est avant tout interne à la discipline pour
S. Beaud. L’engagement est illusoire : la socio-
logie se borne à esquisser des scénarios et,
puisque « les dés sont pipés », le sociologue ne
doit pas « participer aux mascarades de consul-
tations organisées par un pouvoir qui n’est pas à
l’écoute » mais plutôt « rester sagement dans sa
tour d’ivoire ». À défaut de quoi le risque est de
se décrédibiliser et la discipline avec. Ce qui
n’empêche pas le sociologue d’avoir possible-
ment une influence sur la société par la diffusion
des résultats des recherches qu’il a choisi de
mener (le choix de l’objet de recherche est fonda-
mental en sociologie). Ainsi, en améliorant la
connaissance des milieux sociaux et en repérant
l’existence d’une élite scolaire, il peut peser sur
la représentation que la société se fait d’elle-
même et donc contribuer à la faire ouvrir plus
largement.
Le sociologue dans le champ
médiatique : diffuser et déformer ?
La confrontation aux médias, devenue perma-
nente, fait évoluer les pratiques et le métier de
sociologue. Nombreux sont les acteurs de la
discipline qui le déplorent et considèrent que
les journalistes dénaturent et appauvrissent le
savoir sociologique. Ce n’est pas le point de
vue défendu par Cécile Van de Velde (EHESS,
Centre Maurice Halbwachs), qui constate que la
demande médiatique de sociologie va croissante
et qu’elle est de plus en plus crédible. Les experts
sociologues s’apparentent à des « prêtres laïcs » :
ils sont convoqués pour donner du sens à un
monde qui paraît très complexe, et ils sont de
plus en plus enclins à accepter les sollicitations,
voire à les devancer. De sorte que la sociologie
fait l’objet d’une diffusion croissante qui réactive
du même coup des questionnements qui traver-
sent la discipline depuis ses origines. L’érosion
des frontières entre le monde académique et le
monde médiatique amène les sociologues à
repenser leur place au sein de la société en s’in-
terrogeant sur l’utilité sociale potentielle de leur
discipline versus ses enjeux strictement cognitifs.
On peut se demander aujourd’hui s’il est néces-
saire de simplifier – voire de déformer – les résul-
tats des travaux sociologiques pour les diffuser
largement. Pour C. Van de Velde, la vulgarisa-
tion est une valorisation positive et nécessaire.
Erik Neveu (Sciences-Po Rennes) abonde dans le
même sens : le sociologue a un devoir de diffu-
sion des scénarios qu’il définit : son apport en
terme de problématisation de la société est irrem-
plaçable, pour les politiques notamment. Ne pas
répondre aux sollicitations, c’est prendre le risque
que d’autres aient moins de scrupules, même
s’ils sont moins compétents sur le sujet. L’idée est
de garder toutefois un maximum de contrôle sur
le produit fini, ce qui passe notamment, pour
E. Neveu, par l’intervention en direct et par le
refus des formats trop courts. Il invite ses collè-
gues à proposer à la presse des articles sans
attendre passivement les sollicitations des jour-
nalistes.
Cyril Lemieux (Institut Marcel Mauss EHESS-CNRS)
rappelle que, depuis le début des années 1980,
les contraintes économiques se sont accrues dans
le champ des médias : extension du capitalisme,
normes de productivité et de rentabilité, intensi-
fication du rythme de l’action, externalisation des
coûts, droit d’ingérence croissant des services non
rédactionnels, formats de diffusion plus courts,
« mentalité audimat » avec des luttes concurren-
tielles et le recours à des instruments de mesure
des écarts entre concurrents, etc. Ces transfor-
mations du champ médiatique se traduisent par
un journalisme davantage caractérisé par la
superficialité, le suivisme et le formatage. Selon
C. Lemieux, ces évolutions affectent également le
champ de la recherche et des études statistiques :
ainsi, l’Institut national de la statistique et des
études économiques (INSEE) serait enclin à
lancer des enquêtes sur des sujets susceptibles de
recevoir un écho médiatique de façon à en faire la
promotion et à obtenir des financements dans le
cadre du mécénat public voire privé. Ce spécia-
liste des médias en tire deux conclusions princi-
pales. La première : la sociologie doit être ensei-
gnée au lycée, de façon à permettre que soient
décodés les messages diffusés par les médias et à
contourner le maintien des écarts sociaux dans
l’accès à la diffusion vulgarisée. La seconde : les
sociologues pourraient envisager une façon diffé-
rente de travailler avec les journalistes, dans l’idée
de s’impliquer plus en amont dans la construc-
tion de la réflexion et de la problématisation de
l’actualité et de la société. Une agence de presse
sociologique pourrait même être créée pour diffu-
ser des contre-discours ou des discours alternatifs
sur l’actualité et mener des enquêtes conjointe-
ment avec des journalistes. Reste, là encore, un
appel à produire d’abord et avant tout en direction
de ses pairs et la revendication de C. Lemieux
relative au ”droit du sociologue à rester dans
sa tour d’ivoire” : la valorisation des travaux en
direction des marchés II et III ne doit pas être
imposée. Sylvain Bourmeau (journaliste) se situe
dans la même perspective : sociologues et journa-
listes pourraient collaborer au sein de plates-
formes de dialogues et d’échanges avec les rédac-
tions, pour permettre de rendre visibles et intelli-
gibles certains phénomènes sociaux. Ce qui néces-
site du temps, un temps plus long et lent que celui
des médias, et constitue en lui-même un acte poli-
tique, déplaçant ainsi la question de la neutralité
axiologique.
Politiques sociales et familiales n° 103 - mars 2011
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