Dérivés fluoropyrimidiques et déficit en dihydropyrimidine

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pharmacologie
Dérivés fluoropyrimidiques et déficit
en dihydropyrimidine déshydrogénase1
Fluoropyrimidines and DPD deficiency
M. Boisdron-Celle*, A. Morel*, G. Milano**, E. Gamelin*
L
© La Lettre du Pharmacologue
2008;22(2):63-6.
1
* Laboratoire d’oncopharmacologiepharmacogénétique, INSERM CR2C
U892, CRLCC Paul-Papin, Angers.
** Laboratoire d’oncopharmacologie,
CRLCC Antoine-Lacassagne, Nice.
e 5-fluorouracile (5-FU), comme la plupart
des agents anticancéreux, possède un index
thérapeutique étroit. De nombreuses toxicités,
parfois sévères, sont rapportées chez les patients
traités en situation conventionnelle, adjuvante ou
métastatique. Ces effets toxiques sont dus à une
surexposition au médicament, liée à une large
variabilité interindividuelle du métabolisme, lequel
dépend principalement de l’activité de la dihydropyrimidine déshydrogénase (DPD), l’enzyme majeure
de catabolisme du 5-FU. Ainsi, les patients présentant un déficit de l’activité de cette enzyme ont un
risque accru de toxicité aiguë, précoce et grave avec
ce médicament, mais aussi avec les fluoropyrimidines
orales disponibles en France : l’UFT et la capécitabine (1). Ces toxicités se manifestent principalement
au niveau du tractus digestif et de la moelle osseuse,
voire au niveau du système nerveux central, pouvant
aboutir à une toxicité polyviscérale grave, potentiellement mortelle. Elles ont pu être rapportées
à des déficits en DPD, partiels ou complets, dont
les fréquences dans la population sont estimées à
3-5 % et 0,2 % respectivement. En fait, l’activité de la
DPD dans la population générale suit une courbe de
Gauss et est soumise à un polymorphisme d’origine
génétique de transmission autosomale codominante.
Des cas de pyrimidinuries familiales ont été décrits,
mettant en évidence des déficits complets chez des
enfants présentant des concentrations élevées d’uracile et de thymine dans le sang et l’urine mais aussi
dans le liquide céphalorachidien (2).
Plus d’une trentaine de SNP (single nucleotide polymorphism) ou variants ont été rapportés au niveau du
gène de la DPD. Certains sont silencieux, d’autres –
une quinzaine – sont situés à des endroits majeurs
pour l’activité de l’enzyme, comme ceux codant pour
le site de liaison au substrat de l’enzyme, c’est-àdire une pyrimidine naturelle, uracile ou thymine
ou médicamenteuse synthétique, ou aux cofacteurs
412 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XVII - n° 8 - octobre 2008 tels que le NADH ou le FAD. Ils retentissent alors
sur l’activité de l’enzyme, de façon plus ou moins
marquée selon que le patient est homo- ou hétérozygote pour le SNP en question (3-5).
Le dépistage en pratique
clinique
La fréquence de prescription des fluoropyrimidines,
l’utilisation de fortes doses, l’extension des indications et la sévérité des toxicités aiguës dues à des
déficits enzymatiques font de leur dépistage une
priorité médicale et de santé publique.
Différentes approches ont été développées :
➤➤ Enzymatique ou radioenzymatique, évaluant
directement l’activité de l’enzyme (6-8). Ces techniques impliquent l’incubation ex vivo des cellules
mononucléées du patient, avec du 5-FU radiomarqué
et la mesure par HPLC du catabolite formé. Elles
ont longtemps été la référence mais leurs applications diagnostiques préthérapeutiques restent
limitées du fait de la lourdeur de préparation des
échantillons et du dosage en lui-même. Elles sont
plutôt utilisées pour confirmation a posteriori d’un
déficit enzymatique ;
➤➤ Pharmacogénomique, consistant en la mesure
de l’expression de l’ARNm de la DPD leucocytaire.
La PCR quantitative a l’avantage d’être moins lourde
que les techniques radioenzymatiques et présente
un débit plus élevé, mais les résultats concernant
une éventuelle corrélation avec l’activité DPD sont
peu clairs (9-11) ;
➤➤ Pharmacologique, par dosage de l’uracile et/ou
de la thymine plasmatique ou urinaire. Une alternative plus intéressante implique le dosage plasmatique simultané de l’uracile et du dihydro-uracile
endogènes afin d’établir le rapport UH 2/U, reflet
de l’activité globale de la DPD (11-13). Comme le
Résumé
La dihydropyrimidine déshydrogénase (DPD) est l’enzyme clé du catabolisme de la famille des fluoropyrimidines, dont
le chef de file est le 5-fluorouracile (5-FU), et ses prodrogues orales, parmi lesquelles la capécitabine et le ftorafur (UFT,
S1). De nombreuses mutations ont été identifiées sur le gène de la DPD (DPYD), dont certaines ont des répercussions
fonctionnelles sur l’activité enzymatique. Les déficits en DPD sont à l’origine de toxicités graves, voire mortelles, chez
les patients traités. La fréquence de prescription des fluoropyrimidines, l’utilisation de fortes doses, l’extension des indications et la sévérité des toxicités aiguës dues à des déficits enzymatiques font de leur dépistage une priorité médicale
et de santé publique. Dans cette revue, nous présentons les différentes approches rapportées dans la littérature et les
comparons essentiellement en termes de validité et de compatibilité avec la pratique clinique courante. La détection
des déficits en DPD est d’ores et déjà possible et permet d’éviter des complications aiguës graves.
Tableau I. Corrélation entre le rapport UH 2/U et le grade de toxicité après administration de fluoropyrimidine
(p < 0,001).
Grades de toxicité
nb
0
UH2/U
Moyenne
SD
Mini.
Maxi.
293
8,0
2,5
1,4
17,3
1
8
6,5
3,2
4,2
12,8
2
9
6,7
1,7
4,7
8,9
3
8
5,0
3,1
2,0
10,4
4
13
4,2
2,5
0,1
9,0
Total
331
7,7
2,6
0,1
17,3
Tableau II. Fréquence des principales mutations et implications dans la toxicité aux fluoropyrimidines dans une population de 251 patients.
Nombre Toxicité
de
grade 3-4
patients observée
Fréquence
de toxicité
(%)
SNP
(%)
h IVS14 G > A
1,20
4
3
75
2846 A > T
1,8
6
4
66,7
464 T > A
0,3
1
1
100
1679 T > G
0,3
1
1
100
Pas de SNP
95,2
239
15
6,28
montre le tableau I, ce rapport, effectué avant tout
traitement, a été corrélé de façon significative avec
le risque et la gravité des toxicités aux fluoropyrimidines apparaissant dès la première cure (11) ;
➤➤ Pharmacogénétique, enfin, permettant la détection de SNP sur le gène de la DPD lui-même ou
son promoteur (3-5, 14, 15). De nombreuses études
ont été réalisées : si le polymorphisme IVS14 1G>A
est le plus fréquemment décrit, il n’est pas le seul
responsable des toxicités. En effet, à l’heure actuelle,
4 mutations ont été reliées avec des toxicités graves
(tableau II) [5].
Ces différentes approches de détection doivent
répondre à un certain nombre de critères et de
contraintes, tels une bonne sensibilité et une bonne
spécificité, ce qu’aucune technique ne permet à elle
seule, et une faisabilité en pratique courante (11).
D’après les résultats d’une étude prospective
menée sur 250 patients et confirmée chez près de
4 000 autres, la meilleure approche consiste en une
détection couplée : génotypage par la recherche
systématique des 4 mutations les plus fréquentes,
et phénotypage par le dosage du rapport UH2/U
permettant d’évaluer l’ampleur du déficit et de
proposer une dose adaptée dès la première cure.
Cette détection doit respecter un délai de rendu de
résultats suffisamment court pour ne pas retarder
la mise en traitement et, au mieux, combine donc
des techniques robustes et à haut débit afin de
pouvoir rendre des résultats fiables en 8 jours.
Enfin, le dépistage ne se limite en aucune façon à
un simple rendu de résultats : le plus souvent, la
détection d’un déficit en DPD ne contre-indique
pas le traitement par fluoropyrimidines ; il s’agit
fréquemment d’un déficit partiel d’intensité variable,
et le traitement par fluoropyrimidine est possible
sous couvert de précautions rigoureuses. C’est là
qu’intervient le conseil thérapeutique, indispensable
pour aider le clinicien à trouver la dose adéquate
et à gérer le traitement. L’adaptation individuelle
de dose, par surveillance pharmacocinétique, est
alors proposée, pour approcher rapidement et au
plus près la dose efficace, pour ne pas provoquer de
toxicité par surdosage, ni, à l’inverse, être à l’origine
d’un échec thérapeutique par sous-dosage (16-18).
Le tableau III expose des cas de patients porteurs
d’un déficit en DPD dont la détection a été pratiquée
après survenue d’une toxicité très grave ou létale.
Tous ces patients présentaient un variant délétère du
gène de la DPD et/ou un rapport UH2/U abaissé. Si
ce dépistage avait été appliqué avant le traitement,
aucun de ces patients ne serait décédé ni n’aurait
présenté de toxicité grave.
Mots-clés
5-fluorouracile
Fluoropyrimidines
Dihydropyrimidine
déshydrogénase
Toxicité
Pharmacogénétique
Variant
Pharmacogénomique
Pharmacocinétique
Summary
Dihydropyrimidine dehydrogenase (DPD) is a key enzyme
in the metabolic catabolism
of fluoropyrimidines, such
as 5-fluorouracil and its oral
prodrug derivatives, including
capecitabine and ftorafur (UFT,
S1). Numerous genetic mutations have been identified in
the DPD gene locus (DPYD),
with a few variants having
functional consequences on
enzymatic activity. The allele
frequency is 5% for heterozygoty and 0.2% for homozygoty.
It is correlated to the frequency
of DPD activity deficiency that
has been frequently reported to
cause early severe, sometimes
lethal, fluoropyrimidine-related
adverse events, regardless of
the drug. Taking in account the
wide and frequent use of fluoropyrimidines, in both advanced
and adjuvant settings, it is
clearly a problem of public
healthcare that cannot be
underestimated. We review in
the present article the performances of assays that assess
DPD and DPYD status, with an
emphasis on their respective
robustness and suitability for
routine clinical applications. We
show that DPD deficiency can
already be detected before to
treatment in practice and this
detection could avoid lifethreatening fluoropyrimidines
toxic side-effects.
Keywords
5-fluorouracile
Fluoropyrimidines
Dihydropyrimidine
dehydrogenase
Toxicity
Pharmacogenetics
SNP
Pharmacogenomics
Pharmacokinetics
La Lettre du Cancérologue • Vol. XVII - n° 8 - octobre 2008 | 413
pharmacologie
Tableau III. Cas cliniques.
Sexe
Âge
Traitement
SNP
Uracile (ng/ml)
UH2/U
Grade toxicité
F
71
LV5FU2
h 464 T > A
3 097
0,02
Décès
M
49
LV5FU2
h IVS14 G > A + h 2846 A > T
465,3
0,117
Décès
M
63
LV5FU2
RAS 24
58,80
1,595
Décès
F
41
5-FU-Pt
ND
79,03
0,873
Décès
M
77
LV5FU2
ND
25,16
5,471
Décès
F
56
UFT
h IVS14 G>A
51,17
1,768
Décès
LV5FU2
h 2846 A>T
33,51
3
Décès
FEC
h IVS14 G > A + h 1679 T > G
2 180
0,015
Décès
h 2846 A > T
12,93
5,53
Décès
M
F
59
F
44
F
52
LV5FU2
h 2846 A > T
46
2,5
4 + Réa
F
50
FEC
H IVS14 G > A
2 475
0,005
4 + Réa
M
57
LV5FU2
h 2846 A > T
31,13
1,728
4 + Réa
M
63
LV5FU2
h IVS14 G > A
16,17
3,866
4 + Réa
F
76
LV5FU2
0 SNP
22
3,810
4 + Réa
F
54
FEC
h IVS14 G > A
2 517
0,001
4 + Réa
F
80
LV5FU2
H 1679 T > G
21,25
4,76
4 + Réa
F
50
FEC
h IVS14 G > A
42,47
3,16
4 + Réa
F
36
Capécitabine
h IVS14 G > A
9,45
3,59
4 + Réa
0 SNP : aucun SNP parmi les 24 recherchés.
Conclusion
La fréquence de prescription des fluoropyrimidines,
l’utilisation de fortes doses, l’extension des indications et la sévérité des épisodes toxiques aigus
secondaires à des déficits enzymatiques font de
leur dépistage une priorité médicale et de santé
publique.
Les progrès liés à la pharmacologie et la pharmacogénétique sont déjà accessibles et permettent
une réelle sécurité dans l’administration de certains
médicaments. Le dépistage des déficits en DPD, déjà
réalisé dans certains laboratoires sur le territoire
français, est parfaitement compatible avec l’administration de 5-FU et des prodrogues orales en pratique
clinique courante. On rappelle qu’il doit impérativement être accompagné d’un conseil thérapeutique,
puisque le diagnostic de déficit, même majeur, ne
contre-indique pas, le plus souvent, l’administration
de fluoropyrimidine, sous réserve d’une surveillance
étroite par dosage pharmacocinétique et adaptation
individuelle de dose.
■
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