant ». Saint Thomas tentera
d'établir une véritable théorie de la pratique du crédit, distinguant la chose et
l'usage de la chose, le prêt de l'usufruit et de la location, mais en définitive, on
butait toujours sur l'Évangile selon Saint Luc qui citant Jésus, disait : « prêtez
sans rien attendre en retour. » Par conséquent et très logiquement, le concile de
Latran IV répétait encore en 1215 « pecunia pecuniam non parit » (l'argent ne
produit pas d'argent). Certes le prêt d'argent permet d'attendre des jours
meilleurs, un retournement de la conjoncture, mais justement, on ne peut acheter du temps car le temps appartient à Dieu.
Bien entendu, et s'il est vrai que cette idéologie chrétienne a handicapé le
monde des affaires au Moyen Age, elle ne l'a jamais sérieusement mis en danger. De tout temps, de multiples moyens de contourner l'interdiction ecclésiastique avaient été trouvés, le plus courant étant d'inscrire sur la reconnaissance
de dette une somme supérieure à celle réellement prêtée, et qui dissimulait donc
les intérêts dus. Tous les princes, laïcs ou ecclésiastiques, empruntaient pour
financer leur politique ou simplement leur train de vie, et les prêteurs étaient
bons chrétiens, Italiens pour la plupart, que l'on appelait du nom générique de
Lombards. Mais les temps nouveaux allaient apporter d'autres difficultés, dont
un phénomène inconnu jusqu'alors, l'augmentation continue des prix.
Le bouleversement
monétaire
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Au milieu du XV siècle, la guerre de Cent Ans s'achevait enfin, et avec
elle les cataclysmes de toutes sortes qui s'étaient abattus sur l'Europe occidentale. Les populations étaient épuisées démographiquement tant pas les dévastations des Routiers que par les épidémies, celle de la Peste Noire de 1348 ayant
eu d'incessantes répliques. De ce siècle épouvantable, une autre société surgissait. La faiblesse démographique renversait les valeurs de l'offre et de la
demande et favorisait les salaires des travailleurs désormais courtisés en raison
de leur faible nombre. Le chômage disparaissait, ou du moins avait tendance à
diminuer, et une immense soif de consommation avait saisi certaines couches de
la population, qui s'éloignaient en même temps d'un enseignement religieux
16. Encore de nos jours, les opérations boursières et les gains qu'on peut en retirer sont
sévèrement jugés par tout ce que comptent les organisations de gauche, qu'elles soient
marxistes ou chrétiennes.
17. « Les végétaux se multiplient grâce à l'agriculture, » disait Aristote, « les animaux
grâce à l'élevage, mais l'argent ne fait pas de petits ». ARISTOTE, Politique,
chap.3, § 23.
18. « Si tu prêtes de l'argent à quelqu'un de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, ne sois
pas une morsure pour lui : tu n'exigeras pas de lui d'intérêt. » Exode, XXII,25.
trop rigoriste. Cela n'allait d'ailleurs pas sans réactions contraires, et à Florence,
les Médicis étaient les contemporains de Savonarole (19).
Il y avait eu jadis une disette de numéraire. On trouvait peu de gisements
aurifères en Europe, l'essentiel de l'or provenait d'Afrique centrale, du Soudan,
et était acheminé soit vers les rives du Maghreb, soit vers les comptoirs portugais de Guinée. L'essentiel des échanges monétaires se faisait avec des monnaies d'argent, dont les principales mines étaient situées en Bohême et au Tyrol.
Mais celles-ci s'épuisaient alors même que sur les décombres des luttes francoanglaises, mais aussi sur ceux du dernier royaume musulman d'Espagne, se
construisaient les trois grandes monarchies de demain, celle des Tudor en
Angleterre, des Valois en France et des Rois catholiques en Castille et en
Aragon. Ces nouveaux états avaient des ambitions immenses, parfois insensées
(comme celles des rois de France sur Naples et plus tard sur le Milanais). Tout
cela coûtait cher et les impôts augmentaient. En France, la taille était de
1.200.000 livres à la mort de Charles VIII, de 4.600.000 sous Louis XI, de
5.300.000 sous Louis XII (pourtant le Père du peuple !) et atteignait 6.800.000
livres sous François I . Les grandes découvertes furent en partie le résultat de
cette soif de l'or, illustrée jusqu'à la caricature par les conquistadores espagnols
courant éperdument vers El Dorado.
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Ce n'est pourtant pas tellement de l'or que ces aventuriers finirent par
trouver, mais d'abondantes mines d'argent, à Potosi notamment, dans le Haut
Pérou . Désormais, à partir du milieu du siècle, des convois de navires espagnols
ramenèrent en Europe, via Séville, des tonnes de métaux précieux. Ceux-ci ne
restaient d'ailleurs pas en Espagne, en raison du désastreux déficit de la balance
commerciale de ce pays, mais irriguaient tout le continent, provoquant partout
une brutale et continue hausse des prix. La première grande inflation (on disait
renchérissement) de l'histoire moderne commençait, puisque cette relative
abondance de numéraire coïncidait avec la flambée des dépenses étatiques,
destinées à alimenter les guerres incessantes mais aussi le train de vie des puissants.
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Avec l'effondrement démographique, conséquence de la Peste Noire, qui
renversa les conditions de l'offre et de la demande, l'inflation fut une des raisons majeures du changement de la condition paysanne, L'ouverture des routes
maritimes, le coup de fouet que les découvertes apportèrent au commerce, et à
ce qui l'alimentait, l'artisanat et la proto-industrie, favorisèrent une partie de la
population, y compris la paysanne. Cependant une autre fut acculée à la pauvreté et finalement à l'exil rural, tandis qu'entre les deux, comme on l'a mentionné, se maintenaient des strates importantes guettées par la précarité, et qui
ne pouvaient subsister dans cette économie inflationniste, que par l'emprunt.
D'autant plus, que dans une économie où les prix s'envolaient, la conjoncture
19. On entendait souvent à l'époque dans l'entourage de Savonarole cette phrase édifiante :
« florin, fleur maudite qui empoisonne Florence » FOSSIER, Le Moyen Age, op. cit.
p. 409.
favorisait le débiteur au détriment du créancier. Les petits paysans avaient donc
tout intérêt à emprunter, du moins en théorie, car en pratique, les prêts n'étaient
consentis que pour très peu de temps, pas assez en tous les cas pour être absorbés par l'inflation. Encore fallait-il trouver des prêteurs. Les financiers des
grands centres urbains n'entendaient avancer qu'aux puissants et ignoraient une
classe paysanne qu'ils méprisaient et jugeaient de toute façon insolvable. Les
juifs n'avaient pas ces a priori, ils n'étaient d'ailleurs pas en situation d'en avoir.
Sans possibilités d'exploiter la terre, sans accès aux corporations marchandes,
prêter aux manants était pour eux, outre le colportage, le seul moyen d'existence. C'est cette nouvelle conjoncture, très tôt appréhendée par les autorités
locales, qui allait initier l'appel aux financiers juifs dans les zones rurales. Mais
les besoins de crédit n'étaient pas les mêmes selon que l'on était dans une ville
de garnison comme Metz ou dans les villages des environs.
Crédit en ville, crédit à la
campagne
En 1564, le gouverneur de Vieilleville, commandant la place forte de
Metz, sous protectorat militaire français depuis seulement douze ans, autorisa
trois familles juives à s'installer dans la ville. On leur attribua comme logement
un immeuble situé rue Sus-le-Mur, et qui avait abrité autrefois des Lombards (20).
Il est probable qu'on faisait appel à ces personnes pour pratiquer le prêt d'argent
mais en 1564, on leur interdisait soi-disant l'usure (21). Rapidement cependant,
les choses s'éclaircirent puisque trois ans plus tard, ils furent autorisés à prêter
à un taux précis, fixé à vingt-et-un pour cent. Ces taux étaient tout à fait courants
en Europe à l'époque. En France, en théorie du moins, les prêts étaient au denier
douze le plus souvent, c'est-à-dire un intérêt d'un denier pour un sou, et donc
huit virgule trente-trois pour cent sur la livre. Mais à Florence, on pratiquait
couramment des prêts à trente-trois pour cent. À Metz d'ailleurs, les taux pratiqués par les prêteurs juifs diminuèrent tout au long du XVII siècle, au fur à
mesure que leur communauté s'institutionnalisait. En 1604, il était de seize pour
cent chez eux, soit le double de celui en vigueur - en principe- dans les banques
chrétiennes. Une des premières mesures du Parlement créé en 1633 fut de
réduire ce taux à douze pour cent. On en resta là, les juifs et les autorités militaires qui les soutenaient, arguant que les prêteurs devaient aussi prendre en
compte les risques plus importants qu'ils prenaient avec leurs clients. Ces derniers étaient souvent des soldats de la garnison, des officiers prodigues, jouant
leur solde au jeu, ou tout simplement des militaires de tout rang qui n'avaient
pu être payés à cause des incessants retards que connaissaient les trésoreries de
l'armée.
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Le prêt aux militaires n'était à Metz, mais ensuite, un peu plus tard, dans
les autres villes de garnison de la région, qu'un des aspects de l'activité juive, si
précieuse aux yeux des gouverneurs. Celle-ci développait en effet partout une
20. SCHNEIDER (J.), La ville de Metz au XIV et XV siècles, p. 289.
21. CLEMENT (R.) La condition des juifs de Metz sous l'Ancien Régime, Paris, 1903.
sorte d'infra économie, vendant des objets de seconde main, plus ou moins bien
ravaudés, remis en état ou redressés, mais qui avaient l'immense avantage d'être
bon marché. Ce commerce d'ailleurs était induit par la pratique du prêt, la plupart des objets en circulation provenant des gages des débiteurs insolvables. Il
y avait aussi le commerce de la boucherie. Selon leurs lois religieuses, certaines
parties des bêtes abattues étaient jugées impropres à leur consommation. Il ne
fallait donc pas les commercialiser « ad usum proprio ». Elles étaient alors
revendues à bas prix sur le marché extérieur, chrétien. Ces viandes, écartées de
la consommation interne pour de seules raisons rituelles, étaient d'excellente
qualité et très avantageuses pour la bourse de certains, et plus particulièrement
pour celle des services des approvisionnements militaires qui faisaient ainsi de
substantielles économies (22). Cette question de la viande a été une constante
pierre d'achoppement entre les bouchers juifs et leurs concurrents chrétiens. Si
les autorités militaires installaient dans toutes les places fortes des bouchers
juifs (23), c'est aussi à l'hostilité des bouchers chrétiens que la communauté
imputera en 1670 le drame de Raphaël Lévy (24).
À Metz, ainsi que dans les villes de garnison, l'implantation de prêteurs et
de commerçants juifs, répondait donc bien à une véritable politique. C'était tout
aussi vrai pour les villages de la généralité, ainsi que pour ceux, lorrains et non
français, du bailliage d'Allemagne. Nous assistons là à une homogénéisation
des modèles économiques rhénans, alsaciens, lorrains et messins du plat pays.
Nous avons vu que dans ces régions rurales, la conjoncture économique et
sociale du siècle, avait fait naître cette classe nombreuse de personnes en situation de plus ou moins grande précarité. Il y avait là, pour ceux qui pratiquaient
le crédit, un marché à prendre. Depuis longtemps, la plupart des juifs n'avaient
plus les capitaux abondants qui eussent été nécessaires pour prêter aux grandes
institutions tant municipales que territoriales. Par contre, ce dont ils disposaient
était encore suffisant pour les modestes besoins de cette classe, en voie de paupérisation, ou au contraire de redressement, cela variait d'une famille à l'autre.
Dans tous les cas, le prêt juif, à l'évidence, était un facteur de stabilisation économique, et donc sociale. À terme, les usuriers tellement vilipendés, surtout par
ceux qui ne pouvaient rembourser, étaient bénéfiques, aux yeux des autorités, à
l'aune de la paix sociale. Ils pouvaient parfois, dans certaines conditions, éviter
la crise frumentaire, et les révoltes des ventres creux qui l'accompagnaient inévitablement. Le système du crédit juif dans le monde rural se mit en place
naturellement, spontanément. Il était la conséquence des expulsions du XV sièe
22. Les militaires, du moins ceux qui commandaient en France du nord-est, avaient moins
de préjugés que certains ministres ou courtisans. Vauban, par exemple, dans ses textes
réunis sous le titre général des « Oisivetés », préconisait le rappel des Huguenots chassés par la révocation de l'édit de Nantes.
23. En 1695, le gouverneur de Sarrelouis, ville nouvellement construite, installe trois bouchers juifs, car « ils vendent leur viande trois deniers sous la taxe ». CAHEN Gilbert,
Histoire des juifs... op. cit. « la région lorraine », p.8.
24. Cf. LANG - ROSENFELD, op. Cit. p. 52-54.
cle, qui avaient obligé les juifs à quitter le monde des villes pour celui des villages, qu'ils connaissaient jusqu'alors assez mal. Le proscrit juif fut mis en
relation directe avec la société rurale, et plus particulièrement avec le paysan
pauvre. Deux univers se rencontraient, opposés par l'histoire, la culture et la
religion, mais ayant finalement certains intérêts communs, unis dans la même
misère, mais aussi par la même volonté farouche de survivre. Il y eut bien des
heurts, des haines même (25), mais en définitive, les autorités avaient vite compris les avantages de cette cohabitation. Elles eurent en tous les cas l'intelligence de ne jamais l'entraver, ajoutant un autre volet à cette politique juive que
pratiquaient les autorités dans l'ensemble des provinces conquises, pour l'intérêt bien senti du roi aux fleurs de lys, et de son armée, en charge de sa gloire.
25. Les cahiers de doléances de 1789 sont à cet égard significatifs. Presque tout le monde
paysan dénonce l'usure juive, parfois en des termes très violents. Qu'il y eût des drames individuels, des injustices profondes, cela ne fait aucun doute. Mais globalement,
la présence des usuriers juifs au milieu des campagnes, était plutôt un facteur de développement économique. LANG (J.B.), Lorrains en Révolution, Cahiers Lorrains, 1989
2-3-4, p.315-322.
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