Sociologie , Comptes rendus | 2010

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Sociologie
2010
Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France
1981-1983 (Seuil, 2015)
Arnaud Esquerre
Publisher
Presses universitaires de France
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URL: http://sociologie.revues.org/2933
ISSN: 2108-6915
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Arnaud Esquerre, « Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au
Collège de France 1981-1983 (Seuil, 2015) », Sociologie [Online], Comptes
rendus, 2016, Online since 08 September 2016, connection on 02 February
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Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France 19...
Pierre Bourdieu, Sociologie générale.
Volume 1. Cours au Collège de France
1981-1983 (Seuil, 2015)
Arnaud Esquerre
REFERENCES
Pierre Bourdieu (2015), Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France 1981-1983,
Paris, Seuil, 740 p.
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Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France 19...
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« Qu’est-ce que la sociologie ? » et « qu’estce que c’est que d’être un sociologue ? ».
Les deux premières années de cours que
donna Pierre Bourdieu au Collège de
France, entre le 28 avril 1982 et le
25 janvier 1983, sont organisées par ces
deux questions, qu’il posa lui-même ainsi
(respectivement
p. 209
et
p. 427)1.
Toutefois, la « théorie générale du monde
social » qui fut alors enseignée est « la
vision de la sociologie » de P. Bourdieu,
« vision qu’[il vivait] comme universelle »
(p. 200). Il faut donc comprendre le titre de
Sociologie générale, à laquelle le professeur
consacre les cinq premières années de son
enseignement, comme renvoyant à sa seule
théorie sociologique conçue comme
pouvant s’appliquer et être reprise au
niveau général. Si les cours déjà publiés de
manière posthume traitant de l’État
(1989-1992) et de Manet (1998-2000)
pouvaient parfois donner l’impression de tirer en longueur, ceux-là sont, en revanche,
d’une grande densité, les idées et les exemples s’enchaînant sans répit, leçon après leçon,
chacune formant un chapitre. Car, en vingt-et-une leçons, P. Bourdieu fait référence non
seulement à l’ensemble de ses travaux passés, de l’Algérie à la haute couture en passant
par le Béarn, l’enseignement, les musées, la photographie, mais aussi à la quasi-totalité de
ceux à venir, évoquant le système universitaire que l’on retrouvera dans Homo Academicus
(1984), les grandes écoles, traitées dans La Noblesse d’État (1989), Flaubert et le champ
littéraire qui seront au cœur des Régles de l’art (1992), les rapports entre le masculin et le
féminin développés dans La Domination masculine (1998) et annonçant même la Misère du
monde (1993), en déclarant que « la sociologie n’empêche pas de souffrir, elle permet de
comprendre pourquoi on souffre » (p. 435). Il n’y a guère que le marché des maisons
individuelles des Structures sociales de l’économie (2000) qui ne semble pas déjà en germe.
Rendre compte d’une telle somme oblige donc nécessairement à opérer des choix, qui
insisteront notamment sur le rapport à la philosophie et à la sociologie, et qui n’en
restitueront pas toute la richesse (en particulier en ce qui concerne les longues analyses
de l’injure et du champ littéraire), l’ouvrage étant heureusement doté d’un double index,
de nombreuses notes éclairantes et d’une présentation par Patrick Champagne et Julien
Duval, autant d’éléments précieux d’une édition soignée.
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Remontant à l’un des auteurs fondateurs de la discipline, Émile Durkheim, qui définissait
celle-ci comme « la science des institutions2 » P. Bourdieu débute donc sa théorie
générale, la première année, principalement par un travail sur l’« institution »
[« “L’institution”, ce mot qui est aussi vieux que la sociologie et que les durkheimiens ont
beaucoup utilisé, m’a paru mériter une nouvelle réflexion » (p. 175)], prenant comme
exemples l’État et l’Église, et, conjointement, sur les opérations de nomination et de
classement. L’institution, revue par P. Bourdieu, se caractérise tout d’abord en ce qu’elle
attribue et retire des places, par des actes « positifs », d’« institution », qui consistent à
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désigner quelqu’un comme digne d’occuper une position, et des actes « négatifs », de
« destitution », qui consistent à enlever à quelqu’un la dignité qui lui a été accordée
(p. 34). Ensuite, elle tient et impose un discours de présentation d’elle-même, qui vise à ce
qu’on n’apprenne pas sur elle-même ce qu’elle ne veut pas dire (p. 56). Troisièmement,
l’institution transforme un fait en droit, qui prend alors la forme d’une prévision, mais le
faire suppose qu’il existe des différences, jamais complètement constituées, sur un fond
d’incertitude irréductible (car « il y a toujours une incertitude sur ce qui va advenir »,
pp. 124-125). En plus d’avoir des actions qui se divisent en positives et négatives, elle
s’envisage, en outre, par degrés (p. 145) si bien que se repèrent des couples d’opposés : la
nomination officielle est à la fois un acte positif et fortement institutionnalisé, tandis qu’à
l’opposé, l’injure est un acte négatif et faiblement institutionnalisé. Complétant ce
tableau, la flatterie est positive et faiblement institutionnalisée, tandis que la
condamnation à perpétuité est négative et fortement institutionnalisée. L’institution est
constituée par la rencontre de choses matérielles qui sont une forme de son incarnation,
et de corps socialisés pour reconnaître ces choses, c’est-à-dire des habitus, ce qui lui
permet d’assurer à ces corps constitués en un groupe une permanence que ce dernier n’a
pas par lui-même (p. 181). Ce groupe doit cependant être doté d’un porte-parole, qui agit
et parle « en son nom » et qui, dès lors, peut aussi détourner le pouvoir conféré par cette
délégation à son seul profit.
3
C’est à expliquer deux concepts fondamentaux de sa théorie que P. Bourdieu consacre la
deuxième année de son enseignement, l’habitus et le champ, et à essayer d’en proposer
des « définitions rigoureuses dans un effort d’axiomatisation », bien qu’il mette en garde
contre les définitions qui « masquent, sous la fausse rigidité des concepts, le flou, la
stérilité » (p. 232) et qui « font croire que le problème est résolu » (p. 224), alors qu’il ne
l’est pas. Comme le remarque Jean-Louis Fabiani, « c’est dans la réitération obsessionnelle
d’un vocabulaire qu’une personnalité conceptuelle se construit3 ».
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L’habitus, « c’est l’inertie de toutes les expériences passées qu’il y a dans le corps
biologique de chacun de nous » (p. 226). Quant au champ, qui aurait dû faire l’objet d’un
ouvrage resté inachevé (Microcosmes), P. Bourdieu distingue le champ de forces, en tant
qu’« espace de positions déterminant des conduites », et le champ de luttes, « destinées à
transformer ou à conserver le champ de forces » (p. 568). Expliquant la manière dont il a
forgé son concept de « champ », le sociologue avoue qu’il en avait fait un emploi
« erroné » pour la première fois, en 1964-19654, comme espace d’interactions, et raconte
comment il est arrivé au champ comme espace structuré, à partir d’une confrontation
entre la traduction anglaise par Talcott Parsons du texte sur la « Sociologie de la
religion » de Max Weber et la version originale (pp. 541-542). Pourtant, il inscrit
finalement sa conception du « champ » dans une filiation avec Karl Marx (« je voudrais ici
citer un texte de Marx à qui je pourrais attribuer la paternité de l’usage scientifique de la
notion de champ », pp. 548-549).
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Dès lors, le problème central de la sociologie est l’articulation entre l’habitus et le champ,
entre l’agent, doté d’un corps, d’une volonté, de dispositions, et la structure dans laquelle
il est positionné. Et ce problème n’est pas seulement théorique mais aussi pratique,
puisqu’il s’agit d’agencer « d’une part, des matériaux statistiques sur les grands nombres
et, d’autre part, des données associées aux individus », P. Bourdieu citant, comme
exemple de ce type de travail à l’échelle individuelle, « le travail de Boltanski sur le
journal d’Amiel5 qui, à [ses] yeux, est typiquement sociologique mais qui n’entre pas dans
la définition ordinaire de la sociologie » (p. 211).
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La seconde question – qu’est-ce qu’être un sociologue ? – parcourt l’ensemble du cours,
jusqu’à faire même l’objet d’une séance complète, le 23 janvier 1982 (pp. 415-449), au
cours de laquelle le sociologue se livre à une sociologie de la sociologie, « la moins
littéraire des disciplines littéraires et la moins scientifique des disciplines scientifiques »
(pp. 433).
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Être sociologue, c’est tout d’abord, étudier avec une même théorie, à la fois élaborée au
fur et à mesure, mise à l’épreuve et confirmée, une grande variété de domaines, allant de
la haute couture à l’Église catholique, en passant par l’enseignement, l’art ou le droit.
Ensuite, P. Bourdieu interroge constamment la sociologie en s’appuyant sur d’autres
disciplines, au premier rang desquelles la philosophie, ainsi que la linguistique, l’histoire
et dans une moindre mesure, l’économie. Les dix auteurs les plus cités par p. Bourdieu
pendant son cours sont tous européens, dont seulement quatre français (Durkheim,
Sartre, Flaubert, Lévi-Strauss), et ne comporte que trois sociologues (Weber, Marx,
Durkheim), et un anthropologue (Lévi-Strauss, donc)6, mais cinq philosophes : Hegel,
Husserl, Sartre, Heidegger et Leibniz.
8
C’est dire que P. Bourdieu donne, dans sa pratique de la sociologie, une grande
importance à la philosophie, principalement celle de langue allemande (Hegel, Husserl,
Heidegger et Leibniz), et dans une moindre mesure aux philosophes du langage
(Wittgenstein et Austin), la philosophie française, à travers la figure de Jean-Paul Sartre,
étant d’ailleurs moquée (notamment à propos de son analyse du garçon de café dans L’Être
et le Néant7 : « Sartre est tout à fait exemplaire, et admirable en même temps, parce qu’il a
une sorte de puissance logique qui fait qu’il pousse, à mes yeux, des erreurs jusqu’au bout
de leur logique », p. 267).
9
On a pu considérer qu’il existait trois sortes de rapports entre la philosophie et la
sociologie, soit que les disciplines étaient distinctes et sans relation, soit qu’elles auraient
des objets communs et des discours unifiés, soit que la sociologie devrait être conçue
comme un dépassement de la philosophie. Toutefois, une telle conception apparaît
simpliste au regard des rapports complexes que P. Bourdieu propose de nouer entre les
deux disciplines. Tout d’abord, il considère qu’il faut reprendre le mode de
questionnement philosophique pour en faire un questionnement sociologique : « pour
penser adéquatement le monde social, il faut lui appliquer ces modes de pensée que l’on
réserve aux plus hauts objets de pensée, ceux de la métaphysique. […] En termes simples,
il faudrait […] penser le monde social avec Heidegger, poser à propos du monde social des
questions du type : qu’est-ce que penser ? Qu’est-ce qu’exister pour une chose sociale ? »
(p. 217). Cependant, met en garde P. Bourdieu, il ne faut pas reprendre ce mode de
questionnement philosophique en l’appliquant à la sociologie comme discipline, ce qui ne
peut qu’être stérile (p. 264)8. Il faut donc utiliser la philosophie comme une aide, afin
d’assister la sociologie (« dans le travail de réflexion qu’il faut faire pour essayer de
comprendre la logique de la connaissance pratique, la principale assistance théorique est
fournie évidemment par la phénoménologie, par la tradition de Husserl, de MerleauPonty et d’Alfred Schütz […] », p. 286). Toutefois, ce faisant, le sociologue ne doit pas
tomber non plus dans les erreurs que commet la philosophie, et en particulier l’erreur
intellectualiste, qui constitue le rapport entre le philosophe et le monde social comme
vérité du « rapport pratique entre les agents sociaux et le monde social » (p. 267), comme
s’y livre J.-P. Sartre à propos de son analyse, déjà mentionnée, du garçon de café. Si un
sociologue doit éviter ce genre d’erreur, c’est parce qu’« une propriété d’une position est
qu’on ne peut pas être où l’on est et être ailleurs […]. Je ne peux pas “me mettre à la
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place…”. Cette proposition très simple ruine toute une phénoménologie de la
communication, de la communication des consciences, et tout un tas de choses qui
s’écrivaient dans les années 1960 » (p. 504). Enfin, P. Bourdieu propose d’analyser la
philosophie avec les outils de la sociologie, à la fois son mode d’écriture, les trajectoires et
les places relatives des philosophes, et l’évolution et la place relative de la discipline ellemême, comme il l’a fait dans le cas de Heidegger9, bref de réaliser une sociologie de la
philosophie, soulignant cependant qu’une telle sociologie « se heurterait à un obstacle
encore plus grand [que celui auquel est confrontée la sociologie de la littérature], parce
que, étant le créateur qui se pense comme créateur, le philosophe ne peut pas être objet
de pensée pour quelque approche scientifique que ce soit ; il se prétend en mesure de
penser toute pensée le pensant, il prétend se penser, se fonder en lui-même mieux que
n’importe quelle pensée » (p. 581).
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Les trois auteurs que Bourdieu convoque le plus dans son cours sont des figures
fondatrices de la sociologie, É. Durkheim, K. Marx et M. Weber. Il théorise lui-même cette
stratégie, remarquant que « les pères fondateurs sont, à nos sociétés dans le champ
intellectuel ce que les ancêtres sont aux sociétés précapitalistes » et que « celui qui
s’approprie cet héritage s’approprie, par exemple, la définition sociale de la manière
légitime de faire de la sociologie » (p. 154). Quand il ne retravaille pas des notions
anciennes pour leur proposer un cadre et une définition inédits, telle que l’« institution »,
reprise à É. Durkheim, ou celle de la « légitimité », empruntée cette fois à M. Weber
(« lorsque, en ce qui me concerne, je retravaille sur cette notion et que j’y investis, dans le
prolongement de Weber… », p. 416), P. Bourdieu invente des concepts, car « en sciences
sociales, on peut chercher à créer de nouveaux mots ou, c’est une autre stratégie de
recherche, ranimer des mots anciens » (p. 175). Mais qui dit naissance d’un « concept »,
dit rupture ou refus, car un concept « matérialise une série de distinctions par rapport à
un espace de positions contemporaines, concurrentes, et manifeste donc une série de
distinctions ou une série de refus » (p. 205).
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À l’appui de sa théorie sociologique générale, P. Bourdieu se réfère aux nombreux travaux
sociologiques de la petite équipe réunie autour de lui, publiant dans Actes de la recherche
en sciences sociales. Il est aussi un grand lecteur des travaux d’autres sociologues,
notamment de l’École de Chicago, mais plus critique, pointant leurs impasses, parfois
avec vigueur, pour marquer sa propre position qui devient alors une différence théorique
forte (« on est obligé de critiquer ce qu’on respecte le plus », p. 553). Mais il peut aussi ne
pas citer d’autres travaux dont il a certainement pourtant connaissance, comme ceux
d’Alain Touraine, jamais nommé, qui, comme le rappellent Patrick Champagne et Julien
Duval, avait été son concurrent malheureux pour la chaire au Collège de France (p. 691).
L’affirmation de P. Bourdieu selon laquelle « les mots sont toujours des mots d’ordre »
(p. 116) ne peut manquer de faire penser à l’analyse du langage par Deleuze et Guattari,
exprimée deux ans plus tôt, en des termes quasi-identiques : « L’unité élémentaire du
langage – l’énoncé –, c’est le mot d’ordre » ; là encore, le nom des auteurs de Mille plateaux
est tu10. Le silence, dont P. Bourdieu note qu’il peut être « une forme de reconnaissance
passive, et souvent inconsciente d’elle-même, de la légitimité » (p. 189), peut aussi être
une arme, consciemment utilisée, par celui qui, professeur au Collège de France, est en
position de force pour imposer sa théorie, stratégie qu’il a réutilisée par la suite lorsque
des membres de son équipe s’en sont détachés.
12
C’est qu’il y a, toujours à l’œuvre chez P. Bourdieu, des stratégies visibles et dicibles, qu’il
prend le temps d’expliquer, et d’autres invisibles et indicibles. Le sociologue, d’ailleurs,
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accordait à l’invisible non pas seulement une place importante, mais la plus importante,
place qui, par une étrangeté qui n’est peut-être pas si étrange, le rapproche, finalement,
de Bruno Latour, qui fait, lui aussi, de l’invisible un élément déterminant de son Enquête
sur les modes d’existence (2012), alors qu’il n’a cessé, en apparence, de chercher à s’opposer
à P. Bourdieu. Ainsi, après avoir évoqué le travail d’Erving Goffman, pour qui les
« relations sont des interactions, des relations visibles que tout le monde voit, qu’on peut
filmer », si bien que « vous allez dans la rue photographier deux ménagères revenant du
marché dont l’une a posé son cabas, vous photographiez l’interaction », P. Bourdieu
affirme, qu’à son sens, « ce que la sociologie a pour objet de décrire, ce sont des choses
tout à fait invisibles, des relations qui ne se laissent pas photographier » (p. 214). Et parce
que sa méthode se donne pour objectif de dessiner des structures, elle place en son cœur
« l’invisible » : « il faut chercher une chose invisible qu’on ne peut trouver qu’en prenant
des choses visibles » (p. 554). Cet invisible n’est pas, tant chez P. Bourdieu que chez
B. Latour, réductible à une stricte opposition avec le visible, ou à une distinction avec
d’autres perceptions, le touchable ou l’audible. Elle est une invitation à chercher ce qui
existerait de manière cachée et pourrait se dévoiler à celui qui sait le voir, soit des
relations, sur lesquelles met l’accent P. Bourdieu, soit des êtres, au cœur de l’attention de
B. Latour, pour qui, apprendre à suivre ces « êtres invisibles », « ce n’est donc pas
sombrer dans l’irrationnel, mais explorer l’une des voies de l’objectivité11 ». C’est aussi
parce qu’elle est structuraliste que la théorie de P. Bourdieu n’est pas une « théorie du
complot », comme on l’a accusé souvent par la suite pour tenter de la récuser. Les « effets
de structure » ne sont pas réductibles à des « effets de complot », car « penser en termes
de champ a pour effet, non pas de dissoudre les responsabilités, mais d’exclure la pensée
en termes de responsabilité » (p. 555).
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Mais peut-être cette importance donnée à l’invisible par P. Bourdieu doit-elle être mise
en rapport avec la conception, assez mystérieuse, qu’il a de la « magie ». En effet, le
sociologue accorde à la « magie » un rôle très important, bien qu’il ne définisse ni ne
détaille jamais cette notion, sinon en l’opposant à la religion mais aussi à la sociologie.
« La société fait de la magie sans arrêt, et la grosse difficulté est que le sociologue en tant
que savant, a, pour penser cette chose magique, une science qui détruit la magie, qui est
antagoniste de la magie » (p. 166). Dès lors, le rapprochement avec B. Latour, derrière
l’hostilité affichée de part et d’autre, alors qu’ils sont unis dans leur quête de l’invisible,
pourrait s’éclairer à la lueur de cette phrase, aussi troublante qu’inattendue, mais
cohérente à bien y réfléchir, par laquelle P. Bourdieu définit cette science qui détruirait la
« magie » : « la sociologie est de la théologie » (p. 164).
NOTES
1. Importance dont témoigne l’index des notions : l’entrée « sociologie » est, de loin, la plus
longue.
2. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique [1895], préface de la 2 e édition (1901), Paris,
Puf, 1981, p. XXII.
3. Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, 2016, p. 201.
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Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France 19...
4. Pierre Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps Modernes, n o 246, 1966,
pp. 865-906.
5. Dans cet article, Luc Boltanski se livre à une analyse sociologique détaillée de la vie sexuelle et
professionnelle, et particulièrement des échecs, de ce professeur suisse du
XIXe siècle,
à partir de
son volumineux journal intime publié de manière posthume ; Luc Boltanski, « Pouvoir et
impuissance. Projet intellectuel et sexualité dans le Journal d’Amiel », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 5-6, 1975, pp. 80-108.
6. Dans l’ordre du nombre de citations, d’après l’index : Weber, Marx, Durkheim, Hegel, Husserl,
Sartre, Flaubert, Heidegger, Lévi-Strauss, Leibniz.
7. Dans ce passage célèbre, J.-P. Sartre explique, comme le rapporte p. Bourdieu : « j’ai beau
accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme
l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant
comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme analogon » (Jean-Paul Sartre,
L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943).
8. « Il y a eu, dans la préhistoire des sciences sociales, une sorte de fascination sur un certain
nombre de problèmes légués par la philosophie, au mauvais sens du terme, comme tous les
tristes topiques du genre “expliquer et comprendre”, “sciences de l’homme et sciences de la
nature”, “y a-t-il une spécificité des sciences de l’homme ?”, etc. Toutes ces discussions sur le
rapport au monde social, qui peuvent avoir une fonction éminente dans l’enseignement […],
doivent, me semble-t-il, être évacuées du discours scientifique, et je ne pense pas que ce soit une
espèce de réflexe positiviste » (p. 264).
9. Pierre Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 5-6, 1975, pp. 109-156 ; repris en 1988 aux éditions de Minuit.
10. Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 95.
11. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La
Découverte, 2012, p. 208.
AUTHORS
ARNAUD ESQUERRE
Sociologie , Comptes rendus | 2010
7
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