9 Le dernier repas

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Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
8 SIGNE OU EXEMPLE ?
LE RÉCIT DU LAVEMENT DES PIEDS
Jean 13,1-20
INTRODUCTION
Au chapitre 13 commence la seconde grande partie de l'Evangile de Jean : le livre de l'Heure ou
livre de la Gloire qui nous rapporte le récit de la Passion et de la Résurrection de Jésus (13-20). Dans
celle-ci, le mot "signe" y est totalement absent, sauf dans la conclusion de 20,30-31. Mais ce récit du
lavement des pieds qui inaugure le livre de l'Heure, ne relève-t-il pas, sans être explicitement désigné
comme signe, de la même logique ?
Cette partie de l'Evangile comprend trois grandes sections. Il y a tout d'abord l'adieu de Jésus à
ses disciples (13-17) avec le dernier repas de Jésus, les deux discours d'adieu et la prière d'adieu. Suit
le récit de la passion et de la crucifixion (18-19) et enfin le récit des témoignages pascals du chapitre
20.
Le dernier repas de Jésus constitue un épisode clé que le Nouveau Testament a conservé sous
diverses formes (dans les évangiles synoptiques et dans 1 Co 11,23-27). Jean modifie profondément le
récit de ce repas. D'une part, le lavement des pieds remplace l'institution de l'Eucharistie et d'autre part,
le repas est suivi de deux longs discours d'adieu et d'une prière (13,31-17,26). Mais comme pour Paul
et les synoptiques, à travers ce repas, Jean interprète le sens à donner à la mort de Jésus en croix.
1 STRUCTURE DE L'UNITE
Il est assez aisé de structurer cette unité en cinq parties :
1 Le prologue : vv. 1-3
Cette séquence introduit aussi bien le récit de la passion dans son ensemble que l'épisode du
lavement des pieds.
2 Le lavement des pieds proprement dit : vv. 4-5
Après l'emphase du prologue, l'écriture narrative se fait extrêmement sobre. Cet acte
symbolique inattendu fait écho au début de l'Evangile. De même que le ministère public de Jésus
débute par un acte énigmatique, les noces de Cana (2,1-12), ainsi en est-il du récit de la Passion qui
s'ouvre par cet acte incongru qu'est le lavement des pieds. Si Cana est le "signe" inaugural qui permet
de découvrir la signification fondamentale de la vie du Christ johannique, le lavement des pieds est
celui qui indique le sens de sa mort imminente.
3 La première interprétation du geste de Jésus : christologique (vv. 6-11)
Cette troisième partie formule donc la première interprétation du geste posé par Jésus. Elle tient
pour l'essentiel dans un dialogue entre Jésus et Pierre et sa pointe est christologique. Le dialogue
exploite le procédé typiquement johannique du malentendu. Il se présente ainsi comme un processus
qui permet par le franchissement de trois paliers successifs (vv. 6-7 ; 8 ; 9-10a) de déployer le sens du
geste accompli qui dévoile l'identité de Jésus.
4 La seconde interprétation du geste de Jésus : éthique (vv. 12-17)
La question initiale du v. 12b "Comprenez-vous ce que j'ai fait pour vous ?" indique que
l'explication du geste énigmatique de Jésus va être reprise à nouveaux frais. Cette nouvelle
interprétation intervient une fois le lavement des pieds achevé. Dans un monologue, Jésus s'adresse
non plus au seul Pierre, mais au groupe des disciples réunis. Son centre en est l'exemple que Jésus veut
donner aux siens.
5 Annonce renouvelée de la trahison de Judas ; appel à la persévérance dans la foi (vv. 18-20)
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Ce morceau sert à la fois de conclusion à l'ensemble de la scène et de transition vers les vv. 2130 qui, eux, rapportent l'identification du traître. La trahison imminente de Judas joue le rôle de refrain
dans notre passage et clôt chacune des deux interprétations du lavement des pieds. Grâce à ce motif
repris trois fois, l'ensemble de la scène est placé sous le signe de la Passion.
Le trait le plus important de cette structure tient à la distinction des deux interprétations. La
première aux vv. 6-11 s'inscrit précisément dans la logique des signes, nous verrons pourquoi, tandis
que l'autre, aux vv. 12-17, ouvre un champ nouveau de réflexion et d'applications concrètes.
2 LE PROLOGUE (vv. 1-3)
Ce prologue comprend d'une part, au v. 1, une introduction solennelle à tout le récit de la
Passion, et d'autre part, aux vv. 2-3, une introduction au récit du dernier repas de Jésus.
21 L'introduction solennelle (v. 1)
1
Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue,
l'heure de passer de ce monde au Père,
lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu'à l'extrême.
Ce verset 1, dont la construction syntaxique présente des difficultés, permet au narrateur de
dévoiler le cadre herméneutique dans lequel la mort imminente du Fils doit être située. A cet effet, il
nous indique comment devra être compris et interpréter le récit de la Passion qui va suivre.
Vient d'abord la précision temporelle d'immense portée théologique, la mention de la "Pâque" :
"Avant la fête de la Pâque". La Passion de Jésus aura donc comme toile de fond la fête juive de Pâque
au cours de laquelle était immolé l'agneau pascal. Elle avait lieu le 14 nisan.
Cette mention n'est pas fortuite et ouvre la voie à une ligne d'interprétation majeure de la
Passion johannique, qui voit dans le Christ crucifié la figure de l'agneau pascal immolé :
14
C’était le jour de la Préparation de la Pâque, vers la sixième heure. Pilate dit à ces Juifs : « Voici
votre roi ! »…
31
Cependant, comme c’était le jour de la Préparation, les autorités juives, de crainte que les corps ne
restent en croix durant le sabbat – ce sabbat était un jour particulièrement solennel –, demandèrent à
Pilate de leur faire briser les jambes et de les faire enlever…
36
En effet, tout cela est arrivé pour que s’accomplisse l’Ecriture : Pas un de ses os ne sera brisé.
(19,14.31.36)
La grande fête célébrant la délivrance du peuple de Dieu et la croix à venir sont ainsi mises en
rapport.
Le narrateur précise ensuite que "l'heure est venue", celle qui avait été si souvent annoncée au
cours de la vie publique de Jésus et qui renvoie au moment de la glorification de Jésus sur la croix. Il
nous précise que Jésus la connaît. Le Christ qui entre en passion est ainsi un Christ souverain : il n'est
pas victime d'un destin imprévisible : il "sait que l'heure est venue". Si la première partie de l'évangile
avait été placée sous le signe de l'heure mystérieuse à venir, heure vers laquelle tendait toute narration,
si le chapitre 12 avait relié explicitement l'heure à la mort de Jésus, un pas supplémentaire est
maintenant franchi. L'heure décisive est venue : celle du passage de ce monde au Père (vv. 1.3).
L'heure est certes celle de la mort, mais cette mort doit être interprétée comme l'instant du retour du
Fils vers le Père. Par cette représentation empruntée à la christologie de l'Envoyé, le narrateur présente
la mort du fils comme l'accomplissement de sa mission et comme l'élévation vers le monde divin.
La proposition principale qui clôt ce verset introductif met en place une troisième dimension,
celle de l'amour : "lui qui avait aimé les siens". L'agent de cet amour est le Christ entrant en Passion et
les destinataires de cet amour sont les "siens". Alors s'agirait-il des seuls disciples présents ou à venir ?
Non ! En effet, comment prêter à Jésus un amour qui, contrairement à l'amour de Dieu pour les
hommes, se limiterait à quelques uns. On peut donc entendre par "les siens", tous les destinataires de la
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révélation, tous les hommes. Mais en même temps, l'expression "les siens", sans préjudice d'une portée
universelle, peut désigner principalement la communauté des croyants.
Et le narrateur précise la profondeur de cet amour pour les siens : "il les aima jusqu'à l'extrême"
(eis télos). Ce thème de l'amour va dominer cette partie de Jn 13-20. Le verbe y est présent 38 fois
(quelques fois auparavant en 3,16 ; 5,20 ; 10,17).
C'est bien l'amour qui est au cœur de la vie, celle du Père et du Fils, comme au cœur du don
que le Fils fait de lui-même, comme aussi de l'existence qui distingue les disciples
Enfin, une dernière remarque : l'utilisation par deux fois du verbe aimer vise à montrer que
l'amour du Christ pour les siens atteint son point ultime et son accomplissement à la Passion et à la
croix. La mort du Christ est ainsi située dans sa dimension proprement sotériologique. Le départ du
révélateur est un acte fécond pour les siens.
22 L'introduction au récit du dernier repas de Jésus (vv. 2-3)
2
Au cours d'un repas,
alors que déjà le diable avait jeté au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, la pensée de le livrer,
3
sachant que le Père a remis toutes choses entre ses mains,
qu'il est sorti de Dieu et qu'il va vers Dieu…
Ces deux versets introduisent l'épisode du lavement des pieds proprement dit. Ils le font, d'une
part, en évoquant la trahison de Judas, et d'autre part, en relevant à nouveau le savoir souverain du
Christ entrant dans sa Passion.
Pour Jean, la décision de Judas de livre Jésus n'est cependant pas d'abord une trahison. C'est le
diable qui l'inspire, le diviseur, le calomniateur, l'accusateur. Il vient en contrepoint de l'amour révélé,
il agit tel un rejeton du diable, tout orienté vers le refus et l'homicide.
Le destin de mort qui va frapper le révélateur, et dont Juda va être le déclencheur, ne dément en
aucune façon sa souveraine autorité, ni n'affecte sa liberté. La croix est ainsi présentée dès le début du
récit comme l'instant où le Révélateur mène sa mission à son terme et à son accomplissement et où il
retourne au Père.
3 LA SCÈNE DU LAVEMENT DES PIEDS (vv. 4-5)
4
Jésus se lève de table,
dépose son vêtement
et prend un linge dont il se ceint.
5
Il verse ensuite de l'eau dans un bassin
et commence à laver les pieds des disciples
et à les essuyer avec le linge dont il était ceint.
Au prologue solennel et d'une haute densité théologique succède la narration toute en sobriété,
mais n'omettant aucun détail du geste du Christ. Après s'être levé de table, s'être défait de ses habits et
ceint d'un linge, Jésus verse de l'eau dans un bassin, puis il se met à laver et essuyer les pieds de ses
disciples. Cette scène surprenante appelle deux remarques:
Le geste du lavement des pieds est partie intégrante de la vie quotidienne du temps de Jésus. Sa
fonction de préparation à un repas ou un banquet est largement attestée. Dans la société juivepalestinienne, ce sont des esclaves païens qui lavent les pieds de leurs maîtres juifs, les femmes ceux
de leur mari, les enfants ceux de leur père. Ici, c'est Jésus, le Seigneur qui le réalise.
Ensuite, le moment choisi par le Christ est tout à fait incongru. Contrairement à l'usage, le texte
laisse entendre que le lavement des pieds n'a pas lieu avant le repas. Il ne s'agit donc pas d'un geste
d'accueil ou d'hospitalité. Enfin, ce geste accompli habituellement par une personne sans statut social,
est ici accompli par celui qui est reconnu comme maître du groupe rassemblé.
Ce geste du lavement des pieds est donc bien à interpréter dans une perspective symbolique,
mais laquelle ? Jésus entend bien signifier quelque chose à ses disciples, mais quoi ? Quel est le sens
de ce geste ? Seules les deux interprétations qui suivent vont en permettre le déchiffrage.
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Enfin, dans son contexte actuel, le récit est surdéterminé par la thématique de la Passion. Les
verbes déposer/prendre du v. 4 font écho à Jn 10,17-18 où ces deux verbes expriment le pouvoir du
Christ de donner sa vie et de la reprendre :
17
Le Père m’aime parce que je donne ma vie, pour ensuite la recevoir à nouveau.
Personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même ;
j’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la recevoir à nouveau :
tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père. » (Jn 10,17-18)
18
4 LA PREMIÈRE INTERPRÉTATION (vv. 6-11)
6
Il arrive ainsi à Simon-Pierre qui lui dit :
"Toi, Seigneur, me laver les pieds ?"
7
Jésus lui répond :
"Ce que je fais, tu ne peux le savoir à présent, mais par la suite tu comprendras."
8
Pierre lui dit :
"Me laver les pieds à moi! Jamais !"
Jésus lui répondit :
"Si je ne te lave pas, tu ne peux pas avoir part avec moi."
9
Simon-Pierre lui dit :
"Alors, Seigneur, non pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête !"
10
Jésus lui dit :
"Celui qui s'est baigné n'a nul besoin d'être lavé, car il est entièrement pur :
et vous, vous êtes purs, mais non pas tous."
11
Il savait en effet qui allait le livrer ; et c'est pourquoi il dit : "Vous n'êtes pas tous purs."
Cette première interprétation tient dans un dialogue entre Jésus et Pierre. Le malentendu répété
dont Pierre se fait l'auteur involontaire, constitue le ressort dramatique du dialogue.
A Jésus qui s'approche de lui pour lui laver les pieds, Pierre répond par une question (v. 6)
exprimant son opposition stupéfaite. Il n'accepte pas l'inversion des rôles à laquelle le Christ semble se
prêter et en reste à une notion mondaine de l'autorité.
Le Christ ne tente pas de convaincre Pierre du bien-fondé de son geste (v. 7). Au contraire, le
point sur lequel il fait porter la réflexion est celui de la condition de possibilité de la compréhension de
son geste symbolique (à présent/par la suite). L'expression "par la suite" (litt. Après ces choses)
désigne le temps post-pascal. Ainsi, le geste de Jésus ne pourra être compris que dans la rétrospective
pascale. Pierre est invité à saisir le lavement des pieds sur le fond de la croix.
Le refus réitéré de Pierre permet au Christ d'approfondir le sens de son acte symbolique (v. 8).
Seul celui qui accepte l'agir de Jésus à son égard peut avoir part avec lui, c'est-à-dire rester en
communion avec lui.
Le troisième échange entre Jésus et Pierre (v. 9) commence par un nouveau malentendu. Pierre
raisonne non en termes de relation mais de purification rituelle ! Il n'a pas compris que le geste
d'amour figuré par le lavement des pieds et accompli à la croix, est pleinement suffisant et ne souffre
d'aucune addition. Métaphore de la croix, ce geste symbolique n'appartient pas au domaine du
quantifiable et du perfectible. Il est l'expression accomplie de l'amour comme tel.
Nous sommes ici dans la logique des signes johanniques : en effet, quand Jésus pose une action
étonnante, celle-ci a toujours pour fonction de révéler la réalité cachée de son être, ce qui le constitue
Fils de l'Homme, envoyé du Père pour le salut du monde. Ici l'action étonnante n'est pas un miracle
mais c'est une action qui vient perturber l'ordre naturel des rapports sociaux (vv. 13-14). En ce sens, le
lavement des pieds relève bien de la catégorie de signes, actions symboliques visant la désignation de
Jésus dans sa mystérieuse identité, bien au-delà de l'apparente puissance du thaumaturge. Ainsi le
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lavement des pieds qui traduit la subversion de la hiérarchie maître-esclave constitue une étape
importante dans le processus de révélation qui culminera à la croix.
Un 2ème élément nous permet d'affirmer que nous sommes bien ici dans la logique des signes :
sa relation de la croix. "Ce que je fais, tu ne peux le savoir à présent, mais par la suite tu comprendras"
(v. 7). Il appartient aux signes de n'être pas signifiants à l'instant de leur réalisation. Il en est de même
dans ce récit. Pour l'instant Pierre ne comprend rien. La compréhension du signe est reportée à un plus
tard : "par la suite tu comprendras". Ce plus tard, c'est celui de la Passion dont le lavement des pieds
constitue en quelque sorte le prologue. Il faudra donc la nudité de la croix et le vide du tombeau
pour qu'éclate au grand jour la gloire du Fils Unique, envoyé par amour.
Ainsi le récit du lavement des pieds paraît assurer la transition entre la série des signes des
chapitres 2 à 11, victimes d'une incompréhension totale et le signe définitif, celui de la Croix, qui sera
suivi par celui du tombeau vide.
5 LA SECONDE INTERPRÉTATION (vv. 12-17)
12
Lorsqu'il eut achevé de leur laver les pieds, Jésus prit son vêtement, se remit à table et leur dit :
"Comprenez-vous ce que j'ai fait pour vous ?
13
Vous m'appelez le Maître et le Seigneur et vous dites bien, car je le suis.
14
Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître,
vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres ;
15
car c'est un exemple que je vous ai donné : ce que j'ai fait pour vous, faites-le vous aussi.
16
En vérité, en vérité, je vous le dis, un serviteur n'est pas plus grand que son maître,
ni un envoyé plus grand que celui qui l'envoie.
17
Sachant cela, vous serez heureux si du moins vous le mettez en pratique.
Le lavement des pieds achevé, le Christ reprend place à table (v. 12). Sans faire la moindre
allusion au dialogue qui vient d'avoir lieu, il s'adresse aux disciples pour les interroger sur leur
compréhension de l'acte symbolique qu'il vient d'accomplir. La question est rhétorique, car, sans
attendre la moindre réponse, le Christ délivre un enseignement à caractère didactique prononcé destiné
à l'éclairer et à en tirer la leçon. Si la première interprétation signalait ce que les disciples ont à
recevoir, la seconde indique ce qu'ils ont à faire.
Le pont de départ de l'argumentation est christologique : les disciples reconnaissent dans la
personne de celui qui leur parle le Seigneur et le Maître (v. 13). Ces deux titres désignent le Christ
dans son autorité d'enseignant. Ils sont validés par le Christ qui tire la leçon de son acte à l'intention de
ses disciples. Le lavement des pieds n'a pas effacé son autorité, mais il en est l'expression adéquate.
Le geste du lavement des pieds n'est plus ici au service de l'élucidation de l'identité
christologique ; au contraire, le rappel de l'identité christologique, point d'accord entre les acteurs de la
scène, permet de formuler la responsabilité mutuelle qui lie les disciples entre eux. La christologie
débouche sur un propos éthico-ecclésiologique.
Le v. 15 vient généraliser le v.14 en montrant le caractère paradigmatique du lavement des
pieds. Le geste accompli vient inaugurer une nouvelle pratique appelée à régir le cercle des disciples :
le disciple est appelé à reproduire la pratique du Maître. Le geste du lavement des pieds est par
excellence l'expression de l'humble service rendu à autrui. En ce sens-là, il signifie un renversement de
valeurs. Le geste du Christ est non seulement paradigmatique, mais il a encore valeur de fondement.
Le comportement requis s'enracine dans le don que le Christ fait aux siens.
Le logion du v. 16 (// Mt 10,24) renforce l'argumentation des vv. 13-15 en explicitant la
relation qui existe entre Jésus et ses disciples.
Le macarisme du v. 17 conclut la seconde interprétation du lavement des pieds.
6 ANNONCE RENOUVELÉE DE LA TRAHISON DE JUDAS ET APPEL A LA FOI
(vv. 18-20)
18
Je ne parle pas pour vous tous ; je connais ceux que j'ai choisis.
Mais qu'ainsi s'accomplisse l'Écriture :
Celui qui mangeait le pain avec moi, contre moi a levé le talon.
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19
Je vous le dis à présent, avant que l'événement n'arrive,
afin que, lorsqu'il arrivera, vous croyiez que Je Suis.
20
En vérité, en vérité, je vous le dis,
recevoir celui que j'enverrai, c'est me recevoir moi-même,
et me recevoir c'est aussi recevoir celui qui m'a envoyé."
Pour la troisième foi et en guise de conclusion, il est fait état de la trahison de Judas (vv.
2.11.18). La Passion est donc bien la thématique qui encadre l'épisode du lavement des pieds et elle
constitue son horizon herméneutique. Par rapport à la 1ère mention de la trahison (v. 2) qui dépeignait
l'asservissement de Judas au diable, et à la 2ème (vv. 10b-11) qui écartait le traître du salut, la 3ème
occurrence du motif élucide la portée de cette trahison à la fois pour le Christ et pour les disciples.
L'acte par lequel a été constitué la communauté ne s'étend pas à tous les disciples, car parmi
eux se cache un traître (v. 18). Cela signifie-t-il que le Christ s'est trompé dans le choix de ses
adhérents ? et qu'en conséquence, son omniscience et sa souveraineté s'en trouvent entamées ? En
réaffirmant d'emblée son omniscience, le Christ johannique prévient cette objection : l'appel du traître
potentiel à la condition de disciple n'est pas l'expression d'une erreur de jugement mais une élection
intentionnelle dont la signification est dévoilée par une citation de l'Ecriture. Le texte cité est le Ps
41,10. Celui-ci évoque l'expérience douloureuse de la trahison d'un intime. Le fait de lever le talon
contre quelqu'un est une marque de mépris, voire un geste d'agression. Ce choix de Judas montre que
la révélation advient dans le monde et dans l'histoire, que foi et faillibilité sont indissociablement liées,
et donc que la plus haute vocation ne préserve pas de la chute.
Le v. 19 montre que la trahison de Judas n'est pas seulement partie intégrante du projet divin,
mais, paradoxalement, elle sert encore à l'édification des disciples. En effet, dans la perspective
johannique, la Passion et la croix ne sont pas le lieu de la mise en danger de la foi, mais de son
authentique épanouissement. L'objet de la foi est nommé, il est christologique et est donné dans le
fameux "Je Suis", formule par excellence qui désigne le Christ johannique. C'est dans la Passion ellemême que le "Je Suis" souverain du Christ va s'imposer et se dévoiler dans la totalité de sa
signification. Et c'est la promesse de cette découverte décisive portant la foi à son accomplissement qui
est faite aux disciples ici.
Le logion du v. 20 conclut la scène en l'ouvrant sur le temps post-pascal. L'accent
ecclésiologique est patent. Pas plus que la Passion à venir n'amoindrit le Révélateur, pas plus la
traîtrise du disciple félon ne met-elle en danger la mission des disciples. Après Pâques, les disciples
restent les représentants qualifiés du Christ élevé, ils demeurent ses envoyés au plein sens du mot.
7 LA PERSONNE DE JUDAS DANS L'EVANGILE DE JEAN
Dans les quatre évangiles, Judas est l'un des disciples que Jésus a appelés à le suivre à un titre
privilégié et il est presque toujours caractérisé comme "celui qui le livrait". La communauté primitive a
gardé un souvenir brûlant de son rôle dans l'arrestation de Jésus. Comment le Seigneur avait-il pu le
choisir comme l'un des Douze ?
Dans l'Evangile de Jean, Judas est nommé huit fois: Judas Iscariote, les quatre premières fois et
Judas les quatre autres fois. Il est nommé deux fois dans la première partie de l'Evangile : à la fin du
discours sur le pain de vie (6,71) et ensuite, après le signe de Lazare en 12,4. Il est ensuite nommé trois
fois au cours du récit du dernier repas de Jésus et trois fois dans le récit de son arrestation, donc dans la
seconde partie du livre, au cours de la Passion.
71
Il désignait ainsi Judas, fils de Simon l’Iscariote ; car c’était lui qui allait le livrer, lui, l’un des
Douze. (6,71)
4
Alors Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui-là même qui allait le livrer, dit : (12,4)
2
Au cours d’un repas, alors que déjà le diable avait jeté au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, la
pensée de le livrer, (13,2)
26
Jésus répondit : « C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper. » Sur ce, Jésus prit la
bouchée qu’il avait trempée et il la donna à Judas Iscariote, fils de Simon. (13,26)
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29
Comme Judas tenait la bourse, quelques-uns pensèrent que Jésus lui avait dit d’acheter ce qui était
nécessaire pour la fête, ou encore de donner quelque chose aux pauvres. (13,29)
2
Or Judas, qui le livrait, connaissait l’endroit, car Jésus s’y était maintes fois réuni avec ses disciples.
(18,2)
3
Judas prit la tête de la cohorte et des gardes fournis par les grands prêtres et les Pharisiens, il gagna
le jardin avec torches, lampes et armes. (18,3)
4
Jésus, sachant tout ce qui allait lui arriver, s’avança et leur dit : « Qui cherchez-vous ? » 5Ils lui
répondirent : « Jésus le Nazôréen. » Il leur dit : « C’est moi. » Or, parmi eux, se tenait Judas qui le
livrait. (18,4-5)
L'Evangile de Jean ne donne pas le motif de la trahison de Judas. Le seul mot pour l'exprimer
est le verbe livrer qui revient cinq fois. Judas est celui qui livre Jésus et c'est le diable qui lui en a
donné l'idée (13,2) !
On le voit se plaindre du parfum répandu sur les pieds de Jésus lors du repas à Béthanie :
4
Alors Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui-là même qui allait le livrer, dit : 5« Pourquoi n’a-ton pas vendu ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ? » 6Il parla ainsi, non qu’il
eût souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, chargé de la bourse, il dérobait ce qu’on y
déposait. (12,4-6)
Mais dans l'évangile de Matthieu, ce sont tous les disciples qui s'en indignent :
8
Voyant cela, les disciples s’indignèrent : « A quoi bon, disaient-ils, cette perte ? 9On aurait pu le
vendre très cher et donner la somme à des pauvres. » (Mt 26,8)
En Jean, seul Judas se plaint. Et en 13,6, le narrateur vient ajouter que Judas était un voleur !
Dans l'évangile de Marc, ce sont les grands prêtres qui offrent de l'argent à Judas alors que chez
Matthieu, c'est Judas qui le demande. Jean n'en parle pas.
11
15
… Ils promirent de lui donner de l'argent. (Mc 14,11)
… Il leur dit : que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? (Mt 26,15)
L'évangile de Jean ne nous dit rien de la mort de Judas. Sa dernière mention se trouve en 18,5 :
"… Parmi eux, se tenait Judas qui le livrait." Par contre l'évangile de Matthieu nous relate son suicide :
3
Alors Judas, qui l’avait livré, voyant que Jésus avait été condamné, fut pris de remords et rapporta
les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens, 4en disant : « J’ai péché en livrant un
sang innocent. » Mais ils dirent : « Que nous importe ! C’est ton affaire ! » 5Alors il se retira, en jetant
l’argent du côté du sanctuaire, et alla se pendre. (Mt 27,3)
Cependant, au livre des Actes, le texte nous dit qu'il a fait une chute et qu'il en est mort :
18
Or cet homme, avec le salaire de son iniquité, avait acheté une terre : il est tombé en avant, s’est
ouvert par le milieu, et ses entrailles se sont toutes répandues. (Ac 1,18)
D'un côté, nous avons la mort par désespoir et d'un autre côté nous avons la mort par accident,
qui fait sortir les entrailles, autre mot pour dire la miséricorde.
Aujourd'hui, le bibliste reste prudent, contestant bon nombre de données à son sujet. L'énigme
de Judas reste entière et reflète surtout celle de la présence du mal dans le cœur de l'homme.
En plus de l'avarice, les évangiles proposent une double explication du geste de Judas : par le
recours à l'Ecriture et par l'influence de Satan. Dans la première (Jn 17,12 et Ac 1,16), la pensée relève
d'une interprétation globale de l'événement de la croix, que la communauté primitive lisait dans
l'Ecriture. Son acte, ne pouvait avoir été déterminé par Dieu et ne pouvait donc être conçu que comme
l'œuvre de Satan dans le disciple.
Nous ne pouvons donc prendre au pied de la lettre tous les détails fournis par les évangiles au
sujet de Judas. Ils sont le fruit de relectures et d'interprétations à la lumière de l'Ecriture. On peut
cependant poser une hypothèse à partir de deux données historiquement fiables. La première est la foi
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absolue de tout juif en la toute puissance absolue de Dieu et la seconde est que les premiers disciples
avaient l'intime conviction que leur Maître allait rétablir sur terre le Royaume d'Israël (une conception
terrestre du messianisme). Même après la résurrection, les disciples demandent encore : 16Est-ce
maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? (Ac 1,16)
Judas, comme les autres a pu penser que Jésus allait rétablir le Royaume de manière
foudroyante. Jésus persistant à s'abstenir de toute intervention spectaculaire, il passe à l'acte, pour hâter
les événements. En livrant son Maître aux autorités du temple, il forcerait Dieu à intervenir dans sa
puissance, à libérer son Messie et à l'imposer. Le stratagème échoue, Jésus est condamné à mort et rien
ne se passe. Judas, pris de remord, restitue l'argent dérisoire (Mt 27,3-4).
Dans cette hypothèse, Judas fut un disciple comme les autres, appelé comme les autres. Il a
suivie le Maître, il a comme eux rêvé d'un messianisme terrestre, il s'est comme eux enfui, il n'a pas
comme Pierre renié le Maître. Mais à la différence des autres, il n'était pas là à la résurrection. Cette
explication peut nous aider à ne pas voir seulement dans la figure de Judas, un traître au sens le plus
bas du terme. Elle peut nous aider à maintenir une dimension religieuse à ce comportement
inacceptable.
CONCLUSION
Il est important de bien tenir ensemble les deux interprétations du geste posé par Jésus pour
échapper à la réduction moralisatrice du récit et ne pas se limiter à la seule interprétation éthique. En
imitant les actions de Jésus, les disciples ne se contentent pas de réaliser des gestes moraux mais, en
entrant dans la logique des signes, ils assument de ce fait leur vocation, qui est précisément d'avoir part
à l'être même du Christ dans son mystère pascal. Ainsi, cette double version interprétative du lavement
des pieds fonde l'exigence chrétienne de service et de charité sur l'exemple même du Christ et sur ce
qu'il est.
Et puis, arrivé au terme de notre lecture, on peut se poser la question de l'omission de
l'institution de l'Eucharistie dans le récit johannique. Serait-ce en raison d'une tendance
antisacramentelle ? (position de R. Bultmann) Aurait-il voulu, à l'inverse, préserver l'aspect
mystagogique, mystérieux du sacrement ? (position de J. Jérémias) Aurait-il symbolisé l'institution de
l'Eucharistie par le lavement des pieds ? (position de O. Cullman) Ou bien encore, en a-t-il déjà
suffisamment parlé ? (position de WF Howard)
Or, on peut remarquer que les deux récits de l'institution de l'Eucharistie et du lavement des
pieds font appel à la mémoire :
"Faites cela en mémoire de moi." (Lc 22,19)
"C'est un exemple que je vous ai donné : ce que j'ai fait pour vous, faites-le vous aussi." (Jn 13,15)
Les deux injonctions ouvrent donc chacune sur un avenir, soit cultuel, soit existentiel. L'une et
l'autre consigne veulent rendre celui qui va être absent présent dans la vie des disciples. Les deux
"faire" ne sont pas du même ordre : d'une part, reproduire les actes et paroles de Jésus lors de
l'institution à la Cène, et d'autre part, vouer sa vie au service de ses frères. Mais l'une et l'autre ont pour
fonction de constituer la communauté des disciples de Jésus, et elles doivent demeurer en relation
dialectique, l'une ne pouvant se maintenir sans l'autre.
Le lavement des pieds n'est pas un surcroît facultatif, il est nécessaire pour manifester que la
vie cultuelle ne se suffit pas à elle-même et que, sous peine de devenir illusoire, elle ne trouve son sens
que dans la pratique d'un amour effectif.
Si l'Eucharistie fait l'Eglise, l'exemple du lavement des pieds demeure l'acte fondateur par
lequel l'Eglise se constitue.
79
Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
Plan :
INTRODUCTION .............................................................................................................................................................. 72
1 STRUCTURE DE L'UNITE .......................................................................................................................................... 72
2 LE PROLOGUE (vv. 1-3)............................................................................................................................................. 73
21 L'INTRODUCTION SOLENNELLE (V. 1) .................................................................................................................................... 73
22 L'INTRODUCTION AU RECIT DU DERNIER REPAS DE JESUS (VV. 2-3) ................................................................................ 74
3 LA SCÈNE DU LAVEMENT DES PIEDS (vv. 4-5) ................................................................................................. 74
4 LA PREMIÈRE INTERPRÉTATION (vv. 6-11) ..................................................................................................... 75
5 LA SECONDE INTERPRÉTATION (vv. 12-17) ..................................................................................................... 76
6 ANNONCE RENOUVELÉE DE LA TRAHISON DE JUDAS ET APPEL A LA FOI (vv. 18-20) ...................... 76
7 LA PERSONNE DE JUDAS DANS L'EVANGILE DE JEAN .................................................................................... 77
CONCLUSION .................................................................................................................................................................... 79
80
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