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Naître jumeaux : un destin ou deux ?
In : L. Brisson, M.-H. Congourdeau, J.-L. Solère (éds),
L’embryon: formation et animation. Antiquité grecque et latine, traditions hébraïque,
chrétienne et islamique, Paris, Vrin, 2008, 109-122
Véronique Dasen (Université de Fribourg)
La naissance simultanée de deux enfants ou plus soulève de nombreuses questions d’ordre
médical, juridique et philosophique. Les jumeaux sont-ils engendrés en même temps ou
successivement ? Leur ordre de naissance a-t-il une importance ? Forment-ils un couple
composé de deux êtres indiscernables ou de deux individus distincts ? Sont-ils voués à
connaître le même sort, à partager les mêmes maladies ? Les jumeaux ont joué un rôle très
important dans la controverse sur le fatalisme astrologique, la notion d’individu et d’unicité
de l’âme dès l’époque hellénistique1. Le débat, dont un écho se retrouve dans le traité A
Gauros de Porphyre et le discours néoplatonicien de Plotin, met en jeu les rapports
qu’entretiennent l’astrologie et la médecine, deux tevcnai qui parfois se rencontrent et
s’allient2. En partant de l’exemple des naissances gémellaires, nous examinerons ici comment
l’astrologie a intégré ou rejeté des savoirs médicaux, et comment ces éléments furent
instrumentalisés tour à tour par les tenants et les opposants de l’astrologie, des auteurs de
l’époque romaine impériale aux Pères de l’Eglise.
HOROSCOPE DE NAISSANCE OU DE CONCEPTION ?
Selon les Chaldéens, explique Porphyre, un flux astral divin vient imprégner l’embryon
quand il émerge du corps de sa mère. L’astrologue détermine son horoscope à partir du point
du cercle zodiacal qui coupe à l’Orient l’horizon, « porte d’entrée des âmes »3. Par d’autres
1 Sur les principaux détracteurs de l’astrologie, de Carnéade aux Pères de l’Eglise, en passant par Cicéron,
Augustin et Sextus Empiricus, voir A. Bouché-Leclercq, L’astrologie grecque, Paris, E. Leroux, 1899, p. 571, n.
1 ; A.A. Long, « Astrology : arguments pro and contra », in J. Barnes et al. (éds), Studies in Hellenistic Theory
and Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 165-192 ; M.-E. Allamandy, M.-H.
Congourdeau, Les pères de l'Eglise et l'astrologie, Paris, Migne, 2003.
2 Sur l’usage de l’astrologie dans la pratique médicale, voir p. ex. la théorie des jours critiques chez Galien,
basée sur l’observation du cycle lunaire, et, de manière générale, les réflexions de T. S. Barton, Power and
Knowledge. Astrology, Physiognomics, and Medicine under the Roman Empire, Ann Arbor, The University of
Michigan Press, 1994.
3 A Gauros, ou comment l’embryon est animé, XVI, 5 (trad. A.-J. Festugière, Paris, J. Gabalda, 1953).
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sources, nous savons qu’il fixe ainsi son ascendant, établit la position des planètes et des
autres centres du thème. Du ciel de géniture, ajoute Porphyre, les astrologues peuvent déduire
celui de la conception, le flux vital transmis à la naissance s’ajustant aux aptitudes que
l’embryon a acquises au moment de sa génération par un mystérieux lien de causalité.
Pour celui qui désire saisir le véritable commencement, ajrchv, de la vie humaine, le thème
de conception, suvllhyi", est en principe déterminant. L’établissement de cet horoscope est
toutefois délicat, puisqu’il demande de calculer rétroactivement le temps de la gestation que
l’on sait très variable4. L’avis des astrologues ne diffère pas de celui des médecins. Ils
reconstituent une grossesse de 7 mois (210 jours) à 9 mois (280 jours ou 10 mois lunaires), en
omettant celle de 8 mois, censée produire un enfant non-viable5. Selon la « règle de
Pétosiris », exposée par Vettius Valens (IIe s.), le calcul rétrospectif s’établit sur la base de la
position de la lune. Si elle se trouve dans le signe ascendant, la grossesse aura duré 10 mois
lunaires. Tout décalage de la lune par rapport à l’ascendant réduit en conséquence la durée de
la grossesse. Sa position sur le thème natal indique aussi, au degré près, celui de l’ascendant
du ciel de conception, tandis que la position de l’ascendant donnera celle de la lune au
moment de la conception6. Dans la Tétrabible, Claude Ptolémée (IIe s.) n’entre pas en matière
sur ce type de calculs, mais mentionne la possibilité de constater directement quand la
conception s’est produite, sans donner plus de précision. Peut-être entend-il par le moment
la femme sent son utérus se refermer pour retenir la semence qui s’y est déposée7, ou celui
elle constate que ses règles ne se produisent plus. Ce sont les deux conseils que rapporte,
sous forme de dialogue, un opuscule anonyme de l’époque byzantine8. L’auteur indique que,
selon une certaine Cléopâtre, les femmes savent reconnaître le moment de la suvllhyi" car
elles éprouvent des contractions utérines, tout en préconisant de recourir au procédé des
4 Bouché-Leclerq, op. cit., p. 373-383 ; sur ce calcul en mois lunaires ou solaires, K. Frommhold, Bedeutung und
Berechnung der Empfängnis in der Astrologie der Antike, Münster, Aschendorf Verlag, 2004, spéc. p. 32-39.
5 Censorin, Le jour natal, 8, 1 : « Il me faut maintenant traiter brièvement le calcul des Chaldéens et expliquer
pourquoi, dans leur système, les hommes ne peuvent ntre que le septième, le neuvième ou le dixième mois »
(trad. G. Rocca-Serra, Paris, Vrin, 1980).
6 Vettius Valens, Anthologiarum libri novem (éd. D. Pingree, Leipzig, Teubner, 1986), I, 21, 40 ; III, 10, 3-4 ;
IX, 14, 1; Frommhold, op. cit., p. 70-172, spéc. p. 77-81, textes 22-24.
7 Soranos, Maladies des femmes, consacre un chapitre entier (I, 14) aux signes de la conception. Selon lui, la
femme éprouve un frisson qui indique que l’orifice utérin se referme. Cette indication se retrouve chez de
nombreux auteurs, tels Galien, Des facultés naturelles III, 3 (Kühn I, 149) et Oribase, Livres incertains, 6
(Daremberg III, 99).
8 Anonymi christiani Hermippus de astrologia dialogus, edd. G. Kroll, P. Viereck, Lipsiae, 1895, cité par
Bouché-Leclerq, op. cit., p. 375 n. 3. Sur l’identité de cette Cléopâtre, M.-H. Congourdeau, « ‘Mètrodôra‘ et son
œuvre », in E. Patlagean (éd.), Maladie et société à Byzance, Spoleto, Centro italiano di studi sull'alto Medioevo,
1993, p. 57-96, spéc. p. 57-59 ; G. Marasco, s.v. Kleopatra, in K.-H. Leven (éd.), Antike Medizin. Ein Lexikon,
München, Beck, 2005, p. 501. Voir aussi D. Gourevitch et P. Burguière dans l’introduction de Soranos,
3
Egyptiens qui programment leur union au jour et à l’heure près, puis vérifient que la
conception a eu lieu quand arrive la période des règles. Ces observations, cependant, ne
peuvent donner qu’une information approximative, d’autant plus que les médecins distinguent
deux phases : l’ajnavleyi", quand la semence monte dans la matrice, et la suvllhyi", ou
rétention de la semence qui se fixe dans la matrice pour lentement se transformer en embryon
par un effet de cuisson pour les uns, de coagulation pour les autres9. Du point de vue médical,
la conception n’est donc pas un événement instantané, mais un long processus qui peut
s’étendre sur plusieurs jours. Les détracteurs de l’astrologie n’omettent pas de le souligner.
Dans son traité Contre les astrologues, le sceptique Sextus Empiricus (IIe s. apr. J.-C.) fait
explicitement référence aux médecins pour démontrer l’absurdité de ces calculs. Il explique
que la semence va prendre du temps pour parvenir au fond de la matrice, où « selon la famille
des médecins, ont lieu les conceptions »10. Il se réfère à la lente élaboration des semences, qui
doivent d’abord se mélanger et s’échauffer, comme le décrit le traité hippocratique De la
nature de l’enfant,11 et souligne combien les femmes diffèrent, « les unes concevant plus vite,
les autres plus lentement ». L’observation de signes extérieurs (sécheresse des muqueuses
vaginales, arrêt des règles, apparition d’envies) n’apporte aucune indication précise. Ils
peuvent signaler que la conception a eu lieu, mais sans permettre de déterminer à quel
moment exactement.
Les astrologues ne s’engagent pas dans la discussion, mais, conscients de nombreuses
incertitudes, beaucoup n’accordent qu’une valeur secondaire à l’horoscope de conception.
Comme le rapporte Porphyre, ils jugent que l’enfant n’est véritablement marqué par les influx
astraux qu’à la naissance, au moment de l’entrée de l’âme12. Ptolémée explique ainsi qu’il ne
retiendra comme objet d’étude que le moment de la naissance, égal en puissance à celui de la
conception, mais plus achevé : « La conception peut être comme appelée la génération de la
semence, et la sortie de l’enfant la génération de l’homme », le nouveau-né acquérant alors ce
qui caractérise sa nature d’être humain, notamment sa forme corporelle ( oJ v te swmatwvdh"
schmatismov"). Le ciel de conception n’en n’est pas pour autant oublié, puisque le ciel de
naissance est censé lui correspondre: «En effet, après que le fruit soit parfait, la nature le
Maladies des femmes, I, Paris, Belles-Lettres, 1988, p. XXIV-XXV et LIII sur la légende qui fait se rencontrer
Soranos et Cléopâtre.
9 Sur l’analèpsis et la sullèpsis, voir Soranos, Maladie des femmes, I, 14. D. Gourevitch, « La gynécologie et
l’obstétrique », in Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, Berlin - New York, W. de Gruyter, 37.3, 1996,
p. 2098-2099.
10 Sextus Empiricus, Contre les astrologues, V, 56-64 (trad. C. Dalimier et al., Paris, Seuil, 2002). Voir aussi
Philon d’Alexandrie, De Providentia, I, 87.
11 Hippocrate, De la nature de l’enfant, XII (Littré VII, 486-489).
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meut, afin quil sorte du ventre, en vue d’une telle position du Ciel qui réponde à cette
constitution première il était au temps de la conception » 13.
L’HOROSCOPE DE NAISSANCE DE JUMEAUX
Sur le ciel de naissance, la position des planètes et des différents centres du thème doit
permettre de prédire non seulement le tempérament et la physiologie mais l’avenir de chaque
individu. Théoriquement, deux personnes nées au même endroit et au même moment
devraient partager à la fois le même horoscope, les mêmes qualités et le même destin. Le cas
des naissances gémellaires a donc constitué une pierre de touche très importante dans la
polémique sur la validité de la démarche des astrologues. Nés en même temps, comment
expliquer que des jumeaux, souvent physiquement identiques, ne connaissent pas le même
sort, tels les jumeaux de Faustine la Jeune, Commode et Antoninus, nés la veille des calendes
de septembre, le 31 août 161. L’auteur de la vie de Commode Antonin nous apprend
qu’Antoninus ne vécut que quatre ans, « bien que les astrologues lui eussent prédit, d’après
son champ astral, le même destin que celui de Commode »14.
A l’époque de Manilius (Ier s.), la première réponse des astrologues était que les jumeaux
ne naissent pas simultanément mais successivement, et que l’espace de temps, même minime,
qui sépare chaque naissance crée un écart décisif dans l'horoscope15. La vitesse de la rotation
de la voûte céleste est telle que la plus petite différence a de grands effets. Manilius expose
dans les Astronomiques comment la position des planètes dans les 12 signes ou 36 décans,
eux-mêmes divisés en degrés, évolue à chaque instant16. Il suffit qu’une planète ou un centre
passe d’un degré à un autre, voire se cale d’une fraction de degré, pour créer de nouvelles
combinaisons astrales déterminantes. Nés sous des ciels présentant des configurations
différentes, il est logique que les jumeaux connaissent des destins différents. P. Nigidius,
surnommé Figulus (le potier), l’explique par une comparaison célèbre entre le mouvement de
12 Des astrologues le rejettent, tels Antigonos de Nicaea (IIe s.) ; Frommhold, op. cit., p. 26-27.
13 Ptolémée, Tétrabible, III, 2 (trad. N. Bourdin [1640], Paris, Belles-Lettres, 1993).
14 Histoire Auguste, Vie de Commode, 1, 4 (trad. A. Chastagnol, Paris, Laffont, 1994).
15 Cet écart peut être important. Pour certains juristes romains, sa durée termine s’il faut compter la naissance
de jumeaux comme une ou deux naissances : « Celle qui est accouchée de trois ou deux enfants à la fois ne jouit
pas du droit de mère si elle n'a enfan trois fois, mais seulement une ; à moins qu'elle ne soit accouchée que par
intervalles bien marqués » (Pseudo-Paul, Sententiae, 4.9.2). Le décalage peut me être de plusieurs jours si la
femme présente un utérus double. Sur ce phénomène très rare, mais attesté médicalement, V. Dasen, Jumeaux,
jumelles dans l’Antiquité grecque et romaine, Kilchberg, Akanthus Verlag, 2005, p. 34-35. Un cas fictif est
rapporté par le juriste Paul, citant Laelius (17 ad Plautium) Digeste, V, 4, 3 : une femme aurait été amenée
devant l’empereur Hadrien car on disait qu’elle avait accouché de quatre enfants le même jour et du cinquième
40 jours plus tard.
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la sphère céleste et celui d’un tour de potier: « Il en est de même dans la rotation si rapide du
ciel. Un jumeau aurait beau naître après l’autre, avec la même rapidité que j’ai mise à
marquer deux fois ma roue, cela ferait dans le ciel une grande distance. De là, ajoute-t-il,
proviennent toutes les dissemblances constatées dans les mœurs et les destinées des
jumeaux »17. Le décalage entre les deux naissances n’a pas toujours été observé correctement,
ce qui explique que le déroulement de l’existence des jumeaux diverge soudain de manière
imprévue18.
Un certain flou règne toutefois quant à la détermination du moment crucial qui marque le
début de l’existence. Quand faut-il observer le ciel, dès que la tête apparaît, lorsque le corps
tout entier est sorti ou quand l’enfant émet un signe de vie 19? Les astrologues ne se
prononcent pas, mais, selon les milieux, les critères diffèrent. Pour les stoïciens et les
néoplatoniciens, c’est le moment le souffle vital se transforme en âme humaine au contact
avec l’air froid20, pour le père, celui où la sage-femme l’appelle après avoir contrôlé la
viabilité de l’enfant et peut-être aussi déjà coupé son cordon ombilical21, pour les juristes
romains, c’est le premier cri qui indique le commencement de la vie22. Sextus Empiricus se
moque de la recherche obsessive de précision des astrologues. Il imagine deux acolytes
surveillant les progrès de la délivrance, l’un prêt à faire résonner un disque de bronze au
moment fatidique, l’autre à inscrire les positions des astres dans le ciel23. Le choix entre trois
moments cruciaux lui paraît impossible : « On est bien embarrassé pour préciser quand il faut
dire que l’accouchement a lieu : est-ce lorsque l’être enfanté commence à émerger dans l’air
froid, lorsqu’il est sorti tout entier, ou lorsqu’il a été posé à terre ? »24.
Cette critique de la technique des astrologues se retrouve dans les arguments qui
nourrissent la polémique des pères de l’Eglise. L’impossibilité d’être précis ruine la
16 Manilius, Astronomiques, III, 202 sq.
17 Nigidius Figulus ap. Augustin, Cide Dieu, V, 3 (trad. G. Combès, rev. et corr. par G. Madec, Paris, Institut
d’études augustiniennes, 1993). Bouché-Leclerq, op. cit., p. 256 et 588.
18 Origène, Du destin, 17 (Les Pères de l’Eglise et l’astrologie, op. cit., p. 76).
19 Ptolémée, Tétrabible, III, 3, relève que des incertitudes existent, mais sans entrer en matière.
20 M.-Chr. Congourdeau, L’enfant à naître, Paris, Migne, 2000 ; « Genèse d’un regard chrétien sur l’embryon »,
in V. Dasen (éd.), Naissance et petite enfance dans l'Antiquité, Actes du colloque de Fribourg, 28 novembre-
1erdécembre 2001, Fribourg-Göttingen, Academic Press-Vandenhoeck&Ruprecht, 2004, p. 349-362.
21 Cf. la longue description chez Soranos, Maladies des femmes, II, 1-5 de l’expulsion du tus puis du chorion,
à l’examen de l’enfant il pousse son premier cri. Le cordon ombilical n’est coupé que l’examen une fois
terminé (II, 6). Il est maintenant bien établi que le père ne soulevait pas l’enfant de terre, comme semblait
l’indiquer l’expression métaphorique « tollere liberum ». Parmi les dernières mises au point, voir B. D. Shaw,
« Raising and killing children : two Roman myths », Mnemosyne, 54, 2001, p. 31-77.
22 D. Gourevitch, « Au temps des lois Julia et Papia Poppaea, la naissance d’un enfant handicapé est-elle une
affaire publique ou privée ? » Ktèma, 23, 1998, p. 459-473, spéc. p. 460-461.
23 Sextus Empiricus, Contre les astrologues, V, 27-28.
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