Compte rendu de colloque Le sociologue dans la Cité Éthique et utilité sociale Clémence Helfter CNAF – Direction des Statistiques, des Études et de la Recherche. Pôle Recherche et Prospective. Mots clés : Sociologie – Éthique – Épistémologie. S ’est déroulé le 15 avril 2010 à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) un colloque accompagnant la parution du premier numéro de la revue Sociologie, éditée aux Presses universitaires de France. Serge Paugam (Centre national de la recherche scientifique – EHESS, Centre Maurice Halbwachs), directeur de la publication, définit ce « nouvel espace d’exposition des recherches contemporaines » comme « généraliste, ouvert aux différents courants théoriques et méthodologiques, sensible aux enjeux de société, ancré dans la conviction que la sociologie doit être ”utile” (…) » (éditorial de S. Paugam, p. 1-2 du n° 1 de Sociologie). En quoi consiste cette utilité de la sociologie et du sociologue et à quelles conditions engagement et scientificité peuvent-ils être combinés ? Les quatre tables rondes de la journée n’auront pas épuisé la question, récurrente depuis la naissance de la discipline. Les points de vue contrastés défendus par les un-e-s et les autres ont stimulé les échanges au sein d’une discipline qui s’est, à cette occasion, donnée à voir comme réflexive, vivante et ambitieuse. Pour S. Paugam, introduisant le colloque, la question cruciale à approfondir aujourd’hui est celle de l’engagement du sociologue qui, pour être, selon lui, impératif, n’en comporte pas moins des risques. Émile Durkheim, un des pères fondateurs de la discipline, écrivait en 1893 dans la préface à la première édition de son ouvrage De la divi sion du travail social : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre ». Autrement dit, étudier la réalité n’est pas renoncer à l’améliorer : au contraire, les aspects théoriques ne valent qu’en tant qu’ils permettent la résolution de problèmes pratiques. Le processus de dévoilement auquel se livrent les sociologues – qui doivent être, pour É. Durkheim, des « conseilleurs », des « éducateurs » ( L’élite intellectuelle et la démo cratie , 1904) – permet à la société de prendre conscience d’elle-même, voire ensuite de changer. Pour ce faire, le sociologue doit diffuser ses résultats et s’adresser à des publics et des types de lecteurs divers, en faisant preuve de clarté et de pédagogie sans sacrifier à la rigueur scientifique. Cette dernière a d’autant plus de chances d’être préservée que le chercheur visera d’abord à produire pour être lu par la communauté de ses pairs, que le sociologue Raymond Boudon désignait comme « le marché I de la production intellectuelle » (1). Les marchés II – public plus large de non-sociologues concernés par les thématiques traitées – et III – public plus diffus de l’ensemble des citoyens – ne sauraient dominer la production sociologique si la confrontation première du sociologue est celle de sa communauté d’origine. Il s’agit donc de partir des exigences du premier marché (rigueur scientifique) puis, dans un second temps seulement, de voir comment se faire comprendre des publics hors communauté scientifique. Cette règle d’or doit permettre au sociologue d’éviter de tomber dans les travers du métier, parmi lesquels figure notamment celui d’être instrumentalisé en tant qu’expert pour les besoins de l’Administration, de la « technocratie ». Et S. Paugam de citer l’injonction à produire des chiffres dans le domaine de la pauvreté, par exemple, comme si ces derniers avaient en euxmêmes le pouvoir de résoudre ce qu’ils mesurent. Les attentes de l’Administration et des entreprises sont, par nature, décalées par rapport à l’esprit dans lequel les travaux scientifiques sont conduits. (1) Boudon R., 1981, L’intellectuel et ses publics : les singularités françaises, in, Français, qui êtes-vous ? (sous la dir. de Grafmeyer Y. et Padioleau J.-G.), Paris, La Documentation française. Politiques sociales et familiales 109 n° 103 - mars 2011 Synthèses et statistiques Pierre Bourdieu avançait ainsi : « Une bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues ou économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir des recettes aux dirigeants des entreprises privées et des administrations. Ils offrent une rationalisation de la connaissance pratique ou demi-savante que les membres de la classe dominante ont du monde social. Les gouvernants ont aujourd’hui besoin d’une science capable de rationaliser, au double sens, la domination, capable à la fois de renforcer les mécanismes qui l’assurent et de la légitimer » (2). S. Paugam soutient donc que le sociologue qui se laisserait happer par les « concepts vulgaires » que sont, d’après lui, ceux de « l’évaluation des politiques publiques » ne pourrait plus prétendre exercer le métier de sociologue, indissociable de la capacité dont il doit pouvoir jouir d’exercer sans entrave une réelle force critique. L’engagement sociologique : évolutions et ruptures Cette première table ronde questionne le postulat de S. Paugam selon lequel les sociologues peuvent et doivent s’engager dans la Cité. Qu’en est-il alors du rapport du chercheur engagé au principe de neutralité axiologique de Max Weber ? Comment donner des frontières personnelles à l’engagement ? Y a-t-il place pour différents types et degrés d’engagement ? Dominique Schnapper témoigne de l’expérience de « participation observante » (plutôt que d’observation participante) qui a été la sienne au sein de la Commission sur la réforme de la nationalité (1986-1987) puis du Conseil constitutionnel (2001-2010) : « comment intervenir sans perdre son âme de sociologue ? ». Celle qui s’est livrée à un exercice d’ethnographie de l’institution juridique dont elle a été indigène pendant neuf ans (Une sociologue au Conseil constitutionnel, 2010, Gallimard) – et avec intérêt – porte néanmoins un regard désabusé sur les hommes et les femmes politiques comme sur les hauts fonctionnaires, que les sciences sociales dont la sociologie « n’intéressent pas ». Ce qui l’amène à déplorer que la plus-value spécifique que la participation d’une sociologue aurait pu apporter à l’activité du Conseil ait été purement et simplement ignorée. Pour François Dubet (Bordeaux II et EHESS), la question de l’engagement du sociologue est largement rhétorique, lui qui considère être « engagé de fait » comme tous ceux qui pourraient pourtant tenter de s’en défendre. Pour preuve, par exemple : « les outils statistiques sont des théories en actes ». Répondant aux propos introductifs de S. Paugam sur les experts, F. Dubet estime qu’il n’y a pas à leur opposer mécaniquement la figure de l’intellectuel : la position d’expert, difficile à tenir certes, n’a selon lui rien de déshonorant ni d’infâmant a priori. En effet, il invite à raisonner en termes de possibilités d’action : une position forte dans une institution peut permettre d’être critique à l’endroit de cette dernière et donc de concilier loyauté et liberté, plus encore si l’expert peut s’appuyer par ailleurs sur un « milieu professionnel consistant ». Où l’on retrouve le contrôle par les pairs et le premier marché, instance de critique et de débat qui, seule, peut conférer une légitimité scientifique. Cela ne signifie pas pour autant que tout risque d’appropriation soit écarté : « le jeu politique est plus fascinant que le jeu scientifique », en particulier parce que le premier se caractérise par une réactivité immédiate qui contraste avec la lenteur du second. Ce « piège d’attraction politique » se double d’un « piège d’appropriation », qu’illustre par exemple le passage de F. Dubet par la Commission des programmes de sciences économiques et sociales (pour en modifier les enseignements en classe de seconde), puis sa démission motivée par l’instrumentalisation dont les préconisations faisaient l’objet de la part du ministère commanditaire. D’où la position nuancée qu’il défend : l’engagement est incontournable mais l’impact des interventions du sociologue sur la société peut être assez limité. Il s’agirait ainsi de ne pas surestimer cet impact tout en postulant la capacité des sociologues à peser dans le débat et donc à influer sur la société à condition qu’ils travaillent à la constitution d’un milieu professionnel suffisamment robuste, à l’instar de celui des économistes, qui « se saisissent de plus en plus des objets sociaux ». L’idée de la prétention hégémonique de la science économique est ici brièvement introduite et sera reprise ensuite, pour être confirmée, nuancée ou infirmée, par l’ensemble des intervenants de la journée. Ainsi, Stéphane Beaud (EHESS, École normale supérieure de Paris) souligne que l’économie mobilise un stock méthodologique important sur les problèmes sociaux, dont la force démonstrative est frappante. La sociologie risque par contraste de devenir une microsociologie de description du vécu et donc une science résiduelle. Éviter cet écueil passe, pour S. Beaud, par la formation des étudiants en sociologie aux outils statistiques. La guerre est déclarée : il s’agit de « contrer les points de vue dominants des économistes », de « réagir » face aux statisticiens et autres économètres et « d’avoir les mêmes capacités qu’eux pour les challenger ». L’enjeu principal (2) Bourdieu P., 1984, Une science qui dérange, Questions de sociologie, Paris, éditions de Minuit. Politiques sociales et familiales 110 n° 103 - mars 2011 Synthèses et statistiques est avant tout interne à la discipline pour S. Beaud. L’engagement est illusoire : la sociologie se borne à esquisser des scénarios et, puisque « les dés sont pipés », le sociologue ne doit pas « participer aux mascarades de consultations organisées par un pouvoir qui n’est pas à l’écoute » mais plutôt « rester sagement dans sa tour d’ivoire ». À défaut de quoi le risque est de se décrédibiliser et la discipline avec. Ce qui n’empêche pas le sociologue d’avoir possiblement une influence sur la société par la diffusion des résultats des recherches qu’il a choisi de mener (le choix de l’objet de recherche est fondamental en sociologie). Ainsi, en améliorant la connaissance des milieux sociaux et en repérant l’existence d’une élite scolaire, il peut peser sur la représentation que la société se fait d’ellemême et donc contribuer à la faire ouvrir plus largement. Le sociologue dans le champ médiatique : diffuser et déformer ? La confrontation aux médias, devenue permanente, fait évoluer les pratiques et le métier de sociologue. Nombreux sont les acteurs de la discipline qui le déplorent et considèrent que les journalistes dénaturent et appauvrissent le savoir sociologique. Ce n’est pas le point de vue défendu par Cécile Van de Velde (EHESS, Centre Maurice Halbwachs), qui constate que la demande médiatique de sociologie va croissante et qu’elle est de plus en plus crédible. Les experts sociologues s’apparentent à des « prêtres laïcs » : ils sont convoqués pour donner du sens à un monde qui paraît très complexe, et ils sont de plus en plus enclins à accepter les sollicitations, voire à les devancer. De sorte que la sociologie fait l’objet d’une diffusion croissante qui réactive du même coup des questionnements qui traversent la discipline depuis ses origines. L’érosion des frontières entre le monde académique et le monde médiatique amène les sociologues à repenser leur place au sein de la société en s’interrogeant sur l’utilité sociale potentielle de leur discipline versus ses enjeux strictement cognitifs. On peut se demander aujourd’hui s’il est nécessaire de simplifier – voire de déformer – les résultats des travaux sociologiques pour les diffuser largement. Pour C. Van de Velde, la vulgarisation est une valorisation positive et nécessaire. Erik Neveu (Sciences-Po Rennes) abonde dans le même sens : le sociologue a un devoir de diffusion des scénarios qu’il définit : son apport en terme de problématisation de la société est irremplaçable, pour les politiques notamment. Ne pas répondre aux sollicitations, c’est prendre le risque que d’autres aient moins de scrupules, même s’ils sont moins compétents sur le sujet. L’idée est Politiques sociales et familiales 111 de garder toutefois un maximum de contrôle sur le produit fini, ce qui passe notamment, pour E. Neveu, par l’intervention en direct et par le refus des formats trop courts. Il invite ses collègues à proposer à la presse des articles sans attendre passivement les sollicitations des journalistes. Cyril Lemieux (Institut Marcel Mauss EHESS-CNRS) rappelle que, depuis le début des années 1980, les contraintes économiques se sont accrues dans le champ des médias : extension du capitalisme, normes de productivité et de rentabilité, intensification du rythme de l’action, externalisation des coûts, droit d’ingérence croissant des services non rédactionnels, formats de diffusion plus courts, « mentalité audimat » avec des luttes concurrentielles et le recours à des instruments de mesure des écarts entre concurrents, etc. Ces transformations du champ médiatique se traduisent par un journalisme davantage caractérisé par la superficialité, le suivisme et le formatage. Selon C. Lemieux, ces évolutions affectent également le champ de la recherche et des études statistiques : ainsi, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) serait enclin à lancer des enquêtes sur des sujets susceptibles de recevoir un écho médiatique de façon à en faire la promotion et à obtenir des financements dans le cadre du mécénat public voire privé. Ce spécialiste des médias en tire deux conclusions principales. La première : la sociologie doit être enseignée au lycée, de façon à permettre que soient décodés les messages diffusés par les médias et à contourner le maintien des écarts sociaux dans l’accès à la diffusion vulgarisée. La seconde : les sociologues pourraient envisager une façon différente de travailler avec les journalistes, dans l’idée de s’impliquer plus en amont dans la construction de la réflexion et de la problématisation de l’actualité et de la société. Une agence de presse sociologique pourrait même être créée pour diffuser des contre-discours ou des discours alternatifs sur l’actualité et mener des enquêtes conjointement avec des journalistes. Reste, là encore, un appel à produire d’abord et avant tout en direction de ses pairs et la revendication de C. Lemieux relative au ”droit du sociologue à rester dans sa tour d’ivoire” : la valorisation des travaux en direction des marchés II et III ne doit pas être imposée. Sylvain Bourmeau (journaliste) se situe dans la même perspective : sociologues et journalistes pourraient collaborer au sein de platesformes de dialogues et d’échanges avec les rédactions, pour permettre de rendre visibles et intelligibles certains phénomènes sociaux. Ce qui nécessite du temps, un temps plus long et lent que celui des médias, et constitue en lui-même un acte politique, déplaçant ainsi la question de la neutralité axiologique. n° 103 - mars 2011 Synthèses et statistiques Le sociologue dans le champ de l’expertise : contester et servir ? Agnès Van Zanten (CNRS, Observatoire sociologique du changement) note que les travaux sociologiques imprègnent le corps social avec un effet retard : le cheminement des idées est long dans le monde social comme dans celui de la décision, de sorte que l’impact potentiel des sociologues sur les institutions et la société se mesure à long terme. Nicolas Duvoux (Université Paris 5, Centre de recherche sur les liens sociaux), dont on sait par ailleurs qu’il participe au Comité national d’évaluation du revenu de solidarité active, fait remarquer que très peu de sociologues ont un « positionnement » dans l’Administration ou la haute Fonction publique. Or, les acteurs de l’Administration sont pluriels et abritent en leur sein des tensions qui peuvent représenter des marges de manœuvre et permettre ainsi au sociologue de faire entendre sa voix propre sans se trahir. Robert Castel (EHESS) revient sur le « mandat » de la sociologie : établir des diagnostics et les donner à discuter. Certes l’univers de la politique et de la décision administrative obéit à des contraintes différentes de celles de la recherche académique ; cependant, dialoguer avec les représentants des institutions est nécessaire. Le rôle social du sociologue est de produire des analyses aussi « objectives » que possible et de discuter avec les décideurs et les responsables politiques de la façon dont ce qui en découle pourrait être mis en œuvre. Revenant sur l’opposition entre sociologie et économie, Louis Chauvel (Sciences-Po Paris) estime que la première vit un moment particulier du fait du terrain qu’elle a laissé à la seconde dans la société et le débat public. Il note que les politiques et les fonctionnaires ont une mauvaise image des sociologues, qui seraient ennuyeux si ce n’est inexistants. De fait, les sociologues apportent davantage de problèmes que de solutions, tandis que c’est, d’après lui, l’inverse avec les économistes, de mieux en mieux armés. Fort de son expérience d’expert scientifique auprès de la Haute Autorité de santé (Commission d’évaluation économique et de santé publique), Daniel Benamouzig (CNRS, Sciences-Po Paris, Centre de sociologie des organisations) fait observer que la nature de la bureaucratie a évolué : de nouvelles formes hybrides sont apparues, qui cherchent à incorporer un niveau élevé de connaissance. Un sociologue peut travailler dans ce cadre de façon plus praticable, sans être assimilé au « conseiller du Prince » ni avoir mauvaise conscience. Les enjeux posés en termes économiques méritent de l’être en termes politiques et sociaux plus généraux. Les économistes sont alors démunis pour le faire et se tournent vers d’autres formes de savoirs. Des rapports d’alliance entre économistes et socio- Politiques sociales et familiales 112 logues peuvent ainsi se nouer dans des domaines et des lieux aussi discrets que la santé et la Haute Autorité de santé. Il existe des convergences possibles. La sociologie est attendue : ses méthodes et savoir-faire sont robustes et utiles. Ce qui suppose d’en apporter la preuve et de rendre accessible quelques types de savoirs sociologiques. L’idée est d’expliciter les enjeux et de reformuler les questions, d’exposer les connaissances sur lesquelles se fonde le sociologue. Celui-ci est réinterrogé par les pouvoirs publics quand la boîte à outils économiques qui sert à construire les réponses ne suffit plus. La demande des politiques et des administrations est donc décalée : les sociologues sont sollicités a posteriori, pour reprendre du champ. Si l’économie renvoie une image de scientificité, ses outils ne sont pourtant pas toujours aussi solides que cela. La sociologie doit donc interroger ces méthodes et leurs faiblesses, comme par exemple l’expérimentation par rapport à la vie réelle. L’asymétrie entre l’économie et la sociologie est une réalité mais elle représente, selon D. Benamouzig, une opportunité si elle est assumée de façon décomplexée. C’est la stratégie du faible contre le fort : connaître le langage des économistes pour pouvoir traduire les concepts, les résultats, les méthodes en termes sociologiques. Laurent Muchielli intervient à l’issue de cette table ronde pour faire remarquer que si les économistes sont moins réflexifs que les sociologues à l’endroit de leur propre discipline, ils n’en sont pas moins en attente de sens et de problématique par rapport aux enjeux de société, ce que les analyses sociologiques peuvent contribuer à apporter. C. Van de Velde insiste avec fermeté et conviction : elle s’inscrit en faux contre le diagnostic d’affaiblissement de la sociologie par rapport à l’économie ; son constat est plutôt celui d’une montée en force de la sociologie. Les économistes sont très visibles mais tendanciellement, le crédit porté à la démarche sociologique s’accroît. La tension entre ingénieur social et sociologue existe mais il n’y a pas d’opposition entre les deux, avec l’un qui serait plus légitime que l’autre. La question à se poser peut être formulée en ces termes : avec quels moyens mobilisables être utile ? Les sociologues communiquent insuffisamment autour de la découverte de phénomènes sociaux émergents : or, cette anticipation serait particulièrement utile à l’action. Quelle éthique pour la sociologie demain ? L’affaire Tessier (astrologue devenue docteure en sociologie en 2001 sous la direction de Michel Maffesoli), le débat sur l’introduction de catégories ethniques dans la statistique publique, les n° 103 - mars 2011 Synthèses et statistiques pressions exercées parfois sur les chercheurs par les commanditaires institutionnels d’une étude qui souhaitent en édulcorer le contenu et en restreindre la diffusion [voir, par exemple, l’expérience d’Elisabeth Gudé et Guillaume Malochet avec leur rapport sur la fonction de directeur à la Protection judiciaire de la jeunesse (3)], le projet de l’Association française de sociologie, depuis 2006, d’une charte déontologique pour les sociologues : autant d’éléments qui illustrent un contexte que l’on peut penser en terme de méthode sous un angle épistémologique, ou bien dans une perspective de rapports de force ou encore en ayant recours à l’éthique. Pierre Mercklé (École normale supérieure – Lettres et sciences humaines) se demande s’il faut nécessairement que la sociologie serve à quelque chose : il s’agirait, au contraire, de protéger le droit qu’elle ne serve à rien. Reste à interroger les relations entre chercheurs et acteurs du monde social, dont les politiques et les journalistes : quels moyens mobiliser pour être audible ? L’éthique pourrait-elle en être un ? Comment alors cette éthique pourrait-elle s’incorporer en actes de recherche ? Dominique Méda (Centre d’étude de l’emploi) pose un diagnostic sans appel : l’état de la discipline est dévasté. Et de s’interroger : quel type de sociologie pour demain ? Ayant dirigé la mission Animation de la recherche de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES – service statistique ministériel rattaché au ministère du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique), D. Méda témoigne de la domination du paradigme économique au sein de la DARES et, plus largement, du ministère : les directeurs des administrations centrales ne tiennent pas en haute estime les travaux sociologiques, menés sur de trop petits échantillons par des « gauchistes qui pleurent », l’économie est privilégiée parce que ses diagnostics sont assortis, eux, de propositions formulées sur la foi d’énormes bases de données et de modèles complexes. Conclusion : les sociologues doivent imiter les économistes en développant des méthodes « randomisées » comme, par exemple, avec le revenu de solidarité active et les expérimentations jeunes. Sauf qu’un problème éthique ne manquera pas alors de se poser pour le sociologue confronté aux attentes du commanditaire en terme de démonstration de la causalité. Même si le Comité d’éthique du CNRS a produit un guide méthodologique des expérimentations qui définit le chercheur comme coexpérimentateur, la position de coconstructeur des politiques publiques reste dans les faits problématique. Nicolas Mariot (CNRS) évoque l’épineuse question de l’anonymisation des enquêtés. Elle se posera d’autant plus qu’avec la mise en ligne sur Internet des revues et de leurs articles de recherche, le lectorat peut potentiellement augmenter et les travaux sortir du cercle relativement confidentiel des spécialistes. Lorsque l’objet d’une recherche est une personne publique, les chercheurs ont tendance à ne pas anonymiser leurs articles. Même anonymisée, toute personne enquêtée est susceptible d’être bousculée par la posture sociologique objectivante et la règle classique de l’anonymat ne ne résout pas cette question. Or, le chercheur ne peut se borner à être le simple « ventriloque » de la parole des enquêtés : c’est un portrait sociologique que le chercheur construit et qui l’expose à des réactions potentiellement brutales des enquêtés. Daniel Cefaï (EHESS, CNRS) estime que les protocoles d’enquêtes et autres codes déontologiques sont insuffisants pour encadrer les pratiques d’enquêtes sur le terrain. Au-delà des bases que sont le respect des convenances et civilités ordinaires, la véritable difficulté à résoudre pour le chercheur est de s’être engagé à décrire sans fards tout en anticipant sur les réactions des enquêtés qui lui ont fait confiance : concrètement, il s’agit pour le chercheur de parvenir à concilier autonomie critique et ménagement des enquêtés à la lecture des résultats de l’étude. La question de l’anonymisation est encore plus compliquée quand le terrain est un petit milieu, où tous les enquêtés sont facilement reconnaissables. L’idée est alors de construire des parcours typiques semi-fictifs pour éviter que les enquêtés puissent être identifiés. Penser résoudre les difficultés éthiques que pose toute enquête de terrain par la création d’un comité déontologique est illusoire. Pire, aux États-Unis et au Canada, cela s’est traduit par des entraves aux enquêtes telles qu’il existe des universités aux États-Unis où plus aucun travail de terrain ethnographique n’est mené. C’est donc à une pragmatique de l’éthique que le chercheur aura plus sûrement recours qu’à des règles fondamentales édictées a priori. Il existe des règles transversales à un grand nombre de terrains quand d’autres se règlent au cas par cas. Les chercheurs ne sont pas démunis : un savoir pratique est accumulé au fur et à mesure, une véritable casuistique est produite, qui doit leur permettre d’exercer leur droit démocratique à enquêter. Les quatre séquences du colloque regroupaient chacune cinq sociologues, d’où un temps de parole relativement limité pour chacun d’entre eux, le risque concomitant de « caricaturer » ses propres idées, de vider l’argumentation de sa substance faute de pouvoir la déployer dans le (3) Laurens L. et Neyrat F. (dir.), 2010, Enquêter : de quel droit ?, éditions du Croquant. Politiques sociales et familiales 113 n° 103 - mars 2011 Synthèses et statistiques temps imparti, d’où également un espace d’échange réduit avec l’assistance. Cette dernière, essentiellement composée de sociologues et d’étudiants en sociologie, aura toutefois trouvé dans les (trop) nombreuses interventions du jour matière à réflexion, à poursuivre au-delà du cadre de cet événement. Il est à déplorer qu’un débat n’ait pas véritablement eu lieu entre les tenants d’approches et de points de vue opposés (sur la place de la sociologie dans la société, par rapport à l’économie notamment, sur l’engagement du scientifique, etc.). Une telle confrontation argumentée aurait pourtant eu le mérite de contribuer à éclairer les ressorts intimes de l’engagement ou comment, par exemple, les expé- Politiques sociales et familiales 114 riences personnelles de terrain façonnent la manière dont chaque sociologue appréhende son rôle dans la société. On peut enfin se demander si un tel colloque aurait pu se dérouler à l’identique ailleurs qu’en France : à la lecture de travaux et papiers divers, la propension des chercheurs étrangers à tirer toutes les implications morales et politiques de leurs travaux semble plus forte, l’alliage de la scientificité et de l’engagement plus spontané. Impression qui pourrait être étayée ou démentie par une étude épistémologique comparant différentes traditions académiques nationales. Être sociologue est-il fondamentalement différent suivant la Cité dans laquelle on se trouve ? n° 103 - mars 2011 Synthèses et statistiques